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L’herméneutique traductive, telle que je la conçois, dans un rapport intime avec le cognitivisme qui lui assure sa scientificité et l’analyse conversationnelle ethnométhodologique, qui lui fournit sa base matérielle empirique, me semble être la seule approche qui tienne compte de tous les aspects de la réalité traduisante. Son utilité se résume en une phrase : l’herméneutique, c’est la légitimation de la créativité en traduction !
[…]
Le problème est qu’il nous manque une Rezensionskultur, une culture du compte-rendu, compris comme un dialogue gadamérien, dans laquelle celui-ci est revalorisé et acquiert le respect et un droit de cité dans la « cour des grands ».

Stefanink, ci-dessous

1. Introduction

Bernd Stefanink (BS) est l’une des figures de proue de l’herméneutique de la traduction. Cette approche adopte une vision holistique de la traduction. Sa réflexion théorique conjugue créativité, corporalité, subjectivité et intuition, ce qui reflète la réalité du processus de traduction. Robert de Brose (RdeB) met en valeur les différentes contributions du célèbre herméneute et les perspectives de recherche qui émanent de son travail.

2. Entrevue[*]

RdeB : Tout d’abord, pourriez-vous me parler un peu de vous et de votre parcours universitaire ?

BS : Pour couronner mes études de philosophie en Allemagne, j’ai obtenu une bourse du Gouvernement français afin d’entreprendre une recherche sur « les trois H » (Heidegger, Husserl, Hegel) et leur réception par Jean-Paul Sartre, cela sous la direction de Paul Ricoeur à la Sorbonne.

Après le départ de Ricoeur pour Nanterre, j’ai suivi les cours de littérature médiévale de Félix Lecoy à l’École pratique des hautes études (EPHE) et au Collège de France. Lecoy m’a lancé sur une thèse de doctorat ayant pour sujet les imitations de L’Art d’aimer d’Ovide au xixe siècle. J’ai très vite découvert un manuscrit inédit de 1346 à la Bibliothèque nationale de Paris : L’arbre d’Amour et de touz ses fruiz bons et mauvais, de Raymont Badaut. Je me suis proposé de l’éditer, ce qui m’a valu une année d’études à l’École nationale des chartes où j’ai appris à lire les manuscrits médiévaux.

Cela a intéressé le Professeur André Martinet, dont je suivais parallèlement les cours de linguistique générale, discipline encore peu développée en Allemagne à cette époque. Le phonologue réputé qu’était Martinet m’a très rapidement proposé de changer mon fusil d’épaule et de profiter de cette édition de manuscrit pour y ajouter une étude de la phonologie de sa langue, tâche herculéenne qui s’est matérialisée dans une thèse de 518 pages. Il faut savoir que c’était de l’eau au moulin du Professeur Martinet dont on connaît la passion pour la reconstruction phonologique des langues anciennes, comme en témoigne sa remarquable étude sur le dévoisement des sifflantes en espagnol (Martinet 1955 : 296-325) ou encore celle sur les rapports entre la chute du [e] muet et la phonologisation des nasales en moyen français (Martinet 1969).

Le jeu s’est révélé en valoir la chandelle, puisque Martinet m’a proposé de le remplacer dans ses cours magistraux de linguistique générale et de linguistique comparée des langues romanes, lors de sa mission de professeur invité aux États-Unis. À sa rentrée des États-Unis il m’a proposé un poste d’assistant dans le cadre duquel j’ai principalement enseigné la linguistique comparée et la reconstruction des langues.

Après l’obtention de ma thèse de doctorat, j’ai quitté Paris pour prendre un poste à l’Universität Bielefeld, qui venait d’être fondée par Wolfgang Iser et Harald Weinrich, deux grands noms respectivement de la Rezeptionsästhetik [esthétique de la réception] et de la Textlinguistik [linguistique textuelle].

Depuis que je suis à la retraite, je travaille avec la Fondation Johann Gottlieb Herder dont les fonds sont gérés par le Deutscher Akademischer Austauschdienst (DAAD). Cette fondation sélectionne et commandite des professeurs émérites d’universités allemandes, afin de leur permettre de disséminer leur expertise dans des universités étrangères. C’est ainsi que j’ai fini par aboutir au Brésil après avoir enseigné comme Herder-fellow en Roumanie, en Éthiopie, en Ouganda, au Kenya, à l’Université al-Azhar (Caire, Égype), et ailleurs. Ou encore comme formateur de formateurs en traductologie, au service des lecteurs du DAAD à l’étranger. Avant de venir à l’Universidade Federal do Ceará, j’ai passé une année à l’Universidade Federal de Santa Catarina. Je planifie encore des missions dans d’autres universités brésiliennes, comme celle de Paraíba, dans l’espoir de créer un réseau d’herméneutique traductive au Brésil, car je suis convaincu que cette approche correspond intrinsèquement aux besoins tels que je les ai ressentis chez mes étudiants de maîtrise brésiliens et tels que les reflètent la pensée d’un poète-traductologue intrinsèquement brésilien : Haroldo de Campos, herméneute avant la lettre.

RdeB : Comment et quand avez-vous commencé à vous intéresser à la traduction et à la traductologie ?

BS : Ma première expérience a été la lecture du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, dans la traduction allemande, au cours de mes études de philosophie. J’y découvrais des contradictions d’une page à l’autre. J’ai suivi les conseils de mon professeur de philosophie de lire la version française. J’ai découvert 49 fautes de traduction, qui m’ont motivé à suivre, parallèlement à mes études de philosophie, des cours de traduction allemand-français, dans l’espoir d’apprendre à traduire.

Une illusion, comme j’ai pu le constater assez vite. Il n’y avait pas, à l’époque, de didactique de la traduction. Les cours de traduction étaient assurés par des « lecteurs de français », en principe des germanistes de formation, dont la seule compétence exigée était leur qualité de « locuteur natif ». La devise était de traduire so treu wie möglich, so frei wie nötig [aussi fidèlement que possible, aussi librement que nécessaire]. Quant à la didactique, on se résumait à dire : « Ce n’est pas du français, ça ne se dit pas en français. »

Ensuite, je me suis intéressé à la traductologie à l’Universität Bielefeld, où, entre autres, j’ai été chargé de la mise en place du cursus de traductologie en fonction des principes établis par le processus de Bologne.

RdeB : Qu’est-ce qui a changé en traductologie depuis que vous avez commencé votre recherche dans ce domaine ?

BS : Tout d’abord, sur un plan général, la traductologie s’est établie comme une discipline indépendante. Il y a vingt ans encore, lorsque je posais ma candidature pour une bourse de recherche ou une mission d’enseignement au DAAD, il n’y avait pas de rubrique particulière pour inscrire le domaine dans lequel s’encadrait ma demande. Je devais m’inscrire dans la rubrique « linguistique appliquée » ; les administrations étaient très en retard sur l’évolution des connaissances. Je me rappelle qu’en 1996, lorsque le DAAD m’avait demandé d’intervenir dans un stage de formation de lecteurs d’allemand du continent africain, j’ai passé des nuits à discuter de théorie de la traduction avec ces lecteurs ou professeurs invités dans les universités africaines, que je devais former à la traduction, parce qu’ils avaient pour tâche principale d’enseigner la traduction et n’y avaient jamais été préparés. Ils mettaient en doute que quelque chose comme une théorie de la traduction puisse exister et se montraient totalement incrédules lorsque je leur disais que j’avais deux à trois mètres de livres sur la théorie de la traduction dans ma bibliothèque. Il a fallu des années pour que le DAAD comprenne que la traductologie est une matière théorique digne d’être subventionnée en tant que science et non en tant que sous-rubrique de la linguistique appliquée.

Voilà pour ce qui est du changement au niveau du statut général de la traductologie et de la reconnaissance comme science avec, pour conséquence, une place dans les cursus universitaires. Les réformes connues sous le nom de « processus de Bologne » ont beaucoup contribué à cette reconnaissance du statut de la traduction. C’est ainsi qu’à l’Universität Bielefeld, où, à la suite de l’influence d’un de ses cofondateurs, Harald Weinrich, la linguistique, pure et dure dominait dans la Faculté de linguistique et des lettres, on a fini par me charger d’instaurer une option traductologie, dans la formation en langues vivantes, qui, jusque-là, avait pour seul débouché l’enseignement.

Quant au développement interne de la discipline, beaucoup de choses ont changé, du moins pour ceux qui ont accepté ces changements. La bible des traductologues allemands, dans les années 1980, était un livre à orientation didactique de Hönig et Kußmaul (1982/2003) intitulé Strategie der Übersetzung [Stratégies de traduction], qui en était à sa 6e édition en 2003. On y prêchait entre autres le découpage du mot en unités minimales de sens, les sèmes, ces derniers étant censés se glisser dans la peau d’un ou de plusieurs mots en langue cible, susceptibles de rendre le sens des mots du texte source. Cela était tout à fait conforme aux enseignements de la linguistique structurale dans ses efforts pour aboutir à une traduction automatique.

Mais la réalité était tout autre. En 1966, le rapport de l’ALPAC (Automatic Language Processing Advisory Committee), commission chargée de procéder à l’évaluation des résultats obtenus dans le domaine de la traduction automatique, s’est soldé par un constat d’échec. Cet échec a fait réfléchir sur la traduction du sens et a changé la notion d’unité de traduction, c’est-à-dire du cadre à l’intérieur duquel on pensait déterminer un sens qu’on pourrait « transporter » dans la langue vers laquelle on traduisait. Ce cadre s’est progressivement élargi au fur et à mesure que l’on progressait dans la recherche linguistique. Il y a d’ailleurs fort à parier que les difficultés auxquelles se heurtait la traduction automatique ont contribué à élargir le débat qui se développait parallèlement en linguistique et en littérature sur ce qu’était le sens d’un texte. En effet, une réflexion sur le sens à traduire devait être le premier souci d’une recherche en traductologie.

Cette réflexion était liée à la notion d’unité de traduction. Pour le célèbre traducteur de la Bible qu’était Eugene Nida (1974 : 50), l’unité de traduction était, au début, le mot : traduire revenait à traduire des bundles of relevant features. Onze ans plus tard, ce même Nida (1985 : 119) avait changé d’avis et reconnu que « tout dans un texte a une signification ». Lorsque, dans le cadre des recherches sur la machine à traduire, on a constaté que l’analyse sémique aboutissait à une impasse, on a élargi l’unité de traduction, passant du mot à la phrase. Des linguistes-traductologues, comme John Catford (1965), ont affirmé que c’était la phrase qui constituait une entité minimale, fermée sur elle-même, dont le sens pouvait être transporté dans le texte de la langue cible. Cela allait de pair avec les découvertes de la linguistique pragmatique qui avait mis en évidence, entre autres, l’importance de la situation d’énonciation et des speech acts qui s’ensuivaient. En traductologie, cela s’est soldé par la stylistique comparée du français et de l’anglais de Vinay et Darbelnet (1958), suivie d’une stylistique comparée du français et de l’allemand, par Malblanc (1961).

Cet élargissement de l’unité de traduction du mot à la phrase devait encore servir les intérêts des recherches en vue de la traduction automatique. C’était du structuralisme syntaxique, qui était la continuité logique d’une extension des principes structuralistes appliqués d’abord à l’analyse des sons, avec l’analyse en traits distinctifs, depuis le congrès de Prague, puis l’analyse de mots en unités de sens minimales, pour finalement aboutir à l’analyse de la phrase en unités structurales. Tout cela pour essayer de trouver où se situait le sens. Pour les traductologues, c’était le sens à traduire, pour les linguistes c’était ce que Gadamer (1960) a appelé Wahrheitsgeschehen [l’advenir de la vérité]. De là à penser que cette recherche du sens à traduire par les traductologues ait pu faire réfléchir sur la notion de sens d’un texte en général, faisant ainsi progresser les recherches en linguistique vers la Textlinguistik [linguistique textuelle], il n’y a qu’un pas.

Et puis, Greimas (1966) s’est certes réclamé du structuralisme en publiant ses recherches sous le titre de Sémantique structurale, suggérant qu’il s’agissait d’une recherche au niveau de la phrase, telles qu’elles étaient menées à l’époque par Catford (1965) ou par les représentants de la stylistique comparée. Mais, malgré la similitude des titres, la sémantique structurale de Greimas n’avait rien à voir avec les Éléments de syntaxe structurale d’un Lucien Tesnière (1959), limitée, elle, à l’étude des dépendances et valences qui se manifestent à l’intérieur de la phrase, même si, ne l’oublions pas, les représentants du structuralisme syntaxique en traduction ont essayé de s’en servir en vue de la traduction automatique (Werner 1993). En fait, dans sa Sémantique structurale (1966), Greimas, en étendant les principes structuralistes à l’ensemble du texte, préfigurait déjà la linguistique du texte d’un Harald Weinrich (1982). Il avait bien compris que le cadre de la phrase était trop étroit et avait introduit la notion d’isotopie, une notion incontournable pour l’appréhension du sens dans toutes les approches théoriques sur la traduction qui vont suivre. Le texte entier était devenu l’unité de traduction.

Voilà ce qui a changé ! Et cela a continué de changer. L’extension prévue par la Textlinguistik a permis de dire aux représentants de la skoposthéorie, que sont Katharina Reiß et Hans Vermeer (1984 : 101), que « la fin justifie les moyens », cela dans un ouvrage qui se veut établir les fondements d’une théorie générale de la traduction : Grundlegung einer allgemeinen Translationstheorie [Fondements d’une théorie générale de la traduction] (1984). Celui-ci, pour la première fois, légitime la liberté créative du traducteur contraint au maintien de la Wirkungsgleichheit [similitude des effets], c’est-à-dire à l’adéquation de l’effet produit sur le lecteur en langue cible. Du moins tant que le skopos restait le même.

À partir de là, les choses ont fondamentalement changé, du moins dans l’esprit des traductologues clairvoyants. On a laissé tomber la notion d’équivalence entre le texte source et le texte cible, à quelque niveau que ce soit. Le traducteur traduit ce qu’il a compris. Le processus de compréhension du sens, qui constitue la toile de fond sur laquelle se déroule tout le débat traductologique, a, selon nous, beaucoup contribué à faire évoluer le débat linguistique, et contraint maintenant à des recherches qui dépassent le cadre de la pure linguistique. Ce qui est dommage c’est que peu de linguistes ont été à même de procéder à un changement radical et de repenser la notion de sens. C’est là ce que fait l’herméneutique et à fortiori l’herméneutique traductive qui, elle, doit traduire ce sens.

RdeB : Vous êtes un promoteur très passionné de l’approche herméneutique en traduction. Comment l’herméneutique peut-elle être utile à la pratique de la traduction ?

BS : L’herméneutique traductive, telle que je la conçois, entretient un rapport intime avec le cognitivisme, qui lui assure sa scientificité, et avec l’analyse conversationnelle ethnométhodologique, qui lui fournit sa base matérielle empirique. Elle me semble être la seule approche qui tienne compte de tous les aspects de la réalité traduisante. Son utilité se résume en une phrase : l’herméneutique, c’est la légitimation de la créativité en traduction !

Cela s’est matérialisé en 2013 avec la création du centre de recherche Hermeneutik und Kreativität [Herméneutique et créativité] à Saarbrücken, qui hantait mon esprit depuis trente ans : sortir du carcan contraignant imposé par les traductologues structuralistes de l’École de Leipzig, qui, sous la tutelle d’Otto Kade, travaillaient à l’élaboration d’une théorie de la traduction susceptible d’exclure la prise en considération du sens dans l’opération traduisante, afin de permettre la traduction automatique par ordinateur. J’ai déjà écrit que la skopostheorie libérait la créativité du traducteur (Stefanink 1985). Je l’ai répété dans Bălăcescu et Stefanink (2003c : 511), ce qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de Long (2008 : 6)[1] : « Bălăcescu/Stefanink (2003) give skopos theory the credit for first allowing creativity in target texts in spite of the fact that skopos theory was a proposal meant for non-literary texts. » Pour la première fois, ce que les professionnels pratiquaient spontanément depuis toujours recevait une justification théorique, selon la devise : « La fin justifie les moyens » (Reiß et Vermeer 1984 : 101, notre traduction).

Si la skoposthéorie avait permis de se libérer en intégrant, avec Vermeer, une réflexion sur les différences culturelles et, avec Reiß, une prise en considération de la typologie des textes, l’approche herméneutique permettait d’asseoir l’activité traduisante sur une base théorique plus générale, dans la poursuite de ses efforts pour légitimer une liberté créatrice en traduction. En effet, pour l’herméneutique philosophique de Schleiermacher, le sens d’un texte est « entre les lignes », il est toujours le résultat d’une interprétation du texte. Autrement dit, le traducteur est quasiment condamné à la créativité, si l’on entend par là qu’il doit créer non seulement le texte en langue cible, mais aussi générer sa propre compréhension du texte.

Et cette compréhension du sens à traduire sera toujours subjective. Elle est le résultat de ce que Gadamer appelle une Horizontverschmelzung [fusion des horizons], une fusion de l’horizon du texte avec l’horizon du lecteur. Pour Ricoeur (1986 : 156) le sens est « à l’horizon du texte. » Jean Grondin (2013 : 96) file cette métaphore en ajoutant : « […] c’est-à-dire le monde du texte qui se lève dans l’interprétation » ; renchérissons : sous le regard du lecteur.

RdeB : Permettez-moi de vous interrompre, car, si moi je vois très bien ce que vous voulez dire, étant donné que je m’intéresse à la question depuis longtemps, cette terminologie métaphorique que vous venez d’utiliser n’est pas forcément convaincante pour tout le monde et explique peut-être la méfiance de certains traductologues face à l’approche herméneutique ?

BS : Vous avez raison, c’est bien là un reproche qui a été formulé à l’égard de l’herméneutique traductive. Mais il vient de la part de gens qui ont besoin de s’accrocher à ce qu’ils pensent être des vérités objectives, comme par exemple Gerzymisch-Arbogast et Mudersbach (1998) ont pu écrire qu’ils reconnaissaient parfaitement l’importance de l’intuition et de la créativité dans l’opération traduisante, mais qu’ils les écartaient de leurs réflexions, parce qu’elles n’étaient pas susceptibles d’être traitées de façon systématique. En 2013, Gerzymisch-Arbogast montre qu’elle n’a toujours pas surmonté la horror vacui que lui avait inculqué l’enseignement d’Otto Kade (1968), en écrivant que l’on ne pouvait traduire le désespoir de Lenz, dans la nouvelle du même nom de Georg Büchner, si l’on ne trouvait pas un mot dans le texte qui représentait ce désespoir, et elle insiste en précisant que c’est seulement le mot qu’on peut über-setzen [trans-porter].

Une autre traductologue connue, Christine Durieux (2009 : 359), n’ayant pas d’arguments précis, surmonte son angoisse devant ce qui lui paraît flou, en l’évacuant par une comparaison ironisante : « L’affirmation de l’existence d’une phase de déverbalisation s’intercalant entre compréhension et réexpression n’est guère tenable, le sens déverbalisé flottant entre deux langues un peu comme on peut être assis entre deux chaises. » Vision simpliste qui n’a évidemment rien à voir avec l’idée que le sens à traduire se trouve entre les lignes ou, comme nous l’avons formulé, dans un Stefanink et Bălăcescu (2017 : 291), « entre les isotopies du texte ».

Mais le besoin d’objectivité – que Lakoff et Johnson reprochaient en 1980 à la philosophie occidentale – n’est qu’une partie de la vérité. Il y a eu en Allemagne tout un courant philosophique qui a mis l’être humain avec sa subjectivité au centre de sa réflexion. Pour Edmund Husserl (1969), il n’y a pas de vérité objective. Par contre, une pensée qui a été passée au crible de toutes les critiques et qui a résisté à toutes ces critiques peut être considérée comme équivalente à vérité objective au sens strict du mot. Et les recherches de Jürgen Habermas (1983) sur ce qu’il a appelé une « vérité consensuelle » viennent confirmer cette pensée husserlienne.

Quant au côté métaphorique de la terminologie herméneutique, il est soutenu par les recherches de Paul Ricoeur sur les métaphores et sur les mythes, qui ont abouti à l’ouvrage La métaphore vive (1975), dans lequel Ricoeur attire l’attention sur la valeur épistémologique de la métaphore. Dans La symbolique du mal (1960), Ricoeur, avant tout philosophe chrétien protestant, ne trouvant pas d’explication au mal dans le monde par la réflexion logique, s’est tourné vers les recherches herméneutiques afin d’en trouver une explication dans l’étude des mythes religieux. Il reprend l’adage de Kant, qu’il élève au rang de principe méthodique : « le symbole donne à penser ». Les recherches de Ricoeur sur la métaphore était destinée à en faire un instrument épistémologique d’accès à la vérité, objectif suprême de toute recherche philosophique.

J’ai d’ailleurs la conviction que toutes ces recherches n’ont pas été sans inspirer les celles, plus récentes, sur le fonctionnement du cerveau effectuées par les cognitivistes américains. Car il y a, par exemple, un rapprochement à faire entre le fonctionnement de la métaphore qui consiste à mettre en relief un aspect de son objet et la théorie des prototypes, telle que l’a élaborée Eleanor Rosch (1973). Et Lakoff et Johnson (1980) ont démontré de façon convaincante la valeur épistémologique de la métaphore dans l’approche du sens.

RdeB : Dans un de vos articles, vous mentionnez un autre reproche qu’on a pu faire à l’approche herméneutique en traduction : le fait qu’elle ne s’intéresse qu’au côté compréhension du texte et non pas au côté production en langue cible. Que répondez-vous ?

BS : Oui, on trouve ce reproche par exemple dans la présentation que Holger Siever (2010 : 127) fait du développement de la traductologie dans la seconde moitié du xxe siècle. Il ironise sur Stolze qui, selon lui, verrait le traducteur mener une vita contemplativa (ce sont les propres termes de Siever) dans l’attente d’une illumination qui lui viendrait à la simple lecture, disons répétée, du texte. Et tout récemment encore, Rainer Kohlmayer, m’écrit dans un courriel quelque peu dubitatif que « tout de même, l’herméneutique s’occupe surtout du côté réception du texte ». Et pourtant Kohlmayer connaît l’approche herméneutique.

La tentation de penser ainsi vient surtout de l’influence de l’herméneutique philosophique qui, elle, s’intéressait évidemment surtout à la réception des textes et à l’interprétation du sens. Schleiermacher a certes parlé de traduction, mais c’était pour trouver une méthode pour dégager le sens du texte, soit par l’analyse grammaticale ou, de manière intuitive, par ce qu’il a appelé « divination ». Il ne s’est pas tellement préoccupé de la rédaction du texte cible, du moins pas sur le plan théorique.

Mais il est vrai aussi que des concepts comme l’assujettissement (Überwältigtwerden) du traducteur à la vérité manifestée du texte (Wahrheitsgeschehen [l’advenir de la vérité], au sens gadamérien du terme), ainsi qu’une conception de la traduction où le sens passerait de l’enveloppe de la langue source à celle de la langue cible dans une « impulsion de formulation semi-consciente autopoïétique » (Stolze 2003 : 211), peuvent engager la perception de l’approche herméneutique comme ne s’intéressant qu’à la réception du texte source. Cela évoque une passio, c’est-à-dire un sens qui surprend le traducteur comme une épiphanie, pour reprendre l’image d’Irina Mavrodin (1994), herméneute roumaine et grande traductrice des oeuvres de Proust. C’est ainsi en tous cas que Cercel (2013), dans la première summa digne de ce nom, catégorise Stolze, à l’opposé de George Steiner (1975), pour qui l’appréhension du sens est une actio qui va jusqu’à faire violence au texte pour lui arracher son sens, comme un butin de guerre.

Mais, depuis 2003, Stolze a évolué. Nous avons eu de nombreux échanges par courriel. De plus, dans Bălăcescu et Stefanink (2014), j’ai recensé la sixième édition de son Übersetzungstheorien. Eine Einführung [Introduction aux théories de la traduction] (2011). Dans Stefanink (2021), j’ai pu montrer comment – au fil de notre correspondance et surtout à la suite du compte-rendu (dont Stolze a repris les éléments principaux dans sa septième édition) – sa conception du traducteur überwältigt, c’est-à-dire envahi et subjugué par le sens du texte, qui s’impose à lui, a subi un changement fondamental. Elle fait place à une participation active à la construction du sens, participation active dont les chercheurs en créativité et en psychologie cognitive n’ont toutefois jamais douté (voir Brodbeck 1999 : 70).

Dans cette septième édition, Stolze (2018) a en effet repris ma proposition du terme Verstehensprozesseinheit [unité processuelle de compréhension], qui met fin à sa conception aporétique d’un traducteur se laissant imperceptiblement envahir et subjuguer par le sens du texte source, lequel se laisserait glisser de la coquille de la langue source vers celle de la langue cible dans une Formulierungsimpuls [impulsion de formulation] semi-consciente et autopoïétique (Stolze 2003 : 111). Cette formulation a de quoi effrayer le néophyte qui essaye de comprendre l’herméneutique comme une « science ». Le terme Verstehensprozesseinheit, au contraire, met en évidence le fait que la saisie du sens ne s’arrête pas là. Cette description de Stolze n’est qu’une étape dans la construction du sens, celle du Vorverständnis [précompréhension] heideggérien, qui doit être suivi d’un lent et laborieux travail de recherche des éléments de la rhétorique que l’auteur a imprimés dans le texte et qui ont pu déterminer cette précompréhension. Ce travail de reconstitution est une « ascèse » selon Paepcke (1986), un processus que O’Keeffe (2015) a très bien décrit comme une progression vers la completion à laquelle le traducteur aboutit lorsque la représentation mentale qu’il s’est faite dans un premier mouvement holistique intuitif recouvre sa formulation en langue cible, non sans avoir subi moult ajustements au cours de cette progression.

On a là affaire à un processus qui illustre parfaitement cette phrase de Heidegger (1927/1967 : 160), qui affirme que « Den Bedeutungen wachsen Worte zu » [un mot croît graduellement vers ses significations], comme nous espérons l’avoir démontré de façon empirique dans Bălăcescu et Stefanink (2017a).

Cette représentation mentale du sens peut être comparée, comme nous l’avons fait dans ce même article, à ce que Gadamer, dans une conversation, citée par Grondin (2003 : 5), a appelé le verbum interius. Il s’agit d’une vérité intérieure qui lutte continuellement pour trouver les mots et qui pourtant n’y parvient jamais parfaitement, ce qui veut dire que si une unité processuelle de compréhension a abouti à la completion, rien n’empêche d’en enclencher une suivante, car, comme le dit Heidegger (1927/1967) : le texte comporte toujours un Sinnüberschuss, c’est-à-dire un surplus de sens.

Notons que cette conception de la saisie du sens dans le cadre d’une Verstehensprozesseinheit rejoint parfaitement celle que Ricoeur nous présente avec son image de l’arc herméneutique. À ma connaissance, la meilleure mise en application de celle-ci nous est fournie par l’oeuvre maîtresse que Amherdt (2004) consacre à la mise en oeuvre de l’approche herméneutique de Ricoeur, notamment dans le chapitre 8.

RdeB : Dans certains de vos articles, vous déplorez le fait que l’herméneutique traductive n’ait pas bénéficié de l’attention qu’elle mériterait. Comment expliquez-vous cela ?

BS : Bonne question ! C’est en effet une question sur laquelle je travaille, car elle me paraît en valoir la peine. Il faut d’abord se demander comment on en est arrivé à cette méfiance face à l’herméneutique et constater que cela est le cas particulièrement en Allemagne, pays où elle est née et où l’on s’attendrait à ce qu’elle se développe de façon privilégiée, alors qu’au Brésil, comme j’ai pu le constater, elle est accueillie à bras ouverts.

Cela tient principalement aux contextes différents dans lesquels la traductologie s’est développée après la Seconde Guerre mondiale. Dans le contexte allemand, l’École de Leipzig, avec Otto Kade (1968) à sa tête, travaillait à mettre au point une approche théorique qui, selon Kade, devait exclure la prise en considération du sens dans l’opération traduisante, afin de préparer la traduction automatique. La traduction était considérée comme un transfert d’unités de sens minimales, les sèmes, en lesquels on devait décomposer les mots du texte source pour les revêtir d’un ou de plusieurs mots en langue cible. C’était là, du moins, la conception simpliste des théoriciens de la première heure qui, avec Warren Weaver (1949), lequel avait passé les années de guerre à décoder les messages ennemis, considéraient l’opération traduisante comme une opération de transcodage (code switching) : le russe n’était pour Weaver que de l’anglais codé. Pour le comprendre, il fallait trouver le code.

Il ne faut pas s’étonner que, dans ce contexte, les premiers herméneutes, comme Fritz Paepcke (1986), affichaient un ton polémique marqué, qui se traduisait souvent par une métaphorique provocatrice. Ils ne se souciaient pas toujours d’étayer leurs affirmations catégoriques, ce qui a pu paraître quelque peu osé aux esprits moins séduits par cette métaphorique, dans un contexte scientifique dominé par la linguistique structurale. Cela a empêché certains traductologues de s’intéresser sérieusement à cette approche théorique qui est assez complexe, car la réalité traduisante est complexe en elle-même et nécessite beaucoup d’attention. Présenter l’opération traduisante comme « une impulsion de formulation autopoïétique semi-consciente » qui saisissait le traducteur comme une révélation, par laquelle « le sens passe de l’enveloppe de la langue source dans celle de la langue cible » (Stolze 2003 : 111), pouvait décourager certains esprits d’aller chercher plus loin ce qu’impliquait cette formulation.

RdeB : Et comment pensez-vous qu’on puisse parer à ces reproches ? Que faire pour, en quelque sorte, redorer le blason de l’herméneutique ?

BS : Eh bien, je pense qu’il faut commencer par montrer que nous n’en sommes plus au temps de Schleiermacher, mais qu’il y a eu une évolution remarquable dans l’ensemble des sciences humaines dont les résultats viennent soutenir les thèses herméneutiques. L’herméneutique, telle que je la comprends, vient couronner l’aboutissement d’un certain nombre de recherches parallèles dont elle constitue une sorte de synthèse.

En philosophie, comme je l’ai dit plus haut, les réflexions sur la subjectivité et l’objectivité dans les sciences humaines ont progressé et, avec Edmund Husserl (1969), on passe au concept de ce qu’on pourrait appeler une « objectivité intersubjective » qui est atteinte lorsqu’une idée, qui a été passée au crible de toutes les critiques, résiste à toutes ces critiques. C’est ce que Jürgen Habermas (1983) appellera, quelques décennies plus tard, une « vérité consensuelle ».

Sur la même lancée philosophique, Ricoeur (1975) a démontré la valeur épistémologique de la métaphore, conforté en cela par les études cognitivistes de Lakoff (1987) et de Lakoff et Johnson (1980). C’est là l’un des piliers sur lesquels repose l’approche herméneutique.

De même, des progrès ont été faits dans le domaine de la psychologie, notamment avec, au début du 20e siècle, l’introduction du concept d’empathie et des neurones miroirs (Stefanink 1997) qui a fait fortune dans différentes sciences modernes et qui jouent un rôle si important en traductologie.

Et puis, il y a les recherches sur la créativité (Guilford 1950 ; 1975), menées avec une fébrilité angoissée par les Américains à la suite de l’alunissage du premier Sputnik. Les recherches de Mednick (1962) sont particulièrement révélatrices pour la compréhension des processus associatifs sous-jacents à la créativité en traduction.

Dans les sciences littéraires, ce sont Jauss (1977/1988 ; 1991) et Iser (1976), de l’École de Constance, fondateurs du groupe de recherches « Poetik und Hermeneutik » [Poétique et herméneutique], qui, avec leur Rezeptionsästhetik [esthétique de la réception] ont pavé le chemin vers une conception du sens qui intègre la personne du lecteur dans l’appréhension du sens. Cela parallèlement aux recherches d’un Roland Barthes (1970) sur les lectures plurielles ou de Umberto Eco (1962) sur la struttura aperta.

En sociologie, dans le cadre de ce qu’ils ont appelé « ethnoscience », les sociologues américains des années soixante-dix du siècle dernier ont développé une méthode qui permet d’analyser les idées naïves véhiculées par l’homme de la rue : l’analyse conversationnelle ethnométhodologique (Garfinkel 1984), méthode que j’ai introduite en traductologie (Stefanink 1991 ; 1995) et qui représente le deuxième pilier, celui de la recherche empirique, sur lequel s’appuie ma conception de l’herméneutique traductive.

Finalement, même le structuralisme n’a pas été dépassé sans laisser un legs très important pour la traductologie, avec la théorie des isotopies, telle que Greimas l’a exposée dans sa sémantique structurale, en 1966.

Et, les dernières mais non les moindres, les études de psychophonétique d’un Ivan Fónagy – La vive voix (1983) – peuvent nous aider à traduire plus fidèlement ce qu’on appelle le « ton » du texte, qui, selon le traductologue Rainer Kohlmayer (2015) devrait être le tertium comparationis pour juger de la qualité d’une traduction.

Tous ces développements constituent un bouquet de recherches dont la traductologie moderne peut tirer profit. Une herméneutique traductive au service du traducteur doit sortir des limites contraignantes que lui impose une herméneutique philosophique dont la réflexion abstraite a avant tout une valeur heuristique. L’analyse conversationnelle ethnométhodologique, mise au point par les sociologues, par exemple, nous fournit une méthode qui permet d’étudier ce qui se passe dans la tête des traducteurs et, plus particulièrement, de cerner les processus qui mènent à une solution créative d’un problème de traduction. Elles fournissent les données empiriques qui devront être analysées à la lumière des recherches récentes en sciences cognitives.

RdeB : Vous entendre parler de sciences cognitives me fournit la transition vers une question que j’ai sur le bout des lèvres depuis un moment. Dans le cadre du cours d’études supérieures que vous avez professé à l’Universidade Federal do Ceará, vous avez réussi à enthousiasmer vos étudiants à un point tel qu’ils ont proposé de créer un groupe de recherche afin d’assurer une continuité dans cette recherche. Ce groupe de recherche – qui entretemps a bénéficié d’un accord de coopération avec le groupe allemand « Hermeneutik und Kreativität » – a été agréé par le Conseil National de la Recherche brésilien sous le nom de « Translational Hermeneutics, Cognition and Creativity ». Ce qui frappe dans ce titre, c’est le rapprochement entre « Cognition » et « Hermeneutics ». Ce titre rappelle celui de la conférence que vous avez tenue en juin 2016 à l’Universidade Federal de Santa Catarina : « Hermenêutica e ciência cognitiva a serviço do tradutor ». Pouvez-vous nous expliquer quel est l’intérêt d’une association de ces deux disciplines pour l’étude de la traduction ?

BS : Merci de cette question, car elle touche à ce qui me tient le plus à coeur. J’ai toujours été étonné, et je le suis toujours encore, de l’ignorance mutuelle dans laquelle se tiennent ces deux disciplines : l’herméneutique et les sciences cognitives.

Lorsqu’en août 2015 j’ai tenu une conférence au symposium philosophique « Hermeneia », à l’Universidade Federal de Santa Catarina, j’ai constaté que les philosophes craignaient toute association avec les recherches cognitivistes comme le diable craint l’eau bénite. Lorsque, après des débats d’ordre métaphysique qui n’en finissaient plus, j’avais fini par demander pourquoi on ne s’appuyait pas sur les résultats récents obtenus en sciences cognitives pour trouver des réponses à un certain nombre de questions, au lieu de se perdre dans des discussions abstraites qui ne pouvaient fournir des réponses à l’intérieur des limites de la discipline elle-même, on m’a toisé de haut et conclu que cela n’était pas le sujet du symposium.

Même ignorance du côté des traductologues cognitivistes, qui ont certes bien vu la relation qu’il pouvait y avoir entre sciences cognitives et traduction, lorsque, en 2016, ils ont fondé, à la Johannes Gutenberg-Universität Mainz, le centre de recherches TRACO (Translation and Cognition), mais aucune des conférences tenues au symposium fondateur n’a touché du moindre mot ce qui se passait du côté de l’herméneutique traductive.

Et pourtant, les similitudes de pensée crèvent les yeux ! Qu’est-ce que le script des cognitivistes, sinon le Vorverständnis [précompréhension] heideggerien ou encore le premier volet du triptyque de l’arc herméneutique ricoeurien ? Comment ne pas voir que la métaphorique Horizontverschmelzung [fusion des horizons] gadamérienne n’est autre que le plus prosaïque processus bottom up/top down des cognitivistes ? Et quand on voit la valeur épistémologique que les cognitivistes Lakoff et Johnson (1980) attribuent à la métaphore, comment ne pas voir qu’on y retrouve la pensée de Ricoeur (1975) dans son ouvrage consacré à La métaphore vive. Si Heidegger a pu être, en son temps, un penseur isolé, il a, par la suite, donné naissance à une dissémination multiple de sa pensée qui se reflète dans un ensemble de courants qui se rejoignent ou qui devraient se rejoindre. Il n’y a plus de penseur isolé dans ce domaine, notre pensée est portée par ce que Douglas Robinson (1991) appelle la somaticité. Et celle-ci est bien contagieuse.

Le seul chercheur qui, à ma connaissance établisse, à l’heure actuelle, un lien entre herméneutique et cognitivisme est Hans Lenk (2014) avec sa « neurophilosophie », je remercie d’ailleurs Georges L. Bastin qui m’a fourni cette information, il y a quelques années.

Avec les recherches de Lenk, nous touchons à l’un des fondements de l’herméneutique traductive. En se basant sur les résultats des recherches cognitivistes, Lenk (2014) nous fournit les preuves du caractère incontournable de la subjectivité de notre perception. Un exemple simple : selon les recherches de deux chercheurs du Max Planck Institut, Hubel et Wiesel, notre perception d’un objet n’est pas immédiate elle passe par une phase de décomposition et recomposition de l’objet perçu, comme le prouvent les différentes zones de notre cerveau qui sont activées respectivement pour enregistrer la couleur, les dimensions, l’odeur, etc. de cet objet. Nous saisissons donc la réalité à travers des ensembles neuronaux (neuronal assemblies) qui constituent la base du schéma. Un schéma qui, à la différence de celui que Kant avait introduit dans la discussion scientifique, n’est pas une catégorie fixe et univoque de l’esprit, la même pour chaque être doué de raison, mais une catégorie flexibilisée et libéralisée, imprägniert [imprégnée] selon Lenk (2014) par la réalité qu’elle saisit, c’est-à-dire qu’à chaque nouvelle sollicitation par un objet réel, l’ensemble neuronal, support matériel du schéma correspondant, est activé et renforcé – les neurones activés se mettant au diapason de l’ensemble neuronal déjà existant –, mais est également imprégnée d’une nouvelle nuance. Ces ensembles neuronaux constituent la base physiologique des réseaux associatifs (les folk models of categorization lakoffiens ; Lakoff 1987 ; Lakoff et Johnson 1980) qui interviennent dans la construction du sens qui se déroule dans la psyché du traducteur au contact du texte.

Les recherches connexionnistes à leur tour nous permettent de comprendre comment se constitue ce réseau neuronal à travers lequel nous percevons le sens d’un texte. Il s’agit toujours d’associations et d’enchaînements associatifs liés à notre vécu. Cela explique la créativité du traducteur et doit lui en donner le courage, car elle est liée fondamentalement au processus de traduction. Chaque traduction honnête et courageuse est toujours créative, car le traducteur perçoit toujours le sens du texte avec son vécu, et par vécu j’entends le vécu « corps et âme », car je « sens » un texte avec toute ma personne physique, intellectuelle et émotionnelle[2]. C’est ce Wahrheitsgeschehen, cette vérité dynamique du texte, selon Gadamer, qui est devenue ma représentation mentale du sens, mon verbum interius, que je dois arriver à rendre avec les moyens que m’offre ma compétence rhétorique. Et les recherches cognitivistes doivent me permettre de m’assurer du bien-fondé de ma perception subjective. Elles décrivent, en effet, le processus de compréhension comme procédant par catégorisations (« comprendre c’est catégoriser » ; Lakoff 1987 : 5), ce qui se manifeste par une activation des voies neuronales déjà existantes qui « aspirent » en quelque sorte les expériences aux caractéristiques similaires, les renforçant ainsi, comme nous l’apprennent des connexionnistes comme Ulrich Schade (1992). Cela se matérialise par un développement renforcé des dendrites dans les neurones concernés (Pritzel, Brand et al. 2003 ; Bălăcescu et Stefanink 2009). Les voies neuronales ainsi renforcées deviennent des engrammes, des traces de mémoire, comme l’explicite le terme allemand de Gedächtnisspuren. C’est à travers cette structure engrammatique personnelle que je perçois ce que Ricoeur appelle le monde du texte.

Une fois cette vérité reconnue, il faut évidemment trouver de nouveaux critères d’évaluation pour juger de la qualité d’une traduction dont on a reconnu qu’elle est forcément subjective. S’il veut satisfaire aux critères de scientificité établis par Popper (1935), le traducteur doit arriver à retracer les étapes du processus qui l’a amené à cette traduction créative et la rendre plausible pour autrui en en assurant la traçabilité. C’est cette traçabilité qui tiendra lieu de critère d’évaluation aux yeux des experts, au jugement consensuel desquels la traduction sera soumise, les experts, au sens de Risku (1998), pouvant, par exemple, participer à l’évaluation par les pairs pour une revue savante.

Pour assurer cette traçabilité, nous disposons des informations que les sciences cognitives nous livrent sur le fonctionnement du cerveau. Ainsi la sémantique des scenes-and-frames de Charles Fillmore (1976) nous apprend que pour comprendre nous visualisons. Avec le frame linguistique du texte nous associons des scènes, à l’intérieur de ces scènes, nous apprend Eleanor Rosch (1973), nous avons des éléments qui, sur fond de notre vécu, se sont avérés comme prototypiques pour une catégorie. Pour Langacker (1987) le prototype, c’est ce qu’il appelle figure et selon sa théorie du figure/ground alignment cette relation entre figure et ground peut changer, ce qui explique pourquoi un traducteur bilingue et biculturel sera amené spontanément à traduire un élément prototypique dans une culture par un autre élément qui est prototypique de cette scène dans la culture de la langue cible. D’autres cognitivistes, comme Roger Schank (1982), avec son ouvrage sur la dynamic memory, nous montrent comment les informations sont stockées dans notre cerveau, sous forme de MOPs (Memory Organization Points) et TOPs (Thematic Organization Packets), ce qui permet d’associer par exemple Romeo and Juliet avec West Side Story sur le thème commun : deux enfants amoureux sont empêchés de s’aimer, dans un cas par la famille dans l’autre par le gang. De même que Schank, Aitchison (2003) nous apprend comment les mots sont stockés par affinités, non seulement sémantiques, mais aussi par affinités acoustiques et rythmiques, ce qui peut expliquer une traduction qui s’est imposée au traducteur en dépit de toute logique sémantique, parce qu’il s’est irrésistiblement senti contraint de rendre le « ton » du texte qu’il a « senti » comme exprimant mieux le sens du texte et, osons le dire, l’intention de l’auteur, comme nous l’avons montré dans notre article (Stefanink et Bălăcescu 2015).

Notons à ce propos l’appel à contributions pour un volume qui vient combler une lacune et est un appel à l’ouverture vers les disciplines parallèles. Il est consacré à une thématique sur laquelle je travaille depuis une vingtaine d’années : « Cognition and Hermeneutics : Convergences in the Study of Translation ». Appel lancé par Cercel à partir du centre de recherches « Hermeneutik und Kreativität » à l’Universität Leipzig, sous la direction de Douglas Robinson. Il s’agit du deuxième volume du Yearbook of Translational Hermeneutics. Cercel veut ainsi honorer la thématique qui distingue mon approche parmi les herméneutes, comme elle l’a déjà mise en évidence à plusieurs reprises[3]. Espérons que nous réussirons à faire sortir les purs et durs de leur carcan philosophique, souvent empreint d’un certain mépris pour ce qui les obligerait à renier la pureté de leurs abstractions, selon le principe : de minimis non curat praetor ! Ces réflexions-là sont, hélas, le résultat des échanges avec certains de mes collègues qui oublient qu’il ne s’agit pas de prouver la pertinence d’une théorie dans une réflexion abstraite, mais que le but pratique doit être une amélioration de la compétence traduisante chez les apprenants et que pour cela il faut faire feu de tout bois !

RdeB : Puisque vous parlez de Meta, vos deux derniers articles dans Meta sont consacrés à des recherches empiriques et votre dernier article allemand parle de la Empirische Fundierung [fondement empirique] (Bălăcescu et Stefanink 2017a) de certaines affirmations, concernant les fondements de l’herméneutique traductive. Pourriez-vous nous dire quelle importance attachez-vous aux recherches empiriques et comment vous les conduisez ?

BS : Oui, le travail sur le terrain me paraît très important. Et je ne suis pas le seul. Cercel (2013 : 364) déplore le fait que les représentants de l’approche herméneutique s’en tiennent à ce qu’elle appelle des plakative Aussagen [déclarations à l’emporte-pièce], c’est-à-dire des déclarations catégoriques, sans fondement réel ou, du moins, sans que la démonstration en ait été faite. Cercel pense que c’est une des raisons du désintérêt dont certains traductologues témoignent face à l’approche herméneutique.

Et elle a raison ! Pour moi l’herméneutique traductive a une valeur heuristique très importante. Elle détermine les lignes de recherche. Mais cette recherche ne doit pas se limiter à la seule recherche philosophique, comme le pensent certains de ses représentants, notamment John Stanley (2015) qui essaye – contre vents et marées – de dégager des règles générales d’accès au sens en s’appuyant sur l’Epoché husserlienne dont la mise en pratique, comme il est obligé de reconnaître, reste toujours en deçà des prétentions husserliennes. Il ne faut pas oublier que le but de ces recherches est finalement d’améliorer les compétences traduisantes des apprentis traducteurs. Et lorsque l’on est convaincu que l’approche herméneutique est la mieux adaptée pour cerner la réalité du travail du traducteur au quotidien, il faut faire feu de tout bois pour convaincre autrui.

Et ce bois, ce sont, d’une part, comme nous l’avons vu, la légitimation de ces déclarations herméneutiques, à valeur heuristique, par les recherches cognitives et, d’autre part, par les données empiriques recueillies sur le terrain. Ces données doivent, d’une part, confirmer les affirmations des théoriciens, et, d’autre part, ouvrir de nouvelles voies de réflexion. Pour cette collecte de données, je place deux à quatre étudiants devant un micro et un texte dont ils doivent « négocier » une version commune en langue cible. Pour y arriver, ils utilisent un certain nombre de stratégies, dont celles que Krings (1986) décrit dans son étude de ce qui se passe dans la tête des traducteurs.

Lorsque j’ai fait le compte-rendu (Stefanink 1986) de ce livre de Krings j’ai toutefois trouvé que les think-aloud protocols (TAPs) qu’il utilisait livraient des données recueillies artificiellement[4] et j’ai donc utilisé la méthode du dialogue gadamérien (Stefanink 1991 ; 1995). J’ai vu, par la suite, que c’était aussi la méthode introduite dans les sciences sociales par les sociologues des années soixante-dix du siècle dernier dans le cadre de leurs recherches en ce qu’ils appelaient « ethnoscience ». Ils lui ont donné le nom de ethnomethodological conversation analysis (Garfinkel 1984) et le but était d’étudier les idées naïves véhiculées par l’homme de la rue à travers les métaphores qu’il utilisait.

Contrairement aux TAPs de Krings, cette négociation est très vivante[5] et elle est intrinsèquement herméneutique, puisqu’elle est basée sur les principes du dialogue gadamérien. Il s’agit, en effet, de se mettre dans la peau de l’autre, de faire siennes ses argumentations (les « préjugés » gadamériens) pour voir dans quelle mesure elles sont compatibles avec celles que l’on véhicule soi-même. Notre article de 2017 dans Meta fournit un exemple très vivant de ce genre de dialogue (Stefanink et Bălăcescu 2017).

RdeB : Dans plusieurs de vos articles, vous avez parlé des retombées didactiques inestimables de cette méthode de travail. Pourriez-vous nous en donner des exemples ?

BS : Il y a, en fait, deux types de retombées : l’une au niveau de l’institution et l’autre au niveau de l’individu.

Au niveau institutionnel, ces corpus fournissent les bases d’une analyse des besoins qui doit permettre de structurer le cours, voire de construire le cursus. Dans un enseignement centré sur l’apprenant, des expériences de ce genre, pratiquées au début du semestre informent l’enseignant sur les points faibles des étudiants ainsi que sur leurs savoirs acquis, sur lesquels l’enseignant peut compter pour structurer son cours et compenser les lacunes. Selon les besoins, l’enseignant pourra recommencer l’opération une ou plusieurs fois au cours du semestre, d’une part pour évaluer les résultats obtenus dans son cours, d’autre part pour évaluer les progrès faits par les étudiants individuellement, évaluation qui pourrait même jouer un rôle dans la notation finale de l’étudiant.

De même, au niveau institutionnel, cette analyse des besoins, sur la foi du corpus de données ainsi constitué, peut contribuer à structurer le cursus de traduction.

Quant au niveau individuel, on peut dire que, dans ces négociations, les étudiants sont poussés dans leurs derniers retranchements argumentatifs. Dans ces échanges, ils dévoilent leurs convictions les plus intimes sur ce qu’ils entendent par « traduction », sur les rapports entre langage et éléments culturels, sur ce qu’ils appellent, par exemple, l’« atmosphère » d’un texte, sur la cohérence d’un texte, etc. L’étudiant prend conscience de ses propres démarches et des processus qu’elles engendrent. Enregistrées et transcrites – de préférence par les étudiants eux-mêmes – ces données sont analysées sous la direction de l’enseignant de sorte que l’étudiant peut parvenir à une évaluation de ses propres stratégies, par exemple dans une discussion en plénum où les différentes solutions et stratégies seraient mises en discussion.

Ce que révèlent ces corpus, c’est qu’aucune tête de traducteur n’est vierge de théorie. Et c’est à l’enseignant de faire prendre conscience de ces réflexions à caractère théorique qui hantent les esprits de leurs étudiants et que Krings a appelé des « maximes de traduction ». Ainsi, dans l’article de 2017, dont je viens de parler, les étudiants répètent comme un mantra toutes les cinq minutes qu’ils cherchent « un mot qui rende tout » (Stefanink et Bălăcescu 2017). On peut leur faire prendre conscience qu’en fait ils pensent, comme les premiers traductologues structuralistes, devoir rendre les traits pertinents du mot source, alors qu’en réalité ils essayent inconsciemment de rendre ce qu’ils appellent l’« atmosphère », c’est-à-dire le « ton » du texte. Autre maxime de traduction constatée par Krings : s’ils ont le choix entre deux mots dont l’un ressemble quelque peu au mot du texte source de par son apparence écrite ou sonore, il faudrait – selon ses informateurs naïfs – à tort privilégier celui-ci dans la traduction.

Et ces maximes de traduction sont loin d’être l’apanage exclusif des étudiants de première année. Dans les années 2000-2002, nous avons été sollicités pour encadrer un groupe de traducteurs corses qui traduisait de l’italien et du français vers le corse pour prouver que la langue corse était l’égale des grandes langues nationales, quand il s’agissait de véhiculer des contenus culturels. Ils traduisaient des textes littéraires et poétiques. Le groupe s’appelait « Génération 70 » et était composé d’écrivains, de poètes, de professeurs des universités. Vu l’importance de leur mission politique, ils ont voulu assurer leurs arrières théoriques en s’intéressant aux théories de la traduction en vogue dans ces années-là. Quel ne fut pas leur désenchantement ! Il s’est traduit par une série d’articles dont le ténor se manifestait déjà dans les titres du type « Mort aux théories ! » et dans lesquels ils affichaient provocativement leur hostilité à toute théorie, considérant que la traduction était un « exercice musical » (Bălăcescu et Stefanink 2002) avant tout (ce qui était évidemment déjà un parti pris théorique qu’il suffisait de situer dans un contexte théorique). Il nous a été très facile de prouver qu’ils traduisaient évidemment eux aussi sur fond de considérations théoriques, quand ils comptaient les syllabes des vers à traduire et considéraient qu’il fallait « jouer avec les mots », ou encore lorsqu’ils titraient que « La traduction est une pensée musicale ». Il a suffi de leur en faire prendre conscience et de réunir leurs bribes théoriques dans un ensemble qui pouvait les éclairer sur leurs positions et faire des choix en connaissance de cause. L’approche herméneutique leur convenait à merveille. Grâce à leur assise dans la société, ils avaient certes assez de personnalité pour s’en tenir à leur créativité, mais l’assumaient comme un « forfait réussi », une « trahison involontaire », une « délicieuse erreur » comme le formule l’un des chefs de file de ce mouvement dans un article intitulé « L’Écart parfait » (Thiers 2002). En fait, le « crime assumé » consistait en la traduction par une image venue par association d’un vécu personnel. Vu sa notoriété de professeur des universités, l’auteur a assumé son « crime », mais en se sentant coupable. Par contre, mes corpus de données estudiantines montrent beaucoup de cas où une traduction créative brillante est finalement abandonnée au profit d’une solution pâlotte, suivant ce que Krings a appelé une « playing-it-safe-strategy ».

La prise de conscience par les étudiants de leurs « maximes de traduction » et l’évaluation de ces maximes par rapport à la réflexion théorique existante les rendra plus sûrs d’eux et optimisera leurs traductions, comme le prouvent les recherches de Hans Hönig (1993) qui joue sur les deux sens du mot allemand Selbstbewusstein qui peut signifier « conscience de soi-même », mais aussi « confiance en soi-même ». Elle leur donnera le courage de leur créativité.

RdeB : Et puisque nous avons abouti à la pédagogie, pensez-vous qu’on peut enseigner cette créativité ?

BS : Oui, j’en ai fait l’expérience ! Et j’en ai dit quelques mots dans un article de Meta (Bălăcescu et Stefanink 2005), sur la didactique de la traduction, mais je suis en train de préparer un article plus fouillé sur la question. Évidemment, quand j’ai annoncé à mes collègues de l’Universität Bielefeld, il y a une vingtaine d’années, que je souhaitais offrir un cours dans lequel j’allais préparer mes étudiants à la créativité en traduction, j’ai récolté le sourire narquois d’un collègue, qui n’a de toute façon jamais compris ce que je faisais et pensait que le critère pour évaluer la qualité d’une traduction était ce qu’il appelait la « rétroversion » c’est-à-dire de pouvoir retrouver le texte original à partir de la traduction : « Comment veux-tu enseigner la créativité ? ! » me lança-t-il. Bielefeld n’était manifestement pas la Silicon Valley de la créativité en traduction !

Quand on a demandé à la traductrice/traductologue et professeure universitaire roumaine, Irina Mavrodin (2001 : 123), décorée par le Gouvernement français pour la qualité de son oeuvre de traductrice, quel était le legs qu’elle laissait à ses étudiants de traduction, elle a répondu : « des trucs, des petites astuces ».

C’est là certainement quelque chose que mes étudiants ont appris également, par exemple, en analysant les traductions d’Astérix vers l’allemand, l’anglais, le roumain ou d’autres langues. Dans ces cas-là, il s’agit principalement de la traduction de jeu de mots où la traductrice allemande, Gudrun Penndorf, a très bien réussi, par exemple, à se servir de la particularité de l’allemand à former des mots composés.

Mais, même dans la traduction de jeux de mots, on a intérêt à élargir le débat et à étudier les fondements théoriques de portée générale qui se trouvent à l’arrière-plan de ces « trucs ». Et là encore, ce sont les recherches cognitives qui nous fournissent des voies de recherche. Ainsi, si après avoir vu et assimilé la pratique créative dans Astérix, mes étudiants trouvent une solution brillante pour répondre à la nécessité de féminiser la France dans la traduction allemande (en allemand das Frankeich [la France] est neutre) en l’antropomorphisant et en la représentant par « Marianne » (Bălăcescu et Stefanink 2009), il faut leur faire comprendre qu’ils n’ont fait que choisir un autre élément du scénario « France », conformément aux enseignements de la sémantique des scenes-and-frames de Charles Fillmore (1976), et qu’ils suivent une certaine stratégie qui est re-applicable dans d’autres cas de figure, comme ils en ont pertinemment apporté la preuve dans les traductions effectuées dans le cadre de notre groupe de recherches à l’université de Bielefeld.

Cela n’est qu’un exemple très simple, dans le cadre restreint de notre entretien, mais notre corpus ethnométhodologique de données conversationnelles montre comment la plupart des solutions créatives de nos étudiants, trouvent des explications à un niveau supérieur faisant abstraction de l’exemple précis respectif, ce qui les rend réapplicables[6]. Il est frappant de constater à quel point les étudiants en font pratiquement un « jeu », quand il s’agit de trouver des solutions en réappliquant des comportements qu’ils ont acquis au fil de leurs expériences, qu’il s’agisse d’un simple remue-méninges dans le cadre duquel on fait l’expérience des associations créatives qui se présentent au portillon de la mémoire de travail, comme nous le décrit Aitchison (2003), ou encore d’un élargissement scénique de la scene fillmorienne, sur lequel viennent se greffer les enchaînements associatifs de Lakoff (1987) qui mènent à la solution métaphorique comme problem solving activity.

Car enseigner la traduction c’est enseigner des comportements ! Et cela vaut aussi pour le développement de la compétence créative, sur fond de Achtsamkeit [conscience réfléchie] heideggerienne, comme nous l’apprennent des chercheurs en créativité. Dans le livre de Brodbeck (1995), Entscheidung zur Kreativität, un chapitre entier est consacré à la Achtsamkeit et à son développement chez l’individu. La Achtsamkeit heideggerienne, une attitude de circonspection éveillée, attentive et focussée, est considérée comme le premier pas vers la créativité.

D’une façon générale, il faut développer ce que Guilford a nommé divergent thinking, idée que de Bono (1970) a repris sous le titre lateral thinking dans un livre dont la traduction allemande (1967/1972) – Spielerisches Denken [La pensée enjouée] – en dit long sur les méthodes d’entraînement à la créativité préconisées par de Bono. Recommandations qui ne sont pas sans rappeler l’importance du jeu chez Gadamer (1960), et chez son élève spirituel Paepcke, dont le livre Ouvertures sur la traduction (1981), écrit avec Forget, compare la « méthode » pour arriver à ce qu’il appelle « l’intuition foudroyante » ou geglücktes Übersetzen [trouvaille heureuse], à un jeu de foot où l’équipe attaquante se passe et repasse la balle devant les buts adverses jusqu’à ce que l’un des attaquants trouve l’ouverture (Paepcke et Forget : 1981). Plus près de nous, lors du premier symposium consacré à l’herméneutique traductionnelle, en 2011, c’est l’herméneute philosophe John Stanley (2015) qui reprend cette idée de jeu appliquée à la traduction, en exploitant l’idée gadamérienne de la médialité du traducteur qui se laisse prendre au jeu, joueur et joué tout à la fois, dans l’acte de compréhension ; et j’ajouterais : cela selon le degré d’empathie qu’il arrive à développer pour « le monde du texte » (Ricoeur) ou le Wahrheitsgeschehen [l’advenir de la vérité] (Gadamer) auquel il doit adhérer.

Mais, au-delà de ces solutions à des problèmes ponctuels, il faut apprendre aux étudiants que nihil ex nihilo (Stefanink 1997 : 169). Si les solutions créatives fusent dans l’exemple que nous avons traité dans notre article de 2017, dans Meta, c’est, comme nous l’avons démontré, presque automatiquement, sous la pression des isotopies qui traversent le texte et en déterminent le « ton », l’« atmosphère » comme disent spontanément mes étudiants dans le protocole négociateur. C’est ce « ton » qu’il faut traduire dans ce texte. Et la traduction est dictée par les isotopies. Ce que Krings (2017) appelle des Tentative Übersetzungsäquivalente [équivalents de traductions potentiels], leurs propositions créatives, « jaillissent » – pour emprunter un terme cher à Lederer (1994) – au cours de la négociation ! Elles ne sont pas le résultat d’analyses à la recherche du sens, comme les préconise Gerzymisch, encore en 2013, mais elles sont l’expression du ressenti quasi physique. Le texte fait appel aux sens. Enseigner la créativité, c’est enseigner à prêter une oreille attentive (achtsam [conscience réfléchie] en termes heideggeriens) à ce sens qui vient – si je peux me permettre un jeu de mots – à travers les sens, du moins en partie. Le chercheur en créativité, Brodbeck (1999 : 58-114), dans trois chapitres intitulés respectivement « Achtsamkeit », « L’art de la perception » et « Les sous-modalités des processus créatifs » montre à quel point les différentes composantes de l’être humain interviennent dans l’acte de perception. Dans notre cas, cette perception par les sens enclenche une visualisation holistique de toute la scène décrite dans ce texte de 2017 et les efforts des traducteurs tendent à essayer de rendre ce verbum interius – comme l’appelle Gadamer, en se référant à Saint-Augustin (voir Grondin 2003) – ce sens intériorisé auquel viennent les mots, pour reprendre la phrase de Heidegger citée ci-dessus. Et si le traducteur arrive – après avoir ainsi été envahi et subjugué (überwältigt) (Stolze 2003 : 111)[7], par le texte – à retracer le chemin qui l’a mené à cette « trouvaille », alors il a gagné, il a assuré le caractère scientifique de sa démarche (Popper 1935 : 7-9).

RdeB : Vous dites souvent que la traduction est une herméneutique en acte, qu’est-ce que cela signifie ? Pouvez-vous nous l’expliquer ?

BS : Cela veut dire que la traduction est une herméneutique actualisée, un acte d’interprétation matérialisé. En allemand je parle de materialisiertes Verstehen [compréhension réifiée] (Bălăcescu et Stefanink 2014 : 381), formulation qui a été jugée comme acceptable et qui a également été reprise par Stolze (2018[7] : 268). Si je répète cela souvent, c’est que pour moi cela signifie que les philosophes herméneutes devraient collaborer dans leurs recherches avec les traductologues. En effet, les recherches empiriques en traductologie, telles que je les conçois, c’est-à-dire comme une étude des processus cognitifs qui permettent d’étudier « ce qui se passe dans la tête des traducteurs », pour reprendre le titre du livre de Hans-Peter Krings (1986), Was in den Köpfen von Übersetzern vorgeht [Ce qui se passe dans la tête des traducteurs], sont de nature à faire avancer les recherches dans le domaine de l’épistémologie.

RdeB : Peut-on dire qu’il existe une Übersetzungshermeneutik [herméneutique de la traduction] ? Quels livres une personne intéressée par cette approche devrait-elle lire obligatoirement ?

BS : Depuis 2013, il existe enfin ce qu’on pourrait appeler une summa de l’herméneutique traductive, c’est-à-dire un livre qui fait le point sur l’herméneutique traductive sous tous ses aspects, autant du point de vue historique que du point de vue systématique, comme son titre l’indique. Il s’agit du livre de Larisa Cercel, Übersetzungshermeneutik [Herméneutique traductionnelle] (2013), qui constitue le premier volume de la collection « Hermeneutik und Kreativität » créée à l’Universität des Saarlandes en 2013. Malheureusement, c’est le seul ouvrage de ce type. Reste alors Radegundis Stolze qui, depuis 1982, a publié plusieurs livres sur le thème de l’herméneutique traductive, le dernier datant de 2015 : Hermeneutische Übersetzungskompetenz [La compétence traductionnelle herméneutique]. De même, on trouvera un résumé des fondements de l’herméneutique dans Stefanink et Bălăcescu (2017b), et sous une forme plus concentrée dans Stefanink et Bălăcescu (2018). Si l’on veut par contre lire les idées d’autres traductologues herméneutes, il faut se tourner vers les actes de colloques sur l’herméneutique. Jusqu’à présent, les actes des deux premiers colloques seulement ont été publiés, le premier de Stolze, Stanley et al. (2015) et le second de Stanley, O’Keeffe, et al. (2018). Nous les avons recensés dans Bălăcescu et Stefanink (2019) et Stefanink (2020), respectivement. Même si ces actes ont mis du temps à paraître, ils suivent de près l’évolution de la pensée herméneutique dans sa diversité. Quant à une présentation générale de l’herméneutique philosophique, la meilleure est sans aucun doute celle de Grondin (2003).

RdeB : Finalement, vous avez passé un certain temps au PGET (Universidade Federal de Santa Catarina) et maintenant vous êtes à POET, à l’Universidade Federal do Ceará où vous faites un cours sur « herméneutique et traduction ». Comment s’est passée cette expérience au Brésil ?

BS : Le Brésil est pour moi un terrain formidable. Non seulement je suis charmé par les beautés de ce pays et la sensibilité de ses habitants, mais je pense y avoir trouvé le terrain idéal pour mon approche théorique de la traduction. Le terrain y est aussi très bien préparé par un penseur comme Haroldo de Campos, pour lequel un intérêt accru s’est développé au cours de ces dernières années, ce qui a donné une nouvelle vie à la discussion traductologique, laquelle a été soutenue institutionnellement par la création de cursus d’études supérieures. J’ai pu voir combien mes étudiants ici sont intéressés par la traduction de la littérature et plus particulièrement de la poésie.

Or, l’herméneutique est par excellence l’approche théorique pour aborder la traduction de la poésie, comme j’ai réussi à en convaincre le groupe de traducteurs corses, mentionné plus haut, qui traduisaient pour des raisons de politique linguistique, destinée à appuyer leurs revendications concernant le statut de langue nationale pour leur langue. La vanité de leurs efforts, pour trouver, dans les années soixante-dix, encore fortement marquées par le structuralisme linguistique, une théorie susceptible de légitimer leurs démarches de nature créative, les avait découragés au point de développer chez eux une agressivité contre toute tentative de théoriser, sans se rendre compte d’ailleurs que leurs têtes étaient remplies de tout un fatras d’idées préconçues (d’ordre théorique), nées de leur pratique traduisante dont il a fallu examiner le bien-fondé à la lumière de notre approche herméneutique, comme nous l’avons montré dans Bălăcescu et Stefanink (2003).

J’ai refait la même expérience au Brésil, où j’ai été frappé par l’intérêt que mes étudiants portaient à la traduction de la poésie, allant même jusqu’à projeter de réunir, en un volume portugais, l’ensemble des poèmes non publiés d’Emily Dickinson, ce qui a laissé la porte ouverte à un grand nombre de questions concrètes dont ma réflexion théorique a tiré le plus grand profit, ce dont je tiens à remercier encore une fois rétrospectivement ces jeunes chercheurs en herbe.

Pour couronner cette intervention à l’Universidade Federal do Ceará, nous avons fondé un groupe de recherches « Translational Hermeneutics, Cognition and Creativity » qui trouve son partenaire dans le groupe allemand « Hermeneutik und Kreativität » [Herméneutique et créativité]. Peu à peu j’espère étendre ce réseau en intégrant, par exemple, des chercheurs de l’Universidade Federal de Santa Catarina, où j’ai également pu gagner un certain nombre de jeunes chercheurs à la cause de l’herméneutique traductive, ainsi qu’à l’Universidade Federal de Paraíba où j’espère enseigner prochainement en tant que professeur invité, puisque je viens de gagner le concours pour cette position ; cela notamment sur la foi de mes recherches en herméneutique, ce qui laisse espérer pour le développement de cette approche.

Une autre occasion de plaider la cause de l’herméneutique a été fournie par le colloque international de traduction qui s’est tenu du 7 au 11 octobre 2019, à l’Universidade Federal de Paraíba, dans le programme duquel nous avons réussi introduire le thème de « Herméneutique et Traduction », après ma nomination au conseil scientifique de ce colloque, ce qui montre l’intérêt que le Brésil porte à cette approche de la traduction et laisse espérer un développement croissant de cet intérêt, car, lorsqu’il s’agit de cette recherche empirique sur la créativité, il faut un corpus de données très vaste et de qualité.

En tous cas, je dois dire que, si mon intervention à l’Universidade Federal do Ceará a eu un succès aussi retentissant, c’est dû en très grande partie à la préparation de ma venue par vous, Professeur Robert de Brose. C’est parce que vous-même êtes convaincu et intéressé. Cela est très très important ! Et les retombées concrètes sont immédiates, car beaucoup d’étudiants brésiliens, que ce soit en maîtrise ou en doctorat, sont censés faire une traduction commentée, à laquelle l’approche herméneutique fournit une base idéale, puisqu’elle leur permet de fournir des explications aux solutions créatives qu’ils ont trouvées. L’herméneutique, comme je la conçois, en liaison étroite avec les recherches cognitives se prête merveilleusement bien pour constituer un cadre théorique permettant de maîtriser cette tâche.

Entretemps, plusieurs de mes étudiants ont entrepris des études doctorales basées sur l’approche herméneutique qui les amènent, par exemple, à retraduire des oeuvres littéraires en se conformant aux enseignements de l’herméneutique traductive. Il est très regrettable que pour cela ils soient obligés de s’adresser à d’autres universités, puisqu’à l’UFC il n’y a pas de filière doctorale en traduction.

RdeB : Pour terminer, j’aimerais vous poser une question à laquelle on arrive forcément à la fin d’un entretien : si vous jetez un regard critique sur l’approche herméneutique, quels seraient d’après vous les points critiquables ?

BS : C’est effectivement une question qui semble s’imposer à la fin d’un tel entretien, puisqu’elle a été posée dans le récent entretien que Stolze a accordé à Cercel (2018). La réponse de Stolze mérite qu’on s’y attache, à titre exemplaire, puisque Stolze peut être considérée comme la représentante sans doute la plus en vue de cette approche (si l’on en croit, du moins, le volume de ses publications). Sa réponse fait donc autorité et devrait faire école.

Dans sa réponse, Stolze a déploré deux choses : d’une part, un manque de clarté inadmissible dans la terminologie utilisée par les représentants de l’herméneutique traductive et, d’autre part, un manque de cohésion dans le groupe. Elle reproche aux herméneutes de travailler chacun dans son coin, chacun avec sa propre terminologie. Mais elle ne donne aucun exemple concret sur lequel elle fonde ces affirmations. Il s’agit une fois de plus de ce genre de plakative Aussagen, c’est-à-dire d’affirmations sans fondement, dont Cercel (2013 : 364) dit à juste titre, dans sa magnifique summa de la Übersetzungshermeneutik qu’elles sont sans doute à l’origine de la méfiance que beaucoup de traductologues semblent éprouver à l’égard de l’herméneutique traductive. Pour des chercheurs comme Bălăcescu et Stefanink qui s’efforcent humblement de réfléchir, depuis des années dans leurs articles et comptes-rendus (voir Bălăcescu et Stefanink 2012a ; 2012b ; 2014 ; 2020 ; 2021), ainsi que dans leur correspondance scientifique entre herméneutes (notamment avec Stolze) sur une amélioration de cette situation, cette réponse de Stolze est d’une injustice qui mérite qu’on en parle, car elle fait beaucoup de tort à l’image de l’herméneutique traductive. Nous allons donc examiner, à titre d’exemple, sa propre pratique ainsi que la nôtre, sur des bases concrètes. Et cela plus précisément sur la base de la dernière publication de Stolze, sur laquelle porte l’entretien dans lequel elle a exprimé ses critiques concernant les herméneutes.

Vu les dégâts occasionnés dans la réception de l’herméneutique, qui est envahie par trop de plakative Aussagen de ce type, je vais m’efforcer de baser ma réflexion critique sur des documents concrets. J’ai obtenu à cet effet la permission de Stolze (courriel du 1er mars 2019) de publier des extraits de notre échange scientifique par courriels, qui s’étend sur une vingtaine d’années et qui démontre qu’il y a, non seulement un échange très vivant, mais que, ensemble avec les nombreux comptes-rendus, très élaborés, que nous avons faits de ces livres, nous avons abouti à ce que j’ai appelé une Rezensionsmäeutik [maïeutique par compte-rendu] (Stefanink 2021), susceptible, d’arriver à parfois « mieux exprimer ce que l’auteur a voulu dire » (dans l’esprit de Schleiermacher), comme Stolze me l’a confirmé à maintes reprises, notamment dans le courriel suivant (que je cite à titre d’exemple) :

Je ne trouve pas du tout le compte-rendu [de la 6e édition] critique, vous me proposez plutôt des formulations qui me permettent d’exprimer ce que je veux dire de manière encore plus précise

son courriel du 18 août 2013, traduit avec www.DeepL.com/Translator pour éviter un conflit d’intérêts

Disons donc d’entrée que, si la réponse fournie par Stolze dans l’entretien de Cercel, peut être considérée comme une autocritique de sa propre pratique, elle ne peut être appliquée à la communauté herméneutique dans son ensemble, comme le montrent, par exemple, les recherches de Bălăcescu et Stefanink dont la pratique est fondamentalement orientée vers un dialogue gadamérien entre membres de la communauté herméneutique. Je peux ainsi faire état de nombreux courriels échangés avec Stolze, à chacun des comptes-rendus que nous faisions de ses livres au fil des années, discutant, par exemple, son parti pris initial contre l’application des recherches cognitivistes à la traduction, auxquelles elle reprochait de ne traiter les textes que dans l’optique limitée d’un retrait d’informations ou captation de notions (Wissensentnahme) (2003 : 101), empêchant une ouverture au sens du texte telle que la pratique l’approche herméneutique.

Nos discussions à ce propos n’ont certainement pas été étrangères à l’introduction (quelque peu timide voir peu compétente qu’elle soit), dans cette nouvelle édition des théories, d’un chapitre consacré à l’importance des sciences cognitives pour les recherches en traduction, même si ses quelques remarques se limitent à citer des études empiriques sur les processus traduisants, sans vraiment oser pénétrer le monde des chercheurs en sciences cognitives comme Lakoff (1987), Lakoff et Johnson (1980), Schank (1982), Langacker (1987), Aitchison (2003), pour n’en citer que quelques-uns dont les recherches sont venues éclairer l’arrière-plan théorique de ces études empiriques. De même, nos discussions et comptes-rendus sur la créativité ont alimenté le trop court chapitre (Stolze 2018 : 288-291) sur la créativité, comme le prouve le courriel dans lequel elle nous prie de lui fournir l’article que nous avons publié à ce sujet (Bălăcescu et Stefanink 2006), même si elle omet de le citer en quelque façon que ce soit.

Dans cet échange épistolaire, la discussion terminologique – dont pourtant Stolze déplore l’absence dans l’entretien mentionné ci-dessus – prenait une place primordiale, étant donné la valeur heuristique que nous prêtons au « terme », en tant que tel, comme l’indique, à titre exemplaire, le titre de notre article offert en hommage à Stolze pour son 60e anniversaire (Bălăcescu et Stefanink 2012a), dans lequel nous avons examiné les avatars du terme central de Stimmigkeit [justesse ou harmonisation]dans l’évolution de la pensée stolzienne. Et nous avons ainsi, au fil de ces comptes-rendus procédé à un nombre important d’innovations terminologiques que Stolze a accueilli avec un certain enthousiasme, comme en témoigne, par exemple, le courriel suivant :

Cher Monsieur Stefanink, merci beaucoup pour vos commentaires. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je pense que la suggestion de Verstehensprozesseinheit [unité processuelle de compréhension] est bonne, c’est vraiment beaucoup plus dynamique. Comme je l’ai dit, beaucoup de choses ne viennent à l’esprit que par la conversation

son courriel du 19 août 2013, traduit avec www.DeepL.com/Translator pour éviter un conflit d’intérêts

Là où le bât blesse, c’est que cet échange n’a eu aucune visibilité publique ! Et pourtant il s’agit dans le cas de Verstehensprozesseinheit [unité processuelle de compréhension] d’un terme qui, dans Stolze (2018 : 268), a été « emprunté » au compte-rendu de (Bălăcescu et Stefanink 2014 : 381) où se trouve aussi tout le contexte légitimateur de ce « terme » nouveau que Stolze utilise sans la moindre introduction, comme s’il avait depuis toujours fait partie de son vocabulaire, sans avoir pris la peine d’en étudier la justification terminologique, ni d’en sentir la portée théorique. Il s’agit là d’une entorse la plus élémentaire à la déontologie scientifique, sans parler du préjudice pédagogique ! Car comment le jeune chercheur – à qui cette « introduction » est pourtant destinée – peut-il comprendre le terme de Verstehensprozesseinheit – qui dans la nouvelle version de cette introduction apparaît inopinément, comme un cheveu sur la soupe, par l’entrée des artistes, alors qu’il s’agit d’une innovation terminologique basée sur une conceptualisation, laquelle a nécessité une explication légitimatrice dans le compte-rendu de la 6e édition, après avoir fait l’objet d’un débat avec Stolze.

Et ce débat est évidemment lié à un autre débat, qui fournit l’arrière-plan constitutif de cette innovation terminologique en la situant dans le cadre plus vaste de l’herméneutique ricoeurienne et du terme central de celle-ci – l’arc herméneutique –, qui a sans doute contribué à inspirer le concept de Verstehensprozesseinheit dans la pensée stefaninkienne. Dans notre compte-rendu, il nous semblait pourtant avoir fait comprendre la portée de ce terme qui résolvait le problème de la conception aporétique de Stolze dans l’accès au sens. Cela d’autant plus que, dans un de ses courriels, Stolze demandait à Stefanink « s’il ne fallait pas changer de cheval et sauter du cheval de Gadamer sur celui de Ricoeur ». Courriel auquel Stefanink a répondu qu’on avait intérêt à atteler les deux pour bien faire comprendre l’herméneutique et convaincre les collègues traductologues. Cela aurait pu mettre la puce à l’oreille de Stolze et lui faire prendre conscience des rapports entre le terme Verstehensprozesseinheit et l’arc herméneutique ricoeurien.

Notre réponse n’était pas tombée dans l’oreille d’une sourde, puisque Stolze (2018 : 251) s’est bien sentie obligée de faire une place à Ricoeur dans cette nouvelle édition, mais là encore, sans aller au fond des choses. Quand on lit, dans la dizaine de lignes qui lui est consacrée, que la caractéristique propre de Ricoeur est de rechercher le sens caché [verborgen] derrière le sens apparent [offenkundig], on se demande si Stolze a bien lu Ricoeur avec l’esprit d’ouverture propre à l’herméneute ou alors, si elle l’a lu à travers les yeux de Gadamer. Pas un mot sur les différences entre les deux. Pas un mot non plus sur le terme central dans l’approche ricoeurienne de l’arc herméneutique à qui un chercheur sérieux, comme Amherdt (2004 : 375-467) a dédié une centaine de pages (sur 870 consacrés à Ricoeur) et qui est à l’arrière-plan de notre terme de Verstehensprozesseinheit. Par contre, le chapitre se termine sur une fraternelle Horizontverschmelzung [fusion des horizons] qui est évidemment tout à fait gadamérienne, et n’a rien à voir avec Ricoeur.

Or, il y a une différence fondamentale et constitutive entre leurs deux conceptions de l’herméneutique philosophique, qui tient à un cloisonnement culturel, comme nous l’avons expliqué dans Bălăcescu et Stefanink (2001). En effet, alors que Gadamer se situe dans la tradition du romantisme allemand, tel qu’il a été décrit par Madame de Staël dans De l’Allemagne, c’est-à-dire de la recherche des sources – dans ce cas de l’intention de l’auteur (que le traducteur devrait, selon Paepcke, réussir à mieux exprimer que l’auteur lui-même) – Ricoeur se situe dans la tradition cartésienne, plus sobre, d’un Paul Valéry ou d’un Roland Barthes, qui déclare « la mort de l’auteur ». Du point de vue méthodologique (et seulement de ce point de vue), Ricoeur argumente comme un structuraliste qui recherche le sens de l’oeuvre à travers une analyse intrinsèque, se limitant à analyser ce que la rhétorique de l’oeuvre renferme comme indications, sans vouloir rechercher l’intention de l’auteur, mais à la recherche d’une « méthode » sur le modèle des sciences exactes. Stolze (2003 : 90), au contraire, reprend fidèlement la conception gadamérienne, sans comprendre que ce qui vaut pour le lecteur (qui peut se contenter d’une réception intuitive du sens) ne vaut pas pour le traducteur qui, lui, doit se construire un sens « palpable », s’il veut le traduire, puisque, comme nous l’avons dit dans le compte-rendu de la 6e édition (de Stolze 2011b) : la traduction est une compréhension matérialisée, terme que Stolze (2018 : 268) a repris (en se gardant toutefois d’en indiquer la provenance). Si l’on se réfère à Dilthey – qui préconisait pour l’herméneutique une méthode de recherche sur le modèle des sciences exactes – Ricoeur était l’ami de Dilthey alors que Gadamer lui tirait dessus à boulets rouges.

Il est évident que ce genre de name dropping dilettantiste (Ricoeur a juste droit à neuf lignes sans intérêt), sans entrer dans le fond de la matière n’est pas pour vaincre le scepticisme de ceux qui sont à la recherche du « fantôme de l’objectivité » en traduction (Stefanink 1997).

Que retenir de cette pratique ? Confrontée avec ces accusations, Stolze a tenté de s’en sortir avec une pirouette, se référant à une remarque de Hans Vermeer qui aurait dit que l’on ne pouvait pas toujours se souvenir des voies par lesquelles on avait acquis un savoir. Cela peut, en effet, être excusable pour des savoirs acquis au cours des années de lecture d’un chercheur qui ne saisit pas immédiatement le potentiel prometteur que peut comporter tel ou tel autre aspect de ses lectures, pas forcément toujours ciblées. Mais comment peut-on invoquer une perte de mémoire lorsqu’on se permet de copier mot-à-mot du compte-rendu de Bălăcescu et Stefanink (2014 : 381) une phrase comme « Der hermeneutische Ansatz schließt ja die Textanalyse nicht aus, sondern teilt ihr nur epistemologisch eine andere Rolle zu » [l’approche herméneutique n’exclut évidemment pas l’analyse du texte, mais lui attribue seulement un autre rôle du point de vue épistémologique] y compris la particule modalisatrice du discours ja, qui n’est pas forcément de mise dans un discours scientifique, mais caractéristique du style stefaninkien, indiquant dans ce cas qu’il s’agit pour lui d’une vérité acquise qui va de soi, alors que cela n’est absolument pas le cas de Stolze au regard de ses écrits antérieurs. Ce ja ouvre en effet un potentiel explicatif dans la mesure où il renvoie à l’article de Stefanink (1997) où, pour la première fois, on a osé remettre en question la démarche du grand maître de la traduction automatique qu’était Wolfram Wilss qui en 1992 (242) pouvait encore prétendre que « la chance de l’intuition traductive » pouvait intervenir après épuisement de toutes autres tentatives de trouver une solution d’ordre logique.

Cette remise en question a amené à constater pour la première fois qu’il s’agit d’un « problème épistémologique » (Stefanink 1997 : 166), concernant la place de l’intuition dans le processus de compréhension et de la saisie du sens d’un texte. Stolze, qui pourtant a reconnu les mérites de la réflexion stefaninkienne concernant l’intuition, dans leur correspondance[8], a supprimé, cette référence à « Stefanink (1997) »[9] telle qu’elle figure dans le compte-rendu, privant ainsi l’apprenant traducteur auquel cette « introduction » s’adresse, du contexte d’une discussion épistémologique fondamentale pour faire accepter l’approche herméneutique, telle qu’elle est présentée dans Stefanink (1997). Cela est d’autant plus surprenant que jusque-là Stolze avait eu du mal à reconnaître la portée de ce bouleversement épistémologique, puisque, dans sa première prise de position, Stolze (2003 : 109) nie catégoriquement – sous forme de ce que Cercel (2013 : 364) condamnerait comme plakative Aussage [déclarations à l’emporte-pièce], c’est-à-dire sans donner une légitimation empirique ou théorique – ce que Stefanink (1997 : 162) écrit à ce propos.

Quand on voit combien, par ailleurs (notamment dans Stolze (201a), à l’occasion de la version anglaise de l’introduction à l’Herméneutique Traductive), Stolze a publiquement pris connaissance des écrits de Bălăcescu et Stefanink, on est involontairement pris d’un doute : Stolze aurait-elle pris soin d’écarter systématiquement toute allusion au compte-rendu de Bălăcescu et Stefanink[10], dans cette septième introduction aux théories, afin de s’arroger la paternité de certains termes comme Verstehensprozesseinheit ou de certaines présentations du processus de compréhension comme wissensbasiertes Verstehen [compréhension fondée sur un savoir] ou encore de la conception de la traduction comme materialisiertes Verstehen [compréhension réifiée ou matérialisée] et autres concepts éclairant le processus traductif, repris du compte-rendu, qui auraient évidemment gagné à être remis dans leur contexte initial avec les différents renvois aux textes de Stefanink ?

Nous préférons supposer que Stolze a pu « oublier » des notes qu’elle a prises en lisant le compte-rendu (quelques années avant de publier la nouvelle version de son introduction), en omettant les signes indicateurs d’une citation. Quoiqu’il en soit une belle occasion ratée de mettre en oeuvre les principes de solidarité entre herméneutes et de clarté terminologique prônés dans sa réponse à la question concernant les (auto-)critiques à formuler à l’égard de la communauté herméneutique en traduction. Cela d’autant plus que, dans ses courriels, Stolze a bel et bien répété à plusieurs reprises son intention de einarbeiten [intégrer] ses innovations dans une éventuelle réédition ainsi que dans d’autres écrits[11].

Et puisqu’on me demande ce que je peux adresser comme critiques à l’herméneutique traductive, je peux donner la même réponse que Stolze en ce qui concerne un certain manque d’esprit de corps et surtout un manque de prise en considération sérieuse de la pensée des collègues herméneutes. Pour cela, il faudrait prendre le temps d’étudier avec empathie leurs écrits au lieu de les aborder avec un dilettantisme qui mélange les torchons et les serviettes en confondant, par exemple, d’un point de vue méthodologique, les think-aloud protocols (TAPs) de Krings (1986) (élaborés sous la houlette de Richard Bausch, par le groupe de recherches de la Ruhruniversität de Bochum) avec « l’analyse conversationnelle éthnométhodologique »[12], empruntée aux sociologues américains des années soixante-dix du siècle dernier, comme le fait Stolze (2003 : 237) sous prétexte que ces recherches ne prennent pas en considération le texte dans son entier, mais se limiteraient à étudier les processus au niveau de la phrase. Quel manque de discernement ! Comment ne pas voir la portée d’une méthodologie, introduite par Stefanink (1995a) en traductologie sous le titre de Ethnotraductologie, qui a fait ses preuves en sociologie sous le terme de « éthnométhodologie », utilisé en « ethnoscience », et qui a été reconnue comme importante pour l’avancement des recherches traductologiques, non seulement en herméneutique traductive – voir p. ex. Cercel (2013 : 141-145) qui lui consacre plusieurs pages et y reconnaît une forme de Korpuslinguistik [linguistique de corpus] – mais aussi par les terminologues, comme Delisle (2021) qui dans l’article « ethnotraductologie » en vante les mérites dans son dictionnaire terminologique consacré à l’introduction des termes qui ont fait avancer la recherche en traductologie. Et quelle preuve ne donne-t-on pas d’un dilettantisme grotesque lorsqu’on introduit soudain, en des termes on ne peut plus élogieux, leur attribuant des résultats hochinteressante Ergebnisse [hautement intéressants ou stimulants] – (autre plakative Aussage sans fondement) – comme une innovation méthodologique (Stolze 2018 : 274), cette même méthode de recherche par TAPs, qu’on avait tant décriée, quinze années plus tôt (Stolze : 2003 : 237) ; cela bien entendu sans tenir compte des comptes-rendus négatifs, démontrant le caractère artificiel de cette méthode (voir Stefanink 1986), ni même des réflexions de Lörscher (1991) – un autre chercheur de l’École de Richard Bausch, qui a tenté de rectifier le tir, après lecture des comptes-rendus négatifs, en déclarant que les TAPs étaient en fait des « conversations virtuelles » menées par les étudiants informateurs avec l’organisateur de l’expérience auquel étaient destinées les données recueillies au cours de l’expérience – un tour de force acrobatique, qui n’a rien à voir avec la « négociation » d’un sens à traduire, et encore moins avec un « dialogue avec le texte » au sens gadamérien du terme, comme Stefanink (1995b) l’a dévoilé dans son compte-rendu !

Comment (dans une introduction qui doit développer chez le chercheur en herbe, à qui elle s’adresse, cet esprit de discernement fondamental en toute recherche, en confrontant les différentes approches théoriques) peut-on ignorer les comptes-rendus – lieu de discussion idéal – et toute la discussion autour de cette méthode, qui a certainement été innovatrice en 1986, mais qui a été dépassée pour servir de tremplin à ce que l’on a pu qualifier de la « pensée à deux » (voir aussi House 1988), une forme de « négociation » du sens dans l’esprit du dialogue gadamérien, comme le confirme Cercel (2013 : 143) en présentant les recherches de Stefanink ? Quel aveuglement de la part d’une herméneute qui aurait pu profiter de cette vitrine consacrée à la présentation des différentes approches théoriques pour mettre en évidence les mérites d’une méthodologie au service de l’approche herméneutique dont elle a été inspirée (comme Delisle 2021 l’a bien senti), par le concept du dialogue gadamérien ! Quant aux mérites de l’ethnotraductologie et de son approche méthodologique, ils ont été confirmés dans des nombreuses recherches empiriques, dont le caractère holistique n’est pas à prouver (parmi les plus récentes : Stefanink et Bălăcescu 2017).

Cercel (2013 : 364) constate qu’il y a encore des efforts à faire pour répondre aux critiques adressées à l’herméneutique traductive, constatation à laquelle nous souscrivons sans réserve. Reste à savoir comment organiser concrètement ces efforts. Stolze m’a expliqué, à plusieurs reprises, que sa solution pour tenir haut le flambeau de l’herméneutique traductive était de publier des livres. La quantité de livres à son nom est effectivement impressionnante. Malheureusement, l’herméneutique traductive n’a toujours pas l’estime et la compréhension qu’elle mérite. Mentionnons les remarques désobligeantes de Siever (2010) citées plus haut, ainsi que les critiques de Gerzymisch-Arbogast (2013 : 74ss.), qui lui reproche son manque de scientificité, de Christine Durieux (2009). Alors, on peut se demander si une publication abondante a eu l’effet escompté.

En ce qui nous concerne, nous pensons avoir fait preuve d’ouverture d’esprit en nous intéressant à ce qui se passe dans les sciences voisines, comme la sociologie. Nous y avons trouvé une méthodologie qui génère des données fondamentales sur les processus sous-jacents à l’activité traduisante (à partir desquelles on peut élaborer une démarche pédagogique). De même, des sociophilosophes de l’école de Francfort ont surmonté le problème de la subjectivité de notre perception (et donc de notre compréhension d’un texte) avec leur concept de vérité consensuelle, introduit par Habermas à partir de la philosophie husserlienne. Un autre domaine, qui peut apporter de la chair au squelette de la réflexion heuristique de l’herméneutique, est celui des sciences cognitives, notamment avec les recherches de Hans Lenk (2014) en neurophilosophie. Là encore, ces recherches sont susceptibles de soutenir le postulat heuristique de la subjectivité formulée par l’herméneutique et de vaincre le scepticisme des objectivistes.

Mais avant de chercher des inspirations ou des explications dans les sciences parallèles, il faut s’intéresser à ce qu’écrivent les herméneutes ! Si Amherdt (2004) a pu écrire deux thèses de doctorat sur Ricoeur et un livre de 870 pages, c’est qu’il y a matière à réflexion. Exécuter Ricoeur en moins de dix lignes, comme le fait Stolze (2018 : 251) sans même mentionner l’arc herméneutiqu, fait du tort à l’herméneutique traductive. Et, dans le même contexte, comment ne pas attirer l’attention sur la valeur épistémologique de la métaphore, qui est pour Ricoeur (1975 : 384) « le problème central de l’herméneutique » et qui a sans doute inspiré les recherches empiriques des cognitivistes Lakoff et Johnson (1980), qui viennent confirmer cette réflexion d’un herméneute ? De quoi prendre de la graine pour répondre aux critiques sur le langage métaphorique de l’herméneutique traductive, telles que Kußmaul (2000), par exemple, se complait à les proférer.

Si l’on critique le manque d’esprit de corps des herméneutes, cette introduction aux théories n’était-elle pas le lieu privilégié pour introduire les recherches de praticiens de l’approche herméneutique appliquée à la traduction, comme celle de Kohlmayer (2015) sur la traduction du « ton » comme tertium comparationis, celle de John Stanley (2018), qui propose une didactique de la traduction dans l’esprit heideggerien, celle de Mohammad Alavi (2018), qui propose une application de la Systemtheorie [théorie des systèmes] de Luhmann à la traduction ou de Brian O’Keeffe (dont nous avions pourtant proposé à Stolze le terme de completion pour mettre un terme aux avatars sémantiques du terme stolzien de Stimmigkeit [justesse]) : tous des collègues dont nous prenons la peine d’expliquer les recherches en mettant en évidence leur apport pour la traductologie et leur traduction (voir Stefanink 2020).

La notoriété de Stolze dans ce domaine, en tant que porte-parole de la communauté herméneutique ne lui imposait-elle pas de citer les noms de ses collègues herméneutes et de renvoyer à leurs écrits dans un esprit de corps susceptible de promouvoir la cause de l’herméneutique en montrant qu’il s’agit bien d’un mouvement de groupe qui lutte pour une cause dont il est convaincu ? Et pourtant Stolze les connaît bien pour avoir écouté leurs conférences aux « symposiums » de l’herméneutique traductive organisés respectivement en 2011 et 2013. Aucun de ces noms ne figure dans la liste des auteurs dans cette 7e édition. De même, n’aurait-il pas été plus éclairant de renvoyer le lecteur français de Stolze (2020 : 60) à Alavi (2018) qui présente la Systemtheorie appliquée à la traduction (cela dans le cadre du colloque auquel Stolze a, elle aussi, assisté), de façon bien plus digeste (et en anglais) au lieu de le renvoyer au texte allemand de Luhmann, dont on connaît le caractère difficilement accessible (quitte à se documenter par la suite à travers la bibliographie luhmannienne offerte par Alavi) ? Ou s’agit-il une fois de plus de suggérer qu’on est allé s’alimenter aux sources plutôt qu’au texte de la conférence, à l’édition duquel on a pourtant contribué ?

Quant à Bălăcescu et de Stefanink, à qui Stolze a promis une place dans une réédition, ainsi que l’incorporation de leurs propositions dans d’autres publications, ils ne figurent nulle part malgré cette promesse de Einarbeitung [intégration], qui, par ailleurs, a bel et bien eu lieu, sous forme d’« emprunts » anonymisés du compte-rendu. Et pourtant, l’introduction des trois chapitres nouveaux dans cette 7e édition qui sont consacrés respectivement aux recherches en créativité et en sciences cognitives, ainsi qu’à la méthodologie dans les recherches empiriques, n’était-elle pas l’occasion de promouvoir l’herméneutique traductive en montrant à quel point il existe des liens parfaitement complémentaires entre ces trois domaines, comme Cercel (2013) a très bien su les mettre en évidence dans les travaux de Bălăcescu et Stefanink, leur promettant un avenir prospère ? N’est-il pas regrettable de priver ainsi les lecteurs d’une « introduction aux théories » d’une approche importante, à laquelle Cercel (2013) consacre une quarantaine de pages dans l’ensemble de son ouvrage, notamment un chapitre entier sous le titre de « Übersetzungshermeneutik und Kognitionswissenschaften » (Bernd Stefanink, Ioana Bălăcescu, Kupsch-Losereit), cela dans le cadre d’un chapitre plus vaste consacré à la Verwissenschaftlichung der Übersetzungshermeneutik [scientifisation de l’herméneutique traductionnelle] (Cercel 2013 : 122), qui ouvre une nouvelle voie aux recherches herméneutiques, voire aux recherches en traductologie en général ?

Et ces efforts vers une scientifisation de l’herméneutique traductive, ils étaient bien connus de Stolze, puisqu’elle finit par citer Bălăcescu et Stefanink (2009) dans un récent article (Stolze 2020 : 62)[13]. La 7e édition de son introduction aux théories n’aurait-elle pas été la plateforme qui s’imposait pour présenter cette nouvelle branche de recherche dans le cadre de l’Herméneutique Traductive (sans que pour autant cela porte ombrage aux mérites des recherches stolziennes bien établies dans la tradition d’un Schleiermacher ou de Paepcke, qui, bien entendu, n’avaient pas à leur disposition ces ressources scientifiques) ? Et pourtant la mise en évidence de ces nouvelles recherches par Cercel (2013) était bien connue de Stolze.

Comment parer aux problèmes soulevés par Stolze ? Disons d’abord qu’il existe bel et bien un dialogue, dans le sens gadamérien du terme, entre herméneutes, contrairement aux accusations de Mme Stolze, comme je pense l’avoir démontré. Le problème est celui de la visibilité de ce dialogue. Celle-ci est fortement compromise si l’on prend toutes les précautions possibles pour effacer les traces d’un « emprunt » aux collègues, notamment lorsqu’il s’agit des problèmes fondamentaux de terminologie soulevés à juste titre par Stolze. Quant à ces problèmes de terminologie, comment s’obstiner à ne pas voir la poutre dans son oeil, avant de vouloir enlever la paille dans l’oeil du frère, comme nous l’enseigne la parole du Christ ? Je me suis efforcé (courriels et comptes-rendus à l’appui) d’attirer, avec beaucoup de doigté, l’attention de Stolze sur les inconséquences terminologiques dans ses écrits, ce qui m’a valu le reproche (injustifié) de Tiefschürferei [chercher la petite bête], lorsque j’ai fini par le dire ouvertement (Stefanink 2021). Mais je continue à penser que c’est un problème important lorsqu’on revendique la position de chef de file dans un domaine qui ne peut se baser sur des démarches algorithmiques, comme les préconisent les « objectivistes ». Sauf le respect que j’ai pour Stolze (comme en témoignent mes nombreux comptes-rendus), et face aux critiques formulées dans son entretien, je ne peux donc m’empêcher d’être surpris et de penser à ce vieux dicton français : « Charité bien ordonnée commence par soi-même » !

Un autre problème est celui de la diffusion de la pensée herméneutique, qui se limite aux canaux traditionnels des publications sur papier dont on connaît la lenteur et la lourdeur, qui sont liées notamment à des problèmes financiers de plus en plus insurmontables face à la montée en flèche des publications digitalisées. Si l’on veut ranimer la flamme de l’herméneutique traductive dans la discussion traductologique en Allemagne, qui en a bien besoin, il ne faut pas en rester à des échanges de courriels plus ou moins discrets, mais soumettre à discussion l’introduction de termes innovateurs. Et à cette fin, pourquoi ne pas créer un groupe dans un réseau social, comme l’a fait PGET de l’Universidade Federal de Santa Catarina et comme je l’ai proposé dans mon dernier article sur la terminologie (Stefanink 2021), cela faciliterait la prise de parole par des étudiants et donnerait de la vivacité à un dialogue qui souffre des lenteurs de la publication ?

La pensée herméneutique en traduction n’est, en effet, pas l’affaire d’individus isolés, mais elle est le résultat d’une somaticité scientifique, si je peux me permettre d’adapter le terme de somaticité, cher à Douglas Robinson (2013)[14]. Et les citations de collègues qui ont contribué à inspirer cette pensée sont la manifestation de cette cohésion herméneutique et de cet esprit de corps. Le problème est qu’il nous manque une Rezensionskultur, une culture du compte-rendu, compris comme un dialogue gadamérien, dans laquelle celui-ci est revalorisé et acquiert le respect et un droit de cité dans la « cour des grands ». Cela permettra des échanges qui scelleront les liens entre herméneutes et donnera infailliblement lieu à des discussions terminologiques enrichissantes et visibles ! Non dimenticare : le compte-rendu n’est pas une affaire de marketing, mais une contribution fondamentale et significative au développement d’une science au même titre que les colloques et la publication de livres, et cela vaut tout particulièrement pour les représentants du dialogue gadamérien que sont les herméneutes !

En conclusion et d’une façon générale, je pense que l’herméneutique traductive qui, pour moi, a surtout une valeur heuristique, devrait, pour mieux convaincre les jeunes chercheurs, s’appuyer sur deux piliers : d’une part, celui des recherches empiriques, telles que je les mène dans le cadre de l’ethnotraductologie, et d’autre part, celui des recherches en sciences cognitives, une conception dont je compte faire état prochainement dans un ouvrage plus étendu. Elle devrait également se servir de concepts développés dans d’autres disciplines, comme la sociophilosophie de l’école de Francfort, avec des penseurs comme Habermas, qui a tiré les conclusions pragmatiques de la pensée d’Edmund Husserl (1984) ou encore des sociologues, comme mon collègue bielefeldien Nicklas Luhmann, dont la Systemtheorie illustre un autre aspect de l’approche du sens, mettant en évidence le conditionnement binaire de toute perception – et donc de la réception d’un texte – en fonction du système social dans lequel est pris le récepteur. Et pour la méthodologie, l’approche herméneutique devrait s’appuyer sur l’analyse ethnométhodologique développée par les sociologues américains et introduite par Stefanink (1991 ; 1995) dans la recherche traductologique. J’attends de mes collègues herméneutes qu’ils mettent en pratique le principe d’ouverture sans préjugés (l’un des fondements de l’herméneutique) à d’autres courants de pensée mais surtout qu’ils donnent un peu de chair à certaines de leurs affirmations par des recherches empiriques. Sinon, on reste trop souvent à l’état de plakative Aussagen [déclarations à l’emporte-pièce], comme le déplore Cercel (2013 : 364), dont le bilan continue à faire autorité en 2021. Pour ma part, j’espère que le projet de livre Herméneutique, cognition et créativité en traduction, dans lequel je mets en application les principes que j’ai exposés dans cet entretien, contribuera sérieusement à combler les lacunes mises en évidence par Cercel.

RdeB : Merci beaucoup pour cette entrevue.