Article body

Les travaux sur les stratégies de rupture affirment que l’essence de la stratégie ne consiste pas à adopter les facteurs clés de succès d’une industrie mais, au contraire, à rompre avec les schémas habituels et tenter d’imposer sa propre vision des choses. Ceci conduit la firme perturbatrice à redéfinir les frontières de son secteur, à transformer le contenu de l’offre et, in fine, à actualiser les modalités de création et de répartition de la valeur. Ce processus de changement des règles du jeu a été appréhendé sous plusieurs vocables, dont les plus récurrents sont la stratégie de rupture, l’innovation stratégique et la stratégie disruptive (Charitou et Markides, 2003; Kim et Mauborgne, 1999, 2005; Le Roy et Yami, 2007; Markides, 1997, 2008; Schlegelmilch et al., 2003).

Ces travaux ont en commun de traiter essentiellement les facteurs qui permettent à une firme d’être innovante. Le rôle de la culture, des processus, des ressources et des personnes est ainsi mis en évidence pour expliquer la capacité d’une firme à changer les règles du jeu (Schlegelmilch et al., 2003). En revanche, les effets d’une stratégie de rupture sur la dynamique de la concurrence et, par suite, sur les performances de la firme qui la met en oeuvre et sur celles de ses concurrents sont nettement moins étudiés (Lehmann-Ortega et Roy, 2009).

Dans cette perspective, nous avons choisi d’explorer comment se diffuse une stratégie de rupture au sein d’un secteur en observant la dynamique des actions et réactions concurrentielles qu’elle entraîne (Ferrier et al., 1999; Grimm et al., 2006; Smith et al., 2001; Young et al., 1996). Notre approche est donc processuelle et entend lier les travaux sur les stratégies de rupture à ceux sur les interactions concurrentielles. Nous supposons que pour qu’une entreprise ait de meilleures performances que ses concurrents en s’engageant dans une stratégie de rupture, il est nécessaire que cette stratégie de rupture soit composée de mouvements plus nombreux, plus rapides et plus variés que ceux des concurrents. Cette proposition est discutée au regard du cas de l’exploitation cinématographique française entre 1990 et 2004, période au cours de laquelle une stratégie de rupture (le multiplexe) a été introduite et diffusée au sein du secteur.

Rupture et dynamique concurrentielle

La stratégie de rupture : une nouvelle approche de la stratégie

Le succès des entreprises japonaises dans les années quatre-vingts a profondément remis en cause les fondements de l’analyse stratégique. Dans une approche qui se veut entièrement nouvelle, Hamel et Prahalad (1994) ont introduit le concept d’intention stratégique et insisté sur l’importance du développement de compétences-clés. Les entreprises doivent, selon eux, définir une intention stratégique forte et claire qui servira de guide à l’ensemble de leurs actions stratégiques. Pour réaliser cette intention stratégique, elles doivent dépasser l’adaptation aux caractéristiques environnementales et oeuvrer pour la transformation des conditions de la performance sur le marché (Le Roy et Yami, 2007).

Dans une approche volontariste de la stratégie, les entreprises doivent définir des compétences-clés qui leur permettent de se développer dans le futur. La création de ces compétences va amener à la mise en marché d’une offre nouvelle, qui va transformer les frontières et la nature des industries dans lesquelles l’entreprise est ou sera présente (Hamel, 1996). Ces stratégies « révolutionnaires » sont alternativement nommées, dans ce qui peut être considéré comme une nouvelle doctrine stratégique, « stratégies de rupture », « innovations stratégiques » ou « stratégies disruptives ».

Précisément, il s’agit, pour Markides (2008), de la capacité d’une entreprise à revisiter de manière radicale les règles du jeu concurrentiel en proposant une nouvelle valeur au client en vue de créer ou d’étendre un marché à son avantage. Dans le même ordre d’idée, pour Schlegelmilch et al. (2003), l’innovation stratégique est « la reconceptualisation fondamentale du modèle d’affaires et la redéfinition des marchés existants (en changeant les règles et en changeant la nature de la compétition) pour obtenir une augmentation significative de la valeur pour les clients et une forte croissance pour l’entreprise ».

La littérature abonde en exemples d’entreprises ayant réussi à imposer de nouvelles règles du jeu. L’analyse du cas de la Nintendo Wii permet de comprendre comment cette entreprise a récemment déconstruit une à une les règles existantes dans le secteur du jeu vidéo (Aurégan et Tellier, 2009). La démarche stratégique est ambitieuse et entrepreneuriale puisque le rôle des dirigeants consiste à transformer de façon proactive leur environnement. L’enjeu est de porter un regard « neuf » sur un secteur d’activité et de percevoir une voie permettant de réinventer l’offre.

La capacité à changer les règles du jeu suggère que l’entreprise peut exercer une forme de contrôle sur la dynamique concurrentielle (Roy, 2007). Aussi, la stratégie de rupture requiert, de la part des dirigeants, une compréhension étroite des mécanismes de fonctionnement de leur industrie, une certaine créativité, et une capacité à prendre des risques afin de surprendre les concurrents tout en s’assurant une adhésion des clients (actuels ou nouveaux). Les travaux engagés dans cette voie s’inscrivent ainsi dans la lignée des arguments d’économistes tels que Schumpeter ayant mis en avant la nature profondément dynamique et instable des mécanismes concurrentiels. La stratégie de rupture constitue, en quelques sortes, une relecture dans le champ de la stratégie du concept de la destruction créatrice, illustrant la façon dont une entreprise détruit le fonctionnement actuel d’une industrie pour en recréer une autre s’y substituant.

En stratégie, les recherches existantes se focalisent essentiellement sur les facteurs internes permettant l’émergence d’une rupture. L’entretien d’une culture du questionnement permanent dans l’entreprise est ainsi un facteur essentiel pour Hamel (1998a, 1998b) et Markides (1997, 2008). De même, l’excès de formalisation de la stratégie ne permet pas la créativité nécessaire dans cette approche (Hamel, 1996, 1998b). Un autre facteur essentiel est le dialogue, que celui-ci se produise entre les différentes fonctions de l’entreprise, entre ses différents niveaux hiérarchiques (Hamel, 1996, 2000) ou entre l’entreprise et des parties prenantes externes (Markides, 1997).

Les implications des stratégies de rupture relèvent d’un traitement plus succinct dans la littérature, notamment celles concernant les clients et les concurrents. En ce qui concerne les clients, la finalité de la stratégie de rupture consiste à proposer une nouvelle valeur, c’est-à-dire un produit et/ou un service auquel le client n’a pas pensé (Kim et Mauborgne, 1999). Cela s’oppose à l’approche traditionnelle de la stratégie où l’objectif consiste à identifier les besoins des clients puis à réfléchir au positionnement de l’offre par rapport à la concurrence. Ainsi, le rapport aux concurrents s’en trouve modifié. L’entreprise cherche à réinventer le marché, ce qui implique une redéfinition des conditions de la rivalité concurrentielle en son sein (Hamel, 1998a; Markides, 1999). La conséquence ultime de la stratégie de rupture est d’écarter la concurrence voire de la rendre obsolète lorsque l’entreprise parvient à créer un nouveau marché qu’elle exploite seule (Kim et Mauborgne, 1999).

Actions et réactions concurrentielles

Dans les travaux sur la dynamique concurrentielle, les objets d’analyse sont les comportements concurrentiels des firmes. Ces comportements sont considérés comme relatifs à ceux de leurs principaux rivaux. Les performances des entreprises dépendent de la dynamique de la rivalité concurrentielle, c’est-à-dire de l’ensemble des actions et réactions concurrentielles (Ferrier, 2001; Smith et al., 1992; Young et al., 1996, Grimm et al.; 2006).

Une action (ou attaque) concurrentielle est un mouvement, comme une baisse de prix ou l’introduction d’un nouveau produit, réalisé par une firme dans l’objectif de défendre ou d’améliorer sa position concurrentielle relative (Smith et al., 1992). De même, une réaction (ou réponse) est un contre-mouvement engagé par une firme envers un ou plusieurs concurrents dans l’objectif de défendre ou d’améliorer sa position.

La littérature offre plusieurs grilles d’analyse des actions concurrentielles. Smith et al. (1992) caractérisent les actions selon l’importance des ressources mobilisées, le nombre de concurrents affectés, l’impact sur les clients, le caractère innovant et la difficulté de mise en oeuvre. En prolongement, Bensebaa (2000) retient quatre critères de l’action : son intensité, sa spécificité, son degré d’irréversibilité et son degré d’innovation.

Dans le même ordre d’idée, Ferrier (2001) considère qu’une attaque concurrentielle a quatre caractéristiques : son volume, sa durée, sa complexité et son imprévisibilité. Le volume de l’attaque concurrentielle correspond au nombre d’actions. La durée de l’attaque correspond au temps entre son déclenchement et sa fin. La complexité de l’attaque est déterminée par le nombre d’actions différentes qui la composent. Enfin, l’imprévisibilité d’une attaque dépend de sa variété par rapport à l’attaque précédente. Une attaque concurrentielle est agressive quand elle comporte un plus grand nombre d’actions que celles des concurrents, quand ces actions durent sur une période plus longue, quand elles sont plus variées et quand elles sont plus imprévisibles.

Dans une conception proche, pour Ferrier et Lee (2002), une attaque concurrentielle a quatre caractéristiques. La première est l’intensité stratégique, qui correspond au nombre d’actions concurrentielles dans une période de temps. La deuxième est la complexité stratégique, qui correspond au nombre d’actions de types différents. La troisième est l’imprévisibilité stratégique qui dépend de la variété des actions d’une période à l’autre. Enfin, la dernière est l’hétérogénéité stratégique, qui incarne la différence entre les actions concurrentielles de l’entreprise et celles de ses rivales. Une entreprise est d’autant plus agressive qu’elle a un grand nombre d’actions concurrentielles dans une période de temps courte.

La stratégie de rupture comme un ensemble d’actions concurrentielles

Dans cette recherche, nous considérons la stratégie de rupture comme une attaque concurrentielle initiée par une firme pour améliorer ses positions et ses performances. Une stratégie de rupture est déployée par une entreprise pour prendre l’avantage sur ses rivaux, en déplaçant la concurrence sur un nouveau terrain. Dans ce nouveau terrain, qualifié « d’océan bleu » par Kim et Mauborgne (2005), elle va se présenter comme un « pionnier » et donc avoir un « avantage pionnier » (Lambkin, 1988; Lieberman et Montgomery, 1988, 1998). Si « l’océan bleu » est amené à se développer, les concurrents vont réagir à cette attaque, en imitant le mouvement stratégique de l’entreprise agressive, c’est-à-dire en entrant eux-mêmes dans le nouveau marché. La stratégie de rupture est donc ici considérée comme un élément de la dynamique concurrentielle. Elle est une initiative prise par une entreprise pour prendre l’avantage sur ses rivaux, initiative qui donnera lieu à une réaction concurrentielle de la part de ses rivaux.

Cela suppose qu’une stratégie de rupture a les caractéristiques de toute attaque concurrentielle : un volume, une vitesse, une complexité, une imprévisibilité et une hétérogénéité (Ferrier, 2001; Ferrier et Lee, 2002). Toutefois, deux critères sont inadaptés ici. En effet, elle est par nature imprévisible, puisqu’elle est différente des actions initiées par la firme dans la période précédente. De même, elle est par nature hétérogène, puisque différente des comportements des concurrents. Trois critères seront donc pris en compte pour discuter des caractéristiques concurrentielles d’une stratégie de rupture : son volume, sa vitesse et sa complexité.

Le volume d’actions concurrentielles

Le volume total d’actions concurrentielles est le premier composant d’une attaque concurrentielle. Plus ce volume total est important relativement à celui des concurrents, plus l’entreprise est considérée comme agressive (Ferrier et al., 1999; Smith et al., 2001; Ferrier et al., 2002; Le Roy, 2003; Young et al., 1996; Yu et Cannella, 2005).

Plusieurs recherches établissent un lien entre le volume d’actions concurrentielles et les performances. Ferrier et al. (1999) montrent que les leaders qui conservent leurs positions sont ceux qui ont un plus grand nombre d’actions concurrentielles que leurs challengers. Inversement, les challengers qui détrônent les leaders sont ceux qui ont un plus important volume d’actions concurrentielles. De la même façon, Ferrier (2001) et Smith et al. (2001) établissent un lien statistique positif entre le volume d’actions concurrentielles et les performances de la firme agressive.

Pour les stratégies de rupture, ces résultats devraient également être vérifiés. En effet, la firme qui introduit la rupture a intérêt à étendre le plus possible le nouveau modèle économique qu’elle a mis au point, c’est-à-dire diffuser le plus rapidement possible la nouvelle offre (ou les nouvelles unités d’offre) sur le marché. Elle doit donc générer un grand nombre d’actions concurrentielles sur les produits, les prix, la publicité, etc. qui correspondent au développement de ses capacités de production et de commercialisation.

Proposition 1 : Pour qu’une stratégie de rupture permette à l’entreprise qui l’initie d’améliorer ses performances, il est nécessaire qu’elle soit composée d’un volume d’actions concurrentielles supérieur au volume des réactions concurrentielles de ses rivaux.

La vitesse des actions concurrentielles

La vitesse des actions concurrentielles est considérée comme une caractéristique de l’attaque concurrentielle dans plusieurs recherches (Ferrier et al., 1999; Ferrier et Lee, 2002; Ferrier et al., 2002; Smith et al., 1997; Yu et Cannella, 2005). En d’autres termes, plus les actions concurrentielles d’une entreprise sont rapides par rapport à celles des adversaires, plus l’entreprise est considérée comme agressive.

La vitesse des actions concurrentielles est liée, dans plusieurs travaux, au volume d’actions concurrentielles (Ferrier et Lee, 2002; Yu et Cannella, 2005). Dans ce cas, c’est la division du nombre d’actions concurrentielles par la vitesse de ces actions qui donne la mesure de l’intensité des actions d’une firme. D’autres recherches considèrent la vitesse des actions comme une dimension à part entière de l’attaque (Ferrier et al., 1999; Smith et al., 1997). Les firmes qui ont les actions concurrentielles les plus rapides sont censées être celles qui obtiennent les meilleures performances. Inversement, les firmes qui n’ont pas l’initiative des attaques sont censées enregistrer des performances moindres. Dans ce contexte, la meilleure stratégie consiste à prendre l’initiative et à mettre en oeuvre des actions qui augmentent les délais de réponse des concurrents.

La vitesse des actions concurrentielles devrait être un élément déterminant pour la réussite des stratégies de rupture. En effet, plus la firme introduisant la rupture est rapide pour développer et diffuser le nouveau modèle économique, plus elle pourra bénéficier d’une rente de quasi-monopole, qui s’estompera quand ses concurrents l’auront imitée. Inversement, si elle n’est pas la plus rapide, ce sont ses concurrents qui, en l’imitant, bénéficieront des effets de la rupture.

Proposition 2 : Pour qu’une stratégie de rupture permette à l’entreprise qui l’initie d’améliorer ses performances, il est nécessaire qu’elle soit composée d’actions concurrentielles plus rapides que ne le sont les réactions concurrentielles de ses rivaux.

La variété des actions concurrentielles

La variété ou complexité des actions concurrentielles est considérée comme un des composants de l’attaque concurrentielle dans la plupart des recherches (Ferrier et al., 1999; Smith et al., 2001; Ferrier et al., 2002; Young et al., 1996; Yu et Cannella, 2005). Plus la variété des actions concurrentielles d’une firme est importante relativement à celle des firmes rivales, plus l’entreprise est agressive.

Les auteurs s’entendent sur le fait que la faible variété du répertoire concurrentiel est un facteur de faibles performances. En effet, plus une entreprise a un répertoire concurrentiel réduit, plus les firmes concurrentes peuvent facilement anticiper ses attaques et y réagir de façon rapide. En revanche, plus une firme a un répertoire concurrentiel varié, moins ses concurrents peuvent prévoir ses actions, et plus leurs réponses seront longues et difficiles (Ferrier et al., 1999; Smith et al., 2001).

Cet argument, qui prend ses sources dans la pensée économique autrichienne (Kirzner, 1973), est confirmé empiriquement par Ferrier et al. (1999). Leurs résultats montrent que les leaders maintiennent leurs positions de marché quand ils développent une plus forte variété d’actions que leurs challengers. De la même façon, Smith et al. (2001) montrent que les challengers qui détrônent les leaders sont ceux qui ont un répertoire concurrentiel complexe. En revanche, les résultats de l’étude de Ferrier (2001) sont plus contrastés.

En ce qui concerne les stratégies de rupture, on peut supposer que le degré de complexité est un facteur de performances. En effet, un des facteurs clés de succès d’une stratégie de rupture est la définition d’un nouveau modèle économique difficilement imitable par les concurrents. Plus ce nouveau modèle économique est complexe, plus il sera difficile à imiter, plus la firme introduisant la rupture bénéficiera d’une rente de quasi-monopole. Inversement, plus une rupture stratégique se traduit par un répertoire concurrentiel simple, plus elle sera facile à imiter par les concurrents.

Proposition 3 : Pour qu’une stratégie de rupture permette à l’entreprise qui l’initie d’améliorer ses performances, il est nécessaire qu’elle soit composée d’actions concurrentielles plus variées que ne le sont les réactions concurrentielles de ses rivaux.

Méthode de recherche

La diffusion des multiplexes en France

L’exploitation cinématographique est née à la fin du 19ème siècle. Depuis l’invention des frères Lumière, elle a connu en France le cycle de vie suivant : démarrage (1895-1909), croissance (1909-1947), maturité (1947-1957) et déclin (1957-1992). Depuis 1993, le secteur connaît une régénération importante suite à une stratégie de rupture introduite par l’entreprise Pathé et suivie par les concurrents directs (Gaumont et UGC) : les salles multiplexes[1]. Cette nouvelle génération d’équipements délivre une valeur nettement améliorée au client (taille, qualité technique, large choix de films et d’horaires, services annexés, nouvelles implantations, etc.). La plupart des éléments de l’offre sont ainsi revus (cf. figure 1), faisant du multiplexe une véritable rupture concurrentielle, commerciale, technique, géographique et culturelle au sein du marché français (Kim et Mauborgne, 2005).

Figure 1

La nouvelle courbe de valeur associée au multiplexe

La nouvelle courbe de valeur associée au multiplexe

-> See the list of figures

L’impact des multiplexes sur le secteur de l’exploitation cinématographique est profond, irréversible et multi-niveau. Couplés avec l’élargissement de l’offre de films, les multiplexes ont ainsi permis d’accroître la demande de près de 70 % entre 1992 et 2004. Principaux moteurs de la croissance, Gaumont, Pathé et UGC ont rapidement investi le marché des multiplexes et sont parvenues à renforcer leur domination.

La collecte et le traitement des données

Les données primaires qualitatives ont été obtenues en réalisant 40 entretiens semi-directifs (2004) auprès des cadres dirigeants et opérationnels des firmes de la filière cinématographique, des représentants des pouvoirs publics, des syndicats et associations professionnelles et des experts. Le matériau collecté a été intégralement retranscrit, codé et a donné lieu à une analyse de contenu thématique. Ces données qualitatives constituent le coeur de notre recherche et sont centrales dans les interprétations que nous faisons à partir du matériau empirique secondaire utilisé dans le cadre de cet article.

Les données secondaires ont été valorisées par un traitement inspiré de celui proposé par Smith et al. (1992). L’hebdomadaire professionnel Le Film Français a été utilisé pour établir un inventaire des mouvements concurrentiels au cours de la période de référence (1990-2004), soit 780 exemplaires. Ce périodique s’impose comme la référence pour l’industrie puisque étant le plus ancien (1944) et le plus consulté (vendu à 12 000 exemplaires). La collecte des données a été conduite chronologiquement, année par année, en listant l’ensemble des mouvements intervenus entre janvier 1990 et décembre 2004. Cette période correspond à la phase de profonde transformation du secteur et constitue, à ce titre, une période-clé pour investiguer les mouvements concurrentiels des entreprises. Nous avons ainsi identifié 290 événements concurrentiels et, à partir de cette chronologie brute, nous avons distingué les mouvements des firmes (244) des autres types d’événements (46) comme par exemple une nouvelle législation, l’évolution de la demande, etc.

La catégorisation des 244 mouvements concurrentiels des firmes s’appuie sur la typologie utilisée par Ferrier (2000) qui distingue six catégories d’actions : prix, marketing, nouveaux produits, capacités, services et signaux. Toutefois, par rapport aux caractéristiques de notre secteur, nous avons retenu uniquement les actions en termes de prix, de marketing, de capacités et de signaux. La catégorie « nouveaux produits » a peu de sens dans notre cas s’agissant d’un service culturel et non d’un bien de consommation où les innovations-produits sont fréquentes. Par ailleurs, nous avons intégré la catégorie « services » à la catégorie « marketing », la distinction entre les deux étant peu pertinente sur le secteur.

La lecture du matériau brut nous a conduits à adjoindre quatre catégories supplémentaires (cf. tableau 1) suite à une première lecture du matériau. Chacun des 244 mouvements a été codé selon sa nature et l’acteur concerné. Nous n’avons pas pondéré chaque mouvement en fonction de son poids dans la dynamique concurrentielle, ce qui constitue l’une des limites de cette méthode. Le matériau discursif collecté au travers des entretiens nous permet cependant de pouvoir interpréter les résultats issus de ces données secondaires avec plus de précision et de prudence.

Tableau 1

Les huit catégories de mouvements concurrentiels

Les huit catégories de mouvements concurrentiels

-> See the list of tables

L’activité concurrentielle est mesurée par le nombre d’actions concurrentielles effectuées au cours d’une période donnée. Le timing concurrentiel est mesuré par la vitesse des mouvements concurrentiels effectués au cours d’une période donnée. La variété concurrentielle est mesurée par le degré de diversité du répertoire concurrentiel utilisé au cours de la période, c’est-à-dire le spectre des types d’actions concurrentielles menées (prix, marketing, capacités, signaux, etc.).

Analyse du cas

Les actions concurrentielles

Les concurrents

Trois firmes de grande taille et intégrées verticalement dominent le secteur dans les années quatre-vingt-dix : Pathé, UGC et Gaumont. Les acteurs de la frange concurrentielle disposent d’une taille modeste sur le marché, voire marginale. Deux évènements majeurs se produisent pendant la période d’observation. Le premier est l’arrivée d’un challenger, CGR, qui se développe au point d’intégrer le noyau des firmes dominantes. Le deuxième événement important est la fusion entre Pathé et Gaumont (2001) donnant naissance à EuroPalaces, structure au sein de laquelle Pathé et Gaumont conservent, dans une certaine mesure, une stratégie propre.

Le volume d’actions concurrentielles

Le tableau 2 présente la participation relative de chaque firme dans les interactions concurrentielles intervenues au cours de la période (1990-2004). L’agrégation des mouvements concurrentiels par firme révèle le rôle de premier plan qu’ont joué les trois leaders de marché au cours de la période (1990-2004). En effet, 61 % des mouvements concurrentiels opérés sont mis en oeuvre par les trois firmes dominantes : Gaumont, Pathé et UGC. Pathé est la firme la plus agressive en volume, avec 22 % des mouvements, UGC la deuxième, avec 21 % des mouvements, et Gaumont la troisième, avec 18 % des mouvements.

Tableau 2

Le volume d’activité concurrentielle (1990-2004)

Le volume d’activité concurrentielle (1990-2004)

-> See the list of tables

La quatrième firme la plus active est CGR, qui est à l’origine de 11 % du volume des mouvements concurrentiels. Cela témoigne de son développement rapide au cours de la période étudiée et de son émergence comme quatrième acteur du marché. Les autres firmes (nouveaux entrants et indépendants) représentent en cumulé moins du tiers (28 %) de l’activité concurrentielle de la période, preuve que la dynamique concurrentielle associée à la diffusion des multiplexes a été essentiellement rythmée par les manoeuvres de quelques firmes (trois leaders et un challenger en l’occurrence).

La vitesse des actions concurrentielles

Pathé est l’entreprise la plus active entre 1990 et 1996 (cf. figure 2). C’est la firme pionnière, puisque c’est elle qui introduit les multiplexes en France au début des années quatre-vingt-dix. Cette stratégie de rupture coïncide avec l’arrivée d’une nouvelle équipe dirigeante, notamment le nouveau PDG Jérôme Seydoux, qui véhicule une culture industrielle et une politique volontariste de relance du secteur en déclin.

Figure 2

La vitesse des actions concurrentielles

La vitesse des actions concurrentielles

-> See the list of figures

Pathé connaît son pic de mouvements en 1996. La firme qui suit le plus rapidement Pathé est UGC et connaît son pic de mouvements en 1997. Gaumont est la firme la plus lente à réagir, puisque son pic de mouvements a lieu en 2000. Ce retard relatif de Gaumont peut s’expliquer par la forte culture cinématographique de l’entreprise, ce qui pénalise sa capacité à impulser des mouvements de rupture, notamment dans les domaines des prix et du marketing.

La variété du répertoire concurrentiel

Pour analyser la diversité des répertoires concurrentiels, le codage des mouvements concurrentiels selon leur nature a été croisé avec le codage selon les acteurs. Ceci permet de dresser, pour les quatre premières firmes du secteur, une distribution des composantes de leur répertoire concurrentiel au cours de la période (cf. figure 3).

Figure 3

La variété concurrentielle (1990-2004)

La variété concurrentielle (1990-2004)

-> See the list of figures

Pathé arrive en tête avec huit catégories différentes de mouvements. Suivent, ensuite, Gaumont et UGC, qui ont recours à six types de mouvements. CGR, enfin, ne met en oeuvre que trois types de mouvements (capacités, signaux et prix). Pour les trois leaders de marché, le poids des actions de « capacités » est prépondérant. Pathé et UGC se démarquent de Gaumont dans la mesure où ils ont davantage exploré les autres composantes du répertoire concurrentiel. En particulier, UGC a mené davantage d’actions de prix (23 %), de marketing (12 %) et d’alliances/achats/cession (12 %) que ses deux concurrents directs. Les mouvements de CGR sont très concentrés sur les actions en capacités (89 %); ceci est du à son expansion géographique par implantation de multiplexes au cours de la séquence stratégique.

Analyse des performances

Les parts de marché

Il est possible de calculer les parts de marché en volume, qui correspondent au nombre d’entrées totales en France. Les parts de marché en valeur, non accessibles, sont plus élevées dans la mesure où les tarifs pratiqués par ces firmes sont supérieurs à la moyenne du marché. De plus, les salles des circuits génèrent davantage de consommations annexes (confiseries, boissons, etc.) que les autres salles (cf. tableau 3).

Tableau 3

Évolution des parts de marché en volume (France)

Évolution des parts de marché en volume (France)
Conseil de la concurrence; Mediasalles; entretiens, 2004; Forest, 1995; CNC, 1999

-> See the list of tables

Le tableau 4, représentant les positions sur les trente premiers jeux concurrentiels, confirme les gains réalisés par Pathé, UGC et CGR, et le recul de Gaumont. Pathé est en effet la firme qui a conquis le plus de nouveaux territoires. Le nombre d’écrans détenu par Pathé sur les trente premières agglomérations connaît la plus forte augmentation entre 1993 et 2005 (+ 126 %). UGC arrive en second en termes de croissance du volume d’écrans sur ces trente marchés (+ 103 %). La firme UGC augmente son portefeuille de leaderships locaux (7 en 2005 contre 6 en 1993), mais elle réussit surtout à renforcer de manière considérable sa position à Paris – le marché directeur, puisque sa capacité de salles y augmente de 150 % entre les deux dates. UGC dispose, en outre, sur Paris des places fortes les plus performantes.

Tableau 4

Évolution des positions concurrentielles (30 premières agglomérations)[2]

Évolution des positions concurrentielles (30 premières agglomérations)2

Annuaire du cinéma, 1990, 42e éd; Forest, 1995 : 263; sites Internet des firmes, 2005

-> See the list of tables

Si Gaumont renforce nettement son poids (en capacités) sur cet échiquier des villes-clés (+ 81 %), sa performance est moindre comparativement à celles de Pathé et UGC. En effet, Gaumont enregistre au cours de la période un solde négatif en termes de leaderships locaux et UGC creuse nettement l’écart sur Paris, le premier marché de Gaumont. CGR enfin, émerge comme un acteur important sur le marché. Au cours de la période, les multiplexes lui permettent d’implanter 121 écrans au sein des trente premières agglomérations. Face aux trois leaders du marché, CGR demeure toutefois un acteur secondaire sur ces villes-clés, en raison de l’implantation massive de ses multiplexes au sein des villes moyennes.

Les performances financières

La croissance des recettes réalisées en salles au cours de la décennie quatre-vingt-dix a principalement bénéficié aux firmes ayant participé à la diffusion de la nouvelle offre. La figure 4 et le tableau 5 montrent la croissance du chiffre d’affaires associé à l’activité « exploitation de salles de cinéma » au sein des quatre premiers opérateurs de multiplexes.

Figure 4

Evolution du CA « exploitation de salles » (en millions d’€)

Evolution du CA « exploitation de salles » (en millions d’€)

Comptes de résultats Gaumont, Pathé, UGC; Forest, 1995 : 149; Xerfi, 2003

-> See the list of figures

Tableau 5

Évolution du CA des premiers exploitants

Évolution du CA des premiers exploitants

Comptes de résultats Gaumont, Pathé, UGC; Forest, 1995 : 149; Xerfi, 2003

-> See the list of tables

L’expansion d’UGC au cours de la période, par des implantations en Belgique, en Espagne, en Italie, le rachat du circuit Virgin Cinemas au Royaume-Uni et en Irlande, lui a permis de devenir le premier groupe européen d’exploitation cinématographique. Ceci explique le fort taux de croissance de son CA, particulièrement entre 1999 et 2000 en raison du rachat du réseau Virgin (environ 300 salles) qu’il revendra en 2004 pour assainir sa situation financière.

La figure 5 représente l’évolution du résultat d’exploitation des trois leaders de marché. Les résultats concernant l’activité « exploitation de salles » seule ne sont pas accessibles directement. Il s’agit ici des résultats extraits des comptes consolidés de ces trois entreprises. Par conséquent, les données incluent l’ensemble des activités, soit en fonction de l’entreprise : production, distribution, édition, télévision, etc. Ces données agrégées permettent, toutefois, de fournir quelques éclairages, notamment sur l’évolution du résultat de Gaumont. La perte enregistrée par Gaumont sur l’exercice 2000 trouve son origine dans plusieurs facteurs et notamment les investissements élevés consentis dans plusieurs productions ayant connu des échecs commerciaux en salles (Vatel, Les visiteurs en Amérique) et l’agression d’UGC, avec une carte d’abonnement illimité, qui a fortement pénalisé les salles parisiennes de Gaumont. Gaumont a ainsi vu sa part de marché diminuer et a été contraint de lancer un système d’abonnement équivalent à celui d’UGC, ce qui a réduit sa marge commerciale.

Figure 5

Evolution du résultat d’exploitation (en millions d’€)

Evolution du résultat d’exploitation (en millions d’€)

Comptes consolidés des entreprises

-> See the list of figures

Discussion

Stratégie de rupture et performances

La proposition 1 était formulée de la façon suivante : pour qu’une stratégie de rupture permette à l’entreprise qui l’initie d’améliorer ses performances, il est nécessaire qu’elle soit composée d’un volume d’actions concurrentielles supérieur au volume des réactions concurrentielles de ses rivaux. Dans l’oligopole, la firme la plus performante, Pathé, est bien celle qui a mené le plus de mouvements concurrentiels au cours de la période. La firme qui affiche le deuxième niveau de performance, UGC, arrive également en deuxième position pour les mouvements concurrentiels. La firme la moins performante, Gaumont, est celle qui a mené le moins de mouvements. Ce résultat va dans le même sens que ceux obtenus par Ferrier et al. (1999), Ferrier (2001) et Smith et al. (2001).

Pour rappel, la proposition 2 était la suivante : pour qu’une stratégie de rupture permette à l’entreprise qui l’initie d’améliorer ses performances, il est nécessaire qu’elle soit composée d’actions concurrentielles plus rapides que ne le sont les réactions concurrentielles de ses rivaux. Dans l’oligopole, la firme la plus performante, Pathé, est bien celle qui a mené l’essentiel de ses mouvements concurrentiels avant ceux de ses rivaux. La firme qui affiche le deuxième niveau de performance, UGC, arrive également en deuxième position en termes de vitesse des mouvements concurrentiels. La firme la moins performante, Gaumont, est celle qui a mené l’essentiel de mouvements le plus tardivement. Ce résultat fait écho à ceux obtenus par Ferrier et al. (1999) et Smith et al. (1997).

Enfin, la proposition 3 suggérait la chose suivante : pour qu’une stratégie de rupture permette à l’entreprise qui l’initie d’améliorer ses performances, il est nécessaire qu’elle soit composée d’actions concurrentielles plus variées que ne le sont les réactions concurrentielles de ses rivaux. Dans l’oligopole, la firme la plus performante, Pathé, est bien celle qui témoigne du répertoire de mouvements concurrentiels le plus varié. La firme qui affiche le deuxième niveau de performance, UGC, arrive également en deuxième position en termes de variété des mouvements concurrentiels. La firme la moins performante, Gaumont, est celle qui présente la plus faible variété de mouvements. On retrouve également ce résultat dans les recherches effectuées par Ferrier et al. (1999) et Smith et al. (2001).

De façon générale, c’est bien la firme la plus active, avec le répertoire le plus varié et la plus rapide, qui finit par faire l’acquisition de la firme la moins active, avec le répertoire le plus restreint et la plus tardive. Précisément, en 2001, la création d’EuroPalaces (fusion Pathé-Gaumont)[4] doit s’interpréter comme un succès pour Pathé puisque Pathé est majoritaire (66 %) au sein de la structure commune, en raison des dettes importantes enregistrées par Gaumont (244 M€). Le gain pour Pathé s’illustre dans deux éléments hautement stratégiques que sont l’atteinte d’un effet taille sur le marché et l’augmentation de son exposition géographique. Du point de vue de Gaumont, la fusion avec Pathé annonce son retrait en termes de poids relatif sur le marché puisque l’entreprise disposait d’un réseau de salles plus étendu que celui de Pathé, 390 pour Gaumont contre 230 pour Pathé (CNC, 2003), et ne détient finalement que 33 % d’EuroPalaces.

Le cas permet en outre de s’interroger sur un point intéressant concernant la structure des séquences d’actions concurrentielles et leur impact sur la performance d’une stratégie de rupture. Il serait pertinent lors d’investigations futures d’analyser les séquences d’actions concurrentielles par rapport à la nature des actions qui les composent. En d’autres termes, par quels types d’actions concurrentielles (cf. la typologie présentée dans le tableau 1) une entreprise a-t-elle intérêt à commencer/poursuivre/clore sa séquence sur le marché pour optimiser la réussite de la manoeuvre. Dans le cas étudié, un biais ne nous permet pas de discuter en profondeur ce point. S’agissant d’une rupture portant sur les nouveaux équipements, les actions concurrentielles dites de capacités se retrouvent naturellement en amont des séquences, avant celles portant sur le prix ou le marketing par exemple. En effet, ce n’est qu’une fois les multiplexes implantés que les entreprises mettent en oeuvre les moyens permettant d’attirer la clientèle dans ces nouvelles structures. Des comparaisons avec d’autres terrains de recherche doivent permettre de discuter plus en avant ce point et, partant, de proposer des séquences d’actions concurrentielles optimales dans un contexte de rupture sectorielle.

Rupture, inertie et performance

Les résultats confirment l’idée que, dans le cadre d’une rupture sectorielle, l’initiateur de la stratégie de rupture connaît une meilleure performance que ses imitateurs au sein du nouveau marché (Govindarajan et Gupta, 2001; Hamel, 1998a; Kim et Mauborgne, 1999). A partir du moment où un concurrent introduit une stratégie de rupture qui bouleverse le marché, il faut au plus vite tenter de l’imiter, comme l’a fait UGC. Suivre trop tardivement la stratégie de rupture conduit à une dégradation des performances, comme cela a été le cas pour Gaumont.

Les firmes challengers et les nouveaux entrants ont, en principe, une plus grande liberté d’action que les firmes en place. Elles n’ont pas d’immobilisations dans des actifs qu’elles doivent rentabiliser. Elles ne sont pas imprégnées par le modèle économique dominant et elles n’en tirent pas de rente. Elles peuvent donc théoriquement adhérer de façon plus rapide aux nouvelles règles du jeu et aux nouveaux facteurs clés de succès (Charitou et Markides, 2003; Hamel, 1998a; Markides, 1998).

Le cas étudié illustre ces arguments. Dans le trio des leaders de marché, au début des années quatre-vingt-dix, Gaumont, UGC et Pathé disposaient d’un parc de salles traditionnelles relativement étendu. Toutefois, Pathé est la firme qui disposait du parc de salles le moins développé avant la rupture des multiplexes (128 écrans contre 208 pour Gaumont et 228 pour UGC). L’entreprise a donc été moins « freinée » que ses deux concurrents directs dans la dynamique de conversion du modèle économique dominant.

Dans le même ordre d’idée, contrairement aux firmes dominantes, les entreprises challengers ne sont pas obligées de gérer simultanément deux modèles économiques (Markides et Charitou, 2004; Porter, 1996). Elles ne sont pas obligées de faire co-exister au sein de l’entreprise un double savoir-faire et de se cannibaliser elles-mêmes sur le marché en développant deux types d’offre. Elles ont donc une propension plus grande à bouleverser les règles du jeu dans une industrie (Charitou et Markides, 2003; Hamel, 1998a; Markides, 1998).

La question de la dualité du système d’offre se retrouve bien dans le cas étudié. Pathé a ainsi le plus confirmé son positionnement existant. Elle a inscrit ses multiplexes dans une continuité par rapport à son positionnement antérieur, à savoir des films populaires, grand public et diffusés essentiellement en version française. UGC, à l’inverse, a redéfini en profondeur son offre. A travers les multiplexes, UGC a opéré une transition depuis un positionnement plutôt bas de gamme (films populaires, très grand public) vers un positionnement haut de gamme (qualité des équipements, diffusion de films art et essai, version originale). La firme Gaumont, quant à elle, a opté pour une solution intermédiaire. Le positionnement de ses multiplexes est moins identifiable que ceux de ses concurrents directs. La firme se situe entre le positionnement populaire des multiplexes Pathé et le positionnement plus haut de gamme d’UGC.

L’analyse des différences de performance entre ces firmes conduit à conclure qu’en cas de rupture en termes d’offre, les entreprises en place ont intérêt à choisir clairement entre soit saisir l’opportunité pour redéfinir leur stratégie en profondeur (cas d’UGC), soit intégrer la rupture dans la stratégie existante en confortant leur positionnement sur le marché (cas de Pathé). La solution intermédiaire, consistant à combiner les deux perspectives, c’est-à-dire à conserver certains éléments et en transformer d’autres, s’avère risquée (cas de Gaumont).

Conclusion

L’objectif de cette recherche était de mieux comprendre les facteurs de succès d’une stratégie de rupture. Définie comme une attaque concurrentielle, une stratégie de rupture a trois caractéristiques : le nombre d’actions concurrentielles dont elle est constituée, leur vitesse et leur variété. Conformément aux recherches sur les actions et réactions concurrentielles, il apparaît, en étudiant un cas empirique, que pour qu’une stratégie de rupture permette à l’entreprise qui l’initie d’améliorer ses performances, il est nécessaire qu’elle soit composée de mouvements plus nombreux, plus rapides et plus variés que ceux des concurrents. La recherche plaide ainsi en faveur d’une approche actualisée de la stratégie d’entreprise, dans laquelle l’agressivité exprimée sous différentes formes est un élément clé de la performance sur le marché. Cette vision entrepreneuriale et quasi guerrière de la stratégie met en avant le rôle central des décisions des dirigeants dans la transformation active d’un secteur.

Les résultats obtenus ne peuvent être compris que relativement aux limites de l’étude. Premièrement, l’étude porte sur un seul secteur (les salles de cinéma), géographiquement localisé (France) et au cours d’une période délimitée (1990-2004). Deuxièmement, la méthode d’analyse des données secondaires, i.e. l’analyse des mouvements concurrentiels, peut être discutée, même si elle est confortée par de nombreuses données primaires obtenues dans les entretiens. Troisièmement, plusieurs dimensions sont exclues, puisque le rôle joué par les dimensions politique, institutionnelle et interpersonnelle n’est pas pris en compte.

De nombreuses questions mériteraient des analyses plus approfondies. Par exemple, on peut se demander si les résultats obtenus ne remettent pas partiellement en cause le concept de « révolution permanente ». En effet, une fois la rupture obtenue à son avantage, EuroPalaces se trouve, à partir de 2001, dans la même situation que Gaumont en 1990. Leader d’un secteur redéfini selon ses règles, EuroPalaces bénéficie des rentes associées au statut de firme dominante. Elle n’a, a priori, aucun intérêt à redéfinir les règles du secteur, mais plutôt à rentabiliser ses investissements consentis dans les multiplexes. Force est de constater que le secteur connaît peu de transformations majeures depuis 2001. La stratégie de rupture ne serait pas une stratégie permanente pour l’entreprise, mais s’inscrirait dans une stratégie globale qui ferait alterner les phases de rupture et de stabilité. La maîtrise de cette alternance incarnerait alors le véritable facteur de performance durable pour les firmes au sein du nouveau paysage concurrentiel.