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La crise de la zone euro ne fait que confirmer le déplacement du centre de gravité des affaires en faveur des pays émergents dont la croissance reste tirée par la demande intérieure. Dans ce contexte de reconfiguration géographique des marchés, de nouvelles problématiques émergent en matière de management international (Colovic et Mayrhofer, 2011).

C’est notamment le cas de la gestion stratégique des ressources humaines et en particulier des cadres internationaux qui interviennent comme des éléments clés du succès de la localisation des firmes dans ces zones stratégiques distantes. Les expatriés assurent le développement des activités sur les marchés étrangers et conçoivent les stratégies sur une base globale. Ils contrôlent, coordonnent et dirigent des équipes multiculturelles dispersées géographiquement au sein desquelles ils ont en charge la diffusion des savoir-faire, de la stratégie et de la culture du groupe (Grillat et Mérignac, 2011; Scullion et Collings, 2011; Reiche, Harzing et Kraimer, 2009; Law, Song, Wong et Chen, 2009). La capacité des entreprises à assurer une mobilité efficace des ressources humaines représente ainsi un des défis majeurs du développement international des firmes dans les années à venir.

Dans la littérature sur les déterminants du succès de l’expatriation, les auteurs soulignent l’importance des relations sociales nouées sur place. Les liens sociaux et le soutien qui en émane permettraient de réduire le stress et l’incertitude caractérisant la période d’installation et d’intégration des expatriés (Mendenhall et Oddou, 1985; Black, Mendenhall et Oddou, 1991). De plus, l’aptitude des cadres à développer des relations interpersonnelles au sein de leur organisation, avec la communauté locale et la communauté des expatriés influence positivement l’adaptation interculturelle (Black et Gregersen, 1991; Black, Mendenhall et Oddou, 1991; Black et Stephens, 1989).

L’expatriation représente, pour le cadre et sa famille, un double challenge au niveau du lien et des réseaux sociaux. Les expatriés doivent, d’une part, faire le deuil des liens sociaux dont ils sont coupés lors du départ puis, d’autre part, être capable de reconstruire, une fois sur place, un réseau social source de soutien. Ce besoin d’interaction sociale est indispensable à l’équilibre des expatriés mais leur fournira également du soutien sous différentes formes dans le processus d’adaptation au nouvel environnement culturel et organisationnel.

Les caractéristiques des réseaux sociaux construits par les expatriés et leurs familles ont également fait l’objet d’investigations. Les auteurs s’intéressent à la taille des réseaux, la force et la fréquence des liens, à l’implication avec les locaux ou au sein de la communauté des expatriés, puis analysent les liens entre ces caractéristiques et l’équilibre psychologique des cadres (Wang et Kanungo, 2004) ou l’adaptation interculturelle du cadre (Caligiuri, 2000; Johnson et al., 2003) et de son conjoint (Shaffer et Harrison, 2001). Tous s’accordent à souligner l’importance cruciale des liens sociaux et leur poids dans le succès de l’expatriation.

Si l’aval du processus a ainsi été assez largement analysé avec de nombreuses recherches portant sur les retombées des interactions sociales des expatriés sur la performance ou ses déterminants, l’amont, la constitution du réseau et les facteurs influençant la construction des liens sociaux, n’a jusqu’ici bénéficié que de peu d’attention (Osman-Gani et Rockstuhl, 2009). En nous appuyant sur une enquête par questionnaire et des entretiens auprès d’expatriés et de leurs conjoints nous cherchons dans cet article à analyser le processus de constitution et de structuration des réseaux sociaux des expatriés lors de leur séjour. Après avoir présenté le cadre théorique des réseaux sociaux lors de l’expatriation, nous exposerons la méthodologie de la recherche avant de présenter les résultats et de les discuter.

Les réseaux sociaux des expatriés

Le départ en expatriation représente une rupture dans l’équilibre social construit dans le pays d’origine par les cadres et leur famille. Les expatriés sont coupés de leurs sources de soutien au moment où ils en auraient le plus besoin, lors de l’arrivée dans un pays, dans un environnement organisationnel et culturel qui leur sont étrangers. Le maintien du lien avec le réseau initial est possible grâce aux nouvelles technologies (téléphone, mail, visiotéléphonie, réseaux sociaux virtuels), mais serait limité par la distance et n’aiderait pas les expatriés à comprendre et à s’adapter à la culture et à l’environnent du pays d’accueil (Black, Mendenhall et Oddou, 1991; Wellman et Wortley, 1990). La stratégie d’adaptation qui consiste à rester connecté à un réseau connu distant a été observée dans les multinationales (Manev et Stevenson, 2001). Les auteurs montrent l’existence de réseaux sociaux entre expatriés appartenant à la même culture nationale en poste dans des filiales dispersées à travers le monde. La nationalité et la proximité culturelle primeraient sur la proximité physique et les cadres auraient ainsi tendance à échanger plus spontanément avec des compatriotes qu’avec leurs collègues expatriés et locaux. Cependant les informations échangées semblent dans ce cas se limiter à l’actualité du siège et de l’organisation (Wang et Kanungo, 2004), des informations qui ne seraient pas mobilisables par les cadres pour comprendre et s’adapter à leur nouvel environnement.

Les expatriés ont ainsi besoin de construire sur place des liens sociaux de proximité qui seront sources de soutien dans le processus d’intégration et d’adaptation au nouveau cadre de vie (Caligiuri et Lazarova, 2002). La construction du réseau relationnel de l’expatrié peut se faire auprès de collègues, partenaires professionnels, voisins, amis issus de la communauté locale ou de la communauté internationale des expatriés présents sur place. La littérature s’est largement penchée sur l’interaction et la socialisation des cadres avec les nationaux du pays d’accueil laissant dans un premier temps de côté les liens entretenus par le cadre avec la communauté des expatriés (Johnson et al., 2003; Caligiuri, 2000). Le cadre conceptuel dominant de l’adaptation interculturelle à l’expatriation focalise son approche sur les rapports entretenus avec les locaux (Black, 1988; Black, Mendenhall et Oddou, 1991; Parker et McEvoy, 1993; Aryee et Stone, 1996; Cerdin, 1999).

Les relations sociales nouées avec les membres de la communauté internationale ont d’abord été abordées par les recherches menées sur l’adaptation des conjoints (Briody et Chrisman, 1991; Shaffer et Harrison, 2001). Les auteurs analysant la structure des réseaux des cadres expatriés et son impact sur l’adaptation et le succès de la mission ont par la suite intégré à leurs recherches les deux communautés, locale et expatriée (Wang, 2002; Johnson et al., 2003; Wang et Kanungo, 2004; Liu et Shaffer, 2005; Wang et Nayir, 2006).

Les caractéristiques des réseaux et le soutien social

Lors de l’expatriation le cadre arrive dans un nouvel environnement organisationnel, une culture, une langue qu’il ne connaît pas ou peu, un poste qu’il ne maîtrise pas. Cette situation génère fréquemment du stress et de l’incertitude chez le cadre qui ne sait pas comment ajuster son comportement face à ce nouveau contexte (Adler, 1986). La réduction de l’incertitude chez les expatriés a été identifiée comme un déterminant fondamental de l’adaptation et de la performance des cadres (Black et Gregersen, 1991). Or, pour comprendre le fonctionnement de leur nouvel environnement, les expatriés ont besoin d’informations, de conseils et d’aide qu’ils pourront obtenir auprès des personnes rencontrées sur place qui viendront constituer le réseau de proximité.

Les auteurs s’inscrivant dans la théorie du capital social montrent que les soutiens émotionnel, instrumental et informationnel issus des membres du réseau permettent de diminuer l’incertitude et de soutenir l’adaptation des cadres (Adelman, 1988; Albrecht et Adelman, 1987). Le support social émotionnel regroupe l’écoute, l’attention, les démonstrations d’amitié, d’intimité et d’attachement. Le support instrumental regroupe les actions concrètes qui peuvent aider telles que des services rendus (au travail, à la maison, pour les enfants), le prêt de matériel ou d’argent. Le support informationnel regroupe les avis, conseils et les informations utiles. Les différentes formes du soutien renforceraient, chez les expatriés, le sentiment d’appartenance à un groupe, en leur permettant de mieux interpréter le comportement et les codes culturels des locaux et d’ajuster en conséquence leur propre comportement. Les auteurs soulignent ainsi que plus le cadre développe un réseau de liens forts localement, plus il aura des chances de réussir son adaptation (Albrecht et Adelman, 1987).

Les théories du capital social permettent de distinguer deux types de réseaux sociaux : les réseaux fermés et les réseaux ouverts (Baret et al., 2006; Ventolini, 2010). Un cadre disposant d’un réseau ouvert bénéficie de contacts ayant des niveaux hiérarchiques, culturels, sociaux plus élevés que le sien et dans des services et secteurs professionnels hétérogènes (Lin et al., 1981). Ces contacts ne se connaissent pas entre eux, la densité relationnelle intragroupe est peu élevée. Leur seul point commun est le cadre, point central du réseau de liens faibles (Granovetter, 1973). Burt (1992) décrit ces réseaux par les « trous structuraux », absence de lien entre les contacts, qui les caractérisent. Ces réseaux ouverts fournissent des ressources stratégiques au cadre en matière d’informations, de conseils, d’expertise, d’opportunités professionnelles qui avantageront sa progression de carrière (Davern et Hachen, 2006). Ces ressources représentent un avantage concurrentiel fort pour le cadre qui pourra choisir de profiter seul des opportunités issues du réseau ou de les partager ponctuellement en reliant deux membres de son réseau, agissant ainsi en tant que pont relationnel (Burt, 1992). Un réseau fermé réunit des contacts ayant des niveaux hiérarchiques, culturels, sociaux, des environnements professionnels homogènes qui entretiennent des relations denses, des liens forts partagés par tous (Granovetter, 1973). Les bénéfices des réseaux fermés, la solidarité, le soutien entre collègues, la clarté dans le rôle et dans les attentes de la hiérarchie soutiennent la performance du cadre en entreprise, mais moins directement sa progression de carrière (Morisson, 2002; Higgins et Kram, 2001). Si les travaux de Burt (1992) s’inscrivent dans une vision structurale des réseaux, ceux de Granovetter (1973) intègrent une dimension plus relationnelle et dynamique par l’analyse de la nature des différents liens sociaux et des bénéfices qui en découlent. Plus récemment les auteurs ont souligné l’importance de l’analyse des origines des liens sociaux et des processus de structuration en jeu (Grossetti et Bès, 2003; Ferrary, 2010).

Précisément, la littérature sur l’expatriation propose une approche structurelle sans s’intéresser au processus de constitution des liens et de structuration des réseaux. Les caractéristiques des réseaux sociaux (taille, fréquence des relations sociales, proximité de la relation, proportion de nationaux dans le réseau) et leurs liens avec la performance des expatriés ont ainsi été analysés. La taille du réseau influence positivement l’adaptation ou le bien-être des expatriés (Furukawa, 1997; Kashima et Loh, 2006; Wang et Kanungo, 2004). La fréquence des contacts avec les nationaux apparaît comme un déterminant positif du bien-être des expatriés (Ward et Kennedy, 1992) ou de leur adaptation (Johnson et al., 2003; Ward et al., 2001). Concernant la proximité du lien, les recherches arrivent à des conclusions plus contradictoires. Certains auteurs montrent que la proximité du lien social influence positivement le bien-être des expatriés (Lybeck, 2002) ou leur adaptation à l’interaction, (Liu et Shaffer, 2005) alors que d’autres trouvent un lien négatif entre les variables (Wang et Kanungo, 2004; Wang et Nayir, 2006). Pour Johnson et al. (2003), la proximité avec la communauté internationale a une influence positive, alors que celle des nationaux joue négativement sur l’adaptation générale des expatriés.

Le processus de structuration et les antécédents de la construction des réseaux

Comprendre comment se structurent les réseaux des expatriés et identifier les antécédents de la construction des liens avec les différentes communautés est un enjeu important qui n’a pourtant jusqu’ici fait l’objet que de peu d’investigations. On distingue deux approches dans l’analyse de ces antécédents : une approche par les caractéristiques individuelles et une approche par le contexte social.

L’approche centrée sur les individus s’intéresse à l’influence des caractéristiques personnelles des expatriés sur leur socialisation et leur adaptation. Caligiuri (2000) montre que la sociabilité et l’ouverture aux autres des cadres influencent positivement leur niveau d’adaptation interculturelle. Elle souligne par ailleurs que trop de contacts avec des nationaux peut avoir un impact négatif sur l’adaptation lorsque le cadre n’est pas ouvert à la relation. Johnson et al. (2003) analysent les liens entre les traits de personnalité d’expatriés hollandais, les caractéristiques des réseaux sociaux qu’ils ont développés et leur niveau d’adaptation. L’évaluation centrale de soi (Judge, Locke et Durham, 1997) influence positivement le nombre de relations de l’expatrié dans les communautés internationale et nationale. L’extraversion n’a en revanche pas d’influence. Les liens avec les expatriés fournissent plus de soutien social que n’apporte le réseau de nationaux, mais un soutien informationnel équivalent. Les relations avec les expatriés facilitent l’adaptation générale et l’adaptation au travail alors que l’implication avec les nationaux est reliée avec les trois facettes de l’adaptation.

La deuxième approche souligne que les dynamiques sociales ne sauraient être réduites à l’unique considération de caractéristiques individuelles (Kadushin, 2002). Elle s’intéresse au contexte social et aux processus interpersonnels en jeu lors de la construction des liens sociaux. Briody et Chrisman (1991) s’inscrivent dans cette démarche lorsqu’ils analysent l’adaptation de 15 cellules familiales expatriées. Les auteurs montrent que les expatriés ont tendance à interagir dans une plus grande mesure avec les nationaux du pays hôte par l’intermédiaire de leur activité professionnelle; au contraire, les conjoints développent principalement des relations avec la communauté des expatriés. Le travail est présenté par les auteurs comme une activité structurante facilitant l’interaction avec les locaux et l’adaptation lors du séjour. Les conjoints, ayant rarement l’aide de cette activité structurante (dans leur échantillon, tous les conjoints suiveurs sont des femmes sans activité sur place), interagissent plus difficilement avec les locaux. Briody et Chrisman (1991) soulignent d’ailleurs que les difficultés sont plus importantes en début de séjour, le conjoint ayant un contact plus direct et plus déstabilisant avec l’aspect étranger de la culture d’accueil.

La phase de construction des liens sociaux et les déterminants du processus de structuration des réseaux lors de l’expatriation n’ont ainsi fait l’objet que de peu d’investigations (Osman-Gani et Rockstuhl, 2009). Nous cherchons dans cette étude à comprendre comment se construisent les liens sociaux lors du séjour. Quelle est l’origine des liens sociaux construits par les expatriés ? En quelles circonstances et auprès de quelles sources se sont constitués ces liens ?

Puis, en nous inscrivant dans l’approche initiée par Briody et Chrisman (1991) et à l’aune des théories du capital social (Granovetter, 1973; Lin et al., 1981; Burt, 1992; Higgins et Kram, 2001; Morisson, 2002; Grossetti et Bès, 2003; Davern et Hachen, 2006; Ferrary, 2010), nous analysons le processus de structuration du réseau social lors de l’expatriation en tant que processus dynamique. Quels sont les facteurs interpersonnels en jeu lors de la structuration des réseaux ? Quels rôles jouent le conjoint et les enfants dans ce processus ? Quelles sont les caractéristiques des liens noués avec les différentes communautés (distante, internationale, des nationaux du pays d’accueil) et comment évoluent ces liens dans le temps ?

Une méthode en trois temps

Notre protocole de recherche comporte une phase exploratoire, une phase quantitative et une phase qualitative.

Une phase exploratoire

Dix-neuf entretiens semi-directifs nous ont permis d’analyser le processus de structuration des réseaux et de faire émerger les circonstances de la constitution des liens sociaux qui seront par la suite intégrées au questionnaire. Sur notre échantillon, 16 cadres ont vécu l’expatriation accompagnés par leur famille (tous sont des hommes, 14 ont des enfants, moyenne d’âge 35 ans), un cadre est célibataire (femme de 32 ans), deux cadres sont partis sans leurs familles (deux hommes de 39 et 42 ans). Les entretiens, d’une heure en moyenne, ont ainsi été réalisés avec l’expatrié et, pour les cadres accompagnés par leur famille, avec le conjoint. Au cours de nos entretiens, nous cherchons dans un premier temps à lister avec les répondants tous les contacts leur ayant apporté aide ou soutien depuis le début de leur séjour. Nous décrivons ensuite les caractéristiques socioprofessionnelles, culturelles, familiales des membres du réseau social des répondants. Enfin, nous identifions à quel moment et dans quelles circonstances (le lieu, l’activité, le contexte, les intermédiaires) la rencontre a eu lieu et le lien social s’est étoffé. Le corpus a ensuite subi une analyse de contenu thématique sémantique.

Une phase quantitative

Un questionnaire a été construit, pré-testé et envoyé par l’intermédiaire d’associations d’expatriés et de grandes entreprises à des cadres expatriés en poste depuis plus de deux ans ou moins de trois mois après la fin de leur mission. Soixante sept questionnaires ont été recueillis dans plus de vingt pays différents. Le tableau suivant présente la répartition par sexe, âge et durée de séjour selon la situation familiale des répondants.

Tableau 1

Les caractéristiques de l’échantillon

Les caractéristiques de l’échantillon

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Parmi les différentes variables caractérisant dans la littérature la structure des réseaux sociaux, nous retenons la taille. Nous nous focalisons plus sur la structuration en tant que processus que sur la structure en tant qu’état. En utilisant la taille du réseau comme indicateur et non comme objet, notre approche vise à saisir l’évolution de l’implication des expatriés au sein des diverses communautés sociales (des expatriés, des locaux, distantes) aux différents temps de l’expatriation.

Pour nos mesures de la structure du réseau social des expatriés, nous utilisons un générateur de noms multi-items adapté de l’approche développée par Vaux et Harrison (1985). Nous demandons tout d’abord aux expatriés d’indiquer toutes les personnes qui, au cours de leur séjour, ont été des sources importantes de soutien informationnel, tangible, social et émotionnel. Dans un deuxième temps, les répondants sont amenés, pour chaque contact, à indiquer quand (année de constitution) et dans quelles circonstances (identifiées dans la phase exploratoire qualitative) les membres de leur réseau ont été rencontrés, s’ils sont des nationaux du pays d’accueil ou des expatriés. L’outil a permis de générer 1139 contacts dont 488 sont des nationaux et 651 des expatriés. Nous aboutissons ainsi à une mesure de la taille du réseau à l’instant de la saisie et, grâce à l’année de constitution du lien, à une mesure de la taille du réseau à chaque année du séjour permettant une vision longitudinale du réseau. Nous mesurons également la durée d’expatriation (le temps de présence dans le pays).

Lors de la phase exploratoire, plusieurs variables ayant un impact sur la structuration des réseaux des expatriés ont émergé. Nous les avons ainsi intégrées à la phase quantitative. Les conditions de vie sont abordées par un item sur le dynamisme social de l’environnement du lieu de vie des expatriés (la disposition et la proximité de lieux de socialisation, d’associations culturelles, sportives) à l’aide d’une échelle de Likert en 7 modalités. Nous nous intéressons ensuite à la famille de l’expatrié, s’il a des enfants et si ces enfants sont scolarisés. Lorsque les enfants sont scolarisés, nous analysons par un item dans quelle mesure les activités scolaires et périscolaires des enfants ont facilité l’intégration et l’adaptation des expatriés (échelle de Likert en 7 modalités). Si le conjoint accompagne le cadre lors de l’expatriation, nous analysons son niveau d’implication dans une ou des activités en dehors du foyer (échelle de Likert en 7 modalités allant de « Pas d’activités » à « Fortement impliqué »). Nous mesurons également l’expérience internationale antérieure des cadres. L’implication au sein d’associations d’accueil et d’intégration est mesurée à l’aide d’un item « Dans quelle mesure des associations (de français à l’étranger par exemple) ou des organismes diplomatiques ont facilité votre intégration et votre adaptation » (échelle de Likert en 7 modalités).

Une phase qualitative

Si la phase quantitative a permis d’analyser les facteurs et les circonstances de la constitution des liens, elle ne permet pas d’appréhender les caractéristiques des liens noués par les expatriés et leurs familles avec les différents réseaux. Une phase qualitative a ainsi été menée afin de caractériser ces liens et de décrypter le processus d’interaction en jeu dans la structuration des liens sociaux (impliquant notamment les membres de la famille). Cette phase n’est pas confirmatoire mais complémentaire de la phase quantitative. Nous avons pour cela contacté 14 cellules familiales et rencontré chaque membre du couple dans le cadre de 28 entretiens semi-directifs (2 fois 45 minutes en moyenne suivies d’une discussion collective de 35 minutes en moyenne). Sur notre échantillon, les cadres expatriés sont des hommes (moyenne d’âge 36,1 ans), douze sont accompagnés par leur conjoint, deux sont expatriés en célibataires géographiques. Deux couples n’ont pas d’enfants. Deux couples ont des enfants en bas âge non scolarisés. Les autres cellules familiales ont des enfants scolarisés âgés de 3 à 16 ans. En adaptant les échelles proposées par Vaux et Harrison (1985), nous analysons les caractéristiques des relations sociales nouées lors de l’expatriation en considérant la fréquence des liens (Tous les jours / Une fois par mois), la proximité de la relation (Peu proche / Extrêmement proche), la diversité du soutien obtenu (soutien informationnel, tangible, social et/ou émotionnel), l’équivalence ou la différence de statut (social, professionnel) entre les interviewés et leurs contacts. A l’aide de cette grille d’analyse, nous cherchons à caractériser les relations entretenues par les expatriés et leurs familles avec les réseaux distants, la communauté des nationaux et la communauté internationale aux différents moments de l’expatriation. Le corpus a ensuite subi une analyse de contenu thématique sémantique. 

Les résultats de la recherche

Nous présentons dans cette section les résultats de la phase exploratoire qui nous a permis d’identifier les circonstances de la constitution des liens et de construire le questionnaire. Les résultats des phases quantitative et qualitative sont ensuite exposés.

Résultats de la phase exploratoire

Ces premiers résultats nous ont permis d’analyser les différentes étapes de la construction des réseaux sociaux et de comprendre dans quelles circonstances les liens sociaux sont initiés. Le tableau 2 présente les différents thèmes ayant émergé lors de l’analyse des entretiens.

Tableau 2

L’identification des circonstances de la constitution des liens

L’identification des circonstances de la constitution des liens

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Ces thèmes ont par la suite été intégrés à l’outil de mesure développé dans notre questionnaire afin d’analyser les circonstances de la constitution des liens sociaux des expatriés.

Résultats de la phase quantitative

Le tableau 3 présente les corrélations entre les variables quantitatives et la taille du réseau. Le niveau d’activité du conjoint, le fait d’avoir des enfants scolarisés et un cadre de vie socialement dynamique sont positivement et significativement liés à la taille du réseau global et des réseaux des nationaux et des expatriés. L’implication au sein d’associations et l’expérience internationale accumulée par le cadre sont liées à la taille du réseau des expatriés uniquement. La durée d’expatriation n’est pas corrélée à la taille des réseaux. Un résultat lié à la structure de notre échantillon composé de cadres qui, au moment de la saisie, sont majoritairement en fin d’expatriation.

Tableau 3

Les corrélations entre les variables quantitatives et la taille des réseaux

Les corrélations entre les variables quantitatives et la taille des réseaux

* = p<0,05; ** = p<0,01; ** = p<0,001

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Les trois tableaux suivants donnent des informations sur la structuration des réseaux et présentent pour cela la distribution des effectifs selon la nationalité, les circonstances de la constitution du lien et l’année à laquelle la relation s’est construite. Les valeurs, exprimées en pourcentages, représentent les fréquences conditionnelles par colonne. Un test du Chi² permet d’apprécier la significativité des écarts observés dans la distribution des effectifs du tableau de contingence. Certaines cases de nos tableaux de contingence comprenant des effectifs faibles, la correction de Yates[1] est appliquée.

Le test du Chi² lancé révèle des écarts significatifs dans la distribution du tableau 4. Ainsi, à première vue, le réseau des nationaux se constitue majoritairement via la sphère professionnelle et les collègues de travail et, dans une moindre mesure, grâce aux enfants alors que le réseau des expatriés se construit principalement via le conjoint et les enfants et également grâce aux associations d’expatriés. L’analyse longitudinale de la construction des réseaux permet cependant de nuancer et d’affiner ces résultats (voir tableaux 5 et 6).

Tableau 4

Répartition des effectifs selon l’origine du lien et la nationalité des contacts ( %)

Répartition des effectifs selon l’origine du lien et la nationalité des contacts ( %)

Chi² = 215,7; ddl = 8; p < 0,001

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Tableau 5

Répartition des effectifs du réseau des nationaux (n = 488) selon l’année et l’origine du lien (%)

Répartition des effectifs du réseau des nationaux (n = 488) selon l’année et l’origine du lien (%)

Chi² = 90,4; ddl = 32; p = 0,0016

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Tableau 6

Répartition des effectifs du réseau des expatriés (n = 651) selon l’année et l’origine du lien ( %)

Répartition des effectifs du réseau des expatriés (n = 651) selon l’année et l’origine du lien ( %)

Chi² = 199; ddl = 32; p < 0,001

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Le tableau 5 présente l’analyse longitudinale de la structuration du réseau des nationaux en croisant l’année et l’origine du lien. La sphère professionnelle représente la première source dans la constitution du réseau des nationaux. Le poids de l’environnement professionnel est plus fort dans les deux premières années. La famille et surtout les enfants et leurs activités permettent la rencontre de locaux à partir de la troisième année et sont les deux sources principales lors de la cinquième année.

En ce qui concerne le réseau des expatriés, il apparaît que les liens sont principalement constitués grâce à la sphère familiale du cadre. Le tableau 6 montre l’importance du conjoint et des enfants dans la formation du réseau à partir de la deuxième année. La première année, les contacts avec la communauté internationale se forment via la sphère professionnelle, les associations d’expatriés et surtout en s’appuyant sur les réseaux déjà constitués.

Résultats de la phase qualitative

Les résultats de nos entretiens nous permettent d’analyser le rôle des sphères professionnelle et familiale dans le processus de construction des liens sociaux et d’appréhender les caractéristiques des liens noués par les expatriés et leurs familles avec les différents réseaux.

La sphère professionnelle et l’importance des réseaux déjà constitués

Nos entretiens montrent que le début de l’expatriation est caractérisé par un investissement professionnel important des cadres qui cherchent à s’intégrer au plus vite sur le poste et dans leur service. Ainsi, les premiers contacts sociaux avec les locaux, mais aussi avec la communauté des expatriés, s’établissent via la sphère professionnelle avec les collègues, supérieurs, collaborateurs, ou dans le cadre de leurs activités professionnelles avec les fournisseurs, clients, partenaires de l’entreprise.

« Dans les premiers temps on est tellement la tête dans le guidon que tout se fait pour et par le boulot » (E4). « La très grande majorité de mes premières relations étaient directement ou indirectement des relations pro […] même si c’est un peu monocentré, les collègues m’ont énormément aidé au début » (E10).

Nous avons pu distinguer à ce stade, dans les propos des cadres, deux types de relations. D’une part, des relations professionnelles caractérisées par un lien faible se limitant aux frontières de l’entreprise et fournissant un soutien informationnel et opérationnel limité au poste de travail, à l’organisation du service, à l’entreprise. D’autre part, des relations constituées de liens forts et permettant au cadre d’obtenir un soutien plus riche, des conseils, des services, qui l’aident dans son intégration au poste puis sa réussite au travail.

« Je crois que sans mes collègues proches, qui sont devenus des amis, j’aurais passé deux fois plus de temps à comprendre les subtilités du poste » (E2). « J’ai pu grâce à lui [collègue proche du cadre] éviter de faire des gaffes dans mes premiers contacts avec les chinois, il m’a expliqué qu’on ne devait pas faire perdre la face à quelqu’un en réunion en lui posant une question à laquelle il ne saura répondre » (E7).

Ce réseau permet également au cadre de mieux comprendre les codes, us et coutumes locaux et l’aide ainsi dans l’interaction avec la culture du pays. Ces liens forts construits avec des individus aux profils socioprofessionnels et familiaux proches de celui du cadre (âge, niveau d’étude et/ou niveau hiérarchique similaires, enfants du même âge) s’étendent au-delà des frontières de l’entreprise et lui apportent épanouissement social et personnel.

Il est intéressant de noter que, lors de la première année, les réseaux existants avant l’expatriation et activés dès l’arrivée, permettent au cadre de construire rapidement des relations professionnelles sources de soutien. Les réseaux déjà constitués, c’est-à-dire les contacts fréquentés avant l’expatriation, mais aussi les personnes avec qui le cadre avait des amis ou collègues communs avant le séjour et dont il se rapproche spontanément, lui permettent de construire rapidement un réseau et de le mobiliser pour son intégration.

« Je connaissais deux collègues en arrivant, autant vous dire que je me suis appuyé sur eux ! » (E1). « Le réseau a bien fonctionné puisqu’on me connaissait avant que j’arrive et que j’ai pu créer des liens très vite par connaissances interposées. Mon collègue Carlos ici avait bossé avec ma N+1 de Madrid » (E8).

Ces situations ont été observées chez des cadres ayant une expérience internationale antérieure importante et dans des entreprises de taille conséquente développant une mobilité internationale et une gestion des carrières globales. Ces contextes organisationnels permettent en effet le développement de réseaux sociaux internationaux caractérisés par des liens faibles mais activables rapidement par les cadres débutant leur expatriation. Ces liens précoces sont développés au sein de réseaux intra-organisationnels mais également entre salariés de multinationales différentes qui ont pu collaborer directement ou indirectement par le passé.

Le poids du conjoint et des enfants

Nos résultats soulignent l’extrême importance du conjoint et des enfants dans la constitution des réseaux lors de l’expatriation. C’est principalement par leur intermédiaire que les cadres construisent leurs relations sociales avec la communauté internationale et leur rôle dans la constitution des liens avec les nationaux est également significatif au-delà de la deuxième année.

Le poids des enfants dans la formation des liens avec les nationaux est plus fort et plus précoce que celui des conjoints. La phase quantitative a souligné l’importance de la scolarisation des enfants et nos entretiens montrent également que l’école et les activités périscolaires des enfants sont des leviers puissants de socialisation pour leurs parents.

« Beaucoup de nos amis sont des parents des petits copains de nos garçons » (E12). « Je retrouve les copines à la sortie de l’école et on va ensemble à la bibliothèque faire les devoirs en attendant la danse ou le cours de dessin de [la fille du couple] » (E2). « Si j’ai été accepté dans l’équipe locale où je suis le seul étranger, c’est par ce que [le fils du couple] joue au foot avec les enfants du quartier depuis notre arrivée » (E7).

Le fait d’avoir des enfants d’âge proche, dans la même école, la même classe, pratiquant les mêmes activités sportives, culturelles ou artistiques rapprochent les individus. Les enfants côtoient indifféremment la communauté des expatriés ou celle des nationaux lors de leurs activités et permettent à leurs parents d’étoffer leur réseau social. Si les liens sont initiés par les enfants, c’est ensuite le conjoint qui entretient et développe les relations sociales.

Les résultats de notre recherche soulignent que le conjoint intervient à trois niveaux des processus sociaux en jeu lors de l’expatriation.

Tout d’abord, par le soutien social direct des conjoints vers les cadres qui, dans nos entretiens, expriment l’importance de l’aide instrumentale, informationnelle et bien entendu émotionnelle émanant des conjoints. Ensuite, par le rôle du conjoint dans la structuration des réseaux de liens forts des cadres. Le soutien du conjoint permet de renforcer les liens initiés par l’expatrié dans le cadre de son travail en étendant la relation à la sphère familiale (rapprochement des conjoints et des enfants), mais aussi de faire partager au cadre son propre réseau. Le cadre bénéficie directement de l’activité sociale de leur conjoint grâce à qui il rencontre de nouveaux contacts issus de la communauté des expatriés et, plus tardivement, de celle des nationaux du pays d’accueil.

« Les trois quarts des amis que je fréquente aujourd’hui, c’est d’abord [femme du répondant] qui les a rencontrés à l’école ou à la garderie [où la femme du répondant travaille à mi-temps] » (E13). « Nous sommes une bande de copines, toutes femmes d’expats […] on peut compter les unes sur les autres, une sorte de famille de substitution quoi […] on fait pas mal de sorties en famille le WE et mon mari a rencontré comme ça deux bons copains, maris de mes copines » (E6c).

Plus le conjoint est actif en dehors du foyer, plus son réseau et par ricochet celui du cadre sont importants. L’activité sociale du conjoint (activités associatives, culturelles, sportives ou périscolaires) augmente son insertion au sein de la communauté internationale le plus souvent par le biais de la fréquentation des conjoints d’expatriés. Dans les cas observés où le conjoint a une activité professionnelle lors du séjour, il s’implique rapidement au sein de la communauté des nationaux mais sa fréquentation de la communauté internationale est moindre. Dans les deux cas, le conjoint construit par son activité sociale un réseau que s’approprie naturellement par la suite le cadre expatrié. Ces réseaux sont constitués de liens forts entre contacts ayant le même niveau social, éducatif, culturel et familial. Par la solidarité et un soutien fort et varié (tangible, informationnel et émotionnel), ces réseaux soutiennent les membres de la famille dans leur adaptation interculturelle et le cadre dans son adaptation et sa performance au travail.

Enfin, nous montrons que le réseau construit par le conjoint peut indirectement bénéficier au cadre. En effet, au-delà du réseau social familial commun aux deux membres du couple, nos entretiens soulignent l’existence d’un réseau propre au conjoint dont les membres ne sont pas en contact direct avec le cadre. Ce réseau spécifique au conjoint peut ponctuellement bénéficier au cadre. Le conjoint peut ainsi servir d’intermédiaire entre le cadre et un membre de son réseau pour obtenir du soutien, un service, une information clé.

« Lorsque j’ai un souci avec un conteneur, je peux appeler [nom du contact]. Nos femmes et nos enfants se connaissent bien. Je traite mon dossier direct avec lui sans passer par l’accueil des douanes » (E10). « Je dois dire que, si j’ai changé de service, c’est grâce à ma femme qui m’a mis en contact avec le mari de sa collègue qui m’a recommandé » (E2).

Sur notre échantillon plusieurs cadres ont expliqué avoir obtenu des informations utiles à leur travail de la part d’individus qu’ils ne connaissaient pas directement mais que leur épouse a pu contacter par le biais de leur réseau propre constitué de conjoints d’expatriés ou de nationaux. Les deux conjoints mettant alors en contact les deux cadres qui ne se connaissent pas ou peu. Lorsque le conjoint est impliqué dans une activité professionnelle sur place son réseau s’enrichit de collègues et contacts professionnels, expatriés ou locaux, de secteurs variés. Par l’intermédiaire du conjoint, le cadre accède ainsi à un réseau social plus hétérogène (niveau hiérarchique, secteur ou domaine d’activité, différents du sien) qui lui fournira ponctuellement des opportunités et des ressources stratégiques pour son travail et sa progression de carrière.

Enfin, le début du séjour apparaît dans nos entretiens comme une période de transition au cours de laquelle le conjoint doit gérer les problèmes courants liés au déménagement, à la scolarité des enfants (le cas échéant) et à l’installation. Les liens distants avec le réseau d’origine, famille et amis, sont très actifs lors de cette période. Plusieurs conjoints témoignent avoir volontairement donné la priorité aux liens d’origine au détriment de leur implication sociale sur place. Un temps de transition et de reconstruction que les conjoints jugeaient à ce moment là nécessaire.

« On est overbooké au début et on a le temps pour rien » (E6c). « Ce n’est pas que les premiers temps ont été difficiles, pas plus que n’importe quel déménagement en fait, mais je n’avais pas la tête à voir du monde […] j’avais besoin de passer beaucoup de temps au téléphone avec mes proches » (E9c).

Les conditions de vie et le dynamisme social du cadre de vie

Dans notre recherche, les caractéristiques du cadre de vie influencent clairement la constitution des réseaux sociaux des expatriés et de leur famille. L’existence de lieux de socialisation dans l’environnement direct du lieu de vie des expatriés facilite grandement son intégration sociale et le développement des réseaux. Il apparaît ainsi que les lieux de vie disposant de services de proximité (banques, poste, superettes, école, mairie, etc.) favorisent l’établissement de liens sociaux des expatriés. De même, les quartiers résidentiels ouverts et les lotissements sont propices à l’établissement et au développement de liens sociaux pour les parents mais aussi pour les enfants lorsque l’environnement leur permet de jouer en sécurité à proximité des habitations.

« Le quartier permet de tout faire sur place […] je croise bien 5 à 6 personnes que je connais à chaque fois que je sors » (E7c). « Le lotissement est super pour cela car les enfants peuvent faire du vélo et jouer dans l’impasse (…) du coup l’ambiance entre voisins est très conviviale » (E4c).

Certains de nos expatriés vivaient en villages sécurisés réservés aux expatriés. Ce type d’environnement permet une socialisation rapide et intense au sein de la communauté internationale, mais limite les échanges et la formation de liens avec les locaux. L’avantage est ici de limiter les problèmes liés à la période d’intégration et d’installation de la cellule familiale grâce à la solidarité communautaire.

Enfin, nos résultats soulignent le pouvoir socialisant des associations d’expatriés ou de conjoints d’expatriés, ainsi que des associations locales (culturelles, caritatives, artistiques, etc.). Ces réseaux « clé en main » leur permettent de nouer des liens forts et d’obtenir du soutien social et émotionnel mais aussi d’étoffer un réseau de connaissances dont les liens faibles peuvent être mobilisés à l’occasion.

Discussion : la socialisation des expatriés, un processus dynamique et interpersonnel

Nos résultats montrent que les réseaux distants, la sphère professionnelle et le cercle familial interviennent à des temps différents dans le processus longitudinal de structuration des réseaux au sein de la communauté internationale et de la communauté des expatriés. La sphère professionnelle représente la première source mobilisée dans la constitution du réseau des nationaux. Le conjoint et surtout les enfants et leurs activités permettent la rencontre de locaux à partir de la troisième année et sont les deux sources principales lors de la cinquième année. En début d’expatriation la sphère familiale est en retrait. Le début du séjour apparaît comme une période chargée pour le conjoint qui assume la charge logistique, administrative et domestique de l’installation. Nos résultats vont dans le sens de la littérature qui décrit cette période délicate (Adler, 1986; Briody et Chrisman, 1991; Harvey, 1996). Par ailleurs, dans les premiers mois du séjour, nous avons observé chez les conjoints le besoin de donner priorité aux contacts distants avec la famille et les proches plutôt qu’aux interactions sociales sur place. Ce temps de transition souhaité où les liens sociaux d’origine sont actifs et la socialisation sur place en retrait, n’a pas à notre connaissance d’écho dans la littérature.

Comme Manev et Stevenson (2001), nous montrons l’importance des réseaux distants fédérant les expatriés par-delà les frontières. Nos résultats apportent une nuance, en distinguant un apport direct et un apport indirect des réseaux distants au cours de l’expatriation. Indirect lorsque le réseau distant permet au cadre d’être accueilli et soutenu dans son intégration par des collègues qu’il ne connaissait pas directement mais avec qui le cadre a des amis communs. Direct lorsque, en début d’expatriation, le cadre obtient via le réseau distant des informations importantes sur son poste, l’organisation, la politique et les pratiques de l’organisation d’accueil. Le cadre peut par exemple contacter son prédécesseur qui lui fournit des informations sur le poste susceptibles de l’aider à comprendre ses nouvelles attributions et son nouveau contexte de travail. Ces réseaux sont également réactivés en fin de séjour, alors que le cadre a besoin d’informations sur les opportunités de mobilité, les pratiques de gestion des carrières afin de préparer au mieux son retour ou la transition vers une autre affectation à l’étranger.

Nous nous sommes ensuite intéressés à la structuration des réseaux lors du séjour. La littérature proposant une description complète mais figée de la structure des réseaux (Furukawa, 1997; Wang et Kanungo, 2004; Ward et Kennedy, 1992; Liu et Shaffer, 2005; Kashima et Loh, 2006), nous abordons la structuration, dans la lignée des travaux de Briody et Chrisman (1991), comme un processus dynamique (méthodologie longitudinale) et interpersonnel impliquant notamment le conjoint et les enfants.

Nos résultats soulignent l’importance du soutien direct fourni par le conjoint au cadre lors de l’expatriation qui a été identifié dans la littérature comme un déterminant de l’adaptation et de la performance des cadres expatriés (Black, Mendenhall et Oddou, 1991; Parker et McEvoy, 1993; Mérignac et Roger, 2005; Shaffer et al., 1999). Par ailleurs, le conjoint agit à deux niveaux dans le processus de structuration des réseaux du cadre. Tout d’abord, en tant qu’interface et accélérateur de la socialisation du cadre avec la communauté des expatriés permettant de créer des liens forts (Granovetter, 1973) entre contacts aux profils socioprofessionnels et familiaux proches. Ce réseau commun, dense et homogène, fournit au cadre en mobilité un soutien informationnel, émotionnel et social qui renforce son adaptation et sa réussite professionnelle. Deuxièmement, le conjoint fait bénéficier au cadre de son propre réseau, constitué de conjoints, de locaux ou d’expatriés. L’expatrié accède ainsi à un réseau de liens faibles, ouvert et plus hétérogène (Lin, 1982) : le cadre peut être mis en relation avec des contacts d’entreprises, de secteurs et de compétences différents des siens, de niveaux hiérarchiques plus élevés que le sien. Ce réseau est caractérisé par de nombreux trous structuraux et des liens moins denses mais mobilisables par l’intermédiaire du conjoint qui joue le rôle de « pont » (Burt, 1992). Il procure au cadre un soutien informationnel, des conseils, de l’expertise, des ressources stratégiques pour son travail mais surtout son avancement de carrière. Le réseau fermé et commun et le réseau ouvert propre au conjoint forment ainsi un complexe relationnel idéal pour l’expatrié qui bénéficie d’avantages et de ressources variés mais complémentaires. Ce double réseau, avec pour charnière centrale le conjoint, est schématisé par la figure 1.

Figure 1

Le double réseau des expatriés et de leur conjoint

Le double réseau des expatriés et de leur conjoint

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Le rôle fondamental joué par le conjoint dans la réussite sociale, professionnelle du cadre que nous décrivons ici trouve un écho dans les travaux de Lauring et Selmer (2010). Les auteurs montrent, sur un échantillon d’expatriés danois en Arabie Saoudite, que le conjoint soutient la carrière du cadre par son dynamisme social, sa capacité à se construire un réseau et à l’entretenir par l’organisation de mondanités et par le lobby que peut représenter le réseau de conjoints sur les décisions de l’entreprise. Nos résultats soulignent de plus le rôle déterminant des enfants qui agissent comme des vecteurs d’intégration et de socialisation de proximité en générant des contacts et des occasions d’échanges avec la communauté des expatriés mais surtout avec les populations locales en dehors du contexte professionnel.

Conclusion : apports, limites et perspectives

Notre étude a permis d’identifier les différents vecteurs interpersonnels de la constitution du lien mais surtout de comprendre à quels moments ils interviennent dans la construction, puis la structuration des différents réseaux sociaux des expatriés. Ces résultats ont été obtenus grâce à une approche longitudinale rétrospective permettant d’appréhender l’origine de la constitution des liens, puis de décrire la structuration des réseaux des expatriés en tant que processus dynamique. Cette méthodologie nous a permis de prolonger et de compléter l’analyse du processus de socialisation des expatriés et de leur famille proposée par l’approche qualitative de Briody et Chrisman (1991). La méthode de recueil des données longitudinale quantitative permet, en effet, de capter avec précision l’évolution des liens des expatriés avec les communautés sociales aux différentes périodes de l’expatriation tout en permettant un recueil important de données (impossible avec une approche qualitative).

D’un point de vue théorique, les apports de la recherche se situent tout d’abord dans l’analyse de l’origine et des circonstances de la constitution des liens sociaux qui n’avait pas à notre connaissance été traitée par la littérature (Caligiuri, 2000; Johnson et al., 2003; Osman-Gani et Rockstuhl, 2009). Par ailleurs, notre recherche propose une analyse longitudinale du processus de socialisation des expatriés. En début d’expatriation, la sphère professionnelle, les collègues sur place mais aussi le réseau professionnel distant, permet au cadre de créer des liens avec la communauté des nationaux. Le conjoint et les enfants, en retrait dans les premiers temps, s’affirment ensuite comme le levier principal de la socialisation avec les locaux et surtout avec la communauté internationale. Enfin, nous mobilisons le cadre théorique des réseaux sociaux (Granovetter, 1973; Lin, 1982; Burt, 1992) pour analyser la nature des liens sociaux initiés par l’intermédiaire du conjoint et de la famille. D’une part, nous mettons à jour des réseaux de liens forts, denses et homogènes souvent initiés par les enfants puis développés par le conjoint et fournissant au cadre un soutien opérationnel renforçant sa réussite professionnelle. D’autre part, nous identifions des réseaux ouverts constitués de liens plus faibles et hétérogènes, mais pourvoyeurs de ressources stratégiques et d’opportunités de carrière, dont le cadre pourra bénéficier par l’intermédiaire du réseau relationnel du conjoint.

Si les réseaux créés par le biais de la sphère familiale permettent de soutenir le cadre dans sa socialisation, son adaptation, sa performance au travail, nous avons souligné qu’ils interviennent tardivement dans le processus d’expatriation. Ce point nous conduit à réfléchir aux éventuelles préconisations managériales. Le rôle des responsables de la mobilité internationale peut intervenir ici à plusieurs niveaux. Le premier concerne le cadre de vie et l’activité sociale du conjoint. Nos résultats vont dans le sens de ceux de la littérature qui identifient les conditions de vie des expatriés et de leur famille comme un déterminant de l’adaptation des expatriés (Black, 1988; Black, Mendenhall et Oddou, 1991; Parker et McEvoy, 1993; Aryee et Stone, 1996) et de leur conjoint (Black et Stephens, 1989; Briody et Chrisman, 1991). Il s’agit ici, pour les entreprises, de faciliter et d’accélérer l’intégration sociale des conjoints et des enfants en jouant sur les conditions de logement (zones résidentielles, lotissements permettant la socialisation des enfants et les interactions entre voisins) et en veillant au dynamisme social du cadre de vie (lieux de vie et de socialisation à proximité : commerces, loisirs, associations sportives, culturelles). Dans les cas où l’environnement ne permet pas ces conditions de vie, ou que l’insécurité l’exige, la solution des villages sécurisés peut être envisagée. Bien qu’elle ne soit pas optimum, l’interaction avec les locaux étant alors limitée, elle crée cependant un cadre de vie où la solidarité et le dynamisme social permettent une socialisation rapide au sein de la communauté internationale. Par ailleurs, l’entreprise peut soutenir l’activité en dehors du foyer des conjoints qui, nous l’avons vu, est synonyme d’interactions sociales locales. Pour cela, elle peut favoriser leur intégration dans des associations d’expatriés ou de conjoints d’expatriés, ainsi que des associations locales. Les conjoints rejoignant ce type d’association intègrent de fait des réseaux préexistants, structurés et dynamiques. Enfin, pour les conjoints qui souhaitent maintenir une activité socioprofessionnelle lors de l’expatriation, l’entreprise a tout intérêt à les assister dans leur recherche d’activités bénévoles ou associatives, de reprise d’études, de lancement d’entreprise ou de recherche de mission ou d’emploi sur place en jouant sur son réseau de clients, fournisseurs ou partenaires pour outplacer le conjoint. Afin d’accélérer le processus d’intégration des conjoints, l’entreprise a tout intérêt à actionner ces leviers en tout début d’expatriation voire lors de l’éventuel voyage de visite en initiant les premiers contacts professionnels ou associatifs du conjoint avec son nouvel environnement.

Le deuxième niveau concerne le processus de sélection et de préparation à l’expatriation dans lequel le paramètre familial devrait être mieux intégré. En effet, nos entretiens ont révélé que certaines situations se révélaient être potentiellement « dangereuses » pour l’équilibre de l’expatrié lui-même ou de la famille. Il s’agit notamment des familles sans enfants, ou avec des enfants en bas âges non-scolarisés, où le conjoint risque fort d’être victime d’isolement si les gestionnaires de la mobilité ne s’attachent pas à faciliter l’intégration grâce aux différents tissus associatifs et aux réseaux indirects distants. Il s’agit également des cadres célibataires géographiques, qui maintiennent des liens forts avec les réseaux distants professionnels et surtout familiaux (Mérignac et Roger, 2006). Leurs réseaux sur place se restreignent à la sphère professionnelle et ils ont de grandes difficultés à créer des liens forts sur place et donc à bénéficier du soutien émotionnel et social nécessaire à leur épanouissement.

Notre recherche comporte plusieurs limites que nous appelons à dépasser dans des recherches futures. Notre étude ne fait qu’aborder les réseaux distants par le soutien direct et indirect qu’ils apportent aux expatriés au début et à la fin du séjour. Nous n’analysons pas leur fonctionnement, leur structuration, la culture de groupe les caractérisant (Manev et Stevenson, 2001; Pierre, 2002) qu’il conviendrait à l’avenir d’explorer de manière plus approfondie. Par ailleurs, nous n’abordons pas la question de l’influence de la distance culturelle du cadre avec celle du pays d’accueil dans la constitution et la structuration des réseaux. Les caractéristiques culturelles du pays peuvent en effet jouer sur la difficulté du cadre à s’intégrer et sur le processus même de structuration des liens. La Chine illustre bien cette problématique avec la force des réseaux interpersonnels dits « Guanxi » qui conditionnent fortement la capacité des individus à se socialiser et à réussir dans le monde des affaires (Milliot, 2008). Enfin, cette recherche ne prend pas suffisamment en considération les antécédents de la constitution des liens sociaux. Les facteurs influençant l’orientation sociale et la socialisation des cadres expatriés représentent ainsi une piste prometteuse de recherche : les caractéristiques individuelles (Caligiuri, 2000; Johnson et al., 2003; Osman-Gani et Rockstuhl, 2009) mais également le profil familial, le parcours antérieur, les motivations à l’expatriation, les conditions de la décision de départ, la forme de la mobilité, le contexte organisationnel sont autant de variables pouvant avoir un impact sur les formes de soutien, le type de relations et la nature du réseau que le cadre cherchera à mobiliser sur place.