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La question de l’autonomie des collectifs, on devrait dire des processus d’autonomisation des collectifs, est une question centrale pour les sciences de gestion. Elle engage la réflexion dans deux voies. D’une part, il s’agit de comprendre comment un collectif d’acteurs, par exemple une entreprise, émerge et se forme et, d’autre part, d’aborder son maintien, tout comme son émergence d’ailleurs, comme l’expression d’une certaine liberté de choix[1]. Comment parler d’autonomie si les contraintes de l’action sont telles que l’acteur n’a pas le choix, si, par exemple, pour l’entreprise de nouveau, les régulations englobantes ne laissent aucun degré de liberté aux décideurs ? On peut même alors s’interroger sur leur réelle responsabilité dans cette situation. C’est un peu l’idée qui se profile derrière l’évocation fréquente de la « dictature des marchés » face à laquelle les responsables d’entreprise ne seraient ni libres, ni autonomes, ni donc responsables.

On peut considérer que cette question de l’autonomie n’est pas nouvelle et que notre discipline s’en est saisie, dans le champ de l’entrepreneuriat pour les aspects d’émergence, dans celui du management stratégique pour ce qui des politiques et des stratégies. Sur ce dernier aspect, reconnaissant la défaillance du support du politique qu’est l’Etat, certains auteurs appellent d’ailleurs au développement d’une philosophie politique pour le management et, s’agissant des questions de développement ou de stratégie de l’entreprise, à la redécouverte de la politique générale (Martinet, 2009).

Paradoxalement toutefois, les théories de l’entreprise dominantes et les plus largement mobilisées dans notre univers gestionnaire, délaissent largement, pour ne pas dire complètement, ces questions liées de l’émergence et de l’autonomie. On peinerait par exemple à trouver chez O. E. Williamson une référence à l’entrepreneur ou un réel traitement de la question de l’émergence organisationnelle, alors même que l’on appelle très souvent la théorie des coûts de transaction à la rescousse pour fonder l’existence de l’entreprise. Quand aux lectures de la gouvernance, elles s’inscrivaient encore récemment dans une vision squelettique de l’entreprise ramenée à un dispositif disciplinaire comme l’ont bien compris les théoriciens actifs de ce champ[2]. La plupart des théorisations économiques qui sous-tendent les représentations en usage de l’entreprise, s’inscrivent dans la perspective d’une régulation ex-post par le marché qui prime sur la régulation ex-ante par les projets des acteurs. Cette inscription conduit une bonne partie du management stratégique à prêter davantage attention aux comportements allocatifs qu’aux comportements créatifs. Elle l’expose à ne pouvoir rendre compte de l’émergence et de la dynamique des organisations[3].

La quête d’une théorie de l’entreprise, plus largement de l’action collective, sera dans cette contribution le fil conducteur de notre réflexion qui prend la question de l’autonomie comme point d’entrée. La thèse que nous allons défendre est qu’il nous faut disposer d’une part d’une théorie de l’entreprise fondée sur le projet pour se saisir de la construction des collectifs, d’autre part d’une compréhension anthropologique riche de l’agir humain au plan individuel, et nous parlerons d’agir projectif.

Pour développer cette thèse, il convient tout d’abord d’instruire la question de l’émergence et de l’autonomie des collectifs en posant, avec la notion de projet, les bases d’une théorie de l’entreprise[4] et des régulations faisant place aux desseins des hommes (1). Cela nous conduira à traiter la question de la rationalité reconnue aux acteurs dans cet essai de théorisation (2). Nous serons alors en mesure de mettre en discussion la pertinence d’une théorie de l’action fondée sur le projet[5] pour les sciences de gestion (3).

Emergence et autonomie des collectifs : le projet au fondement de l’action collective

Ce qui est en cause, c’est l’incapacité à penser l’origine et la transformation des règles, éléments sans lesquels il n’est guère possible d’appréhender la genèse et la morphogenèse des organisations. Se posent évidemment des problèmes redoutables car il s’agit de comprendre comment les organisations construisent le système social et, en même temps, comment elles sont construites par lui. Cette compréhension passe nécessairement par l’articulation de différents niveaux d’analyse (individu, organisation, secteur ou champ organisationnel, société), ce qui ne constitue pas le moindre des problèmes.

On peut aborder cette question selon une position de principe très générale, par exemple celle qui sous-tend les modèles co-évolutionnistes (Lewin et Volberda, 1999). Cependant, sauf à renoncer à toute démarche empirique, on a besoin d’un point d’entrée théoriquement fondé, suffisamment concret et en même temps suffisamment ouvert pour permettre de comprendre la dynamique.

Le projet peut être ce point d’entrée. Il le sera en tant qu’il est au fondement d’une théorie de l’entreprise, plus largement de l’action collective (entreprise, association, administration…). Partons ici, de la question première de l’émergence et de l’autonomie des collectifs.

L’autonomie et l’émergence comme points d’entrée

L’autonomie s’oppose à l’hétéronomie qui signifie « qui reçoit de l’extérieur des lois qui le gouvernent ». Elle se comprend alors comme capacité à concevoir et produire ses propres règles. Si on envisage cette production de règles à l’échelle d’un collectif d’acteurs, l’autonomie engage une idée d’émergence : un acteur collectif se crée en se reconnaissant des règles propres (Reynaud, 1989/1997). Mais à cette compréhension relativement immédiate, il faut aussitôt ajouter que cette capacité se comprend dans un environnement déjà là avec ses régulations et ses contraintes. Paradoxalement, dialogiquement dirait E. Morin, penser l’autonomie c’est aussi penser l’adaptation (Morin 1977, 1980). Et l’on sait bien, avec cet auteur notamment, ce qui est jeu dans l’idée d’adaptation dans le monde du vivant : plus une capacité intelligente à s’adapter à des conditions évolutives qu’une adaptation qui ne serait que conformité à des caractéristiques d’un milieu donné. Cette dernière acception relève d’une figure pauvre de l’idée riche d’adaptation, et dangereuse en ce qu’elle serait dépendance. La capacité d’adaptation est à la fois le fruit d’une autonomie et d’une intégration écologique ou éco-systémique à un milieu: c’est une auto-éco-organisation qui est au coeur des comportements du vivant[6].

Ayant cette compréhension de l’autonomie à l’esprit, on observe aisément que les divers univers d’activités se révèlent plus ou moins facilitateurs ou contraignants, tout comme les projets nourris se montrent plus ou moins originaux ou affirmés[7]. En généralisant à l’action collective (aux organisations ou entreprises) l’analyse de M. Liu (1990) appliquée au contexte des relations humaines en organisation[8], l’autonomie c’est à la fois une capacité à mobiliser des moyens et à affirmer une identité, à défendre une légitimité (Laufer, 2003) ou une singularité avec l’adoption de règles propres. Sur la première dimension, on peut repérer la capacité réalisatrice de l’acteur, actif ou passif. Dans le cas d’une entreprise, actif signifie que celle-ci définit un projet qu’elle sera capable de réaliser quels que soient les obstacles rencontrés. Le caractère passif indique une incapacité à porter des projets autres que ceux voulus par l’environnement. Quant à la capacité à affirmer une singularité, on ne peut pas dire d’un être changeant au gré des influences qu’il possède un haut degré d’autonomie, voire d’authenticité; serait donc ici en jeu une certaine idée de perméabilité aux influences extérieures (tableau 1).

Tableau 1

Les figures de l’autonomie et de l’adaptation

Les figures de l’autonomie et de l’adaptation

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Ces divers cas de figure parfois caricaturés dans la désignation proposée mériteraient d’être plus finement commentés[9]. Mais, nous voudrions simplement ici pointer que nous avons dû avoir recours, dans la caractérisation des quadrants, à l’idée que les projets de l’entreprise étaient plus ou moins affirmés et réalisables. Les attitudes projectives, parfois simplement adaptatives au sens restreint[10], sont au coeur d’une réflexion sur la question des processus d’émergence et d’autonomisation des acteurs collectifs (tableau 2).

Tableau 2

Les attitudes projectives

Les attitudes projectives

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L’absence d’anticipation peut être associée à une forme de soumission au risque du ballottement ou de la contrainte subie. Sa présence laisse quant à elle présager d’un comportement plus volontaire qui met en jeu un effort d’intelligibilité des situations à venir, effort sans lequel il serait difficile d’affirmer un projet fort, a fortiori contestataire (cf. tableau 2).

Penser l’émergence et l’autonomie, c’est donc prendre en compte explicitement une dimension de singularité ou d’originalité, l’affirmation d’un projet plus ou moins fort et compatible avec les régulations englobantes. C’est aussi inscrire l’action dans le temps, dans un temps anticipé qui sera celui de la construction de l’action envisagée.

Ces aspects doivent se trouver au coeur d’une théorie de l’entreprise, dès lors, notamment, qu’elle se soucie d’intégrer explicitement la problématique de l’émergence et de l’autonomie des collectifs que ces entreprises représentent. Nous allons voir que la référence au projet permet d’envisager une théorie de l’entreprise susceptible de leur faire une place.

Pour une théorie de l’action collective fondée sur le projet

Comme le font à la fois J.-D. Reynaud (1997) et H. Joas (1999), nous évoquerons le paradoxe de M. Olson qui nous dit que l’action collective ne va nullement de soi dans le cadre de l’agir rationnel correspondant à la recherche de l’intérêt propre des acteurs. En simplifiant, la position du passager clandestin qui bénéficie des fruits de l’action collective sans s’investir lui-même est la plus intéressante, comme le montre aisément l’exemple de la vie syndicale. Pour dépasser ces difficultés, la compréhension de l’émergence et de la constitution des collectifs nécessite le recours à la notion de projet (Reynaud, 1989/1997)[11]. Pas de collectif sans projet nourri sur l’environnement et sur lui-même. Quelles que soient la nature, l’originalité et l’intensité de son projet, un collectif se reconnaît et se fonde sur un certain nombre de règles qui définissent son projet. Le projet revêt une dimension externe en ce sens qu’il est un ensemble d’hypothèses et de choix opérés sur l’environnement (choix des relations et des modalités relationnelles externes). Il recouvre une dimension interne en ce qu’il est aussi émission d’hypothèses de l’acteur collectif sur ses propres capacités et sur les modalités par lesquelles il envisage de se constituer. La prise en compte des phénomènes de concurrence conduit à préciser que le projet productif, s’il fixe les frontières de l’organisation, en définit aussi son potentiel relatif dans les jeux disputés qui se jouent pour l’accès aux ressources et aux débouchés. Au total, le projet participe de la définition de ce qu’est et ce que souhaite faire l’acteur. Il participe de la construction de ses frontières, de son identité et de ses capacités dans le jeu des régulations dans lequel il s’inscrit[12]. Le projet se comprend ici, dans cette lecture régulationniste au sens de J.-D. Reynaud, comme dispositif de régulation. La lecture régulationniste ne peut laisser en dehors d’elle la question de l’invention des règles, notamment celle du pouvoir de les inventer : pouvoir d’initiative particulièrement important comme le rappelle J.-D. Reynaud[13]. Mais la question même de la conception du projet doit être explicitement posée.

Cette question nous ancre directement dans la perspective artificialiste des sciences de la conception avancée par H. Simon dans les années 1960. Tout projet met en jeu une conception : le projet doit être conçu et disant cela nous mettons l’accent sur le caractère artefactuel de l’organisation, sur le fait que les règles qui fondent le collectif n’ont bien évidemment rien de naturel. A la suite des travaux de Hatchuel et Weil (1992) et précisés à plusieurs reprises par Hatchuel (2000, 2005), nous considérons ainsi le projet collectif ou organisationnel comme processus de conception et de régulation de l’action collective mettant en jeu une double dynamique de savoirs et de relations. Le projet, effort de rationalisation parmi d’autres à l’oeuvre dans l’organisation (le management de la production, le contrôle de gestion…), se définit alors plus précisément, comme effort d’intelligibilité et de construction de l’action fondé sur l’anticipation[14]. Il ne s’agit nullement d’affirmer sur un mode normatif une qualité d’anticipation mais de dire en revanche que le projet met en jeu une anticipation quelle qu’elle soit. C’est un effort toujours à reprendre qui ne s’épuise donc nullement dans l’atteinte d’un objectif, encore moins d’un output qui en conclurait le déploiement. Ce n’est pas un projet à caractère uniquement technique mais bien un projet à la fois existentiel et opératoire qui met en jeu le pourquoi, le quoi et le comment de l’existence d’un collectif[15]. L’anthropologie du projet (Boutinet, 1993) nous rappelle que cette figure de l’anticipation opératoire, qui puise ses racines dans nombre d’univers (biologique, architectural, pragmatique, philosophique, politique, scientifique et épistémologique…), ne peut se réduire à quelque contenu d’évidence, conformément aux vertus de la rigueur analytique[16]. Le projet articule les dimensions qui permettent de se saisir de l’action; il met notamment en jeu une dimension existentielle et la question plus pragmatique de l’agir. Et l’on pourrait dire que la figure du projet s’impose dès lors qu’un acteur, confronté aux incertitudes de sa situation et de son avenir, cherche à redonner du sens à ses actions et à anticiper les modalités de leur actualisation.

On retiendra qu’avec le concept de projet on articule les niveaux d’analyse. Le projet permet de penser le passage de l’individuel au collectif. A la fois en tant qu’il est conception de l’action et que l’on s’intéresse à la dynamique des savoirs et des relations qu’il met en en jeu. A la fois en tant qu’il est régulation et que les règles que se reconnaissent et font vivre les collectifs participent des processus d’autonomisation ou de découplage et de la construction des régulations englobantes[17].

Notre conclusion intermédiaire sera donc à ce niveau que penser la naissance des collectifs nécessite que l’on reconnaisse en premier lieu que tout collectif se fonde sur un projet. Le corollaire en est, en second lieu, que l’effort de théorisation de l’action collective appelle la prise en compte des facettes d’invention, d’émergence et d’autonomie au plan de la rationalité individuelle.

L’agir projectif au fondement de la rationalité de l’acteur

Dès lors que l’on place le projet au coeur de la théorisation de l’action collective, on introduit une conception de la rationalité des acteurs, celle d’un agir projectif, largement absente des théorisations dominantes de l’économie ou de la sociologie. Mais l’idée d’un agir créatif et projectif est bien présente dans d’importants travaux récents.

Une présence problématique

Sur cette question de la rationalité des acteurs, la science économique orthodoxe privilégie une conception substantive et allocative qui la conduit à faire peu de place à l’idée même de construction de l’action, donc à celle de projet. Homo economicus a des intentions, le futur importe, mais il reste à choisir parmi un répertoire de futurs accessibles en connaissance pour envisager l’allocation des ressources (Giordano, 1991). Il faut attendre H. Simon pour que soit retenue la rationalité procédurale qui prend en compte la construction des choix alors endogénéisés. L’univers des possibles n’est plus donné mais à construire (Favereau, 1989). On sait l’importance que H. Simon donne à l’activité de conception. Mais il s’agit alors de ne pas épuiser la conception dans l’ajustement des moyens à des fins non questionnées, selon la pure logique instrumentale que privilégie souvent le management stratégique, oubliant alors d’envisager, dans le prolongement des réflexions de M. Weber, la diversité des rationalités et des formes alternatives d’action (Townley, 2002; Ruef, 2003). Si l’on se situe dans une lecture instrumentale qui ne traite que de l’adaptation des moyens aux fins, alors le projet, en tant qu’il recouvre un panier de finalités, n’y trouve pas sa place.

Si l’on retient la rationalité limitée pour dire, avec l’école dite de Carnégie (Cyert, March, Simon…), que les préférences et les objectifs des acteurs sont instables, ambigus, voire incohérents, alors la place du projet reste problématique. Si l’agir reconnu aux acteurs n’est qu’un agir d’adaptation, comment faire une place au projet ? La plupart du temps cette question n’est pas directement envisagée.

Le courant conventionnaliste, dans ses différentes versions, en France notamment[18], retient l’importance du substrat de règles qui permet l’action et l’échange, mais délaisse largement la question de la genèse des règles elles-mêmes, notamment des collectifs, et celle de la rationalité qui serait alors reconnue aux acteurs. Un auteur comme F. Perroux (1973) a su par le passé affirmer que l’acteur est mémoire et projet mais il reste une exception. Les théories d’inspiration évolutionniste, qui reconnaissent la dimension cognitive des pratiques organisationnelles, de même que les théories stratégiques fondées sur les connaissances, laissent naturellement la porte plus ouverte aux intentions et aux activités de conception mais la question fondamentale de l’origine des routines et de l’agir en jeu n’y est pas abordée directement. Un auteur comme J. Child, dans sa vision très englobante qui s’articule autour de la reconnaissance d’un irréductible choix stratégique excluant tout déterminisme, laisse aussi dans l’ombre cette question (Child, 1997)[19].

L’analyse stratégique des organisations de M. Crozier et E. Friedberg (1977), qui reconnaît aux acteurs des intentions et une intelligence stratégique illustre assez bien les ambiguïtés auxquelles nous sommes confrontés : si les préférences et les objectifs sont instables, on ne peut se fonder sur eux pour analyser l’action, car ce serait tomber dans une forme de déterminisme intenable. La théorie de l’acteur-réseau (TAR) ou Actor-Network Theory (ANT) (cf. Latour, 2006 pour une synthèse) qui s’intéresse aux moments d’émergence de l’action collective, tout en ayant en son coeur l’idée que des acteurs inventent et entreprennent, ne retient pas non plus cette idée d’un agir projectif pour des raisons sans doute proches de l’analyse stratégique des organisations.

Une nécessité en théorie : l’apport de Hans Joas

Finalement, ce sont les disciplines les plus fondamentales des sciences humaines (les sciences du vivant, la philosophie existentialiste ou de l’action…) qui mettent le projet au coeur de l’humain comme nous l’avons évoqué par ailleurs. J.-P. Boutinet (1993) dans son anthropologie du projet nous en propose une synthèse particulièrement riche. M. Emirbayer et A. Mische (1998) dans leur réflexion sociologique fondamentale nous engagent vers les mêmes conclusions, au point qu’ils proposent le concept de project au sens où nous l’entendons, alors même que l’acception dominante instrumentale n’est pas celle-ci et que se posent en général beaucoup de problèmes de compréhension liés à la traduction difficile du mot projet[20]. S’interrogeant sur le concept d’agency ces auteurs le comprennent comme le fruit d’un processus d’engagement social situé, à la fois informé par le passé, orienté vers le futur (les auteurs parlent d’une capacité projective) et ancré dans le présent, cet ancrage se comprenant comme une capacité de mêler et de contextualiser les arguments des choix dans le temps ‘rassemblé’ que l’acteur vit. Mais c’est sans doute H. Joas (1999) qui développe plus au fond la prise en compte de la créativité de l’agir pour théoriser l’action et c’est sa contribution que nous voudrions ici privilégier.

H. Joas part des théories de l’action : de M. Weber à T. Parsons pour les classiques qu’il considère comme des contributeurs majeurs; mais aussi de G. H. Mead ou A. Schültz et, plus près de nous, de J. Habermas ou A. Giddens par exemple, sans oublier le courant pragmatiste américain sur lequel il va beaucoup s’appuyer (notamment J. Dewey).

La théorie de l’action avancée par H. Joas met en jeu le dépassement du dualisme acteur-système : il s’agit de reconnaître pleinement un acteur agissant sans être mû par des logiques identitaires dont il serait le véhicule ou par des logiques extérieures qui détermineraient ses comportements. Cet acteur n’est pas non plus libre de toute contrainte. Partant de ce dépassement, on sait que nombre d’auteurs admettent une zone limitée d’autonomie, ce sans quoi les forces de mouvement de la société ne s’expliqueraient pas. Reprenant cette idée, A. Touraine, dans la préface du livre de H. Joas, retient d’ailleurs que ‘la sociologie n’existe que parce que l’action humaine échappe aux déterminismes sociaux ou naturels et parce que cette action ne se réduit pas à la recherche de moyens rationnels pour atteindre des buts clairement définis’ (cf. Joas, 1999 : V). Ce qui peut se comprendre comme l’imbrication des rationalités impliquées dans l’action, ce que va retenir H. Joas.

Le caractère créatif de l’agir humain sur lequel insiste H. Joas nourrit un modèle de l’action qui se situe dans une position englobante par rapport aux modèles dominants de l’action rationnelle et de l’action à visée normative. L’agir créatif n’est pas un troisième agir qui viendrait s’ajouter aux deux autres. Comme le dit H. Joas, il ne s’agit pas de signaler un nouveau type d’action jusqu’à présent négligé, mais de mettre au jour dans tout agir humain une dimension créative insuffisamment prise en compte.

C’est en fait une quête de l’ontologie de l’acteur qui est engagée et A. Touraine de retenir avec H. Joas que l’acteur défend son individualité qui, avant d’être économique ou sociale, est tout d’abord un rapport à soi à la fois corporel et moral. L’acteur se définit par son ontologie plurielle, par ses dimensions biologiques, anthropologiques et sociétales. Ce qu’affirme aussi depuis longtemps E. Morin (2001) quand il définit l’homme par le triptyque individu-société-espèce. Position que l’on pourrait aussi rapprocher de celle de H. Jonas (1998) quand il récuse le dualisme esprit-corps (de même que H. Joas) en retenant dans une expression raccourcie que « Heidegger n’a pas permis non plus à la philosophie de se saisir de l’énoncé : ‘j’ai faim’ », oubliant que tout être est irréductiblement un être de chair (Jonas, 1998 : 40).

Identifiant plusieurs métaphores de la créativité dans l’histoire des idées – l’expression, la production, la révolution, la vie, l’intelligence et la reconstruction - c’est la dernière, à savoir « intelligence et reconstruction » qui se rattache à la conception pragmatiste de l’agir humain que H. Joas privilégie. Partant des fondateurs du pragmatisme (C. S. Peirce, J. Dewey, W. James, G. Herbert Mead…), c’est l’idée, aussi bien la théorie, d’une créativité située qui est défendue : il s’agit « d’ancrer la créativité dans l’agir de l’homme, compris comme un organisme situé au sein d’un environnement naturel[21] et social » (Joas, 1999 : 142).

Pour les pragmatistes, agir ne signifie pas poursuivre des fins clairement identifiées, ni appliquer des normes établies. Il ne s’agit pas non plus de réduire la créativité à une certaine habileté à résoudre les problèmes ou simplement à s’adapter. Il s’agit de faire place à la créativité comprise comme une ouverture à de nouvelles façons d’agir. Les phases d’ébranlement des certitudes sont naturellement propices à l’expression de la créativité mais l’action de routine ne l’exclut pas, étant elle-même d’ailleurs le résultat d’une pratique créative intégrée au répertoire de routines. L’accent étant mis sur la créativité de toute expérience (cf. aussi par exemple De Certeau (1990) et ‘L’invention du quotidien’), l’art apparaît comme l’activité qui se donne pour but ce qui dans les autres modes d’action ne peut-être qu’un produit dérivé, recherché de manière non intentionnelle ou accessoire[22]. Mais toute activité quotidienne est potentiellement confrontation à de l’inattendu (objectifs inaccessibles, incompatibles, contestés…), et l’expression de la créativité peut se comprendre comme une problématisation, une abduction (C. S. Peirce), la formation d’une hypothèse par laquelle on s’affranchit de la pression du réel perçu (démarche inductive de réception du réel) et du poids des interprétations traditionnelles (démarche déductive d’émission d’hypothèses à partir de la théorie).

Ces éléments conduisent à une réinterprétation de l’intentionnalité en introduisant le concept de fin-visée, d’end-in-view de J. Dewey. « Les ends-in-view ne sont pas des états futurs indistinctement perçus, mais des projets qui structurent l’acte présent. Ils nous guident dans le choix entre différentes possibilités d’action ». On ne peut s’empêcher de souligner l’apparition du concept de projet dans la traduction française de l’ouvrage de H. Joas. Mais on perçoit surtout la critique de l’idée de fins préconçues, de la connaissance avant l’action, l’interprétation téléologique de l’intentionnalité de l’agir étant nécessairement liée à une dissociation de la connaissance et de l’action (Joas, 1999 : 168). La connaissance et l’agir doivent être considérées comme des phases de l’agir lui-même nous dit H. Joas. Les stratégies de connaissance et d’action sont liées nous disent les auteurs de la pensée complexe et du constructivisme. L’intentionnalité se comprend alors comme une régulation autoréflexive et non plus téléologique de notre comportement habituel. Le monde nous est donné à la lumière d’actions possibles (on retrouve la phénoménologie d’essence existentialiste de Merleau-Ponty par exemple), et non comme une pure extériorité dressée devant notre intériorité (Joas 1999 : 168, 169). Dès que l’on renonce au mode de pensée strictement téléologique, il faut affirmer le lien constitutif, et non pas seulement contingent, de l’agir humain avec son contexte. On délaisse l’idée de contexte comme décor pour celle d’auto-éco-organisation (cf. les nombreuses contributions d’E. Morin qui reprennent cette idée).

On échappe au dilemme déterminisme de la situation – unilatéralisme téléologique de l’action en affirmant que, dès le départ, le rapport à la situation et le rapport au but sont interdépendants. « Car sans dispositions finales, si vagues soient-elles, données ante actu sous la forme de besoins, d’intérêts et de normes, aucun évènement pourrait présenter à nos yeux le caractère d’une situation, ce ne serait jamais qu’un fait dépourvu de signification, un fait muet » (D. Böhler, cité par H. Joas, 1999 : 171).

Si donc l’intentionnalité doit être conçue comme un travail autoréflexif de prise de conscience et d’évaluation sur des quasi-intentions préréflexives ancrées dans des situations concrètes[23], alors les mobiles et les plans apparaissent comme les produits d’une telle réflexion, et non comme les causes réellement opérantes de l’agir (Joas, 1999 : 172). Cette conclusion pourrait être discutée mais elle introduit à une compréhension de l’action en tant qu’action qui se construit.

Il existe bien évidemment des positions théoriques qui récusent cette centralité de l’acteur. Ainsi, un auteur tel que N. Luhmann, empruntant paradoxalement[24] d’ailleurs à E. Morin de même qu’aux auteurs de la systémique (H. Von Forster, H. Maturana, F. Varela…) des éléments de caractérisation de la complexité (les phénomènes d’émergence et d’auto-éco-organisation notamment), se détache de l’action orientée en finalité, voire même propose une théorisation sans acteur[25], pour repenser la sociologie dans les termes d’une rationalité fonctionnaliste systémique et englobante. Il s’ensuit au passage que le constat de la déshumanisation croissante que fait N. Luhmann de la société-monde s’accompagne d’un affaiblissement, voire plus justement d’une remise en cause complète de l’idée même d’homme et de la pertinence des questions classiques de la liberté, de la participation et de l’action volontaire.

On mesure que le management se doit quant à lui d’admettre cette autonomie et cette liberté de l’acteur qui sont, nous semble-t-il, au fondement de son positionnement et de sa posture prescriptive.

L’agir projectif que nous défendons, nous le considérons aussi comme un agir dans une position englobante par rapport à l’agir instrumental et l’agir axiologique. Mais à l’agir créatif tel que défendu par H. Joas, il faudrait ajouter une prise en compte explicite du temps qui ne pourra être ici réalisée. Insistons sur le fait que l’agir projectif n’est pas un déterminisme ni une prédiction, pas plus qu’il ne s’épuise dans la planification. Nous avons parfois proposé de qualifier cet agir de stratégique au sens des sciences du vivant en tant qu’il s’oppose à l’agir programmé (Morin, 1977, 1980). Mais au final, nous retenons l’expression d’agir projectif car c’est bien celle qui nous paraît à la fois la plus riche et la plus juste pour recouvrir à la fois l’idée de création ou d’invention, et pour prendre en compte le temps et les diverses facettes de l’agir conformément à l’acception anthropologique riche du concept de projet.

Pertinence d’une théorie de l’action fondée sur le projet pour les sciences de gestion

Les processus d’agir collectif attirent l’attention des chercheurs en sciences sociales. Bien que l’on soit confronté à un effort de théorisation sur deux facettes (d’un côté l’existence et la construction de l’acteur individuel et, de l’autre, celles de l’acteur collectif) on conviendra avec H. Joas qu’ « il est en effet beaucoup plus aisé d’aborder les questions relatives à la naissance, à la reproduction et à la transformation de l’ordre social à partir d’une étude des processus collectifs qu’à partir d’une réflexion sur l’action individuelle » (Joas, 1999 : 210)[26].

On sait que les auteurs de la théorie de l’acteur-réseau en France font aussi des moments de constitution des collectifs leur objet d’étude[27]. Il s’agit de s’intéresser aux émergences organisationnelles et aux formes d’action collective qui ne peuvent être déduites de dispositions psychiques préalables ni de problèmes inhérents à l’état donné de la société. Une discipline comme les sciences de gestion, dont la finalité est de comprendre, inventer et critiquer les modèles de l’action collective, ne peut ignorer les conditions d’émergence et de régulation des organisations, quelles que soient les inscriptions systémiques des acteurs et de leurs projets. L’émergence et la construction de l’action collective sont au coeur de la compréhension des dynamiques économiques et sociales. Parallèlement, ces phénomènes sont naturellement l’objet central des sciences de gestion.

Selon nous, la compréhension de cette émergence et de cette construction de l’action collective est indissociable de la notion de projet considérée, à l’instar de la théorie de l’action proposée par H. Joas, comme la base d’un modèle englobant, aussi bien à l’échelle individuelle que collective. Dit autrement, le projet collectif articule les dimensions éthico-politiques et technico-économiques; il met en jeu les dimensions existentielles et opératoires comme nous l’avons évoqué.

A la question de la place de l’idée d’autonomie, nous répondons donc, qu’elle ne nous semble pas pensable sans faire sa place à la notion de projet qu’il faut envisager, à l’échelle de l’émergence et de la construction des collectifs, comme concept articulant conception et régulation de l’action collective et plus largement des univers disputés, mais aussi organisés, dans lesquels les entreprises évoluent.

Bien entendu, la prise en compte du projet, la mise en jeu d’une anticipation ne signifient pas que le mode de l’action soit une forme d’acharnement projectif au quotidien aussi bien pour les individus que les collectifs. Bien au contraire, il y aurait nombre d’auteurs pour stigmatiser une forme de barbarie systémique à l’oeuvre dans nos sociétés occidentales actuelles : disparition du temps historique, à la fois passé et futur, au profit d’un présent toujours problématique, voire disqualifié. Le futur et la figure du projet seraient alors convoqués, non pour que le premier soit pensé et préparé comme l’imaginait G. Berger quand il défendait l’attitude prospective, mais convoqués pour justifier le présent problématique dans une perspective post-moderne (Boutinet, 2004).

La mobilisation de la notion de projet pour comprendre la genèse et la morphogenèse des collectifs présente toute une série d’implications pour les sciences de gestion, à commencer par le fait qu’elle constitue une invitation à considérer la grande variété des formes d’action collective que l’on a trop tendance à négliger. On évoquera ici trois implications essentielles.

Tout d’abord, et de façon générale, cette mobilisation conduit à renouer avec la pensée de H. Simon pour qui l’artificialisme, plus que l’économisme et ses raisonnements d’optimisation allocative, plus que le transactionnalisme et le déplacement du regard calculateur vers la transaction, ou bien encore que l’évolutionnisme et son attention aux mécanismes de sélection, constitue le fondement des sciences de gestion. Certes, cette posture artificialiste n’est pas complètement oubliée. Elle a nourri la réflexion d’auteurs que l’on associe volontiers en France au paradigme de la complexité (voir les travaux de J.-L. Le Moigne ou de E. Morin). Elle a nourri certaines réflexions épistémologiques (Martinet, 1984, 1990). Mais on ne saurait dire que cette posture a connu, dans notre discipline, le succès que lui souhaitait H. Simon, notamment pour fonder une théorie l’entreprise ou de l’action collective. Si les sciences de gestion sont des sciences de l’artificiel, si l’action collective est un construit, un artefact, l’un des corollaires est qu’elle est le fruit d’une activité de conception. La conception se préoccupe moins des phénomènes tels qu’ils sont que des phénomènes tels qu’ils pourraient être. On mesure que toute exclusion de la conception interdit d’imaginer autre chose qu’une lecture appauvrie du management greffée sur une théorie squelettique de l’entreprise comme le fait remarquer H. Simon (1969) lui-même. On peut aussi difficilement admettre que cette conception ne soit le fruit que d’une rationalité calculatrice qui orienterait de façon quasi-déterministe les comportements. Un agir projectif est en jeu.

La mobilisation de la notion de projet et la prise en compte d’un agir projectif, conduisent, en second lieu, à revenir sur la question de la rationalité en ne condamnant pas la recherche en management à s’inscrire dans une logique uniquement instrumentale dans la mesure où la question des finalités n’est pas renvoyée sur une instance extérieure, le marché ou l’Etat. En l’état de notre réflexion, la place de l’ordre des fins (des intentions et des buts dirait H Simon), leur caractère endogène ou exogène eu égard à la définition de la rationalité ne nous semblent pas toujours clairement établis. La rationalité procédurale du fait qu’elle correspond à une construction mettrait en jeu le projet (Giordano, 1991). Mais notre sentiment reste quand même que les positions de bien des auteurs demeurent ambiguës et que l’acception de la rationalité, y compris dans sa version procédurale, porte sur les comment plus que sur les quoi et les pourquoi, ramenés parfois au détour d’une phrase à l’idée d’une adaptation à des régulations englobantes, voire d’un objectif de profit. Sur ces points, la science économique s’affirme largement, voire exclusivement, comme instrumentale, comme science de l’adaptation des moyens aux fins. Mais pour l’économiste libéral, le marché dit in fine la valeur et constitue l’instance régulatrice suprême. C’est le corollaire incontournable. Sur ce point, R. Boudon (2003, 2006) dirait qu’il ne faut pas assimiler rationalité et rationalité instrumentale, cette assimilation entraînant en effet une conséquence regrettable; ‘celle de se condamner ipso facto à imputer le choix des objectifs et des valeurs à des facteurs irrationnels : à des « forces biologiques, psychologiques et socioculturelles »’. La rationalité porte aussi sur les fins et cette rationalité cognitive met en jeu des savoirs et des valeurs. Les fins peuvent et doivent être interrogées eu égard à l’inscription des projets de l’entreprise dans l’environnement, eu égard aux valeurs qu’elles impliquent.

Enfin, faire du projet le point d’entrée d’une compréhension de la construction des organisations ou de l’action collective constitue une façon d’introduire une théorisation de l’action créative qui, comme le notent H. Tsoukas et C Knudsen (2000), fait largement défaut en management stratégique. La tradition dominante de recherche dans ce domaine ressortit à une approche de type « variance », associée à un modèle déductif-nomologique, visant la découverte de régularités, voire de lois dans le comportement des entreprises. Cette quête de lois entre largement en cohérence avec les modèles d’équilibre prévalant dans une certaine vision de l’économie et les modèles structuro-fonctionnalistes qui ont dominé la sociologie et l’économie des organisations. Dès lors que les recherches en management stratégique s’inscrivent dans cette perspective, elles tendent à produire un discours assez largement post-normatif, plus soucieux d’inventorier des faits stylisés et de bâtir des répertoires finis de situations et de comportements stratégiques, que de s’interroger sur les pratiques qui peuvent être à l’origine d’innovations dans ces comportements stratégiques et les dispositifs organisationnels. Plus largement, elles délaissent la conception et les comportements créatifs pour privilégier les raisonnements allocatifs.

Ce type d’interrogation se conçoit mal sans l’appui sur la notion de projet, au sens fondamental que nous avons retenu. Cette perspective invite à la fois à prendre en compte la singularité des acteurs et des fins qu’ils poursuivent et à explorer les marges d’action des décideurs (ou des acteurs en général), notamment vis-à-vis des régulations dans lesquelles ils s’insèrent. Régulations qu’ils participent d’ailleurs parfois largement à construire, notamment au niveau méso-économique, à travers des actions collectives de régulation (élaboration et adoption de règles de fonctionnement, labels…, à l’échelle de filières ou de réseaux). Au final, c’est la quête d’une théorie de l’entreprise ou de l’action collective qui s’impose aux sciences de gestion dans les dimensions développementales, entrepreneuriales et multidimensionnelles qu’elle ne manquera pas de recouvrir[28].

Conclusion

La posture critique radicale des régulations en cours trouve mal sa place dans le discours managérial. A bien des égards, gérer c’est toujours s’inscrire dans des régulations englobantes, d’une certaine façon les accepter. Mais cette acceptation peut aussi être comprise comme une dépendance insupportable dès lors que les régulations apparaissent comme illégitimes voire dangereuses pour la société.

Mais comment faire place à un ordre autre que catallactique sans prendre en compte les desseins ou les projets des hommes et sans leur faire une place dans la construction des entreprises et des régulations ? Comment penser la responsabilité, la responsabilité sociale de l’entreprise par exemple, autrement que comme un supplétif dans les théorisations de l’entreprise, dès lors que le modèle du comportement individuel est l’individu rationnel et calculateur et la figure d’intégration celle du marché, la main invisible et l’équilibre constaté ex-post qui lui correspond[29]. On n’est nullement surpris que M. Friedman récuse complètement toute idée de responsabilité ou d’éthique d’entreprise autre que celle de faire du profit.

Nous inscrivant dans la perspective du paradigme artificialiste dont H. Simon posait les fondements dès les années 1960, nous avons voulu engager la réflexion sur la nécessité de fonder une théorie de l’action collective sur la reconnaissance d’un agir projectif auquel il faut reconnaître toute son épaisseur anthropologique. Ce faisant, on s’éloigne des visions adaptatives et allocatives, le plus souvent elles-mêmes empreintes de considérations de coûts appauvries, qui nourrissent les théories de l’entreprise. Théories de l’entreprise dont on ne saurait d’ailleurs dire qu’elles sont propres aux gestionnaires mais tout au contraire plutôt d’inspiration économique. Ce qui n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que la discipline qui se donne pour objectif d’agir en plus grande pertinence dans le monde de l’entreprise n’ait pas de théorie propre, au minimum reconnue comme convenable par sa communauté scientifique. Nous pensons que c’est autour de l’édification d’une telle théorie de l’action collective que doit s’engager le débat avec l’économie et peut-être un interfaçage fructueux. Ce que nous proposons c’est une théorie de l’entreprise fondée sur le projet ou Project-Based View.

Ce que nous avons tenté de dire, notre angle d’attaque en quelque sorte face à la difficulté du sujet abordé, c’est que les théorisations de l’action collective et des régulations dominantes ne nous conviennent pas. Dans le cadre d’une théorie artificialiste de l’action, il nous faut proposer une compréhension des émergences organisationnelles et des transformations des régulations qui fasse toute sa place aux projets individuels mais surtout collectifs des hommes dans le cadre d’une compréhension riche de l’agir qui donne sens et achèvement aux activités humaines comme le retient J. Baechler (2008).

Terminons alors par la belle et déjà ancienne réflexion de M. Blondel (1893), grand théoricien de l’action : « Le rôle de l’action dans la constitution de la raison et dans l’idée de liberté est donc essentiel autant que peu remarqué. Qu’est-ce en effet qui révèle à la conscience cet apparent infini d’un pouvoir propre à l’agent ? C’est l’action même qui s’accomplit en lui et par lui. Et qu’est-ce qui lui inspire le désir et le sentiment d’un pouvoir propre ? C’est l’idée de cet infini de l’action dont il fait l’origine de ses décisions volontaires : réflexion et liberté impossibles chez qui au lieu d’agir serait agi. Car il n’y a raison et conscience réfléchie et sentiment qu’où il y a libre activité, et il n’y a activité libre qu’où il y a conscience d’agir ».