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Dans l’éventail des stratégies de responsabilité sociale de l’entreprise à but lucratif (RSE), la RSE-BOP semble constituer la forme actuellement la plus avancée.

Cette forme d’exercice de R.S.E. renvoie aux observations empiriques de C.K. Prahalad (2004) [1]. L’auteur suggère aux firmes multinationales de s’intéresser aux 4 milliards d’individus disposant de moins de 2 dollars par jour – qu’il identifie comme étant la base de la pyramide, soit « bottom of the pyramid », B.O.P. – et propose une esquisse de conceptualisation pour guider une firme désireuse de s’engager dans cette voie. Ces populations ne peuvent devenir consommateurs potentiels que si une politique d’innovation radicale est poursuivie. Une nouvelle enveloppe prix/performance doit être conçue afin de diviser par dix et parfois deux cents le prix d’un produit/service comparable en Occident; des innovations radicales de produits et méthodes de distribution, des réagencements de compétences des opérateurs, des programmes de formation, des interfaces producteurs/distributeurs/clients totalement inédites sont indispensables pour redessiner totalement le système d’activités et le rendre économiquement viable dans des contextes à très faible pouvoir d’achat, infrastructures déficientes, pratiques locales de corruption…

Les cas les plus fréquemment cités constituent à ce jour davantage une base d’investigation que des résultats probants tant qu’à la viabilité des expériences pour les initiateurs que pour la réduction de la pauvreté des populations locales concernées. Les discussions académiques qui s’engagent semblent privilégier le raisonnement économique classique, comme l’illustre la controverse récente entre Karnani (2007) [2] et Prahalad lui-même (par courrier en février 2008). Le premier met en doute la possibilité de telles baisses de prix en ne parvenant pas à imaginer l’ampleur d’une innovation radicale. Ce constat inspire deux voies de recherche. Premièrement, des analyses empiriques extrêmement fines sur le contenu des expériences et leur évaluation économique, sociale et écologique; deuxièmement, la conceptualisation de ces activités comme des innovations stratégiques majeures. Ce qui signifie la conception d’un système stratégique complet, incluant la totalité du système d’offre, le réseau de création de valeur, la façon dont les compétences stratégiques de l’entreprise doivent entrer en synergie avec les ressources et savoirs locaux.

Le présent article constitue le deuxième volet d’un triptyque. Le premier s’est attaché à bâtir une taxonomie des formes de responsabilités sociales pratiquées ces dernières années qui a permis de dégager la stratégie RSE-BOP comme la forme jugée la plus avancée actuellement (Martinet, Payaud, 2008a; Martinet, Payaud, 2009). Ce deuxième volet présente une modélisation heuristique constituée d’un schéma directeur pour un management stratégique RSE-BOP et d’un système propositionnel, qui développe tout à la fois les fondements théoriques et les principales conditions de mise en oeuvre. Le troisième volet, qui fait l’objet d’une recherche en cours d’installation, s’attachera à mettre à l’épreuve et à affiner cette modélisation par le truchement de recherches cliniques et de recherches-interventions sur plusieurs sites de déploiement de stratégies RSE-BOP.

Cet article présente, en première section, la stratégie RSE-BOP comme une forme avancée de la RSE qui peut être au service de l’aide au développement des hommes les plus démunis. En seconde section, l’article développe les appuis théoriques qui viennent conforter les propositions, et qui s’opposent presque en tout point au « management hors-sol » à prétention universelle promu par le capitalisme financier et l’enseignement véhiculé dans de trop nombreux programmes de MBA (Mintzberg, 2005); et ensuite, les conditions requises pour un développement authentique des communautés locales de façon à éviter les dérives et les récupérations comme leur transformation en marché solvable ou en purs consommateurs. La viabilité de ces stratégies et leur contribution effective à la lutte contre la pauvreté supposent au contraire que ces communautés et ces individus puissent jouer des rôles multiples, développer leurs capacités (Sen, 1999) et couvrir leurs coûts d’existence (Perroux, 1986) : consommateurs, certes, mais aussi producteurs, distributeurs, porteurs de savoirs. Bref, de respecter leur complexité et leur richesse anthropologique et culturelle plutôt que de les constituer en homo oeconomicus.

La stratégie RSE-BOP : une forme avancée de la RSE et une voie pour l’aide au développement humain.

Sauf à préconiser des partenariats public/privé notamment avec des ONG internationales in situ, ou à encourager le mécénat, les travaux sur la responsabilité sociale font rarement cas de l’extrême pauvreté des pays en voie de développement. Ainsi, lorsque la détresse des PED est associée à la RSE, l’exercice de la responsabilité se résume le plus souvent au don, à la subvention financière philanthropique. Pratiques évidemment utiles et indispensables, mais qui méritent d’être complétées par une RSE davantage impliquée où les entreprises apporteraient plus qu’une ressource financière, mais des compétences stratégiques adaptées aux besoins des populations démunies.

La RSE-BOP mobilisée pour l’aide au développement

La RSE et la pauvreté

Rares sont les publications sur la responsabilité sociale de l’entreprise qui ne mentionnent pas la théorie des parties prenantes afin d’étayer la raison d’être de ce champ. Pourtant, rares sont celles qui soulignent l’effet définitif que peut avoir le choix d’une définition de la notion de « partie prenante » sur la politique de responsabilité sociale menée par une entreprise. Outre que l’entreprise est trop peu souvent considérée comme étant elle-même constellation de parties prenantes, s’ajoute la propension des chercheurs et praticiens à identifier les parties prenantes en excluant les dynamiques de la société civile elle-même. Car, à décomposer celle-ci en unités élémentaires « qui peut affecter ou être affecté par la réalisation d’objectifs organisationnels » (Carroll et Buchholtz, 2000), l’on oublie que l’entreprise n’est pas seulement « en marché » mais « en société » (Martinet, 1984). A distinguer les parties prenantes internes et externes (Caroll et Näsi, 1997), primaires et secondaires (Clarkson, 1995), ou en 7 catégories (Mitchell et al., 1997), l’on oublie que l’entreprise peut avoir un rôle au-delà de ces périmètres souvent implicitement nationaux. A raisonner en impacts, le plus souvent négatifs, l’entreprise est vue davantage en pollueur plus ou moins payeur que comme entrepreneur social potentiel. A raisonner en calcul statique l’on oublie que l’entreprise peut davantage réfléchir sa responsabilité en capacités stratégiques et les déployer en jeux positifs (Martinet, 1981). Sauf à déployer des partenariats avec des associations ou autres organisations à rayonnement international, la responsabilité sociale des entreprises se tourne le plus souvent vers des parties prenantes directes en utilisant que rarement ses compétences stratégiques.

Dans les pays où le tissu économique n’est pas développé, ni organisé, les territoires ne bénéficient pas des obligations de responsabilité sociale des entreprises. Ainsi, les territoires et les habitants des pays les plus pauvres se retrouvent exclus d’une activité économique structurée et pérenne.

Une orientation de RSE : le Rapport Mondial sur le Développement Humain du PNUD 2003.

Chaque année, le PNUD réalise un rapport sur des thématiques différentes, celui de 2007/2008 a par exemple pour thème « la lutte contre le changement climatique : un impératif de solidarité humaine dans un monde divisé », celui de 2004 : « La liberté culturelle dans un monde diversifiée », etc. Celui de 2003 dont le titre est : « Les objectifs du Millénaire pour le développement : un pacte entre les pays pour vaincre la pauvreté humaine » est le plus pertinent pour une problématique de RSE ambitieuse, d’autant que la plupart des objectifs sont à horizon 2015 (voir tableau 1).

Tableau 1

Résumé des Objectifs du Millénaire pour le Développement

Résumé des Objectifs du Millénaire pour le Développement

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Ce rapport d’une grande clarté, documenté et subtilement construit est accablant tant les objectifs paraissent insaisissables par leur ampleur. Cependant, six orientations sont suggérées (chapitres 3 à 8) : i) Surmonter les obstacles structurels à la croissance (Situation géographique, exiguïté des marchés, coût des échanges, gouvernance locale,); ii) Une action publique raisonnée en faveur de la santé et de l’instruction; iii) Le financement privé dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de l’eau; iv) Quand l’action publique préserve l’environnement; v) Mobiliser les populations pour la réalisation des objectifs; vi) L’action publique, et non la charité : Comment les pays riches peuvent contribuer à la réalisation des objectifs ?

Ceci dit, le « secteur privé » est le plus souvent associé aux nouvelles technologies (informations et communications) qu’il doit mettre à la portée de tous. Or, en ne précisant pas suffisamment ou en n’identifiant pas suffisamment quels acteurs disposent des leviers d’action, ou en réduisant ainsi la portée des acteurs, les orientations suggérées perdent en opérationnalité et d’autres ne sont pas envisagées.

À côté de nombreuses autres, l’exercice d’une RSE-BOP peut être l’une des orientations à adopter, en répondant tant aux Objectifs du Millénaire pour le Développement qu’aux impératifs des entreprises économiques et/ou sociales. Il est d’ailleurs frappant de voir le groupe Danone confirmer notre position en faisant explicitement référence au PNUD dans son dernier rapport RSE.

Des réponses apportées par la RSE-BOP

Le rôle et les effets de la RSE-BOP viennent questionner les préjugés sur la pauvreté et la suspicion d’une contribution privée à lutte contre la pauvreté.

Le prix Nobel de la Paix, Muhammad Yunus, a ainsi dû déconstruire de nombreux préjugés pour mettre en place ses projets de micro-crédits : « les pauvres ne sont pas capables de s’en sortir, ne savent pas travailler en équipe, décider par eux-mêmes, gérer un prêt, la certitude que la meilleure forme de développement, c’est l’aide apportée à des projets centralisés, de grande ampleur et entrepris par les gouvernements… ». Yunus rétorque que « La pauvreté n’est pas créée par les pauvres ». Or, les exemples de pratiques de RSE-BOP montrent l’envie, la volonté, la capacité de ces populations démunies à s’impliquer sur leur territoire.

La RSE-BOP répond en partie à chacun des Objectifs du Millénaire tout en intégrant la plupart des orientations suggérées par le Rapport Mondial. Dès lors que la base de la pyramide concerne la pauvreté (moins de deux dollars par jour) et l’extrême pauvreté (moins de un dollar par jour), – soit respectivement 2,8 milliards de personnes et 1,2 milliards de personnes, 4 milliards de personnes au total –, les entreprises qui s’engagent dans une telle responsabilité sociale visent prioritairement les besoins fondamentaux : elles contribuent aux Objectifs du Millénaire liés à la santé, à la mortalité infantile, à la faim, à la malnutrition, etc. Par ailleurs, la RSE-BOP nécessitant d’habiter vraiment les territoires, d’intégrer la population aux processus de vente, de distribution (…), favorise l’implication des populations à la formation d’une économie locale, comme le requiert une orientation du Rapport Mondial, et par-là permet de générer une activité économique intégrée. La sollicitation des populations passe par une formation, une éducation, un apprentissage tant des moyens techniques, que des principes de gestion, une consommation raisonnée des matières premières comme des produits finis. Economiquement et socialement, nous savons combien le rôle des femmes est important dans le développement d’éco-systèmes de ces pays; les pratiques de RSE-BOP montrent que les femmes sont le plus souvent impliquées dans les projets des sites (les Grameen ladies au Bangladesh, les daniladies et danigrandma en Afrique du Sud, le réseau de distribution de HLL, les techniciennes de Aravind…); ces expériences positives montrent combien l’exercice de ce type de RSE peut contribuer à la promotion de l’égalité des sexes, à l’autonomisation des femmes et en conséquence à l’augmentation du revenu familial. Les pays pauvres souffrent le plus souvent de problèmes structurels substantiels, comme le rappelle le Rapport Mondial (Chap.7 : 133) : une très lourde centralisation des structures et des pouvoirs, et/ou un despotisme décentralisé, la corruption, la non-implication des citoyens à la définition des besoins prioritaires… La complexité de la situation, comme la difficulté de traitement de tels problèmes de gouvernance et de management ne sauraient être sous-estimées. Mais l’apport potentiel de la RSE-BOP ne peut être ignoré. La décentralisation permet notamment des réponses rapides et précises aux besoins locaux, des mesures correctives, une responsabilité des acteurs locaux, de fait plus concernés et donc davantage impliqués. La RSE-BOP permet selon Zaoual (2005) une gouvernance « située » ou encastrée; par un système de relations et de croyances partagées, cet encastrement permet de mieux intégrer les acteurs locaux. Ainsi, la décentralisation par le site en créant, multipliant, étendant des démocraties locales, peut pallier partiellement l’insuffisance de démocratie nationale. La population démunie, parfois oubliée par les gouvernants de ces pays peut retrouver une existence et un rôle de citoyen pluriel.

Objet et projet de la modélisation

L’objectif : une modélisation heuristique

La recherche en stratégie d’entreprise s’est persuadée que la seule façon de faire science consistait à multiplier l’établissement de relations causales élémentaires « si A alors B », toutes choses égales par ailleurs bien sûr. C’est pourtant un domaine où cette dernière clause vide largement de son sens les « lois » ainsi établies. Nombreuses sont les voix autorisées (Hamel, 1998; Whittington, 2004 entre autres) qui se sont manifestées ces dernières années pour provoquer un changement radical que les conventions dominantes parviennent malheureusement à contenir.

Ce n’est cependant pas un hasard si les travaux qui ont marqué le demi-siècle de la courte histoire de la recherche en stratégie sont presque tous des modélisations heuristiques : Harvard, Ansoff, BCG, Mc Kinsey, Porter, Hamel et Prahalad… L’impact considérable de Porter tient aux 3 « frameworks » (Les 5 forces, l’avantage concurrentiel, le diamant) qu’il a patiemment développés avant d’en argumenter l’adéquation aux questions stratégiques (Porter, 1991).

Un « framework » – que nous appelons ici modélisation heuristique – consiste à identifier les éléments pertinents dans un problème complexe, à construire leurs relations, à fournir une procédure de raisonnement pour affiner le questionnement en dynamique.

Un modèle « si A alors B » nécessite une forte réduction analytique, la sélection et la mesure de variables et de relations simples qu’il convient de valider statistiquement.

Au contraire, une modélisation heuristique associe et articule de nombreuses variables, introduit des paramètres en flux et des figures théoriques qui guident, amplifient et donnent plus de sûreté intellectuelle dans la construction de diagnostics stratégiques et amplifient l’imagination de réponses appropriées dans une situation d’action complexe.

L’épistémologie : la réévaluation de la raison pratique et de l’aide à la conception

A l’opposé de l’illusoire neutralité du positivisme détaché des terrains, ce type de modélisation cherche à produire des « savoirs d’action » (Martinet, 2007a) en ne craignant pas de travailler sur l’articulation d’éléments théoriques que le premier incite au contraire à disjoindre.

En se situant « in concreto », en cherchant à faire sens « ex ante » pour des décideurs confrontés à une situation complexe et mal structurée, ce type de connaissance participe de la réévaluation de la raison pratique trop souvent dédaignée en sciences sociales, au profit d’explications pointillistes ou, au contraire, d’interprétations trop générales.

Il s’agit ici de rapprocher la recherche des pratiques managériales, d’en adopter les contraintes et les exigences pour leur fournir des appuis conceptuels, des « moteurs de conception » appropriés à des genres de situation, à des catégories d’entreprise ou à des types de problématiques.

Les questions stratégiques ne relèvent généralement pas d’une démarche de résolution de problème bien identifié où la technique permet de donner la solution optimale. Il s’agit, au contraire, de bien construire le problème dans son étendue et sa complexité, de le mettre en scène avant que de le mettre en actes. « Messieurs, de quoi s’agit-il ? » insistait déjà le Maréchal Foch ! Pour ce faire, les « frameworks » peuvent… au passage… utiliser un modèle « si A alors B ». Mais ils doivent viser bien au-delà, aider à structurer la situation en couvrant les principales dimensions et variables susceptibles de faire problème.

De telles modélisations sont nécessairement engagées puisqu’elles orientent la construction des problèmes et donc les actions susceptibles d’en découler. Le chercheur ne doit pas craindre les valeurs et l’éthique qui colorent ses modélisations à condition de les expliciter clairement. Ici particulièrement, la conviction que les grands groupes internationalisés peuvent participer au développement local des territoires où ils s’implantent, spécialement ceux occupés par des populations très pauvres. A la condition exigeante de vouloir co-construire ce développement avec les parties prenantes locales sans les réduire à un rôle unique – consommateur ou main d’oeuvre – mais au contraire, en instaurant des dynamiques d’apprentissage réciproque ambitieuses.

En un mot, il s’agit de combiner épistémique, pragmatique et éthique, c’est-à-dire connaissance, action et conscience.

Dans les domaines militaires, géopolitiques, thérapeutiques… les bons stratégistes admettent que la stratégie ne peut se saisir de la complexité des situations qu’elle entend faire évoluer qu’en adhérant au principe dialogique ou à ses diverses modalités : le paradoxe, la dialectique, la raison contradictorielle… (Luttwack, 1989; Poirier, 1987; Charnay, 1990; Wunenberger, 1990). A quelques exceptions près (Martinet, 1991; Koenig, 1996; Phelizon, 1998 dans la littérature francophone), ce principe peine à être pleinement reconnu en management stratégique, encore inféodé à la logique binaire.

Une bonne façon de conjuguer épistémique, pragmatique et éthique consiste à se situer dans une systémique ago-antagoniste, proposée initialement par Bernard-Weil (1988, 2002) et développée et expérimentée longuement (Martinet, 1991, 1997; Claveau, Martinet, Tannery, 1998; Martinet, Payaud, 2006). En effet, toute situation pratique complexe amène le stratège à devoir penser et réguler sur la durée des bipolarités en tension – délibéré/émergent, vision/circonstances, autonomie/interdépendance; centralisation/décentralisation… – en se gardant de vouloir imposer un pôle unique qui deviendrait alors pathologique et générateur de blocages

La méthode : privilégier la recherche-clinique et l’immersion de longue durée

La construction d’une telle modélisation en management stratégique passe nécessairement par des études cliniques et, si nécessaire, par de recherche-intervention. Il s’agit en effet de s’appuyer sur des moments compréhensifs (plutôt qu’explicatifs) pour produire des efforts de conception, via des concepts fondamentaux judicieusement choisis. C’est cette mise en tension, ce nouvel ago-antagonisme entre du particulier et des concepts englobants qui permet de produire un cadre générique (et non de généraliser) qui sera à même, dans des situations proches, d’amplifier et d’assurer le raisonnement des acteurs. Déjà, tout en dénonçant le scientisme, Hayek (1953) affirmait : « une science sociale féconde est une science de ce qui n’existe pas encore ».

Le contenu : la prise en compte d’un oublié de la recherche en management stratégique, le territoire

La recherche en management stratégique, contrairement à la stratégie militaire, n’accorde pas aux territoires, à leur géographie, leur topographie, leur histoire, leur culture… l’attention qu’ils méritent comte tenu de leur importance dans les pratiques d’entreprise. Elle préfère retenir un territoire théorique et euphémisé en sous-traitant aux spécialistes de logistique ou de management interculturel l’analyse fine de ses spécificités.

Porter est l’un des chercheurs en stratégie les plus sensibles à cette dimension mais il reste marqué par la localisation comme porte d’accès aux facteurs de production et/ou aux marchés, et s’intéresse moins à la l’habitation de ces territoires en dehors du cas particulier des districts industriels (Porter, 1998).

Une entreprise à responsabilité sociale avancée cherche justement à s’insérer dans les sociétés et les territoires où elle se déploie, à se considérer « en société » et non « en marchés », à habiter vraiment ses environnements. La théorie des parties prenantes comme les recherches sur les réseaux sociaux et l’encastrement (Granovetter, 1985) montrent combien il y a là sources de performances durables.

Il ne peut pourtant y avoir d’entreprise durable et de développement soutenable qu’à la condition de désencastrer les critères de gestion de l’idéologie du court termisme voire de l’instantanéité installée par les marchés financiers, les NTIC et un certain marketing. Ce qui ne condamne pas au retour à la nature ou à l’écologie profonde mais invite à un management stratégique beaucoup plus subtil et respectueux de ses lieux d’opérations.

Rappel de la taxonomie[2]

Le tableau 2 présente un repérage des pratiques de responsabilité sociale des entreprises de capitaux. Les stratégies de R.S.E. sont plus ou moins présentes et engagées selon la nature même de l’entreprise. Ainsi, les colonnes identifient des formes de R.S.E. croissante, allant de l’entreprise « Friedmanienne » à l’entreprise sociale. La première ne pratique pas et ne souhaite pas pratiquer une quelconque responsabilité sociale autre que de maximiser la richesse des actionnaires selon la célèbre injonction du monétariste de Chicago, sa devise « profit for profit ». La seconde fait de la R.S.E. sa raison d’être même. Cette taxonomie offre une base pour discuter l’évolution de ces stratégies, le passage d’une catégorie à une autre et les limites de la convergence entre les engagements les plus avancés et « l’entreprise sociale ». Celle-ci émerge théoriquement depuis quelques années à partir de la définition du gouvernement britannique « Une entreprise sociale est une activité commerciale ayant essentiellement des objectifs sociaux et dont les surplus sont principalement réinvestis en fonction de ces finalités dans cette activité ou dans la communauté plutôt que d’être guidés par le besoin de maximiser les profits pour des actionnaires ou des propriétaires » (DTI, 2002, p.13 in Defourny, 2006).

Tableau 2

Taxonomie des stratégies de R.S.E.

Taxonomie des stratégies de R.S.E.

Légende : le chiffre qui suit l’action, par exemple (8), identifie la thématique dans laquelle l’entreprise a inscrit l’action

  1. Aide aux pays en développement

  2. Culture

  3. Développement local et territorial

  4. Droits de l’Homme

  5. Education et Formation

  6. Egalité des chances dans l’entreprise

  7. Enfance et jeunesse

  8. Environnement

  9. Handicap

  10. Insertion professionnelle

  11. Insertion sociale

  12. Lutte contre l’exclusion

  13. Pratiques commerciales et solidaires

  14. Santé

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Par ailleurs, les stratégies de R.S.E. pouvant impliquer une plus ou moins grande variété d’acteurs, de parties prenantes, les lignes énumèrent les catégories de partenaires possibles. Cette taxonomie met donc en jeu le nombre, la variété et le degré d’implication, d’interaction et d’engagement réciproque entre les parties prenantes et l’entreprise. Les degrés d’implication et d’engagement sont d’ailleurs traités sous la forme d’échelle dans la littérature des parties prenantes, comme celle présentée par Friedman et Miles (2007) sur la base des travaux de Arnstein (1969).

Entre l’entreprise « Friedmanienne » et l’entreprise sociale, nous avons identifié quatre autres types de pratiques de R.S.E. : 1) la R.S.E. « cosmétique ». Celle-ci fait état de pratiques légères de la R.S.E., comme celles qui remplissent les conditions légales de l’article 116 de la loi française sur les Nouvelles Réglementations Economiques (NRE) stipulant l’obligation pour les sociétés cotées de fournir des informations sur les conséquences sociales, territoriales et environnementales de leurs activités dans leur rapport annuel. 2) La R.S.E. annexe ou périphérique présente des actions qui montrent une R.S.E. impliquée. On peut cependant distinguer une R.S.E. annexe ou périphérique d’une R.S.E. intégrée. Par R.S.E. périphérique, nous entendons des actions qui, tout en étant significatives, n’ont pas de lien direct avec l’activité de l’entreprise. 3) La R.S.E. qualifiée d’intégrée est révélée par sa présence dans un tableau de bord équilibré, par exemple le « balance scorecard » (Kaplan, Norton), ou mieux, le « sustainability scorecard » proposé par le cabinet KPMG. Même si l’on peut critiquer l’utilisation souvent descendante de cet outil de pilotage, il n’en demeure pas moins qu’il incite les managers à mieux comprendre les dimensions de la performance. Dès lors qu’on intègre les dimensions de la R.S.E. au tableau de bord, les indicateurs financiers sont partiellement contrebalancés par des indicateurs « sociaux » et peuvent signifier une performance « globale » et pourquoi pas « durable ». De plus, la R.S.E. intégrée concerne des actions en relation avec les activités de l’entreprise, c’est-à-dire proches du coeur de métier. Enfin, la quatrième qui est l’objet principal de cet article, la RSE-BOP, plus ou moins proche de la suggestion de C.K. Prahalad (2004). Les populations du bas de la pyramide des revenus ne peuvent devenir consommateurs potentiels et acteurs économiques que si une politique d’innovation radicale est poursuivie. Une nouvelle enveloppe prix/performance doit être conçue afin de diviser par dix et parfois deux cents le prix du produit/service comparable en Occident (Opération de la cataracte à 25 $ par Aravind en Inde contre 2500 $ à 8000 $ aux Etats-Unis; prothèses des membres posées pour 35 $ par JaipurFoot en Asie…); des innovations radicales de produits et méthodes de distribution, des réagencements de compétences des opérateurs, des programmes de formation, des interfaces producteurs/distributeurs/clients totalement inédites sont indispensables pour redessiner totalement le système d’activités et le rendre économiquement viable dans des contextes à très faible pouvoir d’achat, infrastructures déficientes, pratiques locales de corruption… Les cas évoqués par Prahalad font état, bien au-delà de la fourniture à bas prix de produits et services de qualité, de transformations sociales et d’éco-systèmes locaux de création de richesse profondément renouvelés par l’action structurante de l’entreprise concernée.

La méthodologie utilisée pour bâtir la taxonomie avait consisté à explorer de nombreuses sources secondaires (rapports d’experts, d’observatoires, rapports économiques et sociaux d’entreprises, articles de presse, sites internet). La plus grande diversité des pratiques de RSE avait été recherchée et non, bien évidemment, une quelconque homogénéité ou représentativité statistique. Le repérage des partenaires (nombre, type), l’identification des actions, de leur portée, du lieu de mise en oeuvre et la durée de la coopération constituent des données objectives et des marqueurs significatifs de l’éventail des pratiques observables recueillies, notamment grâce à l’important travail d’enquête réalisé par le réseau IMS-Entreprendre pour la Cité (site internet et ouvrage de 2007). La taxonomie ne qualifie pas une entreprise dans son ensemble mais distingue des types d’action de RSE. Ainsi, certaines entreprises peuvent se trouver dans plusieurs colonnes.

Architecture générale

Le système de management stratégique RSE-BOP que nous avons proposé (Martinet, Payaud, 2008b; Martinet, Payaud, 2009) peut être représenté par le schéma suivant.

Le schéma directeur (Figure 1) est composé de cinq blocs : 1) Intention stratégique précise la stratégie corporate définie notamment par le choix d’une formule stratégique; 2) Clients et marché explicite le positionnement; 3) Système d’offre indique la mise en cohérence des propositions de produit; 4) Réseau de valeurs identifie la constellation des partenariats et relations et 5) Compétences stratégiques est une évaluation des ressources et compétences à maintenir, acquérir, développer, etc. L’intérêt de ce schéma directeur est de ne pas dissocier les blocs, mais de les considérer ensemble, avec leurs interdépendances.

Figure 1

Schéma directeur pour un management stratégique RSE-BOP

Schéma directeur pour un management stratégique RSE-BOP

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On peut parler de meta-innovation (Hamel, 2000) ou d’innovation-enveloppe (Claveau, Martinet, Tannery, 1998) pour désigner la rupture opérée dans ce schéma de référence. Le modèle stratégique conceptualise et articule le système qui relie a minima l’orientation stratégique, les ressources-clés, l’interface avec les clients et le réseau de valeur que se choisit et que construit l’entreprise. Il constitue une innovation de rupture majeure quand il démultiplie le potentiel de création de valeur en jouant sur une nouvelle efficacité pour les clients, une singularisation forte de l’entreprise, une cohérence accrue des ressources et des accélérateurs de performances (Hamel, 2000). Des modèles stratégiques bien connus comme Ikea, Microsoft, Dell, Sephora… ont possédé ces qualités sur des durées plus ou moins longues. De tels cas illustrent le saut qu’ont su opérer ces entreprises en reconfigurant tout à la fois leur système d’offre et le système d’usage des clients. Mais l’effectivité et la durée des avantages concurrentiels qu’elles ont su ainsi construire reposent largement sur les processus qui leur confèrent des avantages liés aux ressources et compétences, ainsi que des avantages liés aux partenariats (Martinet, 2001).

Le schéma directeur et les propositions ci-dessous mettent en évidence la combinaison singulière qu’opère la stratégie RSE-BOP entre l’avantage concurrentiel (AC) entendu au sens usuel, les avantages liés aux ressources et compétences (AR) dont certaines sont inédites et liées aux innovations radicales requises et les avantages liés aux partenariats (AP) que confère une insertion en profondeur et imaginative sur les territoires et au sein des populations locales. Les fortes mises en tension qu’opère une telle stratégie, le caractère syncrétique de la combinaison AC*AR*AP, sont susceptibles d’entrer en synergie pour enclencher des bouclages récursifs bénéficiant à chaque élément de la composition.

Le système propositionnel : fondements théoriques et conditions de mise en oeuvre.

A partir du schéma directeur (Figure 1) et pour chacun des blocs, des propositions ont été identifiées. Pour l’ensemble des propositions, les fondements théoriques sont exposés, pour chacune d’elle, des conditions de mise en oeuvre ont été repérées.

Les fondements théoriques

Nous avons dit plus haut que l’architecture générale (Figure 1) devait être comprise dans son ensemble, il suffirait de dissocier les blocs pour qu’elle perde en pertinence et en densité; de la même manière, si des fondements théoriques peuvent être repérés pour chacun des blocs (comme par exemple, l’approche fondée sur les ressources et compétences pour le bloc Compétences Stratégiques), il serait erroné de les distinguer bloc par bloc et de perdre la cohérence et la philosophie générales. Ce qui justifie le mode d’exploitation retenu.

L’entreprise est « en société » et non pas seulement « en marché » (Martinet, 1984). Ainsi, ses actions sont contraintes et habilitées par des structures sociales en mouvement, ses activités sont encastrées dans des territoires, et, dès lors, elle est un ensemble de parties prenantes parmi d’autres. Les implications d’une telle conception suggèrent de mentionner la théorie de la structuration de Giddens (1984, 1987), l’encastrement de Granovetter et, avant lui Polanyi, (1944) ainsi que la théorie des parties prenantes bien souvent référée à Freeman (1984).

A la notion de structure associée généralement aux critères de réalité, de rigidité et de « fixité », Giddens propose de substituer le concept de structurel comme ensemble de critères virtuels, actualisés lors de la mise en oeuvre des actions et activités effectives des entités sociales individuelles et collectives. Le structurel est donc l’ensemble des règles et des ressources que l’acteur engage de manière récursive. Les lois, règles, règlementations sont autant d’éléments qui façonnent les actions des entreprises, lesquelles agissent en interaction avec les autres parties prenantes. Les décisions et les activités menées au nom de l’entreprise contraignent et habilitent en même temps qu’elles sont contraintes et habilitées par différents acteurs et institutions. Ces processus engagent l’homme dans ses multiples rôles et expliquent les spirales vertueuses ou perverses qui se développent parfois comme cela a été évoqué plus haut.

La théorie des parties prenantes conceptualise un dirigeant au service d’un intérêt supérieur de l’entreprise qui implique un rôle de composition et d’arbitrage entre les intérêts et attentes des diverses parties prenantes et qui traduisent donc toujours des choix politiques et éthiques (Martinet, 1984; Mercier, 2001).

Une stratégie de développement RSE-BOP ne peut pas ne pas considérer l’entreprise focale comme une partie prenante au sein d’un florilège de parties prenantes; chacune a donc des obligations envers l’autre, toutes doivent développer un tissu relationnel solide, fiable, réciproque dans le temps pour faciliter la concrétisation de ces obligations éthiques et morales. Dans ce cadre, la théorie des parties prenantes et la notion d’encastrement (Polanyi, 1944; Granovetter, 1985, 1992) ne peuvent pas être disjointes, dès lors que toutes deux accordent un rôle significatif à la relation, l’échange, l’interaction, la réciprocité et la récursivité dans l’action économique. Granovetter propose de considérer les relations économiques et les organisations comme le résultat d’actions individuelles étayées sur des réseaux sociaux qui à leur tour orientent l’action, cette conception rejoint donc la théorie de la structuration. Selon lui, l’action économique est aussi sociale et fait intervenir d’autres critères s’appuyant sur le relationnel, la loyauté et les valeurs interviennent; la notion d’encastrement est donc compatible avec la théorie des parties prenantes. Les institutions économiques sont des constructions sociales; le facteur d’efficience certes, mais aussi les réseaux de relations personnelles déterminent la solution adoptée. Ainsi, les institutions sont le produit d’un mélange d’actions finalisées mises en oeuvre par des réseaux complexes d’acteurs. Les comportements et les institutions économiques sont, pour Granovetter, tellement contraints par la configuration des relations sociales en cours, qu’il est impossible de les comprendre indépendamment de la sphère sociale. Il rejoint par là la notion de structurel de la théorie de la structuration.

L’entreprise se retrouve en position de développer des relations avec des parties prenantes-partenaires, pour construire ensemble des jeux coopératifs à somme positive. L’encastrement, quant à lui, se présente comme un principe de réalité, il n’y a pas de transaction purement marchande qui ne soit un phénomène encastré, c’est-à-dire qui ne soit pas liée ou qui ne résulte pas de relations sociales, culturelles... Toute stratégie RSE-BOP appelle au contraire des outils et des dispositifs profondément réencastrés dans les contextes locaux.

La structuration de l’encastrement des transactions de parties prenantes-partenaires nécessite que chacune développe des capacités dynamiques (Teece, Pisano et Shuen, 1997). Puisque celles-ci désignent le renouvellement continu des compétences visant une congruence avec un environnement, tout à la fois économique, social, territorial, écologique, sectoriel… Les capacités dynamiques construisent une capacité de résilience qui passe par des processus d’apprentissage individuel, collectif, complet, évolutionniste et structurant (Payaud, 2005a, 2005b). Cette capacité de résilience est un processus qui permet de créer un équilibrage d’intérêts entre parties prenantes, et non des seuls propriétaires et/ou dirigeants. Ce renouvellement des compétences répond certes à un critère de survie, mais de survie durable qui suggère de satisfaire des demandes politique, sociale, écologique, mais bien évidemment aussi économique et financière.

L’identification, la construction et l’appropriation de compétences passe alors par l’apprentissage organisationnel (Dodgson, 1993). L’apprentissage organisationnel est une réponse à la nécessité d’ajustement. Il y a là un concept dynamique et intégrateur qui relie plusieurs niveaux d’analyse : l’individu, les petits groupes et l’entreprise selon Crossan, Lane et White (1999), et dans le cadre de l’entreprise durable, les parties prenantes. De ce fait, il permet de revoir la nature de la coopération des organisations. Si l’apprentissage est généralement considéré comme étant une compétence de l’entreprise, l’intérêt réside plus particulièrement dans le mécanisme de transfert qui permet à l’apprentissage individuel de devenir apprentissage organisationnel, et réciproquement (Kim, 1993). Ainsi, la capacité dynamique naît de la manifestation structurante de trois catégories de compétences : les compétences individuelles, les compétences locales et les compétences globales qui sont à la fois inter-organisationnelles et intra-organisationnelles. Le passage d’une compétence à l’autre intègre à la fois la simple boucle (« single-loop learning ») : apprentissage adaptatif par lequel on réagit aux changements en adaptant son action; la double boucle (« double-loop learning ») : l’atteinte des objectifs nécessite une remise en cause des schémas d’action de l’organisation; et le deutero-apprentissage : apprendre à apprendre (Argyris et Schön, 1978). Nonaka & Takeushi (1995) affirment que le processus de connaissance organisationnelle se résume dans l’élargissement d’une connaissance individuelle par des expériences nouvelles, suivi par le partage d’expériences vécues au sein d’un groupe, puis par la conceptualisation et la cristallisation de ces expériences : création d’un nouveau concept et sa concrétisation. L’apprentissage est complet dès lors qu’il est structurant, c’est-à-dire qu’il vient, ici, compléter, ajouter des connaissances et des pratiques à l’ensemble des parties prenantes-partenaires, devenant ainsi une nouvelle base de compétences améliorable par tous. Les relations et les savoirs deviennent ainsi indissociables et nécessaires à l’activité collective (Hatchuel, 2005).

Selon Kim (1993), ce sont soit les modèles mentaux individuels, soit les modèles mentaux partagés qui affectent l’interaction de l’apprentissage individuel et de l’apprentissage organisationnel. Ainsi, pour que des processus d’apprentissage puissent avoir lieu entre les organisations et les territoires, les modèles mentaux des organisations et des acteurs des territoires doivent être suffisamment connus par les acteurs de terrain de chacune des parties prenantes afin que tous puissent construire des intérêts sécants. La dialectique entreprise/territoire n’est certes pas nouvelle (Dupuy, 1985; Pailliart, 1992). Le maintien et l’organisation de cette dialectique permettent la consolidation d’intérêts communs, qui se manifestent très clairement lorsque la durée, la confiance et la qualité des relations se traduisent par une appropriation des spécificités des territoires. Selon par exemple Offner (1992) les réseaux ne sauraient ignorer les territoires. Qu’ils doivent compter avec le politique, le consommateur, le salarié, et autres parties prenantes dont les ancrages locaux constituent pour chacun des caractéristiques substantielles. Dès lors les entreprises doivent manager le territoire : le reconnaître et le connaître, l’informer et l’écouter; mais aussi « ménager le territoire » (Martinet, 1984) : composer avec la diversité, intégrer la multiplicité des échelles géographiques, adapter la norme à la règle locale.

Ainsi, l’entreprise doit apprendre de la population, elle doit s’imprégner des spécificités et assembler des compétences locales, intégrer les subtilités culturelles et les particularités qui font que ce marché se distingue de celui des pays riches. L’entreprise peut ici être comprise à la manière des géographes où elle occupe une place originale entre la dimension locale du territoire et la dimension globale de l’économie. L’entreprise transforme les territoires à travers l’ensemble des flux matériels et humains qu’elle génère. Elle agit comme un vecteur majeur des mutations économiques, sociales et spatiales du monde contemporain (Daviet, 2005). L’entreprise est l’« un des grands acteurs de l’espace » (Brunet et alii, 1992).

Les habitants intégreront en retour l’entreprise à leur quotidien parce qu’elle répondra parfois à un besoin, le plus souvent à des nécessités vitales (revenu, produit de base…). Les populations y sont naturellement incitées car malheureusement comme le mentionne Yunus (1997) à propos du micro-crédit « Le choix est dramatiquement simple : ou (la dame) emprunte à Grameen, ou elle voit mourir ses enfants ».

Ainsi, entrepreneurs locaux, population locale et entreprise peuvent construire des relations riches, économiques mais aussi sociales, culturelles; cette coalition d’individus et d’organisation enchâssée dans un système socio-économique local crée « une communauté », au sens de Peredo et Chrisman (2006). Ces auteurs développent le concept d’« entreprise fondée sur la communauté » – Community-based enterprise, CBE –, et y voient une stratégie soutenable du développement local des pays pauvres. En effet, les limites des actions menées par les Etats, ONG ou autres institutions pour diminuer la pauvreté, le concept d’entreprise fondée sur la communauté prône une forme d’entrepreneuriat enracinée dans une culture locale, un capital social et naturel. Selon les auteurs, c’est cet enracinement qui fait souvent défaut aux politiques jusque-là engagées.

La communauté, ici, ne se définit pas seulement par une agrégation de personnes qui partagent des objectifs de production; la communauté, et donc ses membres, partagent également une localité géographique, un territoire, une culture, des caractéristiques éthniques éventuellement… Grâce à cette proximité géographique, mais aussi une proximité d’intérêts et de moyens, la communauté a un rôle d’entrepreneur collectif. Ses membres sont à la fois propriétaire, manager et employé d’une organisation créée ensemble pour répondre à ce qui, du point de vue de l’entreprise est une activité économique socialement responsable et, pour les populations locales, une source de produits et de revenus accessibles et récurrents. A charge pour tous de s’engager dans de nouvelles règles du jeu et de faire « les paris sur structures neuves » que Perroux plaçait à la base de tout développement. Cette pluralité de rôles que peuvent jouer les populations locales est de nature à limiter les effets négatifs ou pervers de l’élargissement du marché de l’entreprise aux pauvres (position dominante de l’entreprise vis-à-vis des producteurs locaux), tels que les craint Renouard (2007).

Les conditions de mise en oeuvre

Ces conditions s’adressent aussi bien aux « entrepreneurs sociaux » soucieux de mettre en oeuvre, qu’aux critiques, car elles permettent de ne pas faire glisser les enjeux de la RSE-BOP vers des perspectives moins responsables et de se préserver des déviances de cette pratique.

Le rôle et les effets de la RSE-BOP ne peuvent être simplifiés, ni réduits à un cheval de Troie du capitalisme. Au contraire, elle doit assurer la prise en compte des dommages collatéraux liés par exemple à la position dominante d’une multinationale vis-à-vis des autres producteurs locaux (Renouard, 2007). La RSE-BOP n’est pas « l’ennemie de la révolution » – critique souvent entendue par Muhammad Yunus lors de la mise en place des micro-crédits – car elle ne dépossède pas l’indigène de son désespoir, de sa rage et/ou de son idéal révolutionnaire, il n’est pas réduit à un simple consommateur gourmand avide de dépenses matérielles ou superficielles. Enfin, la RSE-BOP n’est pas qu’une activité à charges, elle doit dégager des résultats pour perdurer dans le temps comme sur des territoires.

Des exemples de pratiques de RSE-BOP illustrent chaque bloc de propositions ou des propositions particulières afin de mieux en saisir le contenu, les implications et les réflexions menées par des entrepreneurs sociaux. Ainsi, seize exemples tous issus de sources secondaires et extraits soit de l’ouvrage de Prahalad (2004), soit du réseau IMS-Entreprendre pour la Cité (livre et site internet), soit de rapports économiques et sociaux d’entreprises, concrétisent les conditions de mise en oeuvre.

Tableau 3

Les fondements théoriques d’une intention stratégique RSE-BOP

Les fondements théoriques d’une intention stratégique RSE-BOP

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Propositions 1 : Intention Stratégique

P.1.1. La conception RSE-BOP concerne directement la mission et les buts fondamentaux assignés à l’entreprise ou au moins à l’une de ses entités.

Des entreprises sociales naissent ex nihilo avec une mission et des buts sociaux, d’autres entreprises naissent de l’initiative d’une entreprise économique, mais dont la mission est d’être sociale. Dans les deux cas de figure, la viabilité économique est posée. De ce fait, la nature de l’activité de l’entreprise ou de l’une de ses entités est conçue à partir des caractéristiques des communautés, des populations locales concernées, des besoins parfaitement identifiés sur les territoires.

P.1.2. Elle s’inscrit dans le coeur de métier de l’entreprise où elle puise le type de produits offerts et des compétences centrales.

Le fait que l’activité BOP s’inscrive dans le coeur de métier de l’entreprise signifie que la satisfaction des besoins passe par l’activité support de l’entreprise, par ses compétences. Il s’agit d’une condition veto, absolue, nécessaire et non négociable, soit que cette activité préexiste, soit qu’elle soit créée de façon ad hoc.

  • Le cas de l’entreprise sociale The Bakery. La mission sociale de cet entrepreneur français, Alexis de Ducla, est de former les plus pauvres – les Intouchables – au métier de la boulangerie (P.1.1.) considéré comme de l’artisanat de luxe en Inde, grâce à une école de boulangerie française ouverte à Chennai. La production est vendue à des cafés de luxe de la ville, au lycée américain, et dans des boulangeries implantées dans des quartiers privilégiés en Inde. Ces individus, exclus du système de castes qui régit la société indienne, n’ont accès à aucune formation, aucune protection. A la fin de cette formation, les élèves issus des bidonvilles et campagnes prétendent à des postes dans des grands hôtels internationaux où les individus de castes ne sont pas favorisés.

    Sources : aujourdhuilinde.com

  • Le cas de l’entreprise économique CEMEX, fabricant international de ciment, au Mexique. Cette entreprise a lancé le projet « Patrimonio Hoy » qui permet aux pauvres d’acheter des services et des matériaux de construction pour améliorer leur habitat. « Pour Cemex, ce programme est à la fois un instrument de recherche de profit et de contribution sociale (P.1.1. et P.1.2.). Les principaux objectifs sont les suivants : donner naissance à une activité source d’avantages concurrentiels (P.1.1); représenter une option accessible pour les familles pauvres à la recherche d’une meilleure qualité de vie à travers l’amélioration de leur habitat en leur proposant du ciment et des matériaux de bonne qualité (P.3.2.) à des prix abordables et fixes (pas de fluctuation des prix) (P.3.3.); permettre aux pauvres d’accéder au crédit (par le biais d’avances de matériaux) (P.3.3.); positionner Cemex comme une entreprise socialement responsable (P.1.1.); construire du capital social (P.1.1.) ».

    Source : Prahalad, 2004; 195

Propositions 2 : Formule et Stratégie Générique

P.2.1. La conception RSE-BOP peut s’inscrire dans la formule stratégique de l’entreprise
P.2.2. La conception RSE-BOP peut inviter à un changement de formule stratégique.

Proposé en 1980 par Tregoe et Zimmerman aux USA, le concept de force motrice a été développé au plan académique par Martinet (Martinet, 1984, 1999) sous le libellé de formule stratégique. Ce concept préfigurait les approches fondées sur les ressources (Barney, 1991; Black et Boal, 1994; Conner, Prahalad, 1996) tout en offrant un caractère opératoire et synthétique. Rappelons que la formule stratégique constitue le coeur de la structure stratégique d’une entreprise et désigne sa logique dominante de développement qu’il est suggéré de suivre sur une durée suffisamment longue (Johnson, 1987). Selon la logique choisie, sont ainsi clairement identifiés, l’éventail des produits et des marchés à venir, les capacités et compétences fondamentales nécessaires, les orientations stratégiques cohérentes. La formule stratégique de l’activité exercée dans les pays BOP peut soit suivre la formule stratégique de l’entreprise focale (Grameen Danone Foods, Hewlett-Packard), soit emprunter une autre formule stratégique (Cemex, bloc1).

  • Cas de la société Grameen Danone Foods. Le projet de cette entreprise est né de la rencontre de deux hommes, Franck Riboud P-DG de Danone et Muhammad Yunus Prix Nobel de la Paix. Deux hommes qui partagent une même idée sur le développement des populations démunies. Cette expérience est relatée sous les termes suivants dans le rapport économique et social : « elle affiche un triple objectif : développer un yaourt à forte valeur ajoutée nutritionnelle pour les enfants et accessible aux plus pauvres (…), améliorer les conditions de vie de la communauté en créant des emplois et, enfin, protéger l’environnement et économiser les ressources. » et d’ajouter un quatrième objectif « Cette entreprise vise aussi la rentabilité afin d’inscrire dans la durée ces trois objectifs ». (P.2.1.)

    Source : rapport économique et social Danone 2007.

  • Le cas Hewlett-Packard. Son programme World e-Inclusion qui a pour objectif d’inventer et d’intégrer des technologies, produits et e-services qui permettront d’apporter les solutions dont ont réellement besoin les pays les plus démunis, en collaboration avec des partenaires locaux. (P.2.1.)

    Source : IMS-Entreprendre pour la Cité.

P.2.3. La stratégie générique est une différenciation de rupture par un très haut rapport valeur/prix à coûts faibles.

Prahalad (2004) rappelle que « si la marge unitaire est souvent peu élevée, l’intérêt des investisseurs pour les marchés de la base de la pyramide est motivée par la perspective d’y développer des activités de volume, assorties d’un risque limité et de retours élevés sur capitaux employés. ». La RSE-BOP passe par un cumul de conditions de mise en oeuvre à la fois stratégiques et organisationnelles : performance/prix, volume d’activité, solutions technologiques innovantes hybrides et développement durable respectant l’environnement (Les cas Danone et Aravind Eye Care System bloc 6, Cemex bloc 1).

Propositions 3 : Clients et marchés

P.3.1. La stratégie RSE-BOP répond prioritairement à des besoins fondamentaux (Maslow) : alimentation (Danone, voir P.5.2., Unilever P.4.), logement (Cemex bloc 1, Lafarge), transport, santé (Sanofi-Aventis, Procter & Gamble), énergie (EdF, Suez P.5.1.), accès aux biens fondamentaux.

A hiérarchie des besoins de l’homme, on peut associer de nombreux auteurs, dont les plus souvent cités sont Maslow, Perroux et Sen. La pyramide de Maslow identifie les besoins physiologiques, la sécurité, l’appartenance et amour, l’estime de soi et d’autrui, et la possibilité de se réaliser. Perroux (1986) développe les « coûts de l’homme » qu’il décompose en 1) besoins qui assurent à la personne l’équilibre physique et mental; 2) les besoins qui assurent à la personne une vie intellectuelle et morale; et 3) les besoins qui permettent de procurer à la personne le loisir minimum sans lequel est impossible la conscience de soi. Enfin, nous pouvons faire référence à Sen qui travaille également la notion de besoins fondamentaux sous le terme de « fonctionnements » comme étant « les différentes choses qu’une personne peut aspirer à faire ou à être (…) depuis les plus élémentaires - se nourrir convenablement - jouir de la liberté d’échapper aux maladies évitables - jusqu’à des activités ou des états très complexes - participer à la vie de la collectivité, jouir d’une bonne estime de soi … ».

Voyons quelques exemples dans le tableau 4 dans lequel il est possible de comparer la structure de dépenses de consommation liées à l’alimentation et les dépenses non alimentaires des ménages dans quelques Etats.

Tableau 4

Répartition en % des dépenses liées à l’alimentation

Répartition en % des dépenses liées à l’alimentation
Source : Biaka Tedang, 2006

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Une manière plus précise de percevoir et de saisir les besoins fondamentaux est de s’intéresser à la répartition des dépenses de consommation des ménages – dont le tableau 5 relate l’exemple brésilien – et ainsi d’adapter le type d’offre aux priorités des pays concernés. Malheureusement, ces données ne sont pas toujours accessibles, et même la plupart du temps inexistantes.

Tableau 5

La répartition des dépenses des ménages brésiliens

La répartition des dépenses des ménages brésiliens
Source : Prahalad, 2004

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  • Le cas EdF. « Le groupe EdF propose le programme ACCESS (accès à l’énergie) dans des zones rurales éloignées des réseaux électriques du Maroc, du Mali et de l’Afrique du Sud ».

  • Le cas Procter & Gamble. « Le groupe a lancé, en 2000, PUR (Purifier of Water), une solution innovante de traitement de l’eau, simple d’utilisation et accessible aux populations à bas revenus. »

  • Le cas Unilever. « Dans le cadre du programme NEP (Nutrition Enhancement Programme), Unilever a lancé en 2000 au Ghana le sel Anapurna enrichi en iode, la déficience en iode étant responsable de retards de développement et de mortalité infantile dans les PED ».

    Source : IMS-Entreprendre pour la Cité.

P.3.2. Elle s’adresse à des populations et/ou des segments de clientèle à très faible pouvoir d’achat.

Les consommateurs BOP n’ont pas d’épargne, n’ont jamais fait de demande de crédit, ne disposent pas de revenus réguliers ou déclarés. Pour toutes ces raisons, ils ne peuvent accéder aux financements offerts par les établissements financiers classiques. Aux entreprises d’imaginer des moyens et accès de financements innovants.

  • Le cas de Casas Bahia. En 2002, la population brésilienne s’élevait à 176 millions d’habitants, dont 84% appartenaient au BOP. 70% des clients de Casas Bahia – une des plus grandes enseignes de la distribution de détail brésilienne, spécialisée dans l’électronique, l’électroménager et l’ameublement – n’ont pas de revenus officiels ou réguliers. Cette population consacre 2,9% de ses dépenses aux meubles, 4,7% aux appareils ménagers. Les ventes financées par crédit s’élèvent à 90% du volume total de ventes. Pour vendre à cette population démunie, l’entreprise a notamment conçu un système de financement innovant. Un livret permet aux clients de payer en petits versements échelonnés – de 1 à 15 mois –, il ne peut être approvisionné que dans les magasins de l’enseigne, une adresse permanente suffit à contracter un prêt pour un achat inférieur à 600 réals; au-delà de cette même somme, la limite du crédit est affectée au client sur la base d’un revenu total, officiel ou non officiel, de son activité et de ses dépenses par des analystes en interne. Lorsque les clients viennent au magasin payer leur échéance, une nouvelle limite de crédit est fixée et le vendeur a la possibilité de réaliser une vente croisée entrant dans cette nouvelle limite. Le processus d’éducation des clients est un des éléments clés pour la maîtrise du taux d’impayés.

    Source : Prahalad, 2004.

P.3.3. Elle oriente la construction de moyens novateurs permettant l’accès direct de ces clients aux produits et/ou services de l’entreprise.

La conception de produits et services BOP ne s’entend pas seulement dans l’acception de « produits finis », elle doit aussi englober l’accès direct qui peut prendre différentes formes. En effet, selon que nous avons affaire à des biens durables, des services, l’accès direct peut être une formation, un usage, un comportement, un financement, un mode de distribution, etc. En fonction de l’activité et de la population, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas d’entrave, au-delà du revenu, d’ordre culturel, géographique… et/ou liée à la nature du service.

  • Cas de Lafarge. Bertrand Collomb, Président de Lafarge témoigne : « Au Brésil, notre partenariat avec Habitat for Humanity nous a amenés à faire une distribution largement plus atomisée que dans nos pays, où l’unité de livraison du ciment est la palette et où il est impossible d’acheter uniquement quelques sacs. Dans ce pays, compte tenu des caractéristiques locales, nous disposons au contraire, de camions pour faire ‘la tournée du laitier’ et déposer quelques sacs dans les petits points de distribution »

    Source : IMS-Entreprendre pour la Cité.

Propositions 4 : Système d’offre

P.4.1. L’offre est concentrée sur un produit et/ou service primaire.

En réalité, l’offre doit se concentrer sur un produit ou un nombre très limité de références de produits et/ou de services. L’entreprise ne doit pas céder à la différenciation des produits, ni à la gadgétisation, ni à un marketing sophistiqué. Le produit, malgré son très faible nombre de références, doit assurer son auto-promotion. Ainsi, le courant d’affaires sera entretenu par un rapport qualité/prix et une stabilité du produit plutôt que par une obsolescence programmée des produits.

P.4.2. La localisation est totalement ou largement intégrée; Fournisseurs, sous-traitants, distributeurs, clients… doivent pouvoir constituer progressivement un « éco-système d’activités ».

Le système d’offre doit limiter au maximum les coûts d’acheminement des approvisionnements, de la distribution, de transport des clients comme des employés. Les territoires sont souvent vastes, les sites séparés par des routes difficiles, voire inexistantes, ou des zones désertiques. Chaque localisation doit fabriquer son éco-système d’activités.

  • Le cas Lafarge India. « L’entreprise est située dans des régions rurales où le niveau de revenu est bas et la population marquée par l’illettrisme et le manque de qualification. En raison du contexte économique, Lafarge et d’autres entreprises manufacturières ne peuvent pas fournir des emplois à tous les chômeurs des communautés locales, ce qui entraîne des conflits entre les deux parties. Lafarge India a décidé de former 600 jeunes chômeurs ruraux à la maçonnerie d’ici 2008 (100 en 2004) et d’assurer aux candidats un taux d’embauche de 25 % au cours de leur formation chez un constructeur ou un fournisseur. Les cours sont évalués et certifiés par l’Institut des Ingénieurs, une institution réputée dans le domaine technique. Pour compléter le projet, Lafarge offre aux candidats diplômés une petite somme d’argent ainsi qu’un kit d’outils de maçonnerie. Cela permet de promouvoir l’une des meilleures méthodes pour former un stagiaire à la maçonnerie moderne en 30 jours. En guise de travaux pratiques, les candidats doivent construire une salle de classe dans un village. Des salariés volontaires jouent par la suite un rôle de guide durant un an pour les candidats qui auront réussi, en les orientant dans leur recherche d’un emploi significatif.

  • Les constructeurs et les fournisseurs cherchent désormais à employer les diplômés issus du projet sur leurs chantiers. 70 % des candidats au départ devraient trouver un emploi après la formation. La réussite et les bénéfices de ce projet ont été plébiscités à la fois en Inde et sur le plan international. Le Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (WBCSD) l’a salué comme un exemple de bonne pratique. L’Education and Research Institute, une ONG indienne renommée, l’a désigné comme l’une des cinq plus belles illustrations de la responsabilité sociale d’entreprise en Inde. »

    Source : http://www.lafarge.fr

P.4.3. La distribution constitue un facteur stratégique majeur. Elle doit généralement faire l’objet d’innovations radicales, notamment dans les pays où les réseaux de transport sont défaillants.
P.4.4. La stratégie marketing combine des prix très bas, une qualité satisfaisante, une promotion directe empruntant les liens de l’éco-système et minimisant le budget marketing global.

La réflexion sous-jacente à ces deux propositions est quel marketing pour des besoins fondamentaux ? Quel contenu pour les « 4P » ?

Dans une logique de RSE-BOP, la réflexion des « 4P » est totalement différente de celle encore exercée dans les pays riches; ces « 4P » sont repensés pour intégrer l’indigène dans ses qualités d’homme pluriel : consommateur, citoyen, distributeur, vendeur, transporteur… toutes satisfaites pour encourager la duplication de chacune de ces expériences sur les sites. Le produit, on l’a vu, ne doit pas subir des élargissements ou approfondissements de gamme, le prix devant être adapté au public démuni nécessite une refonte de la logistique, de la distribution, comme de la force commerciale. Les innovations ne concernent pas seulement les produits, mais les processus qui permettent d’accéder au client et d’intégrer le client.

  • Le cas de HLL. Cette filiale d’Unilever a créé en Inde du sel iodé qui ne perd pas sa teneur en iode pendant le stockage, le transport et la cuisine et diffuse seulement l’iode lors de l’ingestion d’aliments cuits. Ciblant traditionnellement les marchés urbains, HLL pouvait s’enorgueillir d’un des meilleurs systèmes de distribution du pays. Mais les responsables de la société comprirent très vite qu’ils ne pourraient pas accéder aux villages situés dans les zones reculées en utilisant les mêmes méthodes. HLL initia donc un programme dans lequel ce sont les femmes des villages imparfaitement couverts par le système qui distribuent les produits du groupe (P.4.3.). Le programme, baptisé Shakti, offre aux femmes de devenir entrepreneurs. (…) Ce canal supplémentaire de distribution permettra à terme de servir un marché de 200 à 300 millions de personnes. En effet, cette innovation que représente l’utilisation du capsulage pour protéger l’iode contenu dans le sel a été brevetée. Unilever est en train de la déployer dans d’autres pays touchés par le Trouble Du à la Carence en Iode (TDCI), au Ghana, Côte d’Ivoire et au Kenya.

    Source : Prahalad (2004)

  • Le cas Sanofi-Aventis. Le groupe « a mis en place en 2002 une structure dédiée à la compréhension de la situation et des attentes des populations démunies, ainsi qu’à l’élaboration de plans d’actions. L’engagement du groupe s’exprime concrètement par une politique de prix adaptée (P.4.4.) et des efforts en matière de recherche : le programme Impact Malaria de Sanofi-Aventis (P.4.1.) (…). S’appuyant sur une équipe de 15 personnes et représentant un budget d’environ 8 millions d’euros en 2006, ce programme met en place une politique de prix pour favoriser un meilleur accès aux médicaments contre le paludisme, une démarche de formation et d’information de tous les maillons de la chaîne de soins et la recherche de nouveaux traitement antipaludiques. Au niveau des prix, le programme pratique une politique de vente d’antipaludiques par les circuits publics à prix coûtant (P.4.3.). Dans des circuits de pharmacies privées (P.4.3.), il développe une politique tarifaire différenciée à l’aide du programme CAP (carte d’accès aux antipaludiques). D’autre part, conscient qu’une meilleure accessibilité aux médicaments ne permettra pas de battre efficacement le paludisme sans une réelle politique d’information, le groupe mène de nombreuses actions, tant auprès des professionnels de la santé que des populations, pour les former au traitement du paludisme et à la prévention ».

    Source : IMS-Entreprendre pour la Cité

Propositions 5 : Le réseau de valeurs

P.5.1. L’« éco-système d’activités » doit présenter des relations denses et proches (physiquement, culturellement…) entre acteurs.

Les relations denses et proches doivent engendrer une efficience économique, une préservation écologique qui diminuent les coûts sociaux supportés par les acteurs des populations locales. Plus les relations sont denses et proches (culturellement, socialement, …), plus le système d’activité peut être considéré comme un éco-système, plus la valeur créée est potentiellement forte.

  • Le cas Suez. Lydec, filiale du groupe au Maroc, a mis en place dès 1998, un partenariat innovant avec les autorités locales de Casablanca et la population pour électrifier 120 bidonvilles, soit 30 000 foyers. « la distribution de l’électricité s’est effectuée par blocs d’une vingtaine de ‘baraques’. Chaque bloc a élu un représentant pour gérer son ‘réseau secondaire privé’ : coordonner la réalisation des travaux, la maintenance et la distribution aux bénéficiaires. Cette personne, signataire d’un contrat collectif avec Lydec au nom des familles qu’elle représente, reçoit également la facture de consommation globale et répartit le montant sur la base des consommations relevées sur des compteurs individuels. Au sein de l’entreprise, des équipes dédiées à ce segment de clientèle assurent la coordination et l’animation du réseau des intervenants de terrain. Une de leurs missions consiste à comprendre les usages des habitants en matière d’accès frauduleux à l’énergie et à évaluer les dépenses correspondant à ces pratiques, pour mieux adapter l’offre de l’entreprise à leurs attentes et besoins. De même, afin de réduire les risques, Lydec encourage l’implication complète et la participation des habitants dans l’élaboration et la gestion quotidienne du projet. Enfin, l’entreprise a adapté sa politique des prix de raccordement aux habitants de ces bidonvilles ». De nouvelles solidarités sont nées : « Les familles les plus pauvres ont été aidées par les autres familles pour financer le branchement (Dans 61,1% des cas) ou pour payer leur facture (43,1% des cas). De même, les consommations électriques des infrastructures collectives installées dans les blocs ont été prises en charge par les familles du bloc concerné (41,7% des cas) ».

    Source : IMS-Entreprendre pour la Cité

P.5.2. L’encastrement des acteurs dans les réseaux locaux fait qu’ils peuvent tenir simultanément plusieurs rôles : distributeur, consommateur, fournisseur, formateur, etc.

L’éco-système et l’encastrement offrent des possibilités accrues à la population locale de tenir des rôles qui ne sauraient se réduire à une dimension force de travail. Au-delà de la création de valeur, des jeux à somme positive susceptibles de découler de la précédente proposition (P.5.1.), l’encastrement des acteurs dans les réseaux leur offre la possibilité d’augmenter leur potentialité, d’accroître leurs capacités, au sens de Sen.

  • Le cas Danone. En développant un nouveau système de distribution, l’entreprise a créé des emplois et de fait a généré des impacts sociaux positifs sur le territoire (P.5.1). Trois pays bénéficient à l’heure actuelle de ce modèle de distribution sociétal. Les « daniladies » en Afrique du Sud, les « Grameen ladies » au Bangladesh et les « cruceros » au Mexique. Dès 2005, les daniladies distribuaient un yaourt conçu pour répondre aux besoins nutritionnels des enfants (P.3.1.) et accessible financièrement. Les daniladies sont des femmes au chômage qui vendent le produit en faisant du porte-à-porte dans les townships (P.5.2.), encadrées par des danigrandma, femmes de la township dont le niveau d’éducation est plus élevé. En 2007, l’expérience est renouvelée au Bangladesh. Les cruceros qui vendent les produits Danone Mexique dans la rue obtiennent l’équivalent du SMIC Mexicain ainsi qu’une couverture sociale pour 32 yaourts vendus.

    Source : rapport économique et social Danone 2007, p.56.

Propositions 6 : Compétences et Ressources Stratégiques

P.6.1. Les capacités stratégiques sont à co-construire entre l’entreprise et les populations locales en mobilisant les pouvoirs et les relations sis sur le territoire ainsi que les compétences (globales et locales) de l’entreprise.

L’entreprise se trouve en tension (Hamel et Prahalad, 1994) dans le sens où les défis à relever révèlent une disproportion entre la situation présente et le futur souhaité. La volonté de mobiliser les savoir-faire et savoirs locaux ainsi que les systèmes relationnels pousse l’entreprise à ne pas se contenter de transférer et/ou appliquer ses compétences habituelles à un contexte nouveau, mais à innover en combinant et transférant les compétences locales aux siennes. De ces innovations, découlent des capacités stratégiques accrues pour l’entreprise.

P.6.2. Le financement des investissements initiaux peut justifier une ingénierie spécifique (à vocation socialement responsable) au niveau de la tête de groupe, en collaboration ou non avec des acteurs globaux (ONG…)

Ici, l’idée est de ne pas traiter le problème comme une matrice BCG dans un premier temps. En effet, lorsque l’activité économique locale qui émane d’une entreprise capitalistique cotée n’est pas assurée, il est judicieux de concevoir un financement des investissements, qui du point de vue des investisseurs comme des évaluateurs (agences, audit…), relève de niveaux de critères différents de l’activité d’origine du groupe dans son ensemble. Ainsi, si l’activité BOP ne dégage pas de résultats suffisants, elle peut être circonscrite à une opération limitée, obéissant à sa propre logique et à ses propres exigences de survie et de viabilité minimale qu’ont l’habitude de supporter les entreprises sociales. Si, au contraire, l’activité BOP montre ses capacités et qu’elle rejoint en termes de performances les standards du groupe, elle peut à terme intégrer l’activité du groupe dans son ensemble.

  • Le cas Danone.Communities. Du succès de Grameen Danone Foods (P.2.1.) est venue l’idée de promouvoir « cette nouvelle grande idée d’une économie sociale et innovante ». Le projet Danone.Communities est composé d’une SICAV et d’un FCPR. En sponsorisant ce projet Danone se constitue une communauté d’investisseurs et d’épargnants intéressés par l’expansion de nouveaux modèles de développement.

    Source : rapport économique et social Danone 2007, p.55.

P.6.3. La conception, la construction, le fonctionnement, la maintenance des équipements s’inscrivent dans une logique d’éco-système industriel et empruntent le plus possible les savoirs, les techniques, les matériaux locaux renouvelables.

Cette proposition souligne l’obligation à respecter le site, le territoire et tout ce qui le compose. Ainsi, l’entreprise veille à l’utilisation raisonnée du matériau local, à non seulement minimiser l’empreinte écologique mais aussi à contribuer, si possible, à la gestion des ressources écologiques, à ajuster la taille des équipements sans céder à la tentation des économies d’échelle qui ne prennent pas en compte les coûts cachés écologiques et sociaux, mais également à co-construire, anticiper, prévoir une autonomie locale en formant la population locale à la maintenance des appareils, à la rénovation des bâtiments ou autres phases de suivi qui découlent de l’activité BOP.

P.6.4. Les processus et systèmes d’approvisionnement, de production et de distribution sont conçus et fonctionnent de façon à habiter les territoires en mobilisant le plus possible les ressources humaines locales.

En cohérence avec les propositions P.4.2. et P.4.3., l’ensemble des processus d’approvisionnement, de production et de distribution mobilise le plus possible les ressources humaines locales dans leurs différents rôles et s’efforce d’habiter les territoires en profondeur et dans la durée, de façon respectueuse plutôt que de céder à la tentation de l’exploitation monodimensionnelle des hommes ou des ressources naturelles.

P.6.5. La conception des produits et/ou services s’appuie sur un ago-antagonisme entre compétences globales (tête de groupe), locales (unités) et indigènes (population).

La conception des produits et services ne résulte ni d’une logique d’imposition, ni d’une pure adaptation aux goûts locaux, mais les compétences, savoir-faire indigènes se trouvent mis en tension avec les savoir-faire du groupe et des filiales locales de manière à innover au maximum tout en étant cohérent avec la proposition P.2.3.

P.6.6. Les processus d’apprentissage visés sont réciproques et récursifs : enrichissement des compétences locales et indigènes sur les compétences globales; enrichissement de ces dernières par les compétences locales et indigènes. Ces processus sont susceptibles à terme d’enrichir les compétences du groupe.

Le management des compétences s’efforce de favoriser les processus d’apprentissage complet, structurant, habilitant (Payaud, 2005a), ils doivent être réciproques et récursifs aux différents niveaux de l’organisation de manière à augmenter les capacités de l’ensemble et la dynamique de l’innovation. En cas de réussite de ces processus d’apprentissage, les compétences centrales du groupe sont susceptibles d’être enrichies et déployées sur d’autres territoires, parce qu’ils génèrent des compétences transférables, ou des savoir-faire génériques.

  • Le cas Aravind Eye Care System. Aravind Eye Care System a révolutionné l’ophtalmologie depuis la détection des patients nécessitant une prise en charge, jusqu’au processus qui préside l’intervention, en passant par les consultations, dans un pays où moins d’un tiers de la population a accès à des infrastructures sanitaires correctes : l’Inde. Quelques chiffres concernant l’activité d’Aravind Eye Care System : 200 000 opérations par an, 60% des patients se font opérer gratuitement, 40% payent un tarif bas, une intervention coûte entre moins de 50 à 100 dollars (contre 2 600 et 8 000 dollars aux Etats-Unis), le prix de vente de sa propre lentille interoculaire est de 5 dollars (contre 200 aux Etats-Unis), un niveau de qualité supérieur aux normes internationales. Les 1 500 camps d’ophtalmologie itinérants sont un moyen d’éduquer les gens sur les soins des yeux, un moyen d’accéder aux patients qui ont besoin d’être opérés et sont conduits par les entreprises locales, les ONG présentes et les écoles (P.6.1.). Des techniciennes sont des jeunes femmes recrutées sur place (P.6.4.), elles sont formées exclusivement aux soins ophtalmologiques par l’entreprise (P.6.5), et s’occupent des phases pré et post-opératoires, et des suivis (P.6.3.). Aravind Eye Care System a su conserver l’infrastructure locale des villages, tout en les dotant d’équipements modernes (P.6.3). Aravind Eye Care System intègre désormais des activités de recherche, de fabrication de petit outillage, de formation et de télémédecine (P.6.6.).

    Source : Prahalad (2004)

Conclusion

Pour radicales qu’elles soient les innovations exigées par des stratégies RSE-BOP ne relèvent pas de la pure utopie comme l’illustrent les cas cités, tous caractérisés par une certaine viabilité économique et une contribution significative aux communautés locales. Elles supposent cependant un projet exigeant, durable et tenace ainsi qu’une capacité à s’affranchir de l’orthodoxie et des conventions ou théories en usage. D’ailleurs Yunus a coutume de dire : « Nous avons regardé comment fonctionnaient les autres banques et nous avons fait le contraire ».

Pour le chercheur en management stratégique, l’hétérodoxie consiste ici à poser que son champ peut contribuer à la lutte contre l’extrême pauvreté via une conception stratégique exigeante de la RSE. Jusqu’ici le management stratégique a peu nourri les réflexions sur l’économie sociale ou solidaire en se cantonnant à une conception conventionnelle et restrictive de la performance (la valeur actionnariale). Pourtant, la recherche de valeurs partenariales, la théorie des parties prenantes, le développement durable… sont autant de « petits pas » qui contribuent à élargir l’espace de décision et d’opérations de l’entreprise et à suggérer des critères de gestion plus nombreux et plus subtils.

Au-delà encore, la crise actuelle interroge directement les grandes entreprises quant à leur responsabilité dans les grands problèmes du monde. Le fait que 4 milliards d’individus disposent de moins de deux dollars par jour constitue une invitation lancinante à innover.

Fondé d’abord sur l’observation de quelques cas organisés en taxonomie, puis sur la proposition d’un cadre conceptuel provisoire mais d’emblée synthétique, le présent article élabore un schéma directeur et des propositions logiquement cohérentes à même de guider la conception de projets stratégiques ainsi orientés. Une telle modélisation heuristique n’a pas vocation à être validée empiriquement selon un protocole standard. Elle n’a d’intérêt que si elle suggère et oriente des flux de recherche, guide et sécurise des projets d’action, ouvre le champ des possibles quant aux voies et moyens de lutte contre l’extrême pauvreté et s’expose à la mise à l’épreuve et à la critique.

La RSE-BOP ne peut constituer évidemment qu’une réponse partielle et locale et ne saurait se substituer à des politiques nationales et supranationales d’aide au développement. Mais l’ampleur du problème et son caractère insoutenable pour tout homme responsable invitent à ne pas les négliger.