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Le management de projet a-t-il perdu ses racines ? C’est la question que posent Lenfle et Loch dans un article récent (2010).

Cette interrogation suggère une lecture critique du management de projet tel qu’il est conçu et enseigné au sein des institutions parmi lesquelles le célèbre Project Management Institue PMI (PMI, 2004). Les objectifs, les délais et les coûts constituent le « triangle de fer » qu’il faut respecter. Ce sont des références qui permettent l’évaluation de la réussite ou de l’échec d’un projet. En termes de démarche méthodologique, le projet est défini comme une succession d’étapes prédéfinies. Les outils tels que le PERT et le GANTT sont développés pour contrôler la mise en oeuvre de ces étapes. Tout écart par rapport aux programmes initiaux est alors considéré négativement.

Cette conception du management de projet essentiellement linéaire et déterministe suppose que toutes les connaissances nécessaires au déroulement du projet préexistent, soit à l’intérieur même de l’équipe projet, soit à l’extérieur. Les processus de création des connaissances nouvelles sont occultés.

La théorie de la création des connaissances émerge en 1991 avec l’article de Nonaka (Nonaka, 1991, 2007) et sa célèbre machine à faire le pain. Cette théorie repose sur une distinction nette entre connaissances tacites et connaissances explicites. La conversion entre celles-ci serait alors le moteur de la génération des connaissances. Aujourd’hui, cette théorie est amplement critiquée par les auteurs qui considèrent que les connaissances tacites et explicites sont inséparables. Le fait de fonder la génération des connaissances sur la typologie tacite/explicite ne permet pas de prendre en compte la dimension socio-matérielle (mind/body/thing) (Amin & Cohendet, 2004) des processus de génération des connaissances à l’oeuvre dans les projets.

L’approche par la pratique (practice-based approach) ouvre une nouvelle voie pour relier les deux domaines (project management et knowledge creation theory). Selon cette approche, les connaissances sont des entités provisoires et évolutives. De ce fait, elles sont ancrées dans l’environnement socio-matériel dans lequel elles sont continuellement construites et reconstruites. Selon la théorie de l’activité (Engeström, 1999a), les connaissances sont créées et transformées grâce aux interactions entre acteurs et entre ceux-ci avec les artefacts. La génération des connaissances nouvelles s’opère alors au sein de systèmes d’activités complexes, qui change l’organisation et qui transforme l’objet même du système d’activité.

L’approche par la pratique permet alors une analyse détaillée des processus de génération des connaissances. Elle considère non seulement la dimension socio-matérielle mais aussi la dimension temporelle et spatiale de l’activité humaine. L’observation fine des microprocessus d’interaction révèle des tensions constitutives de la dynamique du projet.

Notre ambition est de montrer que la génération des connaissances nouvelles s’inscrit à l’intérieur même du déroulement du projet. Nous montrerons que le déroulement du projet produit une partie des connaissances dont il a besoin. L’objectif du projet devient alors révisable, les retards dans la réalisation du projet ne sont pas toujours la marque d’un échec.

Dans cet article, nous nous somme intéressés à un type de projet en particulier : le système d’information. Dans ce type de projet, des acteurs hétérogènes (Maîtrise d’Ouvrage, Maîtrise d’Oeuvre, utilisateurs clés, Assistance à la maîtrise d’ouvrage, Assistance à la maitrise d’oeuvre) sont amenés à concevoir un changement à la fois technologique et organisationnel. L’expertise de chaque métier est à la fois un moteur mais également une barrière à l’intercompréhension (Carlile, 2002). Les nouvelles connaissances se situent « à la frontière » des disciplines professionnelles. Comment les acteurs hétérogènes parviennent-ils à produire un niveau d’intercompréhension satisfaisant et à construire ensemble des connaissances transversales ? L’objectif de notre article est de répondre à cette question par une recherche-action de longue durée au sein d’une équipe projet d’un centre de santé.

Dans une première partie théorique, nous présenterons le management projet selon une approche orientée pratique (practice-based approach). La seconde partie présentera la recherche-action menée au Centre de cancérologie Alexis Vautrin et le contexte qui a permis aux chercheurs d’être dans une position d’« insider » (Garfinkel, 2007). La dernière partie présentera les mécanismes de la génération des connaissances nouvelles et ses conséquences en termes de design organisationnel.

Le management de projet : vers une approche orientée pratique

Le management de projet dans sa version instituée ne permet pas de prendre en compte les processus de génération des connaissances. Le déroulement du projet produit une partie des connaissances dont il a besoin. L’approche par la pratique offre une nouvelle voie qui permet de mieux rendre compte de ce phénomène.

Le management de projet : l’importance des processus de génération des connaissances

Le management de projet prend ses racines dans la pratique avec les premiers développements de la bombe atomique, au début des années 1940 et des missiles balistiques, au début des années 1950. Il est progressivement devenu une discipline instituée (Lenfle & Loch, 2010), avec à sa tête, depuis 1969, le Project Management Institute (PMI). La fixation des objectifs, le respect des délais et des coûts sont alors l’armature de cette nouvelle discipline. Le management de projet est alors défini de la manière suivante : « project management is application of knowledge, skills, tools and techniques to project activities to achieve project requirements » (Lewis, 2007, p. 4). La théorie du projet « agile » ne change pas cette définition (Chin, 2004).

Le concept central de project life cycles exprime une succession d’étapes prédéfinies : c’est la stage-gates approche. Elle suppose que les objectifs du projet soient parfaitement explicites et clairs. Ainsi institué, le management de projet est centré sur le contrôle au détriment de la flexibilité et de la nouveauté.

Le PMI n’a pas le monopole du développement académique du management de projet (Gray & Larson, 2007). La conceptualisation de l’improvisation organisationnelle est une direction alternative (Kamoche, Cunha, & Cunha, 2003; Miner, Bassoff, & Moorman, 2001; Weick, 1998). L’image du Jazz band remplace alors celle du chef d’orchestre. L’improvisation organisationnelle présuppose un haut niveau d’expertise et de spécialisation que l’on ne rencontre que dans des cas particuliers.

Le management de projet est à la fois une pratique et une discipline académique (Garel, 2011; Garel, Giard, Midler, & Calvi, 2004). La littérature dans ce domaine est ancienne et abondante (Dinsmore & Cabanis-Brewin, 2010). Cependant, elle ne semble pas avoir produit un cadre théorique important en matière de génération de connaissances nouvelles. Tout se passe comme si le projet était toujours dans une logique d’exploitation et rarement dans une logique d’exploration. A première vue, cette situation peut sembler paradoxale.

Il faudra attendre la publication de deux articles de Nonaka (1994) et Nonaka et al. (1994) et l’ouvrage séminal de Nonaka et Takeuchi (1995) pour que s’amorce une théorie de la génération des connaissances nouvelles (knowledge creation). Pour Nonaka, « l’épistémologie occidentale » est trop centrée sur les savoirs explicites pour pouvoir intégrer les éléments comme les aptitudes, les expériences, la perception et même l’historicité (Nonaka, von Krogh, & Voelpel, 2006). Il convient alors d’abandonner la démarche initiée par Simon (1955) avec la notion de la rationalité limitée. Elle conduit à confondre les connaissances (savoirs) et les informations (Nonaka et al., 2006, p. 1180). La création de savoirs nouveaux se produit grâce à l’articulation entre savoirs tacites et savoirs explicites. C’est le modèle SECI. Dans ce modèle, les connaissances sont créées par les individus et ensuite cristallisées dans les organisations grâce au concept de « BA » et de leadership : « organizational knowledge creation is process of making available and amplifying knowledge created by individuals … » (Nonaka et al., 2006, p. 1179).

Les théories de la génération des connaissances se sont largement développées depuis la fin des années 1990 en prenant appui sur des études empiriques (Tsoukas, 2009). Elles émergent des domaines plus anciennement structurés comme l’apprentissage organisationnel (Crossan, Maurer, & White, 2011) les théories de l’innovation et la théorie de la firme dans sa dimension knowledge-based view (Johnson, 2002; Leonard & Sensiper, 1998; Munier & Kern, 2009; Obstfeld, 2002; Robertson, Scarbrough, & Swan, 2003). Cependant, tous ces efforts n’ont pas abouti à la production d’un cadre conceptuel unifié (Tsoukas, 2003, p. 194).

La knowledge creation theory qui émerge du domaine de l’apprentissage organisationnel (organizational learning) présente deux perspectives : l’ épistémologie de la possession et l’épistémologie de la pratique (Cook & Brown, 1999). Elles s’expriment à l’aide de deux métaphores : la métaphore de l’acquisition et la métaphore de la participation (Elkjaer, 2004; Sfard, 1998). Cette dualité trouve certainement sa source dans la pensée pragmatique de William James qui opposait knowledge about et knowledge of aquaintance (savoir et connaître en français, wissen et kennen en allemand, Amin & Cohendet, 2004, p. 30).

L’épistémologie de la possession nous semble responsable du fossé qui sépare les deux domaines que sont le management de projet et la knowledge creation theory. En d’autres termes, l’épistémologie de la possession expliquerait le paradoxe que nous avons relevé précédemment : les connaissances nouvelles dont le projet a besoin peuvent être trouvées à l’extérieur du projet, soit en interne dans l’organisation qui porte le projet, soit à l’extérieur de cette organisation. Les connaissances ainsi acquises et transférées précèdent les apprentissages à mettre en oeuvre. Ici, les connaissances et les informations sont de la même nature. C’est bien l’épistémologie de la possession qui est à l’oeuvre. Les connaissances ne sont alors qu’un stock d’informations accumulées (Ancori, Bureth, & Cohendet, 2000). Pour le PMI l’évolution est linéaire. La phase de conception précède la phase de réalisation conformément à l’épistémologie de la possession qui fait des aptitudes cognitives individuelles le lieu de la génération des savoirs.

Lorsque les objectifs sont partiellement émergents et que les buts ne peuvent être définis avec précision, le projet ne peut se dérouler qu’en produisant de nouvelles connaissances et de nouveaux apprentissages. Ces éléments nouveaux vont permettent une modification, un déplacement des objectifs et des buts recherchés (Orlikowski & Hofman, 1997). La génération des connaissances nouvelles (knowledge creation), le développement de nouveaux apprentissages (organizational learning) sont alors des préoccupations essentielles. La génération des connaissances nouvelles s’inscrit alors à l’intérieur même du déroulement du projet.

L’importance des processus de génération des connaissances est particulièrement mise en avant dans la théorie de l’activité. L’activité collective (Engeström, 1999a; Engeström et al., 1999; Kuutti, 1996) est définie comme étant un système complexe dans lequel plusieurs entités sont en interaction dynamique : sujet, objet, communauté, artefact, règles, division de travail. Un objet est une entité répondant à un besoin humain : « an entity becomes an object of activity when it meets a humain need » (Engeström, 1999b, p. 380). Il détermine alors l’horizon des actions. Cependant, les propriétés de l’objet ne sont pas données a priori. Elles sont construites et reconstruites tout au long des processus d’actions. Cette construction des propriétés de l’objet implique la génération des connaissances nouvelles de type « expansive learning ». Par ailleurs, la notion de « zone proximale de développement » héritée de Vygotsky fait des tensions et des controverses la source principale de la dynamique de l’objet du système d’activité (Engeström, 2011; Engeström & Sannino, 2010; Sannino, Daniels, & Gutièrrez, 2009).

Dans le paradigme de l’activité collective, le rapport entre la décision et l’action est revisité. L’action n’est plus une simple mise en oeuvre de la décision prise en amont et du plan d’action qui en découle. Elle est devenue l’élément central de la dynamique organisationnelle. L’organisation n’est plus vue comme un système de décision et de contrôle au sein duquel tout est planifié et planifiable. La nature interactionniste de l’activité collective fait que les organisations sont en changement perpétuel. La modification de leur trajectoire ne peut être imputée à un manque de contrôle. Elle constitue un phénomène inhérent à la transformation des organisations (Lorino, 2007).

L’approche par la pratique : un cadre théorique adapté à l’analyse du management de projet comme processus de gestion des connaissances

L’approche par la pratique s’appuie sur une conception renouvelée des connaissances. Celles-ci ne sont pas un produit exclusivement fabriqué par la pensée humaine. Elles ne sont pas des entités statiques et finalisées. Au contraire, elles sont dynamiques, situées, provisoires et continuellement négociées. Elles sont créées au sein des réseaux liant des acteurs et des artefacts. Elles sont intimement liées au contexte socio-matériel dans lequel elles sont créées. De ce fait, elles sont ancrées dans la pratique, dans l’activité et dans l’action. Comme l’indiquent Nicolini et al. : « Cette approche suppose que les connaissances (knowing) précèdent les savoirs (knowledge). D’une manière logique et chronologique, les savoirs ne sont que la version institutionnalisée des connaissances. Une telle considération a des implications théoriques et pratiques, du fait que les connaissances organisationnelles sont ancrées dans les systèmes de pratiques d’actions continues. Elles sont relationnelles, médiatisées par les artefacts et toujours enracinées dans un contexte d’interaction. Cette forme de connaissances ne peut être acquise qu’à travers une certaine forme de participation. Elle est continuellement reproduite et négociée. Elle est toujours dynamique et provisoire » (Nicolini, Gherardi, & Yanow, 2003, p. 3, traduction libre).

Dans cette perspective, les connaissances (connaître – knowing) se différencient du savoir (knowledge) (Cook & Brown, 1999). Cette distinction est utile pour tracer une frontière entre l’épistémologie de possession et l’épistémologie de la pratique. Afin de mieux expliciter cette dualité, le retour aux travaux de Polanyi (1958) sur le caractère tacite des connaissances semble nécessaire.

D’après Tsoukas (2003), la distinction tacite/explicite telle qu’elle a été popularisée par Nonaka et Takeuchi (1995) ne correspond pas à l’idée originale de Polanyi. Le savoir tacite et le savoir explicite ne sont pas deux extrémités d’un continuum, mais les deux faces d’une même pièce : le savoir le plus explicite est sous-tendu (underlain) par du savoir tacite (Tsoukas, 2003, p. 425). Pour Cook et Brown (1999), la connaissance fait partie intégrante de l’action, elle est l’action (knowing as action).

Dans un article dont le titre reprend l’expression de Polanyi « the art of knowing », Duguid (2008) montre que la volonté de partager les connaissances ne suffit pas. Les connaissances tacites sont un obstacle qui ne se révèle que dans des interactions et dans un contexte socialement organisé. Le cas PICSEL du Centre Alexis Vautrin montrera un exemple de ce type d’obstacle.

L’approche par la pratique accorde une attention particulière à ce que « font » les acteurs et au contexte qui entoure leur action. Elle considère que les connaissances ne sont pas seulement localisées dans la tête des individus mais qu’elles sont distribuées et relationnelles. Le sujet connaissant est avant tout un être social. Il réfléchit, apprend, travaille et innove en faisant partie de communautés. Il ne s’agit pas exclusivement d’un être cognitif. Le sujet connaissant a des sentiments tels que la nervosité, la peur et l’ignorance. Il possède des capacités sensorielles telles que toucher, sentir, écouter, observer.

Les artefacts matériels et le contexte historique font partie intégrante du processus de génération des connaissances. En ce sens, le sujet connaissant est en interaction non seulement avec autrui, mais aussi avec et à travers le monde matériel et symbolique. Son action est médiatisée. Ce point particulier est bien développé dans la théorie de l’acteur-réseau (Latour, 2007; Weppe, 2011) et dans la théorie de l’activité (Engeström, 1999a, 2001; Engeström & Sannino, 2010).

L’approche par la pratique insiste sur le caractère situé des connaissances. De ce fait, elles peuvent être localisées dans le temps et dans l’espace. Elles sont alors de nature éphémère, provisoire et émergente.

Grâce à une conception renouvelée des connaissances, l’approche par la pratique s’intéresse à la dimension processuelle de celles-ci. Elle propose alors un cadre adapté à l’analyse du management de projet en tant que processus de génération des connaissances.

L’épistémologie de la pratique n’est pas seulement l’expression d’un choix théorique. C’est aussi une injonction méthodologique. La génération des connaissances ne se laisse pas observer de l’extérieur. Une connaissance intime des processus, des pratiques discursives à l’oeuvre dans le déroulement du projet supposent un engagement du chercheur de longue durée. Il est difficile de décrire ce que font les individus dans les activités professionnelles sans être partie prenante à ces activités. C’est la raison pour laquelle nous avons développé une recherche-action.

Une recherche-action au sein d’un établissement de santé

Le Centre de Lutte Contre le Cancer de Lorraine (Centre Alexis Vautrin CAV) est membre de la Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer (FNCLCC). Il nous a donné la possibilité de réaliser une recherche-action qui porte sur son projet système d’information intitulé PICSEL (Plateforme d’Information et de Communication en Sante Et Logistique).

Présentation du projet PICSEL

L’utilisation de la technologie de l’information pour développer le système d’information au Centre Alexis Vautrin a commencé dans les années 80. L’établissement a d’abord développé en interne son système nommé « Alpha » qui utilise le langage COBOL. Son architecture est orienté « fonction ». « Alpha » reste encore aujourd’hui le noyau du système d’information.

A partir des années 90, l’établissement commence à envisager la refonte du système, en utilisant des technologies plus modernes et en introduisant une architecture orientée « métier ». Le système d’information est devenu un axe principal du projet d’établissement depuis 1998. Après la mise à niveau des infrastructures informatiques, c’est en 2006 que le projet PICSEL est lancé. Il comporte deux versants : un versant logistique et administratif et un versant clinique. Nous ne considérons ici que le versant clinique. L’établissement s’oriente vers l’acquisition de progiciels de type ERP (Enterprise Ressource Planning) pour informatiser son système d’information.

Un comité de pilotage du projet PICSEL a été constitué. Son rôle principal consiste en la prise de décisions stratégiques. Il est placé sous l’autorité du Directeur de l’établissement. En 2008, la mise en oeuvre du projet entre dans une phase intense avec la constitution d’une équipe projet dédiée (l’équipe PICSEL). C’est une équipe pluridisciplinaire constituée d’une quinzaine de membres : médecins, infirmiers, informaticiens, pharmaciens, secrétaires, qualiticiens etc. Elle se réunit deux jours par semaine pour travailler sur le projet. Elle est pilotée par un binôme associant le chef de projet fonctionnel (médecin) et le chef de projet technique et méthodologie (informaticien).

Avec la constitution de l’équipe PICSEL, un nouveau programme du projet est élaboré. Il comporte deux étapes. La première étape concerne la mise en oeuvre du « Dossier Patient Numérique ». L’objectif de cette étape est la constitution d’un dossier de référence unique. Il intègre le « Dossier Patient Papier » actuellement utilisé et les éléments numériques issus de différentes sources du système d’information existant. La deuxième étape concerne le « Dossier Patient Informatisé », c’est-à-dire l’informatisation des processus métiers (mouvements; gestion des rendez-vous, d’actes et d’examens; prescriptions; bloc opératoire etc.).

Le « Dossier Patient Numérique » est une étape transitoire délibérément choisie. D’un point de vue informationnel, ce choix est étroitement lié à la nature transversale, pluridisciplinaire et continue de la prise en charge en cancérologie. Il est nécessaire d’avoir un seul dossier par patient partagé par l’ensemble des professionnels afin que la pluridisciplinarité soit facilitée. Ainsi, l’historique de la prise en charge doit être disponible. De ce fait, il ne semble pas pratique de procéder directement au « Dossier Patient Informatisé » sans que le dossier patient papier soit repris dans le système d’information. Le « Dossier Patient Numérique » est considéré comme une condition préalable facilitant la migration vers le « Dossier Patient Informatisé ». D’un point de vue organisationnel, la refonte du système d’information est vue comme un projet complexe. Il va introduire de nombreux changements importants dans l’organisation. Le fait de commencer par le « Dossier Patient Numérique » permet d’introduire progressivement ces changements dans l’établissement.

Une implication directe et prolongée dans le projet PICSEL

Présents au Centre Alexis Vautrin entre juillet 2007 et mai 2010 à raison de 3 jours par semaine, nous nous sommes directement impliqués dans le projet PICSEL entre mai 2008 et mai 2010. Il est important de souligner que l’établissement accorde une place importante à la recherche en général et à la médecine en particulier. Ceci a constitué un facteur facilitant notre intégration dans l’établissement. Dans un premier temps, l’établissement nous a proposé d’explorer différents projets qui se trouvent à différents stades de mise en oeuvre (la réorganisation de l’Hôpital de Jour, la réorganisation du Bloc Opératoire, la gestion des événements indésirables, le projet PICSEL). En particulier, dans le cadre du projet Hôpital de Jour, nous avons pris en charge la création d’un outil d’aide à la planification des rendez-vous. Cette participation était décisive pour notre intégration dans la vie quotidienne de l’établissement : les professionnels visualisent notre présence, apprécient notre courtoisie et reconnaissent nos compétences.

Nous avons choisi finalement de focaliser la recherche sur le projet PICSEL en intégrant cette équipe dès la phase de socialisation entre ses membres. Ils disposent d’une salle de réunion réservée au projet PICSEL qui se trouve ainsi matérialisé. Pendant les premiers mois, chacun se faisait une idée du style sociocognitif d’autrui et participait à la formation des routines organisationnelles au sein de l’équipe (les horaires, la ponctualité, la fréquence et la nature des réunions de synthèse, la relation avec les utilisateurs et les instances institutionnelles, etc.). Dans ce contexte, nous sommes devenus naturellement partie intégrante de l’équipe PICSEL.

Nous avons participé à différentes activités de mise en oeuvre du projet. Ainsi, nous avons pu sensibiliser les acteurs aux problèmes d’intercompréhension : « je ne suis pas sûr que vous parlez de la même chose », « est-ce que c’est bien cela que vous voulez dire ? », etc. Nous avons également expérimenté l’usage des artefacts pour médiatiser les interactions dans certaines activités de réingénierie des processus. Au total, notre position d’insider nous a permis d’adopter une démarche de recherche de nature ethnométhodologique (Garfinkel, 2007). D’une manière générale, il existe une articulation entre la recherche et le terrain : « on agit sur la réalité que l’on voudrait saisir, et (…) cette réalité agit en retour sur la dynamique de la recherche » (Girin, 1990, p. 161).

L’observation participante et la documentation constituent deux techniques de production de données privilégiées. Trois types de données sont constitués : le carnet de terrain dans lequel nous avons consigné les informations issues de l’observation, les enregistrements sonores de certaines séances de travail qui sont ensuite retranscrits, et les documents de projet (plan projet, comptes-rendus, documents de travail, mails etc.). Ce sont des données enregistrées in situ. Nous avons réalisé, de manière ponctuelle, quelques entretiens semi-directifs dans le but de mieux cerner le contexte dans lequel se déroule le projet. Certains éléments sont repris ici sous forme de verbatim.

La recherche-action constitue une opportunité méthodologique (Girin, 1989) nous permettant d’avoir des connaissances sensibles (Wacheux, 2005) du déroulement du projet et de la problématique managériale associée.

La génération des connaissances nouvelles et ses conséquences sur la dynamique du design organisationnel

Le déroulement du projet PICSEL (mai 2008 – mai 2010) comporte des reports qui ont été souvent très mal vécus par l’équipe projet. En effet, les projets Système d’Information Clinique ont une image négative dans l’établissement : « C’est une histoire lourde à gérer. C’est à dire que c’est un projet qui dure depuis trop longtemps. Donc, il y a un gros travail de persuasion pour convaincre les futurs utilisateurs que, pour eux, cette fois ci c’est la bonne ». L’équipe projet a voulu alors mettre en place rapidement « quelque chose de concret » afin de donner une image positive du projet PICSEL. Dans ce contexte, les retards sont considérés comme une perte de crédibilité du projet. Des tensions sont apparues au sein de l’équipe. On parlait alors du non-respect des échéances et du non-respect de la méthodologie de conduite de projet. Cependant, l’équipe est restée soudée et elle a appris à gérer ces tensions. Elle se rend compte progressivement que les échéances et la méthodologie ne sont que des moyens. Par conséquent, il est possible que le déroulement du projet ne suive pas exactement les échelons prédéfinis dans le cadre de l’organisation prévue. Le déroulement du projet comporte une dimension émergente.

Dans cette troisième partie, nous décrypterons ce phénomène de l’émergence : l’avancement du projet résulte des microprocessus d’interaction entre les acteurs. Ces interactions génèrent des connaissances nouvelles que matérialise l’avancée du projet. Elles font évoluer les pratiques de conduite de projet. Ces interactions mettent en jeu les savoirs tacites qui rendent l’intercompréhension problématique (3.1.). Le projet est alors traversé par un ensemble de tensions et de controverses qui reflètent l’hétérogénéité des points de vue (3.2.). La dynamique des interactions rend évolutif le design organisationnel du projet (3.3.).

Les connaissances dans l’action : savoirs tacites et intercompréhension

La période mai 2008 – mai 2010 correspond à l’étape « Dossier Patient Numérique » regroupant la « Gestion Electronique Documentaire (GED) » et la « Dictée Numérique ». La mise en oeuvre de la « Gestion Electronique Documentaire (GED) » comporte deux volets. Le volet « Scannage de masse » et le « Scannage au fil de l’eau ». Le « Scannage de masse » vise à numériser le Dossier Patient Papier existant de façon « passive » afin qu’il soit archivé dans le système GED. Il devient le Dossier Patient GED. Le « Scannage au fil de l’eau » vise à numériser de nouveaux éléments de façon « active » pour enrichir le Dossier Patient GED. Il comporte également la gestion des cycles de vie documentaire (« Worflow »). Le « Scannage au fil de l’eau » concerne les dossiers déjà numérisés et ceux de nouveaux patients.

La mise en oeuvre de la « Dictée Numérique », quant à elle, permet de faire disparaître les dictaphones analogiques et la gestion des cassettes audio actuellement utilisées dans l’établissement. Dans un premier temps, l’établissement n’envisage pas d’utiliser la fonction « reconnaissance vocale » de la dictée numérique.

Le plan projet de l’étape « Dossier Patient Numérique » du projet PICSEL est validé en avril 2008 par le Comité de Pilotage. Il constitue la feuille de route de la mise en oeuvre du projet. D’une manière schématique, l’appel d’offre et le choix des progiciels doivent être réalisés en juillet – août 2008. Il est prévu que le « Scannage de masse » débute en septembre 2008 et son achèvement est prévu en novembre 2008, ce qui permet le début du déploiement du « Scannage au fil de l’eau » fin 2008.

Figure 1

Une trajectoire plus complexe que prévue du projet PICSEL

Une trajectoire plus complexe que prévue du projet PICSEL

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Il est important de noter que le « Scannage au fil de l’eau » implique la mise en place d’un « Accueil Administratif Centralisé » des patients. Ceci n’est pas explicitement indiqué dans le plan projet initial.

La tenue des délais de l’étape « Dossier Patient Numérique » permettra d’entamer la deuxième étape du projet PICSEL (« Dossier Patient Informatisé ») dès le premier semestre de 2009. La finalisation du cahier des charges est prévue en juin 2009.

Le déroulement de la première étape est cependant plus complexe que prévu. Le schéma ci-dessous visualise la comparaison entre le plan projet initial et la trajectoire réelle du projet (mai 2008-mai 2010). La réalisation de tous les volets de l’étape « Dossier Patient Numérique » a été décalée. Des reports intermédiaires ont successivement eu lieu en octobre 2008, janvier 2009, en juin 2009 (nous ne les visualisons pas dans le schéma). Ainsi par exemple, le « Scannage au fil de l’eau » aurait dû avoir lieu en décembre 2008. Il a d’abord été reporté en avril 2009. Ensuite, il a été reporté en juin 2009. Finalement, un programme de déploiement intermédiaire a dû être mis en place en décembre 2009 dans l’attente de la mise en oeuvre effective du « Scannage au fil de l’eau », qui est de nouveau reporté pour un délai indéterminé. Pour l’équipe projet, cette expérience n’est pas facile à vivre, car elle remet en cause sa crédibilité vis-à-vis des parties prenantes.

Une telle trajectoire mérite d’être analysée. Que s’est-il passé ? Doit-on imputer les reports à un management de projet inefficace ? Les reports ne sont ils pas le reflet du temps nécessaire à la construction des connaissances techniques, organisationnelles, relationnelles voir institutionnelles, qui permettent de donner forme au changement ?

Pour illustrer la complexité de la génération des connaissances, nous présenterons un microprocessus de construction de la « Typologie documentaire », qui est un élément de la mise en oeuvre du « Dossier Patient Numérique ». Ce dernier permet de dématérialiser le dossier patient qui existe initialement sous forme papier. D’une manière simplifiée, le « Dossier Patient Numérique » est obtenu grâce à la numérisation des documents papier (comptes-rendus d’examen médical, prescriptions médicamenteuses, etc.). Le processus organisationnel de la dématérialisation se déroule comme suit : 1) Les secrétaires réceptionnent les documents dans différents départements de l’établissement; 2) Les documents sont transmis à l’unité en charge de la numérisation; 3) Les documents sont numérisés, indexés et sauvegardés dans le système Gestion Electronique Documentaire (GED); 4) Les documents sont mis à la disposition de tous les professionnels de santé ayant un droit d’accès; 5) Les professionnels de santé peuvent visualiser les dossiers patients, effectuer la recherche documentaire etc.

L’un des avantages offerts par le « Dossier Patient Numérique » concerne le classement et la recherche automatique des documents grâces à leurs index (« Numéro du dossier », « Nom usage », « Prénom usuel », « Répertoire », « Typologie », « Origine », etc.). Chaque document est identifié par l’ensemble de ses index. L’index « Répertoire » indique où il est classé : répertoire « Administratif », répertoire « Imagerie », répertoire « Laboratoire », etc. L’index « Typologie » précise davantage la nature informationnelle des documents : « Bilan inflammatoire », « Courrier d’hospitalisation », « Observation médicale », etc. Chaque index peut avoir alors différentes valeurs. Il est nécessaire de construire un référentiel de ces valeurs afin d’harmoniser la gestion documentaire. Ce référentiel ne doit pas être trop détaillé afin que la recherche visuelle des documents soit simple. Il ne doit pas non plus être trop synthétique afin de faciliter la recherche par mots clés des documents.

La construction du référentiel des valeurs des index concerne tous types de documents existants. Nous présenterons le processus concernant la détermination des index d’un type de document. Il est appelé « FAX envoyé ».

La chronologie des interactions est récapitulée dans le récit présenté ci-dessous :

L’encadré 2 présente trois extraits des mails envoyés lors de l’enchainement des interactions :

Le cas du document « FAX envoyé » montre que la construction des connaissances est un processus qui met en jeu les « frontières » au sens de Carlile (2002) entre les acteurs, en raison de leurs savoirs tacites. Le « FAX envoyé » (terme présent dans le premier extrait de mail) désigne, en réalité, le « Récépissé d’envoi de FAX » (terme présent dans le troisième extrait de mail). Il s’agit du récépissé d’un envoi de documents par FAX à l’extérieur du Centre Alexis Vautrin. Les « frontières » sont immatérielles. En effet, le raisonnement de l’équipe PICSEL et celui des utilisateurs concernés (les secrétaires) s’inscrivent dans deux types de préoccupations différentes. L’équipe PICSEL s’intéresse à la gestion du contenu du dossier patient. Dans cette perspective, un récépissé d’envoi de FAX n’apporte rien à la prise en charge du patient. Au contraire, il encombre le dossier et nuit à la recherche d’information. Certaines secrétaires sont davantage intéressées par la gestion administrative du dossier patient. Dans cette perspective, le récépissé de l’envoi d’un document faxé à un autre établissement permet d’avoir une trace du mouvement du dossier. Cette frontière (différence de perspectives) était invisible. Elle devient apparente grâce à des interactions. Ici, les savoirs tacites sont un obstacle à l’intercompréhension. Il ne suffit pas de vouloir partager le sens que l’on donne à une activité, encore faut-il le pouvoir (Duguid, 2008). L’intercompréhension spontanée est une illusion. Ici, elle a été construite au sein du groupe « typologie documentaire ».

Le cas du « FAX envoyé » ne constitue qu’une pièce du puzzle. Il montre que le déroulement du projet est beaucoup plus complexe qu’une simple mise en oeuvre d’un plan défini en amont. La génération de connaissances techniques et organisationnelles incorporées au projet est un processus chronophage. Elle implique, dans le cadre du projet PICSEL, les reports des délais qui peuvent ainsi être appréciés positivement. Ainsi, l’équipe projet développe progressivement des pratiques locales de conduite de projet.

La génération des connaissances : ambiguïtés, tensions et controverses

Le déroulement du projet PICSEL est inséparable de l’apprentissage dans l’action. Dans le cas de l’étape « Dossier Patient Numérique », l’apprentissage prend une dimension particulière. En effet, l’équipe apprend non seulement à réaliser le projet en le découvrant, mais également à gérer les différences de perspective qui se manifestent souvent sous forme des tensions et controverses au sein de l’équipe.

L’étape « Dossier Patient Numérique » constitue une phase pendant laquelle l’équipe PICSEL construit ses premières expériences de conduite de projet SI de grande envergure. L’apprentissage est à la fois individuel et collectif. Au niveau individuel, chacun se fait une idée de ce que font les autres. Ainsi par exemple, « serveurs », « virtualisation », « ERP » (Enterprise Ressource Planning), « EAI » (Enterprise Application Integration), « interfaçage », « Oracle », « requête », ect. sont des termes qui décrivent ce que font les informaticiens. « Feuille bleue », « observations », « sortie d’hospit. », « transmission ciblée », « résumé technique », etc. sont des termes qui décrivent les processus métiers. Au niveau collectif, l’équipe projet découvre concrètement et progressivement les différentes phases d’un projet de type ERP (cahier des charges, appel d’offre, audition, paramétrage, test, Go live, déploiement) et les activités associées (accompagnement du changement, réingénierie des processus, reprise de l’existant, etc.).

Le début du projet n’est pas facile en raison de la nouveauté des activités. Certains membres disent que l’affectation à l’accompagnement du changement leur convient, car l’écriture des cahiers des charges est trop abstraite et conceptuelle. D’autres évoquent la difficulté de « concevoir des organisations sans connaître d’où l’on vient et où l’on va » en raison du manque de connaissances des processus existants et des possibilités technologiques. La difficulté de concevoir un cahier des charges est réelle : « je sais faire des protocoles de recherche clinique, je sais faire ça, j’ai appris à faire ça. Mais un cahier des clauses techniques, administratives, je ne savais pas faire ».

L’accès au progiciel se déroule de façon progressive. L’équipe découvre sa structure, constate les écarts et effectue les ajustements. Cependant, les écarts entre ce qui a été conçu avant le choix du progiciel et ce que peut faire effectivement ce progiciel sont de nature à remettre en cause le travail déjà réalisé. Il y a plusieurs allers-retours afin de reconcevoir et de faire évoluer les processus métiers. Par exemple, l’équipe ne s’attendait pas à un écart si important entre le coût d’un scanner de format A3 et celui d’un scanner de format A4; comme le budget ne permet pas d’installer partout les scanners de grand format, il faut repenser autrement l’organisation. Ainsi, elle ne s’attendait pas à avoir un progiciel comportant trois modules qui ne sont pas intégrés. De plus, la conception de la chaine de traitement nécessite une redéfinition de la répartition des tâches entre les acteurs.

L’équipe se rend compte des obstacles à l’intercompréhension du fait de l’existence de savoirs tacites et donc largement inconscients. En effet, quand l’énoncé est « il est possible », il ne faut pas comprendre qu’il est réalisable. Il y a toujours des conditions sous-jacentes. Les critères de faisabilité ne sont toujours pas maitrisés. Ceci amène l’équipe à devenir ensuite très prudente dans les demandes et dans l’interprétation des réponses : « il faut croire que ce que l’on a vu fonctionner ». Par exemple, certaines fonctionnalités telles que le Sigle Sign On (fonctionnalité qui permet de gérer l’accès à différentes applications via un login unique) ou la gestion des versions (versioning) des documents ne sont pas encore développées, malgré le fait qu’elles soient mentionnées dans le cahier des charges et que l’éditeur y ait donné une réponse positive.

L’équipe doit également gérer les bugs et l’imprévisibilité du comportement du progiciel dans l’environnement informatique existant. Par exemple, il lui faut reconfigurer le serveur afin de réduire le temps de traitement des documents scannés de quelques heures à quelques minutes ! La réalité nous oppose toujours la force du concret.

Tout au long du projet, l’équipe apprend non seulement à créer des connaissances matérialisées dans l’avancement du projet, mais également à gérer des tensions et des controverses. Pendant plusieurs mois, l’équipe vit un conflit méthodologique entre deux visions de la gestion de projet. La première est centrée sur le respect des délais préétablis. La deuxième est centrée sur le respect des étapes nécessaires aux utilisateurs pour s’approprier la démarche, la gestion des risques et l’accompagnement du changement. De manière implicite, la première voit la deuxième comme étant source d’inefficacité et a contrario, la deuxième perçoit la première comme étant de l’inexpérience. L’enchaînement des reports est souvent la source de tensions. D’une part, les retards sont perçus comme une perte de crédibilité de l’équipe projet vis-à-vis des parties prenantes. D’autre part, la pression des délais risque de porter préjudice à la qualité sur le long-terme. L’équipe projet a appris à composer avec cet antagonisme qui contribue à déterminer la dynamique du projet.

La génération des connaissances pendant le projet impose un design organisationnel évolutif

Au démarrage du projet (mai 2008), l’équipe PICSEL est scindée en trois groupes. Le groupe « Conception » était en charge de l’écriture des cahiers des charges. Le groupe « Organisation » était en charge de la réingénierie des processus métiers. Le groupe « Accompagnement du changement » devait communiquer l’avancement du projet aux utilisateurs et recueillir les « indicateurs » selon les besoins des équipes « Conception » et « Organisation ». Ce terme d’indicateurs utilisé par l’équipe PICSEL désigne des informations chiffrées relatives à l’activité comme par exemple : le nombre de courriers reçus dans un secrétariat par semaine, le délai entre la dictée d’un compte-rendu de consultation médicale et l’envoi du courrier au médecin traitant, etc. En vue de proposer des « solutions innovantes », il était admis par les chefs de projet de l’équipe PICSEL que les groupes « Conception » et « Organisation » devaient garder une certaine distance. Seul le groupe « Accompagnement du changement » était en contact direct avec les utilisateurs. La dimension « innovante » exprime le besoin de se détacher des routines sédimentées et ainsi de faciliter une approche plus transversale.

Pendant les premiers mois, cette structure a permis de démarrer le travail en équipe et de socialiser ses membres. Cependant, elle est devenue rapidement obsolète. Le besoin de coordination au sein de l’équipe et entre l’équipe avec les utilisateurs n’était pas satisfait de manière efficace. Le portefeuille des activités et des tâches évolue tout au long du projet. Les membres de l’équipe PICSEL ne restent plus dans leurs groupes de travail respectifs. Ils se réorganisent autour des activités et tâches nouvellement apparues. Les trois groupes n’ont plus d’existence que formelle. Ainsi, les membres de l’équipe PICSEL se rapprochent de plus en plus des utilisateurs pour concevoir le changement. Progressivement, l’a priori relatif à la distance nécessaire aux « solutions innovantes » est abandonné.

Le design organisationnel initial du projet (trois groupes, trois activités) se voit ainsi remplacé par des formes plus dynamiques et provisoires. Le décalage entre ces deux types de structures a des impacts sur le management de projet. Nous avons constaté la démotivation des acteurs en raison de l’absence d’enrôlement : « Je n’étais pas au PICSEL. J’ai d’autres choses plus importantes et plus urgentes à faire »; « On va démissionner. C’est notre dernier jour de PICSEL (rire) ».

Des ajustements dans le management de l’équipe ont été réalisés. Ainsi par exemple, en mars 2009, des « chefs de groupe » sont formellement désignés pour coordonner des activités/tâches telles que « Scannage au fil de l’eau », « Accueil centralisé », « Dictée numérique », « Matériels » etc.

Dans les relations avec les utilisateurs, l’équipe PICSEL s’est rendue très souvent sur le lieu de travail afin d’observer in situ les pratiques des utilisateurs. L’équipe projet se rend mieux compte la complexité des processus métiers dans leur environnement contextuel. Ils ne peuvent pas être totalement décrits par les « indicateurs ».

Au total, la génération des connaissances et le type de management se co-déterminent (Yoo, Boland, & Lyytinen, 2006). C’est ce que visualise la figure 2 ci-desous. La figure 3 développe cette visualisation dans un cadre temporel.

Figure 2

La génération des connaissances et le type de management se co-déterminent

La génération des connaissances et le type de management se co-déterminent

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Figure 3

Dynamique des processus de génération des connaissances et évolution du type de management

Dynamique des processus de génération des connaissances et évolution du type de management

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Conclusion

Le management moderne de projet est né au début des années 1940 dans l’industrie de l’armement et il s’est développé comme outil de planification et de contrôle avec l’économie industrielle. Revisiter ses racines serait certainement un travail très utile dans un domaine qui préfère les outils techniques aux perspectives historiques. Cependant, une nouvelle voie féconde s’est ouverte en jetant un pont entre la théorie de la génération des connaissances nouvelles et le management de projet en tant que discipline académique.

C’est en abandonnant l’épistémologie de l’acquisition au bénéfice de l’épistémologie de la pratique que cette voie s’est ouverte. L’épistémologie de la possession qui inspire le management de projet classique explique pourquoi la génération des connaissances est si peu présente.

L’approche par la pratique, avec la notion de knowing, renouvelle le concept de connaissance et la théorie de création de connaissance héritée de Nonaka. Les connaissances tacites et les connaissances explicites ne sont pas les extrémités d’un même segment, mais les deux faces d’une même pièce de monnaie.

Lorsqu’un projet est complexe et qu’il associe différents métiers, l’intercompréhension est problématique. Les connaissances tacites de chaque métier, ce qui va de soi entre professionnels d’un même domaine, se révèle être une barrière. Elle ne sera levée, parfois avec des tensions voire des conflits, que grâce à des connaissances nouvelles, à des microprocessus de génération des connaissances.

La recherche-action menée au Centre Alexis Vautrin (CAV) nous a permis en tant qu’acteurs, et non pas simplement en tant qu’observateurs extérieurs, de repérer les obstacles rencontrés dans la mise en oeuvre du projet PICSEL. Il vise à informatiser le système d’information de cet établissement de santé. La numérisation du dossier patient, première étape de l’implantation d’un outil de type ERP, a connu plusieurs modifications relatives au schéma initial. Le cas « Fax envoyé » est emblématique. Il montre, parce que les tensions ont pu être révélées par les chercheurs, que les savoirs tacites de l’équipe administrative et l’équipe PICSEL sont un obstacle à l’intercompréhension immédiate. Le dépassement de cet obstacle génère des connaissances dans l’action (knowing as action).

La génération des connaissances nouvelles, qui peut apparaître pendant le déroulement du projet, doit être prise en compte dans le management de projet composé d’acteurs hétérogènes. Dans le contexte du management de projet complexe, l’approche traditionnelle du management de projet essentiellement linéaire et déterministe, est contreproductive. Il faut admettre que le design organisationnel entre dans une boucle récursive afin de faciliter les interactions (au sens d’organizing) entre les acteurs.

Les limites principales de cette recherche concernent sa nature contextualisée. Il s’agit d’une étude de cas dans le domaine de la santé et de la cancérologie. Cette pathologie est caractérisée par la prise en charge pluridisciplinaire et longitudinale. La gestion du dossier patient est spécifique en raison de la complexité de la trajectoire de soins. De plus, la souplesse des relations hiérarchiques au sein de l’équipe PICSEL est favorable à des ajustements du design organisationnel. L’impact de ces relations hiérarchiques a été récemment souligné (Cohendet, Guittard, & Schenk, 2007). Enfin, au CAV, le contexte est caractérisé par un fort intérêt pour la recherche. C’est certainement un terrain favorable à l’examen des processus de génération des connaissances.

L’étude de la génération des connaissances dans d’autres contextes permettra certainement de mieux saisir la réalité des processus de génération des connaissances dans le déroulement des projets inscrits dans des sociétés devenues plus immatérielles et créatives (De Filippi, Grabher, & Candace, 2007).