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La théorie des « villes créatives » connaît depuis quelques années un engouement marqué de la part des décideurs publics, mais aussi des chercheurs, et de plus en plus de la part des grandes organisations. L’idée centrale de cette approche veut qu’à l’avenir la compétition économique se joue d’une part beaucoup plus entre les villes qu’entre les régions ou les pays, et d’autre part que la création de valeur se fasse de plus en plus en amont des processus, en particulier aux phases d’idéation, de conception et de design. Dans une économie où les stratégies se fondent sur la différenciation, la capacité créative d’une organisation deviendrait donc un atout certain. L’une des hypothèses de cette perspective, brièvement rapportée ici, voudrait donc que pour favoriser l’innovation, une organisation devrait choisir de s’installer dans une métropole possédant un dynamisme créatif et culturel marqué. Par un phénomène d’absorption qui demeure encore largement à décrire, les membres d’une organisation seraient capables de s’inspirer des différentes créations produites dans la ville et dès lors d’innover plus intensément. Par un effet d’agglomération et de transfert, l’économie de la ville profiterait donc des multiples activités créatives qui s’y déploient. Si les activités créatives formelles semblent assez bien identifiées, principalement sous la forme d’un décompte des universités, laboratoires de recherches et institutions culturelles, l’importance et le rôle économiques des entreprises artistiques et des industries culturelles et créatives, ces dernières analysées en particulier par Caves (2000), sont aussi largement reconnus aujourd’hui par la littérature (CITF, 1998; Howkins, 2001; Hartley, 2005; UNCTAD, 2008). La part de l’informel demeure cependant beaucoup plus floue, avec des références au dynamisme de l’underground, au climat ou à l’atmosphère créative de la ville (Florida, 2002; Stolarick et Florida, 2006). Sous cette forme un peu limitée, il s’agirait essentiellement de la reprise de l’idée « classique » du genius loci, le génie du lieu, affirmant que l’esprit et l’atmosphère du milieu exercent une influence sur ceux qui l’habitent (Norberg-Schulz, 1980)[1]. Nous souhaitons ici, démystifier et dépasser cette perspective phénoménologique et littéralement ouvrir la boîte noire en questionnant les acteurs de ces processus créatifs et les modes de transmission de la créativité du « terreau fertile » de la ville à la firme (Cohendet et Simon, 2008). La recherche se penche depuis quelques temps sur le rôle de l’underground comme l’une des sources de la créativité organisationnelle, en particulier comme source d’inspiration pour les industries créatives, comme la publicité-communication (Arvidsson, 2007) ou le jeu vidéo (Aoyama et Izushi, 2003). Nous proposons ici un questionnement plus ciblé sur un acteur méconnu, qui jouerait un rôle d’intermédiaire entre l’underground et la firme : les « collectifs créatifs ».

Après une brève introduction des acteurs de la ville créative, cet article propose donc dans un premier temps une introduction aux collectifs créatifs, via une discussion sur leur forme et leur nature. Il s’agira en particulier de montrer qu’ils occupent une position spécifique – middle-ground - entre les activités créatives anomiques de l’underground et les préoccupations d’exploration de la firme – forme instituée et upperground. Dans une perspective volontairement très empirique, nous verrons ensuite à travers trois cas comment ils contribuent à développer la capacité créative de la ville. Nous nous concentrerons en particulier sur des industries identifiées comme « créatives » (Caves, 2000; Howkins, 2001), où ces dynamiques sont empiriquement plus faciles à documenter et à analyser, sans exclure l’intérêt que pourrait avoir ces collectifs pour des industries plus traditionnelles.

Les acteurs de la ville créative

Le concept de ville créative, popularisé en particulier par les travaux de Florida, reçoit depuis quelques années un écho notable auprès des pouvoirs publics et des médias, ainsi que dans les milieux académiques (Florida, 2002; Duxbury, 2004; Gertler, 2004). Si les débats sont légions, autour de la définition, voire de la validité du concept de ville créative, une préoccupation demeure comme un impératif théorique : il est aujourd’hui nécessaire d’expliciter les mécanismes de production/exploitation de la créativité dans la ville, et en particulier de mieux comprendre « l’écosystème » de la ville créative et les rôles qu’y jouent ses principaux acteurs. Sans entrer dans ces débats, discutés ailleurs[2], nous proposons ici un très bref retour sur cet écosystème avant de porter notre attention sur l’un de ses acteurs méconnus : les collectifs créatifs.

L’upperground : les firmes créatives, les réseaux de firmes, les clusters, et les organisations culturelles

La littérature instituée sur l’économie géographique de l’innovation fait depuis près de 50 ans la part belle aux phénomènes d’agglomération et aux « grappes industrielles » d’entreprises (Porter, 1990; Feser, 1998). La compréhension des ces phénomènes s’est raffinée, et les travaux initialement concentrés sur les effets d’échelle, les infrastructures et les structures politiques et économiques de gouvernance ont été complétés par une analyse de plus en plus fine de leur caractère systémique et réticulaire, favorisant la circulation, le partage et l’exploitation créative des connaissances (Cooke et Morgan, 1994). Si le débat qui oppose les effets relatifs sur l’innovation de la spécialisation du cluster (Marshall, 1961) à ceux de la diversité des industries (Jacobs, 1969) reste ouvert (Panne, 2004), les deux approches peuvent être abordées de façon complémentariste : si la concentration et la spécialisation peuvent profiter à un regroupement mono-industriel, la présence d’autres clusters à proximité peut aussi favoriser des transferts de connaissances entre différents types d’industries. À la taille de l’agglomération urbaine, la perspective de Jacobs incite à déployer une réflexion plus globale sur les effets de la diversité des organisations et institutions sur la capacité d’innovation des entreprises installées dans la ville.

Dans ce sens, les travaux de Florida suggèrent que la capacité de création et d’innovation d’une ville dépendra non seulement de ces phénomènes d’agglomération et de mises en réseaux, mais aussi de la présence d’organisations et d’institutions à vocations plus directement créatives et innovantes, comme les laboratoires de recherche et développement de toutes sortes, les universités et centres d’enseignement, les cabinets conseils de tous types, ainsi que les institutions culturelles et artistiques (centres de création, comme les studios ou ateliers d’artistes, et de diffusion, comme les musées, les galeries ou les salles de concerts, voire les festivals) (Florida, 2002).

Une dimension à l’origine controversée, mais de plus en plus acceptée des travaux de Florida, reconnaissait le rôle positif que peut jouer la vie créative urbaine dans ses aspects les moins institués : la diversité ethnique, l’ouverture aux différents styles de vie, la présence de communautés gays et lesbiennes, l’expression via les arts de la rue (graffitis, par exemple), l’existence de cafés, lieux de rencontres et de socialité, ainsi que l’activité de l’underground (Stolarick et Florida, 2006). Cette vie créative urbaine attirerait les représentants de la « classe créative », les inspirerait et contribuerait au final à la capacité créative de la ville.

L’underground : individus, groupes et communautés

Le lien entre l’underground artistique et culturel et l’émergence et le déploiement de certaines industries créatives a déjà été avéré et analysé ailleurs (Aoyama et Izushi, 2003, 2004; Izushi et Aoyama, 2006). Si cet underground est depuis longtemps un sujet d’intérêt pour la sociologie, il est depuis peu considéré comme l’un des champs d’investigation importants pour le marketing, mais aussi pour le développement de nouveaux produits (Mollick, 2005; Baldwin et al. 2006; Mason, 2008). Les définitions de l’underground sont rares. Nous proposons ici de définir dans un premier temps l’underground comme : un ensemble d’activités créatives, artistiques et culturelles, qui se déploient hors des réseaux formellement organisés d’institutions de production, d’exploitation et de diffusion. Ces activités créatives, expérimentales, souvent présentées comme subversives (visant à se différencier de l’institué en affirmant s’y opposer, ou plus simplement à renouveler l’offre créative d’un secteur), sont portées par des individus en réseaux, parfois par des groupes faiblement structurés. L’accent y est mis sur les activités d’exploration, sinon d’expérimentation beaucoup plus que sur l’exploitation, souvent décriée comme dénaturant l’esprit même de l’underground. La validation de la production créative est assurée par des pairs, presque des initiés, qui ont fait la démonstration, par leurs propres expérimentation/production et/ou par leurs critiques qu’ils avaient compris les fins et les grammaires créatives promues par le groupe[4]. L’underground serait ainsi porteur de normes sociales et de ses valeurs propres (voir encadré).

Très concrètement, cet underground créatif est surtout actif dans la vie de nuit (bars, discothèques, salles de concerts), les groupes sociaux urbains alternatifs, porteurs d’identités et de styles de vie spécifiques (grafitteurs ou Goths, par exemple; Kawai au Japon), les aficionados de sports extrêmes, et les communautés virtuelles de tous ordres. Cet underground se structure essentiellement en communautés, porteuses d’identités spécifiques qui s’expriment à travers les arts visuels, la musique, la mode, les sports extrêmes et les nouveaux usages des technologies. S’inspirer des expérimentations de l’underground est devenue une quasi-norme dans les industries liées à ces domaines (Frank, 1997; Heath et Potter, 2004). Sur ce point, Arvidsson (2007) propose une analyse critique des relations entre les agences de publicité et l’underground, et craint une forme d’exploitation de l’underground, dont les membres constitueraient un nouveau prolétariat créatif. Il souligne en particulier l’ouverture d’un espace intermédiaire entre « l’underground profond » (deep underground) et les firmes :

« En même temps, l’underground a changé aussi. Il est devenu moins politique, plus individualisé et compétitif, et plus ouvert à coopérer avec les industries créatives et le monde des affaires en général » (idem).

Ce constat amène l’auteur à envisager plusieurs niveaux pour l’underground, dont le premier serait quasiment une unité active des dynamiques industrielles :

« L’underground est devenu un élément intégré de l’économie des industries de la culture. Les artistes underground et les professionnels de la publicité s’utilisent mutuellement. Pour l’artiste underground, le parrainage fournit les ressources à mobiliser afin de maximiser sa position et son respect (nda : sa réputation). Pour le professionnel de la publicité, l’underground produit des formes de vie authentiques qui sont devenues incroyablement valorisées (…). Mais à un niveau encore plus profond se trouve le deep underground où se font les innovations qui vont doucement s’infiltrer vers la surface » (idem).

Selon Arvidsson, cette mise en relation est activement assurée par des acteurs particuliers : « L’industrie culturelle s’approprie la créativité de l’underground en s’arrimant à ses réseaux. Les network entrepreneurs jouent une part cruciale ici ». Ces « network entrepreneurs » jouent l’équivalent d’un rôle de veille créative, de chasseurs de tête et d’entremetteurs (voir par exemple le rôle de quelques avocats d’affaires et des investisseurs du capital de risque dans l’émergence de la Silicon Valley, décrit dans Saxenian, 1994). Cohendet et Simon (2008) ont exposé un modèle complémentaire de circulation de la créativité entre le « terrain fertile » de la ville créative et ses firmes intensives en connaissances, qui donne une large place aux communautés créatives et communautés de passionnés. Dans ces deux cas, l’underground est littéralement « porté » à la firme par ces « passeurs », des « boundary spanners » qui prennent en charge l’exploration des nouvelles idées et connaissances, assurent leur sélection et leur transmission à la firme, qui se charge finalement de l’exploitation (Fleming et al., 2007)

Nous proposons un bref retour sur ces dynamiques pour en préciser la nature et explorer plus avant le rôle d’entités jusqu’ici peu discutées par la littérature, qui joueraient un rôle actif dans l’intégration de la créativité de l’underground et potentiellement un rôle d’intermédiaires vers les firmes : les collectifs créatifs.

Le middle-ground : réseaux, communautés et collectifs

Dans leur méta-analyse de la littérature sur la créativité organisationnelle, Woodman et al. (1993) proposent un modèle interactionniste qui met en relation le niveau individuel (traits, connaissances, expériences préalables…), le niveau des équipes (essentiellement de projet : leur composition, leurs processus…) et le niveau de l’organisation (sa stratégie, sa culture, ses ressources…), elle-même située dans un « environnement ». Dans ce modèle, la créativité de l’organisation serait le résultat d’un effet de composition où le groupe de travail favorise l’intégration et l’actualisation de la créativité des individus. Dans ce contexte, le projet joue par exemple un rôle essentiel d’intégration des connaissances et de production de la créativité (Cohendet et Llerena, 1999; Midler, 2002). Ce modèle, qui explicite les relations entre individus, groupes et organisation, peut être rapporté par translation aux dynamiques et flux créatifs dans le contexte de la ville. Une telle analyse multi-niveaux pose la question de l’existence de groupes intermédiaires initiateurs et porteurs de projets qui permettraient à la créativité des individus et groupes underground de « percoler » jusqu’aux firmes.

Dans son analyse multi-niveaux du caractère situé de la créativité dans l’industrie de la publicité à Londres, Grabher (2001) propose que ces projets intégrateurs sont initiés par les filiales des grands groupes les plus dynamiques, en général de petite taille et bien connectées aux quartiers les plus culturellement actifs de la ville. Jones (1996) par ailleurs, montre que dans le milieu de la production cinématographique, les trajectoires de carrières individuelles sont largement dépendantes de la capacité des individus à s’inscrire stratégiquement dans des réseaux informels qui, par connexion, permettront d’assurer visibilité, gain de réputation et donc employabilité dans les projets plus institués. Manning et Sydow (2007), dans une étude récente sur la création télévisuelle en Allemagne, suggèrent que ce sont les institutions (chaînes de télévision ou maisons de production) qui initient les projets créatifs. Les « acteurs créatifs » s’efforceraient alors de se positionner du mieux possible par rapport à ces institutions pour être retenus comme employés dans ces projets. D’autres travaux récents montrent en revanche que les réseaux d’individus permettent la formation de sous-groupes informels, des « petits mondes », qui apprennent à travailler ensemble, développent des projets et favorisent l’actualisation de propositions créatives via des partenariats avec des firmes et institutions (Uzzi et Spiro, 2005). Via l’action d’un petit nombre de «knowledge brokers», qui mettraient en relation ces petits monde et favoriseraient la mise en place de pratiques d’exploration, d’expérimentation, puis d’exploitation de projets, les productions et les styles se renouvellent et la créativité est perpétuée (Fleming et al., 2007; Grandadam, 2008). La mise en perspective des ces différents travaux révèle une tension structurale entre les individus créateurs et les groupes institués que sont les firmes et les organisations. Si les réseaux semblent jouer un rôle de médiation entre ces deux pôles, c’est essentiellement, comme on le voit chez Uzzi et Spiro, parce qu’ils peuvent donner lieu à des agrégations, des «clusters», eux-mêmes porteurs de projets. Dès lors, la relation entre les individus créateurs et les firmes se jouerait au-delà de la simple connexion, dans la prise en charge par des groupes intermédiaires de projets créatifs, soumis ensuite aux organisations qui assure leur production.

D’autres travaux proposent de prendre en compte le rôle souvent invisible des communautés de passionnés actives hors des limites de la firme. Les recherches de Von Hippel ont montré par exemple que dans le domaine des sports extrêmes – surf, planche à roulette, vélo de montagne, kite-surf… -, la créativité et l’innovation sont largement portées par des petits groupes de passionnés, communautés d’intérêts qui expérimentent et « bricolent » pour améliorer les performances de leur matériel (Von Hippel, 1988, 2005; Lüthje et al., 2005). Ces innovations sont ensuite exploitées par des initiatives entrepreneuriales ou récupérées par des firmes productrices d’équipements de sports, qui alimentent leur flux d’innovations en tentant de demeurer le plus proche et le mieux connecté possible à ces communautés. Cette activité innovante des communautés de passionnés peut aussi être renforcée par leur mise en réseau, sous la forme de communautés virtuelles (Füller et al., 2007). Lorsque cette mise en réseau est à l’initiative d’une firme ou accompagnée par une firme, certains travaux les qualifient ces communautés de « communautés de création » (Sawhney et Prandelli, 2000). Dans ce cas de figure, la gestion de l’interface entre la firme et son partenaire externe non-hiérarchique demeure un enjeu majeur. Dans ce modèle de gouvernance « entre ordre et chaos », la firme joue un rôle essentiel d’accompagnateur, en « donnant le rythme » de la communauté et en lui assurant un support en termes de ressources de fonctionnement et de technologie. Elle s’assure aussi de clarifier les responsabilités et structure les incitatifs, afin entre autres de s’assurer l’appropriation d’une partie da la propriété intellectuelle. Dans ce cas, la communauté apparaît donc assez largement comme une création permettant à la firme - « communauté de production » - de s’arrimer plus efficacement aux besoins, demandes et initiatives des consommateurs - « communauté de consommation ». De ce point de vue la communauté semble relativement peu autonome et tient plus de l’artificiel que du phénomène social émergent, autorégulé et auto-organisé.

Une recherche récente a aussi montré comment une communauté indépendante, très informelle et invisible à la hiérarchie peut aussi s’avérer une source notable d’innovation. Certains membres d’une communauté de passionnés de musique électronique, employés d’une firme de jeux vidéo, ont amené la firme à développer un projet commun avec un musicien d’avant-garde, invité comme compositeur de la bande-son d’un jeu (Cohendet et Simon, 2008). En connectant un artiste actif dans l’underground de la ville à une firme archétypique de l’upperground, cette communauté a permis d’ajouter une dimension créative supplémentaire à ce produit, mais a aussi introduit de nouvelles connaissances et façons de faire dans l’organisation, sans mandat officiel et hors de tout projet formel. Si un individu spécifique a joué ici un rôle actif de « knowledge-broker », sa contribution n’a été possible que grâce à son appartenance à une communauté de passionnés, extérieure à la firme, qui a permis de repérer l’artiste en question, qui a alimenté sa réputation, a favorisé son invitation pour un concert, et finalement a assuré la connexion avec l’employé de la firme de jeux.

Cette analyse succincte de littérature sur les sources non-instituées de création et d’innovation révèle l’importance d’un ensemble d’acteurs jusqu’ici peu étudiés que nous choisissons d’appeler des « groupes intermédiaires ». Dans la partie suivante, nous proposons d’analyser spécifiquement l’un de ces groupes : les collectifs.

Les collectifs créatifs : une tentative de définition

Nous suggérons ici que les collectifs créatifs constituent une forme particulière de groupes intermédiaires entre les individus créatifs actifs dans l’underground et les firmes de l’upperground. Cette forme ne serait ni un réseau, bien qu’elle soit connectée à des réseaux, ni une communauté selon les définitions établies des communautés, bien qu’elle reprenne certaine caractéristique des communautés. Le collectif créatif apparaît comme une forme hybride, proto-communauté épistémique et forme véritablement communautaire de la communauté de création.

Les collectifs créatifs sont constitués par le regroupement d’un nombre restreint d’individus, réunis par le projet de créer ensemble. De ce point de vue, il est indéniable que la créativité et la création sont au coeur du phénomène. Il s’agit d’un regroupement totalement volontaire, qui se distingue donc des formes les plus classiques des communautés de pratiques (où il peut exister une appartenance de fait), mais aussi des communautés de création ou des communautés d’innovation (constituée à l’initiative d’une hiérarchie). L’appartenance au collectif se fait sur la base d’une affinité autour d’un projet cognitif souvent présenté « en négatif ». En effet, il s’agit de se positionner contre une forme dominante ou instituée, critiquée en général parce qu’elle imposerait un discours (paradigme) unique, ou parce qu’elle aurait perdu sa propre essence créative. Dans ce sens, les membres du collectif ne décident pas nécessairement de collaborer à un projet commun, mais de défendre une vision commune présentée comme une alternative créative. Ils réunissent pour « essayer autre chose ». Ils se caractérisent donc souvent par une attitude critique par rapport à leur domaine d’origine, auquel ils reprochent de s’éloigner de son identité ou de sa finalité, et de perdre sa liberté et sa créativité originelle. De ce point de vue, les collectifs créatifs ne correspondent pas tout à fait au modèle des communautés épistémiques, qui se rapportent à une autorité procédurale formalisée par une grammaire d’usage, à laquelle la communauté contribue et qu’elle vise à raffiner et consolider (Cowan et al. 2000). Mais si le collectif s’institue et attire de nouveaux membres, il pourrait facilement formaliser ses orientations et ses règles de création pour devenir une communauté épistémique[5].

Une autre nuance importante tient au fait que le collectif se présente comme un espace d’exploration. Dans cet esprit, il importe peu de valider, formaliser et consolider une grammaire d’usage, mais plutôt de remettre en question les grammaires d’usage existantes, et d’éviter de tomber soi-même dans des « routines[6] » créatives. Dans ce sens, le collectif créatif vise à se positionner contre (une organisation, une institution, un style…) et à signaler son positionnement comme un engagement créatif.

Nous proposons ici d’essayer de préciser les caractéristiques de ces collectifs en reprenant les caractères distinctifs des communautés de savoir proposés par Bogenrieder et Nooteboom (2004)[7]. Le collectif possède une « connectivité » élevée et est moyennement institutionnalisé, De ce qui précède, on peut faire l’hypothèse que le collectif possède une forte capacité d’absorption (Cohen et Levinthal, 1990), car il intègre des individus avec des projets créatifs personnels distincts, même s’ils sont portés par un projet de positionnement commun contre un ordre ou un style institué. Dans cet esprit de « quête » de différence, le collectif penchera beaucoup plus nettement vers des activités d’exploration que d’exploitation. On pourrait à l’extrême prétendre ici que toute activité d’exploitation ne sera qu’un prétexte à de nouvelles explorations. Sous l’angle du « risque relationnel », le collectif évite les phénomènes de lock-in en assurant une connexion constante de chacun des membres avec leurs réseaux personnels. Par ailleurs, l’une des justifications fondamentales de la mise en commun et de l’appartenance au groupe vise à se donner une identité commune qui se veut presque « une marque de commerce » et permet à termes d’éviter les spillovers vers l’extérieur : chaque contribution individuelle pourra éventuellement porter la marque du collectif. Le collectif est donc une communauté « qui se signale elle-même » et revendique une identité propre (Cohendet et al., 2006). De ce point de vue, l’appartenance au collectif favorise la prise de risque créatif en autant qu’elle renforce la sécurité ontologique des membres, qui savent qu’ils ne sont pas seuls à prendre ces risques. Cette sécurité se fonde aussi sur la « confiance dans les intentions » des autres membres, unis dans un projet de positionnement commun. De ce fait, la gouvernance intentionnellement démocratique pourra rapidement laisser la place à la définition d’une autorité procédurale, tout d’abord « négative », puis éventuellement plus précisément définie, autour d’un style qui émergera des explorations du collectif, opérant une transition vers la communauté épistémique. Certains collectifs peuvent aussi résister à l’institutionnalisation et refuse de se donner des règles autres que le défi de créer ensemble.

Tableau 1

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Cette tension propre aux milieux avant-gardiste a été en particulier analysée dans la création littéraire par Pierre Bourdieu, qui remarquait : « Ainsi […] se développe, au sein de chaque genre, un secteur plus autonome – ou, si l’on veut, une avant-garde. Chacun des genres tend à se cliver entre un secteur de recherche et un secteur commercial » (Bourdieu, 1992, p.213). Nous faisons l’hypothèse dans cet article que les collectifs créatifs constituent une forme organisée qui vise à entretenir et maintenir cette tension afin de l’exploiter.

Considérations méthodologiques

Pour illustrer notre propos, nous nous appuyons sur l’analyse qualitative de trois cas spécifique dans l’espace montréalais, choisis pour des considérations pratiques, ainsi que pour leur relative notoriété dans les industries créatives où ils interviennent. Ce choix a été guidé aussi par la similarité de leur position structurale, entre underground et uppergound, qui légitime leur comparaison. Notre approche est essentiellement exploratoire et inductive, fondée sur un faisceau de travaux empiriques auprès de différents acteurs des industries créatives de Montréal. Les cas montréalais alimentent la réflexion dans le cadre de ce numéro spécial, mais nous faisons l’hypothèse qu’une telle recherche pourrait être reproduite et qu’il serait possible d’identifier des collectifs actifs dans le cadre d’autres villes reconnues comme créatives.

Les deux premiers cas sont des dérivés d’une étude longitudinale d’une entreprise majeure de l’industrie du jeu vidéo, qui a donné lieu ensuite à divers projets de recherche-action et à des activités occasionnelles de conseil et d’accompagnement. À l’occasion d’une étude ethnographique portant sur cette organisation, l’exploration de son contexte d’opérations a permis d’entrer en contact avec les deux membres d’un collectif décrit dans la partie suivante. Le premier cas a donc été documenté par observations directes et des entrevues régulières conduites entre 1999 et 2007. Il s’agit au total de 9 entrevues semi-dirigées, soit avec l’un des deux protagonistes (6), soit avec les deux (3). Le second cas a été porté à notre attention dans le cadre de notre relation suivie avec l’entreprise de jeu vidéo mentionnée plus haut. Il a été essentiellement documenté par l’analyse de données primaires (production du collectif, site Internet et blogs du collectif) et secondaires (articles de journaux, sites Internet et blogs commentant ses activités). Le troisième cas a été développé à partir du site Internet du collectif, présentant en détails à la fois ses activités et son historique. Deux entrevues semi-dirigées de l’un des fondateurs du collectif ont été réalisées en 2007 et 2008, complétées par l’analyse de données secondaires. Les trois cas ont été choisis pour leur représentativité dans leur milieu et/ou leur reconnaissance dans les médias locaux et internationaux. Les trois cas ont ensuite été élaborés en combinant les entrevues, les données primaires et secondaires, en mettant l’accent sur d’une part l’historique du phénomène à l’étude et d’autre part sa description en contexte, à « grains fins », visant à faire ressortir son caractère spécifique (Eisenhardt, 1989; Yin, 1994). La comparaison des cas permet ensuite de faire ressortir leur point communs et leurs singularismes (Miles et Huberman, 1994; Wacheux, 1996).

Les cas ont ensuite été analysés à l’aide d’une grille caractérisant les rôles des collectifs, développée à partir de l’intégration de la littérature sur les groupes créatifs et les communautés de connaissance (Lave et Wenger, 1991; Woodman et al, 1993; Drazin et al., 1999; Fischer, 2001; Hatchuel et al. 2002; Bogenrieder et Nooteboom, 2004; Amin et Cohendet, 2004; Cohendet et al, 2006; Amin et Roberts, 2008). La grille a été élaborée par itérations successives et par allers-et-retours entre le matériel empirique et la littérature pour aboutir à l’identification des rôles exposés dans le tableau 1.

Étant donné l’état très limité des connaissances sur les collectifs créatifs, cette contribution est essentiellement exploratoire et vise dans un premier temps à exposer quelques cas qui permettront éventuellement dans une seconde étape de mieux analyser et catégoriser ces collectifs. À cette étape, l’accent a été mis sur les descriptions, « qui jouent le rôle d’exemples clairs de nouvelles relations, de nouvelles orientations et de nouveaux phénomènes que la théorie actuelle et les perspectives théoriques n’ont pas encore capturés » (Dyer et Wilkins, 1991). Une telle approche tente donc de bien cerner et décrire le phénomène dans son contexte afin d’ouvrir la voie à des recherches subséquentes plus systématiques et analytiques (Yin, 1999).

Les collectifs créatifs et leur contribution à l’économie créative de la ville : trois cas montréalais

Da Cheez Brigade : un collectif de programmeurs virtuoses, artistes et hackers

Snibble et Psyke sont les surnoms de deux autodidactes de l’informatique. Tous deux ont commencé à programmer très jeunes, puis ont exploré les différentes dimensions de la création par ordinateurs : dessins, animation 2D et 3D, sons, jeux, jusqu’à la production multimédia. Ils se sont rencontrés via un BBS[8] (fondé et animé par Snibble) sur le thème des « démos[9] » et de la « demo scene ». Les « démos » sont des mini-programmes multimédia destinés à démontrer la virtuosité informatique de leurs auteurs. Ces démos sont au coeur d’une communauté informelle très élitistes de programmeurs qui trouve son origine en Europe et s’est étendue en Amérique du nord au milieu des années 90. Le tandem décide alors de participer à la première compétition de « démos » organisée à Montréal en 1995 par des étudiants en informatique, comme un projet de fin d’étude. Remarqués lors de cet événement, sous le nom de dCb, Da Cheez Brigade, ils remportent haut la main la compétition l’année suivante. Ils participent ensuite aux fils des années aux compétitions nord-américaines où ils sont considérés comme un référence. Leur niveau technique leur permet de se consacrer à temps partiel au développement de sites web, tout en entreprenant des études de marketing pour Snibble et d’informatique pour Psyke. Snibble est recruté par une importante firme de jeu vidéo, où il prend en charge la division Internet alors balbutiante. Psyke est embauché dans une firme de logiciels de visualisation, où il est instantanément reconnu pour son ingéniosité. Sans jamais collaborer dans le cadre de projets formels, l’un et l’autre partagent constamment leurs connaissances et s’inspirent de leurs apprentissages et réalisations respectives qu’ils rapatrient dans leurs activités professionnelles.

Leurs intérêts personnels les amènent à explorer, entre autres, les avancés du multimédia, des jeux vidéos (design de jeu, modèles d’animations physiques, jeux en ligne) et de la musique électronique. Snibble quitte l’entreprise de jeux vidéo au début des années 2000 pour se lancer dans son propre projet de jeu pour téléphones et assistants personnels, appuyé par Psyke pour les questions d’affichage. Pour gagner sa vie pendant qu’il se consacre à son projet de jeu, Snibble réalise des contrats de consultation technologique pour plusieurs entreprises montréalaises du jeu vidéo. En parallèle, il compose en 2002 un CD de musique électronique de qualité professionnelle, qu’il décide de ne pas produire par perte d’intérêt. Il mettra tout de même en ligne une partie de ses compositions (inaugurant un modèle MySpace avant l’heure). Il explore aussi en 2003 la programmation d’un mini-logiciel de manipulation du son qui permet de «scratcher» des fichiers en format mp3. Snibble réalise finalement une « démo » fonctionnelle de son jeu. Ne la trouvant pas suffisamment performante à son goût, il décide de ne pas en faire la promotion et vend une partie de la propriété intellectuelle à une entreprise locale. Toutes ses activités sont accompagnées de Psyke, qui joue le rôle de critique, conseil et complice. Les apprentissages réalisés sur ce projet permettent à Snibble de demeurer une référence comme consultant en solutions technologiques dans l’industrie. Pendant ce temps, Psyke, peu motivé par les réalisations technologiques en cours chez son employeur, entreprend un second cycle en informatique. Il décide aussi de se consacrer dans ses temps libres à l’amélioration du coeur logiciel du principal produit en développement dans l’entreprise. Appuyé par Snibble, il propose des solutions technologiques qui sont ensuite intégrées au produit et sont largement à l’origine de son bon fonctionnement. Inspiré par ce succès, Snibble démarre en 2004 le développement d’un logiciel de simulation physique destiné à rendre les interactions entre les objets virtuels plus réalistes dans les jeux vidéo (projet encore en cours à ce jour). Psyke, qui commence à se lasser de l’informatique malgré ses succès, se lance dans l’entrainement de breakdance et acquiert en quelques années un niveau qui lui permet de participer à des compétitions locales. Écartant temporairement ses projets de jeu et de logiciel de simulation, Snibble développe un projet entrepreneurial de service à l’industrie du jeu qui attire des investisseurs étrangers. Il continue d’agir comme consultant technologique pour l’industrie avec une réputation enviable, et refuse régulièrement des offres d’emplois de très haut niveau.

Au tandem Snibble et Psyke, s’ajoute parfois un autre programmeur, M., qui viendra compléter les capacités de développement informatique des deux complices. Occasionnellement, il partagera aussi ses talents de musiciens en ajoutant son ukulele, la fameuse guitare hawaïenne, aux «jams» improvisés de guitare, claviers et compositions électroniques du tandem. Ils sont régulièrement rejoints par D., infographiste de haut niveau qui s’ennuie parfois dans son emploi officiel de directeur artistique dans une firme de jeux vidéo et assiste en particulier Snibble dans la mise en image de ses projets multimédia. Chacun dispose aussi bien sûr de réseaux personnels (qui s’entremêlent souvent) dans le domaine de l’informatique, du hacking, du jeu vidéo, du multimédia, du cinéma numérique, de la musique électronique et des arts visuels et de la scène.

Le collectif à dimension variable offre un lieu de discussion des explorations respectives de chacun des membres, est un espace d’expérimentation, mais est aussi un point de départ pour des projets originaux liés à l’informatique et au multimédia. Si en proportion, très peu de ces projets aboutissent, cela ne semble par fondamentalement déranger le tandem et ses éventuels partenaires. De leur propre aveu, l’intérêt porté aux projets est lié au défi d’apprentissage et de maîtrise technologique qu’il représente, à son caractère exploratoire, et bien souvent à son caractère un peu subversif, sinon revendicatif. En effet, dans le discours du tandem, revient souvent une critique claire des firmes, qui malgré leurs moyens importants, se caractérisent par leur rigidité, leur lenteur, et leur incapacité à résoudre de façon créative les problèmes qui se posent à elles. Même si les deux principaux membres du collectif possède tous deux une expérience de près de 10 ans en entreprise, ils privilégient le retour au collectif pour tout ce qui touche à leurs activités créatives. Dans les faits, l’industrie locale du jeu et du multimédia bénéficie ponctuellement des trouvailles du tandem, essentiellement via des projets de consultation technologique, et de quelques cessions de propriété intellectuelle. Pôle de virtuosité et de créativité, le collectif contribue de façon significative, mais quasiment invisible aux industries locales du jeu et du multimédia.

Kokoromi : un collectif créatif du jeu vidéo indépendant

L’industrie du jeu montréalaise a engendré plus récemment, en 2006, un autre collectif : Kokoromi[10]. Transfuges des grandes entreprises du jeu, les membres de Kokoromi présentent le projet qu’ils se sont donné en ces termes :

Notre mission est de créer et de promouvoir des jeux artistiques et expérimentaux. Notre but est triple: créer des petits jeux expérimentaux, encourager la créativité dans les jeux au sein de l’industrie, et promouvoir ces jeux en tant que forme artistique, ici à Montréal.

Le groupe, qui s’identifie lui-même comme un collectif, a choisit lui de se rendre beaucoup plus visible que dCb, en se donnant un logo, un site web en format «blog», en participant à l’organisation d’événements publics liés à l’industrie, et en intervenant sur différents forums. Les membres se veulent donc « artistes du jeu indépendant, programmeurs, et critiques ». Ils travaillent sur plusieurs projets, portés par un ou plusieurs membres du groupe.

L’un des membres développe ainsi son propre projet de jeu, intitulé FEZ. Ce jeu de plateforme au design original et à l’esthétique simple et colorée, a été primé en 2008 lors du «Independent Games Festival»[11], où il a reçu un prix pour son « excellence en art visuel ». Encore en développement, l’avenir du jeu semble assuré. Un autre membre du collectif, compositeur de la musique pour FEZ, a été invité à jouer live un remix de cette bande son lors d’un festival japonais réputé consacré au jeu vidéo rétro, Fami-Mode, à Tokyo.

Le collectif intervient aussi dans l’organisation d’un événement annuel, un concours de jeux indépendants, dont les résultats sont présentés au Sommet du jeu de Montréal. En 2006, l’événement intitulé Gamma 01 : audio feed, mettait les développeurs indépendant au défi de proposer des jeux au game-play essentiellement basé sur le son ou la musique[12]. En 2007, Gamma256 proposait aux participants de se limiter à un affichage de 256 pixels[13]. Comme le souligne le collectif :

« Pour Kokoromi, c’est une chance pour les créateurs de jeux d’aujourd’hui de s’inspirer de façon créative, de créer de nouveaux designs et de nouvelles esthétiques qui se posent en contraste évident aux offres qui dominent le marché. (…).

L’événement annuel Gamma fait partie du mandat de Kokoromi de présenter des contenus de jeux variés et expérimentaux à une large audience publique. Ce faisant, ils prennent part à un vaste mouvement international qui reconnaît les jeux comme une forme artistique unique[14]. »

Le collectif contribue aussi à la réflexion sur son domaine, en ayant initié par exemple un symposium académique à Carnegie-Mellon au printemps 2008. Cet événement, intitulé «The Art of Play», co-organisé par l’une des membres du collectif, devenue professeure invitée à Carnegie-Mellon, visait essentiellement à présenter des jeux et projets de jeux, dans une perspective critique, suivi de conférences, afin de réfléchir au caractère artistique de la production vidéoludique[15].

Ces activités ont permis à Kokoromi de jouer un rôle très actif dans les débats sur la créativité locale et internationale du jeu vidéo et d’y occuper une place enviable. Non seulement le collectif est-il cité dans les journaux professionnels et grand public dans le monde entier, mais ses membres sont reconnus comme des acteurs importants pour le domaine. Par exemple, l’une des membres a été classée comme « l’une des 20 femmes les plus importantes du jeu vidéo » par un site Internet de références[16], et un autre a été invité à siéger comme jury pour le Independent Games Festival de 2008.

Ce collectif joue donc un rôle actif qui dépasse aujourd’hui la production de jeu possède aussi un impact fort sur les questionnements au coeur de l’industrie, en particulier Kokoromi renvoie l’industrie aux interrogations qui l’anime depuis 2005 quant à sa propre créativité. De ce point de vue, le collectif se donne le rôle de conscience de l’industrie.

Kino : un collectif pour le court-métrage expérimental, devenu mouvement international

« L’aventure Kino commence à Montréal en janvier 1999 par un simple pari entre amis : produire un court-métrage original chaque mois avant l’an 2000 et la fin du monde… », comme le rapporte le site Internet du collectif[17]. La fin du monde n’a pas eu lieu, et Kino est aujourd’hui un réseau mondial d’expérimentations autour du court métrage, qui aurait contribué à ce jour à la réalisation de plus de 200 films. Le collectif est parti d’une initiative d’employés de la télévision et du cinéma, de pigistes et d’étudiants en cinéma, qui voulaient se faire la main, et se donner la chance de réaliser des courts métrages qu’ils auraient ensuite la possibilité de visionner ensemble, de discuter et de commenter. Ces activités sont facilitées par l’arrivée sur le marché des caméras Mini-DV, qui permettent des réalisations de qualité professionnelle à un prix très raisonnable. Rapidement, le collectif décide de s’ouvrir à une audience plus large, en organisant des projections publiques dans une ancienne salle de concerts de Montréal, à prix modiques. Ces événements sont devenus rapidement très populaires, par le bouche-à-oreille, en dépassant les limites du milieu des étudiants du cinéma. Le collectif s’est de plus donné un certain nombre de règles, baptisé « Leitmotiv », qui ont orienté son activité vers une démarche spécifiquement créative et expérimentale, baptisé depuis « microcinéma ». Non seulement les règles incitent-elles à la créativité tous azimuts, avec une grande économie de moyens, mais elles promeuvent aussi un démarche d’apprentissage et d’excellence, ouverte à la critique, en contact direct avec le public, alternative au cinéma des majors et des blockbusters.

Cette démarche se concrétise via deux types d’événements : les soirées mensuelles, et les « kabarets Kino ». Comme le précise le site de la cellule montréalaise du mouvement : « les projections mensuelles de Kino proposent aux spectateurs une variété de courts-métrages produits sans ou avec très peu de moyens ». En théorie, les films projetés doivent avoir été réalisés dans le mois. Confidentielles aux origines, ces projections sont devenues des événements courus du Montréal culturel, faisant régulièrement salle comble. Ces soirées sont l’occasion pour les « kinoïtes » de projeter et partager leurs oeuvres, mais aussi d’échanger, réfléchir et débattre de leurs différents aspects, techniques, esthétiques et scénaristiques avec un public de kinoïtes, d’amateurs éclairés et de novices curieux. Ils réinventent ainsi l’ancien format du « ciné-club », en mode créatif, ouvert et communautaire.

Les « Kabarets Kino » ont été expérimentés pour la première fois lors des Rencontres Internationales du Nouveau Cinéma en 2001, comme un défi et un jeu : réaliser un court métrage en 48 heures, sur une thématique choisie, et conclure l’événement sur une projection publique. Les « Kabarets » sont définis comme : « des laboratoires ponctuels où se retrouvent pour créer sans contrainte cinéastes, comédiens, musiciens et autres artisans du cinéma ». La formule a depuis été reproduite à de multiples reprises, à Montréal et ailleurs, généralement lors de festivals. Son caractère faussement compétitif et ludique, associé à la pression de créer dans un temps limité, ont contribué à son succès, comme le souligne la cellule montréalaise : « le plaisir, l’entraide, et le partage de connaissances et des ressources techniques sont à l’honneur dans les Kabarets ».

Depuis 2007, Kino Montréal organise aussi des Rencontres internationales du microcinéma en collaboration avec plusieurs acteurs du milieu du cinéma indépendant. L’événement abrite entre autres un Kino Kabaret International, où les participants se mettent au défi de réaliser des courts-métrage en 48 ou 72 heures. Le mouvement publie aussi des compilations sur DVD des « kinos » réalisés par exemple lors de ces rencontres ou à l’occasion d’autres « Kabarets ».

Invités dans les grands festivals internationaux (Venise, Berlin, Sydney, entre autres), les « kinoïtes » ont favorisé la diffusion du modèle Kino à l’international. Le mouvement, qui dépasse le collectif, s’étend aujourd’hui à plus de 50 « cellules », dans 14 pays sur 4 continents. Ces cellules autogérées de passionnés demeurent en contact les unes avec les autres via l’Internet. Le collectif montréalais s’est donc structuré avec le temps, pour devenir une association financé à 50 % par du mécénat – sollicité lors de soirées Kino VIP – et à 50 % par des fonds publics d’aide à la création. Il vise à faire la promotion du « microcinéma », à organiser des événements et festivals, et à assurer la mise en réseau des différentes cellules Kino, tout en demeurant le gardien de l’esprit du mouvement. La cellule montréalaise est pilotée par un directeur général salarié et deux directeurs artistiques bénévoles, appuyés par un comité artistique composé d’une vingtaine de personnes.

Les membres de Kino soulignent par exemple le rôle « déclencheur » de l’expérience, qui aura amené certains au long métrage, mais aussi son rôle de « laboratoire ». Les membres interrogés « évoquent tous Kino comme un terrain de jeu, d’expérimentation et de liberté exceptionnels », rapporte une journaliste (Nicoud, 2008), qui assure aussi la rencontre, souvent suivie de collaboration, entre passionnés. De ce point de vue, Kino aurait « une fonction sociale plus qu’artistique » (idem).

Créé comme un collectif créatif sur un pari, Kino est devenu en moins de 10 ans un réseau international de création, soutenu par une association solidement organisée, qui fait la promotion active d’une nouvelle forme de cinéma, avec un impact reconnu dans la vie culturelle de son milieu, mais aussi dans l’industrie du cinéma. Kino offre une puissante illustration de l’effet multiplicateur que peut avoir l’engagement d’une communauté de passionnée dans une démarche de création.

Ces trois cas de collectifs créatifs montréalais[18] apportent un matériel empirique qui permet une première intégration des rôles et fonctions qu’ils pourraient jouer dans les dynamiques créatives de la ville, entre l’underground et l’upperground.

Analyses et interprétations : les rôles et fonctions des collectifs créatifs

Dans cette partie, nous proposons de réfléchir aux rôles que jouent les collectifs dans leur domaine. Cette revue permettra de montrer que la présence des collectifs est essentielle à la transmission de la créativité de l’underground vers l’upperground, mais on verra aussi qu’ils jouent un rôle social de mise en réseau et un rôle critique fondamental pour les industries auxquels ils se réfèrent.

Un rôle d’intégration

Le but initial du collectif est d’assurer une forme de mise en commun des idées, des connaissances, voire des projets de chacun des membres. Cette mise en commun doit favoriser à terme l’actualisation des projets individuels, par la collaboration (know what) ou part l’accès à un réseau plus étendu (know who), et éventuellement la mise en place de projets communs porteur d’identité (know why). Ainsi Kokoromi rassemble les forces des ses membres – programmation, esthétique graphique, composition musicale – autour du projet de jeu indépendant FEZ, qui devient ensuite un vecteur fort de signalisation, de promotion et d’identification.

Un rôle d’expérimentation

Le coeur de l’activité du collectif demeure l’exploration de nouvelles façons de faire, visant des productions différentes de ce que l’industrie privilégie. Dans ce sens, le collectif[19] créatif est par définition un lieu d’expérimentation, un espace protégé au sein duquel chaque membre peut légitimement tenter de nouvelles expériences, avec le support de chacun des autres membres. Comme le souligne Christian Laurence, l’un des fondateurs de Kino :

19« …il y a quand même une espèce d’avant-garde à l’intérieur de Kino; ce que les meilleurs éléments de Kino arrivent à faire avec une caméra GL1, c’est hallucinant en termes de « look ». Nous travaillons tous à la télé, en pub ou ailleurs, et cette esthétique, que nous développons ici, avec des moyens ridicules, nous pouvons nous en servir après ».

On notera que ces expérimentations « percolent » ensuite dans les pratiques plus instituées des kinoïtes, sans nécessairement que les organisations qui les emploient en aient conscience. Laurence ajoute :

« Nous développons certainement certaines expertises : nous connaissons tous les « bugs » de Final Cut Pro (logiciel de montage. NDA) par coeur et nous poussons les instruments à leur maximum. Ce qui a amené une compagnie comme (un distributeur de matériel audiovisuel), qui développe présentement son département d’imagerie numérique, à venir nous rejoindre pour nous utiliser comme banc d’essai. Ils nous prêtent leurs nouveaux instruments pour que nous les essayions, les testions pour eux ».

Un rôle de stimulation

Pour les membres du collectif, le fait de ne plus travailler seuls, mais de pouvoir échanger, discuter, critiquer leurs projets procure une stimulation importante pour l’avènement d’un projet. Par ailleurs, la présence d’une certaine diversité de connaissances, compétences et talents dans le collectif permet de mettre en place des collaborations (composition de la musique pour le jeu FEZ, au sein de Kokoromi, par exemple). Snibble, de dCb, commente : « Sans lui (Psyke), je n’aurai pas fait grand-chose de tout ça, non pas qu’il m’aide systématiquement, mais il en rajoute toujours quand je lui montre mes trucs – super?!, mais pourquoi tu ne l’as pas fait comme ça. Alors forcément, ça m’incite à aller plus loin, à creuser… ». La critique, exprimé par un expert légitime et passionné, devient porteuse d’émulation. Christian Laurence insiste aussi sur cette dynamique : « Je crois vraiment au pouvoir de l’émulation. Je crois vraiment que plus l’on montre des bons films, plus les gens ont envie de faire des bons films, et plus ils s’améliorent » (idem).

Un rôle d’actualisation

S’engager dans un collectif, c’est aussi d’engager à participer à ses activités, à apporter ses idées, son avis, ses connaissances et compétences. Dans ce sens et par principe, un membre ne peut pas demeurer passif et (se) doit d’avancer ses projets, d’actualiser ses idées pour continuer à contribuer au collectif. L’importance de la participation active semble devoir être un caractère essentiel. Comme le souligne la présentation du mouvement sur le site de Kino Montréal : « les cellules Kino s’ouvrent sans discrimination à tous ceux qui souhaitent entreprendre une démarche artistique sérieuse. Sont ciblés d’abord et avant tout les artistes issus du cinéma ». La devise du mouvement Kino illustre bien cette urgence du faire : « Faire bien avec rien, faire mieux avec peu et le faire maintenant ! ».

Un rôle de validation

En participant à ses activités, les membres du collectif doivent s’attendre à recevoir les avis, commentaires et critiques des autres membres. Même si ces échos peuvent parfois être sévères, ils seront exprimés dans un contexte relativement protégé, par des experts du domaine et deviendront donc une source légitime d’apprentissage et d’amélioration. « Cet espace critique est quelque chose que nous souhaitions depuis le début », affirme Christian Laurence, tout en soulignant la nécessité d’encourager, voire parfois de formater cette démarche critique en la rendant quasiment obligatoire : « pour les films qui durent plus que dix minutes, nous encourageons les cinéastes à faire un prévisionnement critique de leur film avec certains membres du « noyau dur » de Kino. Ce n’est qu’à titre consultatif bien sûr, et la décision de prendre ou rejeter les critiques reste celle du réalisateur ». Cette activité critique se complète ensuite du test ultime : le public. « Il faut encourager le public à exercer son esprit critique; il faut l’éduquer de ce côté-là. Nous essayons d’ailleurs de développer des stratégies pour susciter la discussion », insiste Christian Laurence.

Un rôle de signalisation

Le collectif, en assurant la mise en commun des réseaux personnels des différents membres, se donne un levier pour se faire connaître. Par ailleurs, lorsque le collectif se donne une visibilité (un nom, une identité visuelle, un site Internet…) et s’engage dans les forums publics, il vise essentiellement à signaler sa production et à faire la promotion de ses projets, de la mission qu’il s’est donné et de ses valeurs. « Encore aujourd’hui, le nom Da Cheez Brigade est resté et circule sur le web, raconte Snibble. Plusieurs années après nos compétitions de démos à Montréal, je reçois encore des messages d’Allemagne ou de Norvège » ! Les succès du collectif dCb dans la communauté des programmeurs et des hackers et la visibilité qui suivi furent aussi des arguments importants lors de leur embauche respectivement dans une entreprise de jeux vidéo et une compagnie de développement de logiciels graphiques. Ce signalement peut aussi dépasser les limites de la production du collectif et prendre une dimension identitaire, comme l’explique Christian Laurence : « oui, Kino sert définitivement à parler du Québec, à répandre une certaine idée de la culture nationale, à la diffuser » (idem).

Un rôle de remise en question

Les collectifs créatifs considérés ici ont l’ambition de questionner les pratiques, les productions, voire l’identité de leur industrie en proposant des façons de faire différentes. Ils jouent quasiment un rôle de (mauvaise??) conscience de l’industrie, sinon un rôle politique en proposant et promouvant des orientations et valeurs spécifiques pour les industries auxquelles ils se rapportent (Arvidsson, 2007). Lors d’entrevues devant les principaux représentants locaux du jeu vidéo ainsi que chaque fois qu’il est invité à s’exprimer dans un forum sur l’Internet, Phil Fish, l’un des fondateurs de Kokoromi, se fait un point d’honneur à décrire les routines de l’industrie et à dénoncer l’absence de créativité et de prise de risque qui la caractérise, parfois sur le ton de la provocation :

« J’ai travaillé sur des gros projets avec des grosses équipes, pour des grosses compagnies, et plus vous ajoutez du monde, plus l’ensemble perd son sens. Tout se dilue dès que chacun veut apporter son grain de sel. C’est très rare de voir une grosse production avec un gars qui prend les choses en mains. Même un directeur créatif a rarement ce genre de pouvoir (…). Une partie de moi pense que les programmeurs et les producteurs ont trop de contrôle. Les focus groups ont trop d’influence. Je veux voir quelqu’un avec les pleins pouvoirs créatifs. (…). Mais je ne pense pas que cela soit réaliste d’attendre ça des grands studios. Ils ont trop à perdre. Alors que j’ai très peu à perdre. (…). Et j’ai les pleins pouvoirs de créer »[20].

Un rôle de disruption

Au-delà de la remise en question, les collectifs se donnent le droit, voire la mission d’explorer des thèmes secondaires ou carrément tabous dans leur domaine. Dans le cas de dCb, Snibble a investi « gratuitement » plusieurs années dans un problème lourd (simulation physique), pour lequel il a pu mobiliser des perspectives libres et originales, peu ou pas utilisées dans l’industrie. En mettant les étudiants et expérimentateurs du cinéma en réseau, Kino crée un espace social d’expérimentation aujourd’hui inexistant dans les productions cinématographiques des majors. Encore plus loin, l’une des membres de Kokoromi propose un game-play expérimental sur le thème de la sexualité féminine, parfaitement impensable dans l’industrie. Ces activités peuvent être récupérées par l’industrie ou réorienter une partie des ses activités. Elles pourraient à terme devenir une source importante d’innovations radicales pour une industrie.

Un rôle de ressourcement

Le collectif peut donc s’avérer un levier des idées des individus et un tremplin vers la firme ou le marché, via un projet entrepreneurial. Pour le créateur impliqué dans des espaces plus institués, le collectif peut aussi jouer le rôle d’espace plus libre de retour à l’expérimentation parmi ses pairs créateurs, un lieu de renouvellement de l’inspiration, voire de ressourcement créatif. Dans l’espace créatif montréalais, la Ligue Nationale d’Improvisation (LNI) attire régulièrement des acteurs et actrices reconnus du théâtre et du cinéma qui viennent aiguiser à nouveau leur créativité dans ces joutes qui les ramènent à l’essence même de leur art. Kino joue le même rôle en accueillant régulièrement des cinéastes établis, comme Philippe Falardeau (La moitiée gauche du Frigo, Congorama) qui viennent chercher une bouffée d’air frais créatif dans la réalisation de courts métrages expérimentaux, en s’éloignant pour un temps de la lourde machine de production des longs métrages grand public.

Si les créateurs engagés dans des formes plus instituées – projets, organisations, entreprises – se tournent vers les collectifs créatifs pour alimenter leur créativité, ne serait-il pas possible de voir dans ces acteurs intermédiaires une source originale de créativité pour les firmes ?

Les collectifs créatifs : un nouveau partenaire de la créativité organisationnelle ?

Pour les individus créateurs, l’intérêt de l’existence et de la mise en place de collectifs de création semblent à ce stade évident : à travers ce regroupement à géométrie variable et aux attaches lâches, l’individu peut actualiser ses idées dans le cadre de projets collaboratifs, les expérimenter auprès de complices/experts, qui les discuteront, les critiqueront et aideront à leur amélioration et leur validation, pour devenir finalement peut-être des partenaires. L’appartenance au collectif permet donc de travailler plus concrètement, mais aussi de façon plus sociale, assurant l’actualisation de l’idée créative via sa validation, sa consolidation, et son inscription dans un réseau social élargi. Certaines firmes reconnaissent aussi aujourd’hui le rôle essentiel que pourraient jouer les collectifs de création dans le renouvellement de la créativité. L’exemple de la très dynamique agence de publicité montréalaise Sid Lee[21] et du Sid Lee Collective vient illustrer cette nouvelle tendance. L’agence, qui se donne elle-même une mission de « créativité commerciale », est reconnue en particulier pour avoir complètement redéfini le design de magasins phares du fabricant d’articles de sport allemand Adidas. Dès 2006, l’agence a mis en place une expérimentation sous la forme du « Sid Lee Collective »[22]. Le collectif est présenté comme « un incubateur de créativité » : « Le collectif publie des livres, organise des expositions, projette des films, fait la promotion du design d’objets, de mobilier, diffuse de la musique, développe des projets interactifs, etc »[23]. À l’interne, le collectif se veut un espace d’expérimentation, ou dans les termes de l’agence : « un incubateur créatif qui développe, catalyse, fait la promotion et finance divers projets » liés aux orientations créatives de l’agence.

Les productions du collectif ont été extrêmement variées. On notera entre autres une ligne de sofas et poufs, «Sit! by Sid», depuis diffusée dans une boutique de mobilier contemporain haut de gamme de New York. Le collectif prend une part très active à la promotion de Montréal comme « Ville de design »[24], avec par exemple des expositions d’affiches sous forme d’installations urbaines, mais aussi en participants à la plus importante conférence de design, TRImarchiDG en Argentine, et en y présentant leurs travaux. Le collectif s’est aussi associé avec un label de musique de danse électronique d’envergure internationale, Turbo Recordings, fondé et piloté par un DJ montréalais, pour diffusé un podcast mensuel via Itunes, décliné ensuite en CD. Le collectif est ouvert aux projets du public et accueillait par exemple en juin 2008 les créations d’une designer de mode montréalaise, exposées sur le site web.

Si sa productivité est indéniable, le bilan des activités du collectif reste à faire et soulève un certain nombre de questions en particulier dans sa contribution effective aux activités plus « régulières » de la firme. Dans la ligne du concept d’« organisation ambidextre », qui suggère de séparer radicalement les activités d’exploration d’une firme - expérimentation et recherche-développement - des activités d’exploitation – production et mise en marché (Tushman et O’Reilly, 2004) et de ses critiques, la relation entre le collectif et le reste de l’organisation demeure un enjeu majeur. Si le collectif semble apporter de nouveaux types d’activités à la firme, les transferts de connaissances et de créativité du collectif aux autres membres de l’organisation apparaissent plus difficiles à repérer. Le risque n’est pas nul de voir s’installer une distance trop importante entre le collectif et le reste de l’organisation pour assurer les transferts attendus de créativité. Par ailleurs, les enjeux managériaux d’une telle expérimentation peuvent s’avérer très délicat, dans la ligne de la tension entre exploration et exploitation (March, 1991). Quelles ressources consacrer au collectif?? Quelle priorité et visibilité lui donner ? Ne risque-t-on pas de perdre le focus de l’organisation en donnant trop d’attention au collectif, voir de provoquer des jalousies chez les autres membres de l’organisation ? Quels modèles de gouvernance privilégier pour ce collectif ? Jusqu’à quel point la hiérarchie peut-elle orienter et contrôler ses activités sans perdre le bénéfice de l’exploration libre et ainsi « tuer » sa créativité (Amabile, 1998) ? Quels rôles la hiérarchie peut-elle jouer afin de favoriser le transfert de créativité du collectif au reste de l’organisation ? Autant de questions auxquelles la recherche va devoir s’atteler pour mieux comprendre dans quelle mesure les collectifs créatifs peuvent véritablement devenir des partenaires de créativité organisationnelle.

Conclusion : Les collectifs créatifs, nouvelle frontière de la créativité organisationnelle ?

Cette contribution se voulait essentiellement exploratoire et propose donc à ce stade un travail de défrichage qui demeure largement fragmentaire. Si nous espérons avoir démontré ici le potentiel théorique et pratique d’une réflexion sur les collectifs créatifs, dans la perspective du déploiement de pratiques d’exploration des firmes de plus en plus ouvertes et mises en réseaux avec le milieu (Chesbrough, 2003, 2006; Chesbrough et al. 2005; Christensen et al, 2006), ces questionnements n’en sont qu’à leurs balbutiements et mériteraient d’être poursuivis et approfondis.

En termes de recherche, la mise en perspective des collectifs de création laisse entrevoir un chantier important, qui devrait être abordé en deux temps. Dans un premier temps, il importe de documenter plus largement les différents types de collectifs créatifs, afin de mieux cerner leurs origines, leurs processus de constitution, leurs modes de fonctionnement, leurs productions, leurs évolutions et trajectoires, ainsi que la façon dont ils s’inscrivent dans des réseaux formels et informels de partage de connaissance avec leur milieu, incluant l’underground et les firmes pouvant prendre en charge l’exploitation de leur productions créatives. De ce point de vue, l’importance relative du caractère situé des collectifs devrait aussi être discutée et pondérée. On devrait se questionner sur le rôle et l’utilisation des technologies de l’information et des communications dans la constitution de ces collectifs, dont certains sont notoirement en partie virtuels. Cette première approche devrait mobiliser des démarches qualitatives et comparatives, inspirées de l’anthropologie sociale et pourrait viser la production de cas ou de monographies, qu’il serait ensuite possible de comparer (Miles et Huberman, 1994; Wacheux, 1996). D’un point de vue plus théorique, les connaissances générées par ces cas devraient être examinées au regard des travaux récents sur les communautés de connaissances et pourraient contribuer à consolider un modèle conceptuel des communautés épistémiques et communautés de création. Dans un second temps, il conviendrait de documenter plus finement les modes d’interaction et d’articulation entre les collectifs créatifs et les firmes, dans une perspective plus économique. Les modes de passage à l’exploitation peuvent varier : dans un premier cas, un ou plusieurs membres du collectif peuvent entrer en mode entrepreneurial et lancer leur propre firme. Dans un second cas, ils peuvent être embauchés par une firme partenaire. Finalement, ils pourraient aussi céder sous diverses formes la propriété intellectuelle de leur création. Bien documenter ces diverses situations permettrait de mieux saisir le type de contribution des collectifs créatifs à leur milieu économique. En particulier, en enjeu majeur demeure celui de l’« efficacité » d’un tel lien pour le collectif comme pour la firme. De ce point de vue, un travail nécessaire de mesure reste à faire, qui pourrait par exemple mobiliser l’analyse des réseaux sociaux pour évaluer l’intensité des interactions entre les membres du collectif et les employés de la firme. Ces différents modes de relation peuvent aussi s’envisager sous l’angle des droits de propriété, et sur les motivations parfois divergentes du collectif ou de la firme à s’en réclamer.

Finalement, si les collectifs créatifs, acteurs et expérimentateurs de la création, pourraient devenir des partenaires clefs de la créativité organisationnelle, cela ne se fera qu’au prix de la mise en oeuvre d’une relation attentive à leur fonctionnement, sensible à leur indépendance, et respectueuse de leur identité. Une présence trop intense de la firme, agissant comme commanditaire et cliente, risquerait de s’avérer contre-productive et de brimer les créateurs en voulant les orienter trop fermement ou en leur imposant des contraintes qu’ils ne sont pas près à accepter à ce stade. De même qu’une présence trop distante ne permettrait pas de s’inspirer des contributions du collectif, qui pourraient éventuellement être absorbées plus rapidement et efficacement par un compétiteur. Une telle dynamique stratégique est loin d’être hypothétique et anime les relations entre de nombreux collectifs de création et des industries qui ne vivent et se renouvellent que par leur capacité à s’inspirer du travail de ces collectifs (Mason, 2008). Le cas de la musique est un bon exemple, comme celui de la mode : des marques aussi réputés que Louis Vuitton[25] ou, plus ponctuellement, Lacoste[26], n’ont dû leur retour en grâce ces dernières années qu’à leur habileté à se rapprocher de collectifs créatifs qui ont permis de donner un second souffle à leur identité. Les collectifs créatifs, proto-organisation entre anomique et institué, semblent destinés à jouer un rôle de plus en plus actif dans les écosystèmes des villes et des industries créatives.