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L’improvisation organisationnelle suscite une attention croissante pour comprendre comment les organisations peuvent renforcer leur capacité à innover dans un contexte turbulent (Brown et Eisenhardt, 1997; Crossan et Hurst, 2006), transformer les imprévus et opportunités en avantage concurrentiel (Eisenhardt, 1997; Gallo et Gardiner, 2007) ou encore renforcer la capacité de réponse lors de catastrophes (Mendonça, 2007). Si ce terme paraît provocateur, il ne s’agit pas d’agir « sans réfléchir » : la plupart des auteurs s’accordent ainsi pour définir l’improvisation organisationnelle comme une démarche d’exploration destinée à faire face à un rapprochement dans le temps entre la conception et la réalisation d’une action. L’enjeu est de taille : elle pourrait donner les moyens aux organisations de gérer l’imprévu avec créativité et rapidité (Crossan et al., 1996 ). Les recherches actuelles montrent cependant qu’il s’agit d’un processus spontané dont les conséquences sont imprévisibles puisque les solutions retenues sont souvent inédites. Elles invitent donc à identifier et analyser les principes, moyenset dispositifs organisationnels qui lui permettent de réussir (Vera et Crossan, 2004).

En particulier, ces travaux indiquent qu’il existe un lien potentiellement fort entre l’efficacité de l’improvisation organisationnelle et la mémoire organisationnelle (Girod-Séville, 1996). Celle-ci peut être définie comme un répertoire de connaissances collectives qui sont contenues dans les cadres, routines, procédures et règles et qui peuvent être extraites si nécessaire (Day, 1994). Pour Weick (1998), plus elle est importante, plus le réservoir de ressources potentiellement accessibles pour faire face à une situation inattendue augmente. Suivant Crossan et Sorrenti (1996), retenir comment il est possible d’améliorer la qualité des actions improvisées peut permettre de gagner en efficacité dans des situations inédites. En l’absence d’une telle mémoire, il s’agit d’inventer des solutions face à chaque situation rencontrée, ce qui conduit les managers à « éteindre les feux » en permanence, avec des taux d’échec très élevés (Vera et Crossan, 2005). Pourtant, l’étude du rôle de la mémoire pour améliorer la qualité de l’improvisation n’en est qu’à ses débuts. Il subsiste une carence de recherches approfondies sur ce thème. Ainsi, Vera et Crossan (2007) ont appelé de leurs voeux le développement de recherches pour approfondir les processus qui sous-tendent la relation entre la mémoire et l’efficacité de l’improvisation. Partant de ce constat, cet article soulève deux questions. Comment une organisation peut-elle mobiliser son répertoire de connaissances pour improviser efficacement ? A partir des situations d’improvisation rencontrées, comment peut-elle améliorer ce répertoire ?

Pour y répondre, nous avons conduit une étude de cas exploratoire et longitudinale en France auprès de deux ONG de solidarité internationale, qui sont intervenues à Haïti à la suite du séisme de janvier 2010. Le parti pris du choix de ces cas est que l’action en temps réel constitue le métier-même de ces organisations, mais que les catastrophes auxquelles elles sont confrontées plusieurs fois par an sont toujours en partie inédites et imprévisibles (par exemple, selon l’état des infrastructures). Le cas d’Haïti a constitué une crise sans précédent par son impact humain, financier et matériel, et un défi en termes d’intervention d’urgence. Cette étude de cas permet par abduction de mettre en évidence des résultats émergents sur le lien entre mémoire organisationnelle et efficacité de l’improvisation. La première partie est consacrée à la présentation du cadre conceptuel de la recherche (1), puis nous exposons les aspects méthodologiques de la recherche (2) avant de présenter et d’analyser les résultats obtenus (3) et en conclusion de discuter les résultats en évoquant les implications, les limites de cette étude et les perspectives de recherche.

Le lien entre la mémoire et l’efficacité de l’improvisation organisationnelle

Après avoir défini l’improvisation, nous exposerons les enjeux d’une recherche sur le rôle de la mémoire dans l’amélioration de sa qualité, puis nous présenterons les questions de recherche.

Notion d’improvisation organisationnelle

Initialement associée à la métaphore du jazz et étudiée dans le cadre d’orchestres de jazz ou d’ateliers de composition théâtrale (par exemple, Barret, 1998; Bastien et Hostager, 1992; Sawyer, 1992), la notion d’improvisation organisationnelle a commencé à être mobilisée à la fin des années quatre-vingt-dix pour comprendre comment une entreprise peut gérer l’imprévu, l’aléa, l’opportunité avec rapidité et créativité (Crossan et al., 1996; Cunha, 2004; Cunha et Rego, 2010). A partir de la littérature, il s’agit dans un premier temps de définir l’improvisation organisationnelle et d’expliquer dans quel contexte elle est susceptible d’apparaître.

Dans une organisation, l’improvisation est définie comme une démarche d’exploration destinée à faire face à un rapprochement dans le temps entre la conception et la réalisation d’une action (Chédotel, 2005, 2012). Par exemple, un client demande s’il est possible d’obtenir un produit innovant dans un délai particulièrement court. Elle comporte donc deux caractéristiques. Premièrement, l’improvisation mêle étroitement conception et action : face à l’opportunité, il s’agit « chemin faisant » d’explorer des solutions. Cunha et al. (2002) expliquent ainsi que le processus d’improvisation correspond à une action orientée vers la découverte, destinée à explorer des opportunités ou à neutraliser des menaces imprévues. Le problème rencontré sera résolu aujourd’hui d’une nouvelle façon, demain d’une autre, d’une façon adaptée à la situation (Ciborra, 1999). Deuxièmement, le temps joue un rôle déterminant : plus la conception et la réalisation d’une action sont proches dans le temps, plus le degré d’improvisation est élevé (Moorman et Miner, 1998). Compte tenu de cette contrainte de temps, le « bricolage » est une composante essentielle de l’improvisation. La convergence entre la conception et la réalisation de l’action laisse peu de temps pour réunir des ressources supplémentaires permettant d’appréhender l’imprévu (Moorman et Miner, 1998). A court terme, il s’agit donc de mobiliser des ressources immédiatement disponibles (technologies, matériels, réseaux relationnels…)[1] pour agir.

Certains contextes favorisent l’émergence de situations dans lesquelles l’organisation peut être amenée à improviser. Les recherches actuelles s’accordent ainsi sur le fait que l’incertitude et la pression temporelle jouent un rôle déterminant (Chelariu et al., 2002; Cunha et al., 1999) : plus elles augmentent, plus le degré d’improvisation organisationnelle devient élevé. En effet, elles sont à l’origine d’événements imprévus, qu’il s’agit d’appréhender rapidement. De ce fait, l’improvisation est souvent étudiée dans un contexte turbulent, typiquement dans des secteurs compétitifs et innovants (Kamoche et Cunha, 2001). Cependant, le degré d’improvisation organisationnelle est également élevé en situation de catastrophe. Il s’agit d’une situation critique dans laquelle une entité, face à la destruction de ses ressources, fait appel à une assistance externe (Wachtendorf et al., 2010). Confrontées à cet événement complexe, évolutif et imprévisible, les organisations de secours doivent continuellement développer leur capacité à explorer des solutions en temps réel (Mendonça et al., 2001). La catastrophe met en effet au défi leur capacité de réponse, même si elles se sont préparées (Mendonça, 2007) : il existe toujours un gap entre ce qui a été prévu et ce qu’il se passe effectivement lors de l’intervention, compte tenu de la complexité et de la variété des contextes.

Un lien ambivalent

En théorie, l’improvisation organisationnelle devrait permettre dans des contextes d’incertitude et de pression temporelle de bénéficier d’opportunités ou de résoudre des imprévus rapidement. Elle suppose également l’exploration de solutions souvent créatives, autrement dit différentes des pratiques standard ou innovantes (Moorman et Miner, 1998). Cependant, la plupart des auteurs reconnaissent que cette performance est peu souvent atteinte (Cunha et al., 1999; Miner et al., 2001; Vera et Crossan, 2005). Les recherches actuelles n’envisagent pas l’improvisation comme une bonne ou une mauvaise pratique en soi mais comme un phénomène encore largement méconnu. Les cas d’échecs étant nombreux, elles se concentrent sur les moyens organisationnels qui permettent d’améliorer sa qualité et de la rendre efficace.

Parmi ces moyens, l’étude du rôle de la mémoire attire aujourd’hui particulièrement l’attention des chercheurs (par exemple, Vera et Crossan, 2004). La mémoire organisationnelle est définie comme un répertoire de connaissances collectives, qui sont contenues dans les cadres, routines, procédures et règles et qui peuvent être extraites si nécessaire (Day, 1994). Elle est le fruit de la mémorisation organisationnelle, entendue comme le processus de transmission de connaissances d’un individu ou d’un sous-groupe à ce répertoire (Girod-Séville, 1996). Ce processus se déroule en trois temps : la base de connaissances se développe (acquisition), puis les connaissances sont sélectionnées, encodées et stockées dans la mémoire organisationnelle (rétention); enfin, les connaissances stockées sont localisées, rappelées et décodées (restauration). Des routines (schèmes, rituels, cérémonies, procédures) et dispositifs organisationnels (reportings, réseaux informels, documents partagés) peuvent être employés pour rechercher, stocker, conserver et extraire des connaissances du répertoire (Stein, 1995).

La mémoire organisationnelle est aujourd’hui vue comme un moyen organisationnel crucial pour improviser : il s’agit de retenir des solutions qui permettent au fil du temps d’improviser plus efficacement (Kyriakopoulosm, 2011; Moorman et Miner, 1998). Pourtant, la plupart des recherches actuelles restent conceptuelles, et les résultats sont ambivalents (Chédotel, 2005; Vignikin, 2013). Dans certains cas, la mémoire a un impact positif : par exemple, la mémoire permettrait de filtrer les informations pertinentes (« interprétation ») et de guider rapidement l’action (Moorman et Miner, 1997). A défaut, une enquête qualitative exploratoire conclut que l’organisation peut être prise dans un piège d’opportunité : elle perd de vue son objectif initial à force d’agir toujours spontanément sans rétention de connaissance (Miner et al., 2001). Dans d’autres recherches, l’impact devient mitigé en fonction des types de mémoire (Moorman et Miner, 1998) ou de performance qui sont envisagés (Kyriakopulosm, 2011). Il n’est pas évident de capitaliser des connaissances pour faire face à des situations toujours inédites (Miner et al., 2001). Par exemple, l’utilisation de méthodes apparemment éprouvées peut se heurter aux particularités d’un nouveau contexte financier, humain et réticulaire : tel expert est absent, la mémoire d’une intervention précédente s’est perdue, les circuits de communication sont rompus. Partant de ce constat, l’objectif de cet article est donc de rechercher des moyens organisationnels pour renforcer le lien positif entre la mémoire organisationnelle et l’efficacité de l’improvisation.

Les questions de recherche

La revue de littérature permet de mettre en évidence deux questions sur le lien entre la mémoire organisationnelle et l’efficacité de l’improvisation organisationnelle : comment une organisation peut-elle mobiliser son répertoire de connaissances pour improviser efficacement ? A partir des situations d’improvisation rencontrées, comment peut-elle améliorer ce répertoire ?

Comment mobiliser un répertoire de connaissances pour improviser efficacement ? Cette question renvoie au double problème de la nature des connaissances efficaces en matière d’improvisation et des modalités de restauration de ces connaissances. A ce jour, la principale recherche ayant abordé cette question distingue deux formes de mémoire : la mémoire procédurale et la mémoire déclarative (Moorman et Miner, 1998). D’une part, la mémoire procédurale est « relative à la façon dont les choses sont faites » : elle se compose de savoir-faire et de procédures qui sont mobilisés pour mener à bien une action (par exemple, un protocole). En matière d’improvisation, elle permet d’agir vite en ayant « à sa disposition des routines nombreuses et variées, qui peuvent être recombinées dans une situation donnée » (p. 708). Cependant, ces routines risquent aussi d’être inappropriées, alors que l’improvisation suppose par nature une activité d’exploration face à des situations inédites. D’autre part, la mémoire déclarative est la mémoire des faits, données et événements qui sont détenus par l’organisation (par exemple, un rapport de retour d’expérience). Pour improviser, elle permet de construire une analyse riche d’une situation et d’identifier des solutions créatives. Cependant, la recherche et la sélection des faits qui sont réellement pertinents pour agir dans tout le répertoire de connaissances peuvent ralentir l’improvisation. Ces deux formes de mémoire, déclarative et procédurale, ont donc des inconvénients lorsqu’il s’agit d’improviser. Pour neutraliser leurs effets pervers respectifs, Moorman et Miner proposent donc de les combiner. Il s’agit alors de renforcer la mémoire procédurale, de façon à avoir accès plus rapidement à la mémoire déclarative (par exemple, avec un intranet, un forum de discussion, des réseaux sociaux) ou de renforcer la mémoire déclarative, afin de mobiliser la mémoire procédurale d’une façon créative (par exemple, par l’usage inédit d’un matériel). Ces travaux, en dépit de leur intérêt, ne proposent pas de volet empirique et postulent qu’il existe deux formes de mémoire. La question de la restauration de connaissances pour improviser efficacement reste donc ouverte.

A partir des situations d’improvisation qui sont rencontrées, comment l’organisation peut-elle renforcer son répertoire de connaissances ? Cette seconde question renvoie à un débat scientifique sur le lien entre l’improvisation et la mémorisation. Pour certains chercheurs, l’improvisation est par nature impromptue. Se produisant au cours de l’action, elle ressort d’une démarche immédiate de learning by doing (Crossan et Sorrenti, 1996). Cet apprentissage « expérientiel », en temps réel, n’est pas l’objet d’une mémorisation : il n’y a pas de rétention de connaissances. Cunha et al. (2002) ont montré, à partir d’une enquête qualitative exploratoire, que cette démarche a pour vocation d’agir immédiatement, face à une situation peu incertaine mais urgente. Cependant, nous avons vu qu’« éteindre les feux » en permanence expose l’organisation à un piège d’opportunité. Pour d’autres chercheurs, il pourrait également exister une autre forme « d’apprentissage improvisationnel » de long terme. Miner et al. (2001) montrent à partir d’une étude de cas que dans certaines situations, l’action impromptue n’est qu’une première étape. Il est ensuite possible de retirer des leçons de la situation à long terme par essais et erreurs, en répertoriant des résultats d’improvisations réussies et en les diffusant dans l’organisation. Parce qu’elle aiderait à améliorer la qualité des improvisations organisationnelles, l’idée suivant laquelle la mémorisation a un rôle à jouer est prometteuse. Cependant, peu de travaux permettent de comprendre comment elle s’opère. Pour Vera et Crossan (2004, 2005), cette démarche de mémorisation pourrait être le produit de démarches informelles, notamment d’histoires partagées de ce qui réussit ou échoue. Vera et Crossan (2007) postulent également qu’elle suppose de communiquer et de répliquer dans l’organisation les nouvelles pratiques qui résultent d’improvisations réussies. Il convient de proposer des recherches empiriques approfondies, car à ce jour elles restent rares (à l’exception de Miner et al., 2001; Vera et Crossan, 2004) et apportent peu d’éléments concrets sur les moyens qui permettent d’enrichir la mémoire des organisations en matière d’improvisation organisationnelle.

Les aspects méthodologiques de la recherche

Pour répondre aux deux questions qui ont été posées, nous nous appuyons sur l’étude exploratoire d’une intervention d’urgence humanitaire par deux ONG.

L’intervention humanitaire d’urgence

Suivant la définition du Ministère des Affaires Etrangères français, l’intervention humanitaire d’urgence vise à assurer l’assistance et la protection des personnes vulnérables et à répondre aux besoins fondamentaux des populations affectées par une catastrophe naturelle ou un conflit (www.france-diplomatie.fr, consulté en novembre 2011). Elle constitue un terrain d’observation privilégié pour étudier le lien entre la mémoire et l’efficacité de l’improvisation, pour deux raisons. En effet, un tel projet a pour particularité de réunir les conditions d’une catastrophe dans des conditions extrêmes en termes de pression temporelle et d’incertitude. Les délais d’intervention envisagés sont de l’ordre de 72 heures, alors que ce délai est porté à plusieurs mois dans le cas d’un projet humanitaire classique. Elle a lieu dans un milieu toujours spécifique (par exemple, selon les besoins des bénéficiaires) et se caractérise par un engagement immédiat auprès de populations en détresse au coeur de situations instables, toujours en partie inédites et imprévisibles. Compte tenu de ces éléments, les ONG sont régulièrement amenées à explorer des solutions en temps réel (à improviser), mais aussi à mobiliser et enrichir leur mémoire (retours d’expérience, procédures…) au cours de leurs multiples missions.

En particulier, l’urgence Haïti se distingue par son ampleur exceptionnelle : un séisme d’une magnitude 7,3 qui touche pour la première fois une capitale, Port au Prince, le 12 janvier 2010. Au moment du séisme, les conditions d’intervention sont particulièrement difficiles (par exemple, des moyens de communication coupés et des difficultés majeures d’atterrissage à Port au Prince) alors que les ONG souhaitent apporter une réponse immédiate. Les conséquences du séisme sont dramatiques : selon les sources, entre 80 000 et 200 000 morts estimés, près de 300 000 blessés, jusqu’à 1,3 millions de déplacés dans près de 1 300 camps, 50 hôpitaux et centres de santé inutilisables et 274 millions de dollars de pertes (source : données des ONG ONGSOLIDAIRE, USAID et IOM). Dans les semaines qui suivent, près de 1 000 ONG sont présentes (vs.128 pour le Tsunami). Et si le caractère d’urgence pourrait paraître ponctuel, il n’en est rien : l’arrivée du cyclone Thomas, les conséquences des élections, l’ampleur du travail de reconstruction et la propagation d’une épidémie de choléra vont conduire à prolonger l’intervention sur plus d’un an. L’urgence Haïti a eu lieu dans des conditions particulièrement difficiles, imprévisibles, qui ont mis au défi la capacité de réponse des ONG étudiées.

Une stratégie d’étude de cas longitudinale et bi-sites

Pour étudier le cas de l’urgence Haïti, nous avons ciblé deux ONG différentes, à partir d’un critère de représentativité théorique, de façon à renforcer la validité externe des résultats (Eisenhardt, 1989). Pour les repérer, nous avons procédé à une revue des sites internet et blogs des grandes ONG humanitaires intervenant à Haïti et pris contact avec deux ONG, nommées ici ONGSOLIDAIRE (ou ONGS) et ONGURGENTISTE (ONGU). Dans un premier temps, nous avons contacté en janvier 2010 le responsable du service urgence d’ONGS, qui avait été l’objet d’une pré-enquête. Le responsable de service d’une seconde ONG, ONGU a ensuite été sollicité en octobre 2010. Un document d’une page leur a été adressé, expliquant l’objectif de la recherche, le protocole et les règles en matière d’organisation, d’anonymat et de confidentialité, et a été validé par les deux ONG. L’enquête in situ s’est déroulée de 2010 (mai pour ONGS puis octobre pour ONGU) à mai 2011. Le Tableau 1 présente les deux sites. Il montre qu’ONGU a une plus forte capacité d’intervention et est davantage dédiée à la gestion des situations d’urgence, donc pourrait avoir acquis des connaissances importantes en matière d’improvisation. Les conséquences en termes de budget, de nombre de volontaires et de retombées presse sont également révélatrices du caractère exceptionnel de l’intervention à Haïti.

Tableau 1

Les sites étudiés

Les sites étudiés

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La collecte et l’analyse des données

La collecte de données a débuté en janvier 2010 avec une analyse des sites internet et une revue de presse sur les interventions à Haïti des deux ONG étudiées. De mai 2010 à mai 2011, une campagne d’entretiens a été réalisée auprès des interlocuteurs clés de la direction, des services urgence et des services support concernés par l’urgence Haïti, soit au total 43 entretiens de recherche, et des documents de travail ont été collectés dans une perspective de triangulation. Le Tableau 2 décrit les principaux dispositifs de collecte. Au sein des équipes d’urgence, nous avons pu aussi bien rencontrer les équipes du siège (responsables, logisticiens, chargés de ressources humaines, « voltigeurs » logistiques ou médicaux prêts à partir sur le terrain) que des coordinateurs (chargés de gérer le volet médical ou logistique à Haïti) revenant de mission à Paris. Nous soulignons d’une manière générale les très bonnes conditions d’enquête (disponibilité des répondants, accès à des comptes rendus et données financières confidentielles) en dépit des aléas de l’urgence et de la surcharge de travail des services. Cette recherche a également bénéficié du soutien financier de l’Observatoire des PME de la Région Centre.

L’analyse de données est fondée sur la retranscription des entretiens puis le tri systématique des données par catégories thématiques à l’aide du logiciel NVivo. Pour répondre aux questions de recherche, les thèmes sur lesquels cet article se penche sont : le contexte (des ONG, des services urgence), la mémoire et l’improvisation. Suivant un processus abductif, cette catégorisation a été élaborée progressivement sur la base des questions de recherche et d’allers et retours entre la revue de littérature et les résultats en partie émergeants du terrain. Dans un second temps, nous avons listé les réponses aux entretiens, catégorie par catégorie thématique, puis en croisant plusieurs catégories (par exemple, les types de mémoire et l’improvisation organisationnelle). Les résultats ont été triangulés, soit entre entretiens, soit avec d’autres sources (documents internes, par exemple). Pour respecter la confidentialité des réponses, les verbatims sont anonymes. Les principaux résultats de cette recherche ont été l’objet de restitutions auprès des ONG étudiées.

Vers une meilleure compréhension du lien entre la mémoire organisationnelle et l’efficacité de l’improvisation organisationnelle

Les équipes d’intervention reconnaissent dans l’ensemble qu’elles ont été amenées à improviser pour prendre en charge l’urgence Haïti, comme l’illustrent les extraits d’entretiens suivants :

24 heures ne suffisent pas, on ne va jamais assez vite. On pousse tout aux limites possibles. Cela revient à improviser. On agit et on réfléchit en même temps, et après on réorganise.

Entretien MDU1 ONGU 221110

Par nature, nous devons avoir une grosse capacité d’improvisation. On peut anticiper mais c’est une fois qu’on est là qu’on n’a pas ce qu’il fallait.

Entretien CD1 ONGS 140610

Pour improviser plus efficacement, le recours à la mémoire est continu dans les services urgence. Après avoir présenté une illustration, nous répondrons à nos questions de recherche.

Tableau 2

Les modalités de production de données

Les modalités de production de données

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Une illustration : le lancement de l’opération choléra par ONGURGENTISTE

A titre d’illustration, le lancement de l’intervention par ONGU a été reconstitué dans le Schéma 1 [2]. Cette illustration permet de comprendre le rôle de la mémoire plus concrètement, à partir de faits. L’analyse des résultats mentionnera l’ensemble des phases du projet dans les deux ONG.

J 1, 17h : En Haïti, les équipes médicales réussissent à sortir l’hôpital de l’ONG, qui s’est en partie effondré, dans les minutes qui suivent le séisme. Elles vont récupérer dans les locaux et dans un container (la « pharmacie ») une « malle d’urgence » comprenant du matériel et des médicaments et commencent immédiatement à soigner les blessés. Une personne est chargée d’informer le siège par téléphone satellitaire. Le responsable du service urgence, en déplacement au Yemen, est ainsi alerté immédiatement par un afflux d’appels et de SMS sur son portable. Son premier réflexe est de rechercher des informations sur internet, RFI et la BBC. Il estime que l’effondrement de la clinique et le fait qu’une capitale soit touchée sont des signes graves qui supposent le déclenchement d’une intervention. A ce stade, l’ONG cherche à réunir au plus vite des données sur la santé des équipes en place à Haïti, ainsi que sur la situation (par mail, téléphone, contact avec des réseaux personnels…) pour procéder à une évaluation.

Figure 1

Les premiers jours de l’opération séisme d’ONGU

Les premiers jours de l’opération séisme d’ONGU

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J 2 : Sur la base de premières informations lacunaires, une cellule de crise prend la décision d’agir, débloque une enveloppe de 17 millions d’euros, trace les grandes lignes de l’intervention (traitement de 500 à 600 blessés, chirurgie) et liste les ressources nécessaires. Elle dessine ainsi le cadre, à partir duquel le service urgence va mettre en place un dispositif. Dans les heures qui suivent, celui-ci, tout en continuant à collecter des données, utilise des méthodes types pour organiser l’intervention : par exemple, la commande de « kits séisme » de médicaments, d’un hôpital « gonflable » (créé à partir d’un assemblage de tentes et équipements), l’affrètement d’un premier full charter, ainsi que l’identification d’une équipe d’urgentistes. Bien qu’il s’agisse de dispositifs standards en cas de séisme, les infrastructures d’Haïti sont sévèrement touchées, très peu d’informations filtrent sur la situation à ce stade, ce qui conduit à agir « dans le noir » (donc improviser) : la priorité est de déclencher l’intervention, car chaque heure compte.

J 3-6 : Dans des conditions difficiles, les moyens arrivent lentement à Haïti : par exemple, 4 avions vont être déroutés en République Dominicaine suite à la fermeture de l’aéroport. Sur place, les équipes, très expérimentées, improvisent en fonction des ressources disponibles à l’instant t : « A Haïti, au départ, les personnes qui étaient sur place ont opéré dans la pharmacie, mais sur des opérations invitales, et pas de fracture. Pour stériliser, ils ont fait bouillir, à l’ancienne. Et ils ont fait attendre les patients qui avaient besoin d’un environnement propre. En fonction des moyens qu’on a, on choisit la prise en charge. Par exemple, ces personnes ont ensuite opéré dans les containers de la pharmacie. (…) A Paco, ils ont mis des bâches pour parer des pansements » (CD1 ONGU 150411). A Paris, les données sont continuellement réactualisées (grâce aux réseaux, équipes en Haïti, débriefings, visites de cadres de l’ONG sur le terrain…) pour mieux identifier les besoins, remanier le dispositif initial au fil de l’eau et ajuster les ressources disponibles. Les équipes du siège et d’Haïti communiquent en permanence.

Au fil des semaines, les besoins en personnes, équipements et médicaments vont être ainsi réévalués en fonction de l’évolution des données. Les moyens mobilisés vont être massifs : par exemple, pendant les 10 premiers jours, malgré un contexte chaotique, l’ONG va mettre en place 3 blocs chirurgicaux temporaires, soigner 1 275 blessés et réaliser près de 150 interventions chirurgicales avant même que l’hôpital gonflable soit opérationnel (source : rapport CA 01/12 ONGU). Fin janvier, 60 internationaux et 500 Haïtiens vont intervenir à Haïti, avec un délai de rotation de deux semaines. 1 200 lits seront finalement disponibles et 20 fulls charters vont être affrétés vers Haïti pendant l’opération séisme. Les conséquences du séisme, le cyclone Thomas, ou encore l’épidémie de choléra vont ensuite prolonger l’intervention d’urgence sur plus d’un an.

Le répertoire mobilisé : trois formes de mémoire au coeur de l’improvisation

Comment une organisation peut-elle mobiliser son répertoire de connaissances pour improviser efficacement ? Deux grandes lignes de résultats ont été obtenues, à partir de l’étude de cas :

Le rôle de trois formes de mémoire en matière d’improvisation

L’étude de cas a permis tout d’abord d’identifier trois formes de mémoire et d’analyser leur rôle : les mémoires déclarative et procédurale, mais aussi la mémoire de jugement, qui n’avait pas été envisagée par les travaux antérieurs.

La mémoire déclarative, pour évaluer et déclencher l’action en temps réel

Pendant l’intervention, la mémoire des faits permet d’évaluer la situation et d’impulser l’action. Ainsi, dans l’illustration, la priorité immédiate des ONG à la suite du séisme est de restaurer ou acquérir des données sur les effets du séisme (interventions antérieures, données des médias…) :

Par exemple, si un médecin apprend qu’il y a eu un cas de rougeole, c’est une maladie qui se propage vite (…). Nous allons extrapoler le nombre de personnes, les seringues, les doses, la structure de vaccination, le personnel à former. On doit passer commande. (…) Il faut 2, 3, à 5 heures maximum pour s’informer et avoir une estimation. A partir du moment où on a l’info, tout va très vite, cela peut prendre 3 jours.

Logisticien SUPDU ONGS 140610

Ces données, réunies à un stade précoce de l’intervention, sont très parcellaires :

Le problème, c’est qu’on a des infos parcellaires dans les premières heures. C’est difficile d’avoir des infos claires, à partir des données des Etats, des médias. Ce n’est pas simple car on a besoin d’envoyer des équipes très vite.

RDU1 ONGU 291010

Les ONG vont donc se concentrer sur la collecte de données à l’aide d’acteurs qui sont sur le terrain (réseaux de connaissances, puis équipes d’exploration, OMS, réunions entre ONG…). Ces données vont permettre de réévaluer la situation et d’ajuster leur réponse continuellement à partir de l’arrivée des équipes en Haïti, pour improviser plus efficacement.

Le dispositif a été remanié au fil de l’eau. Nous avons les infos des équipes, de ce qu’elles font. Il y a 500 millions de choses à faire autour de nous puis on collecte des infos au fil de l’eau. Le gros avantage d’ONGU est qu’on est capable de prendre une décision dans le noir et de la faire évoluer avec des infos parcellaires.

CD2 ONGU 150411

Une fois qu’on est sur le terrain, on procède à des ajustements en fonction des informations. Cela m’est déjà arrivé de demander à une équipe en route de faire demi-tour. Par exemple, on prépare des équipes chirurgicales au cas où mais s’il n’y en a pas besoin ils font de la médecine.

RDU2 ONGS 220610
La mémoire procédurale, pour agir plus vite

En complément de la mémoire déclarative, les urgences mobilisent de nombreuses procédures et moyens préexistants dès J2. Les principaux dispositifs d’urgence immédiate sont le produit de cette mémoire : les deux ONG disposent d’une cellule de crise (liste des participants prédéfinie), d’une enveloppe d’urgence, d’un stock de matériel et de médicaments d’urgence (par exemple, les kits et l’hôpital gonflable) et d’un personnel prêt à partir du siège. Ces moyens, complétés avec des documents de travail (check list, liste de contacts, guideline, protocoles médicaux…), permettent en principe d’envoyer des ressources humaines formées, du matériel et des médicaments à Haïti en moins de cinq jours, en fonction des données (mémoire déclarative). Ils ont pour rôle de faciliter le bricolage, en renforçant le stock de ressources mobilisables immédiatement et en donnant des repères pour agir (exemple : une liste de dix points à ne pas oublier). Ces connaissances procédurales peuvent être partagées en travaillant à plusieurs ou écrites dans des manuels (ex : guideline sur la prise en charge d’une épidémie) et améliorées dans le cadre de débriefings. Leur mobilisation relève d’automatismes qui permettent d’agir vite en fonction de points « typiques » de l’urgence :

Il y a des types d’intervention standard, ce qui fait que c’est simple d’intervenir dans certaines situations.

MDU2 ONGU 240311

Pour Haïti, j’ai pris tout le stock et les kits (…). C’est prêt pour être adapté rapidement à toutes les situations, donc je prends tout car ce serait trop cher d’affréter plusieurs avions. (…) Il ne faut pas perdre de temps sur place.

MDU2 ONG3 210610
La mémoire de jugement, pour interpréter les situations, explorer et doser l’action

Notre étude a permis de mettre en lumière le rôle décisif d’une troisième forme de mémoire, la mémoire de jugement. Celle-ci concerne l’accumulation de connaissances, qui permettent d’interpréter et d’analyser les situations rencontrées (Girod-Séville, 1996) : par exemple, le responsable d’une mission sait quelle est l’échelle maximale possible d’une intervention, le type de population à cibler, ou encore quelles règles déontologiques il doit respecter. Cette forme de mémoire repose sur l’expérience des personnes (Girod-Séville, 1996). Ainsi, dans les ONG étudiées, les urgentistes sont très expérimentés : ils sont déjà souvent partis pendant 5 à 6 années sur des missions d’urgence et ont une ancienneté moyenne de 6 ans pour ONGS et 12 ans pour ONGU. De nombreux dispositifs favorisent aussi le stockage et la diffusion des connaissances de jugement pendant l’intervention : des documents (rapports, comptes rendus…) et des occasions d’échange (par exemple, réunions de retours d’expérience).

Pour les urgentistes qui ont été rencontrés, la mémoire de jugement est indispensable pour improviser efficacement. En effet, elle est complémentaire des autres formes de mémoire, déclarative et procédurale : d’expérience, quelles données sont pertinentes à l’instant t ? Quelles combinaisons de procédures sont possibles ? Quelles pistes pourraient être explorées ?

Les prédictions fines sont basées sur l’expérience. Par exemple, l’utilisation des kits médicaux. Par expérience, on sait que pour une population de 10 000 personnes, on a besoin d’un kit pour des soins de santé primaires. On connaît la photo des pathologies.

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Je sais au bout de quelques missions que je dois faire le point, je sais le type d’expat que je peux demander et avec quels arguments, je sais ce que je peux faire ou non.

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Elle permet également de juger quelles solutions peuvent être explorées, de doser l’action et d’éviter de sur-réagir.

L’expérience permet de ne pas surestimer l’urgence. Haïti était une urgence médiatique, il y a eu un affolement général. Cela grossit vite les choses, il ne faut pas se prendre au jeu. Par exemple pour le choléra, on monte progressivement le nombre de lits. L’expérience permet de garder du recul. (…) Nous connaissons, le choléra, les façons de travailler.

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Globalement, ces premiers résultats de terrain complètent la littérature actuelle, en identifiant une troisième forme de mémoire déterminante (mémoire de jugement) et en révélant le rôle complémentaire que joue chaque forme de mémoire. Dans l’illustration, c’est cette complémentarité qui permet d’élaborer le mode de réponse au séisme en quelques jours.

Deux moyens organisationnels, pour mémoriser les improvisations réalisées

La seconde question concerne les moyens organisationnels qui peuvent être mis en place pour mémoriser les improvisations réussies, c’est-à-dire inscrire les connaissances qui sont acquises par des membres d’un service urgence en matière d’improvisation dans le répertoire de connaissances organisationnelles. L’étude de l’intervention d’urgence Haïti nous a permis d’observer des situations de mémorisation d’improvisation réussie. Par exemple :

Pour le kit hôpital gonflable, on a modifié le dispositif d’anesthésie. Il y a un matos qu’on a vu il y a trois mois : une anesthésiste est partie sur Abidjan avec son matos perso. Elle l’a trouvé très bien, et nous en a parlé, donc on est en train de modifier le matériel. C’est du matériel qu’on n’avait pas encore introduit.

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La comparaison d’ONGU et ONGS nous a permis d’identifier deux moyens de mémorisation et d’analyser leurs avantages et inconvénients.

Favoriser le partage de connaissances

Nous avons observé que la possibilité de s’exprimer librement sur les succès et les échecs, dans les deux ONG étudiées, a bien permis pendant l’intervention à Haïti de filtrer les improvisations efficaces. Plusieurs moyens organisationnels jouent ici un rôle favorable. Tout d’abord, une caractéristique commune des deux ONG réside dans leur culture de discussion : compte tenu de leur sociologie associative, la parole est libre. Par exemple, dans le cas d’ONGU :

Il y a une part de débats enflammés, qui correspond à l’identité collective d’ONGU. On entretient la culture du débat contradictoire. On pose une hypothèse, et ceux qui ne sont pas d’accord doivent donner des arguments. C’est un combat d’idées, d’argumentaires.

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De plus, les équipes multifonctionnelles d’urgence (avec des « médicaux », mais aussi des contrôleurs de gestion, ou des logisticiens, par exemple) permettent de confronter différentes expériences de terrain. Elles mobilisent aussi couramment des moyens organisationnels pour faciliter les échanges : des TIC pour l’échange à distance, briefings, débriefings, open space à ONGS, retours d’expérience, rapports et bilans intermédiaires. Ces discussions n’ont pas uniquement lieu en interne. Souvent, les membres de l’équipe terrain s’appuient également sur leurs propres réseaux personnels (connaissance d’autres salariés d’ONG, par exemple) pour rechercher des données, développer des méthodes de travail et mutualiser leurs expériences (par exemple, sur la question de l’eau).

Ce premier dispositif est privilégié par ONGS par crainte d’une professionnalisation excessive et d’une survalorisation des procédures. Il permet en principe de consolider les trois formes de mémoire : avoir des données à jour, améliorer les méthodes, interpréter correctement les besoins. Il a pour effet, au sein du service d’urgence, d’améliorer la qualité des improvisations. En revanche, il ne permet pas de capitaliser durablement au niveau organisationnel des connaissances procédurales en matière d’improvisation. Au cours de l’enquête, plusieurs répondants ont ainsi souligné que ce dispositif conduisait à « réinventer la roue ». Par exemple :

Ici, il n’y a pas de standardisation. Par exemple, aucune mission n’est obligée d’acheter des kits. (…) Sur le coup, cela paraît plus simple, mais ce n’est pas le cas. (…) Le problème, c’est que si on se plante, est-ce que la personne a les reins suffisamment solides ?

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Ainsi, au plus fort de l’opération choléra, l’équipe d’ONGS s’est retrouvée en difficulté :

On travaillait comme des fous, mais rien ne s’enclenchait (…) avec des équipes qui faisaient le maximum et qui ne connaissaient pas le choléra. (…) Je ne sais pas comment s’est fait ce décalage, il y avait des points infos tous les jours. Je l’ai signalé, tout le monde a pris conscience du problème. (…) Mais pendant ce temps, il y avait trop d’inconnues c’était la cata. J’ai recruté des nationaux, jusqu’à 200 personnes. (…) Les gens ont fait des miracles. C’était une période difficile à vivre le temps de tout régulariser et de montrer que c’était une cata.

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Un dispositif formel, pour diffuser et stocker les connaissances improvisationnelles

C’est ici que la différence entre ONG est réellement marquée, par choix politique. ONGU, très réputée dans le milieu des ONG pour son efficacité, a pour particularité d’être plus professionnalisée et d’avoir mis en place des moyens formels pour mémoriser des connaissances procédurales en matière d’improvisation, au-delà du partage de connaissances.

Nous avons déjà expérimenté par exemple pour suivre une épidémie, pour créer un kit hôpital, pour être réactif en 24 h. Nous avons aussi été moteurs par exemple pour faire de la chirurgie réparatrice.

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Parmi ces moyens, le service urgence a pour particularité d’être au coeur de l’activité de l’ONG; l’urgence est alors vue comme une opportunité d’acquérir de nouvelles connaissances :

Le service urgence est un peu le moteur de l’association. (…) C’est ici que les gens expérimentés se regroupent, ils ont beaucoup de missions derrière eux.

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Les autres aussi apprennent des trucs, mais les urgences n’arrêtent pas. Sur un an, ils vivent 10 à 15 nouvelles situations. Par exemple, la rougeole en RDC n’est pas la même qu’en Malaisie. Il y a de nouveaux problèmes et de nouvelles solutions.

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ONGU a également mis en place en place un dispositif permanent, dédié à la capitalisation de connaissances procédurales. Le service urgence évoque les problématiques de prise en charge des urgences en cours, lors des réunions hebdomadaires interservices. Si les participants considèrent qu’une nouvelle procédure est importante (par exemple, utiliser des tentes pour créer une clinique en kit), des réunions supplémentaires sont organisées. Une personne est désignée pour suivre le dossier et mettre en place un groupe de travail. En pratique, elle sollicite les services médical, opérationnel et logistique pour développer cette procédure :

Un cahier des charges est adressé par le service s’il y a une idée de nouvel équipement. La logistique fait alors de la R&D d’équipement. Cela a été le cas par exemple pour la tente gonflable. (…) Sur un produit compliqué comme les tentes, on fait des améliorations tout le temps. Par exemple, en ce moment on travaille sur la clim.

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La piste proposée (ici, créer un hôpital gonflable) est alors développée en coordination avec le service urgence. Elle devient un dispositif ou une procédure, qui alimente le réservoir de connaissances organisationnelles : par exemple, elle est codifiée dans les protocoles médicaux ou les guidelines écrits. Le service urgence développe ensuite cette mémoire : il met en oeuvre le dispositif ou la procédure au cours de ses interventions successives et propose des améliorations à partir de retours d’expérience de ces interventions (ici, améliorer la climatisation). Dans les autres services de l’ONG, elle se diffuse progressivement (débriefings, mise à jour des protocoles, formations…). La mémoire devient ainsi à la fois organisationnelle et de long terme.

Pour renforcer la mémorisation et améliorer la qualité des improvisations, la littérature actuelle suggère de renforcer les possibilités de communication et de diffusion de connaissances dans l’organisation (Miner et al., 2001; Vera et Crossan, 2007) à l’aide de moyens informels (Vera et Crossan, 2007). Dans le cadre des ONG étudiées, ce dispositif ne suffit pas pour construire une mémoire organisationnelle à long terme des improvisations réussies. Dans le cas d’ONGU, c’est la mise en place d’un dispositif formel complémentaire (centralité des urgences, réunions, groupes de travail, méthode de développement) qui permet de renforcer la mémoire procédurale et d’augmenter la capacité d’action en temps réel, au prix d’un alourdissement des procédures.

Conclusion

L’objectif de cet article était de proposer une étude du lien entre la mémoire organisationnelle et l’efficacité de l’improvisation, à partir de deux questions. Comment une organisation peut-elle mobiliser son répertoire de connaissances pour improviser efficacement ? A partir des situations d’improvisation qui sont rencontrées, comment peut-elle améliorer ce répertoire ? Pour répondre à ces questions, cet article se base sur une revue de littérature concernant l’improvisation organisationnelle, et le lien entre la mémoire et l’efficacité en matière d’improvisation. Nous avons également réalisé une étude cas bi-site sur près d’un an auprès des intervenants de deux ONG de réputation internationale. Les résultats dépendent du contexte historique, culturel et organisationnel des ONG ciblées et de la nature de l’intervention de solidarité internationale qui a été étudiée. Compte tenu de cette restriction, plusieurs résultats originaux ont été obtenus.

En premier lieu, en complément de la mémoire déclarative et procédurale (Moorman et Miner, 1998), nous mettons en évidence une autre forme de mémoire, la mémoire de jugement, qui est fondée sur l’expérience et qui a joué un rôle décisif pour improviser efficacement au cours de l’urgence Haïti. Nous montrons également que ces trois formes de mémoire ont eu des rôles complémentaires en matière d’improvisation :

  • La mémoire déclarative : restauration et captation de données (échanges de mails, réseaux, comptes rendus…) pour évaluer et déclencher l’action;

  • La mémoire procédurale : restauration de procédures et outils standards (kits, protocoles médicaux…) pour apporter des ressources et moyens d’action rapide;

  • La mémoire de jugement : restauration de l’expérience et partage d’expérience (réunions, débriefings…) pour interpréter les situations, explorer des solutions et doser l’action.

Finalement, c’est la recombinaison permanente de ces trois mémoires qui va permettre d’improviser efficacement pendant l’urgence Haïti. La non prise en compte de la mémoire de jugement pourrait expliquer l’ambivalence des résultats qui sont obtenus à l’heure actuelle dans la littérature sur le lien entre la mémoire et l’efficacité de l’improvisation organisationnelle.

En second lieu, les résultats obtenus dans le contexte des deux sites étudiés montrent clairement qu’il est possible de mémoriser à long terme les connaissances correspondant aux improvisations réussies, à l’instar des travaux de Miner et al. (2001). Nos travaux permettent de compléter les travaux actuels, en mettant en évidence deux catégories de moyens organisationnels qui ont permis de renforcer l’acquisition et la rétention de connaissances en matière d’improvisation au cours de l’opération Haïti. D’une part, le partage de connaissances favorise la mémorisation. En particulier, la culture de discussion est caractéristique du contexte participatif des ONG étudiées; elle incite à exprimer librement ses idées, ses succès et ses échecs, et permet ainsi de filtrer les improvisations réussies. D’autre part, la mémorisation à long terme des connaissances procédurales suppose d’aller au-delà de ces moyens informels préconisés par la littérature (Vera et Crossan, 2005, 2007) pour mettre en place un dispositif formel dédié (groupe de travail, centralité des urgences, méthode de développement). Ce dispositif permet de capitaliser les connaissances procédurales à l’issue des improvisations réussies, de les traduire en nouvelles méthodes, outils, procédures (protocoles, kits, moyens de suivi épidémiologique…), et in fine d’accélérer l’action.

Ces résultats ont de nombreuses implications managériales. Ils montrent que les services urgence qui ont été étudiés sont considérablement équipés pour améliorer leur efficacité en matière d’improvisation (TIC, kits, enveloppes d’urgence, guidelines, protocoles, retours d’expérience, débriefings, briefings, rapports de fin de projet…). De nombreux dispositifs qui ont été identifiés sont mobilisables, reproductibles et, pour certains, connus par d’autres ONG urgentistes (exemple : les ressources d’urgence et la cellule de crise). Mais il apparaît que la mise en place d’un dispositif dédié, caractéristique distinctive d’ONGU dans le secteur, joue un rôle déterminant pour améliorer les connaissances procédurales en matière d’improvisation au prix d’une standardisation des pratiques. D’une façon plus générale, la mise en place de moyens organisationnels dédiés à l’improvisation organisationnelle pourrait aider les organisations à appréhender l’imprévu et l’urgence, en complément des moyens de management courants.

Il convient désormais d’analyser le lien entre la mémoire organisationnelle et l’efficacité de l’improvisation organisationnelle dans le contexte d’autres organisations plus classiques qui sont appelées à improviser, par exemple des organisations novatrices situées dans un environnement turbulent. Les définitions retenues, ainsi que les résultats émergents de notre étude de cas, devraient permettre de réaliser des études comparatives. Il serait particulièrement intéressant d’identifier d’autres types de moyens organisationnels, en particulier dans le cadre d’organisations qui n’ont pas de procédures spécifiques ou de ressources dédiées pour improviser face aux urgences ou aux imprévus. Cependant, l’étude d’organisations traditionnelles suppose de prendre des précautions. Dans le cadre d’ONG, nous avons pu librement mobiliser le concept d’improvisation sans créer d’inquiétude ou d’effet de surprise notable car les services urgence ont pour fonction même de gérer des imprévus en temps réel. Dans un contexte d’entreprise, les managers détestent les surprises et essaient de ne jamais s’engager dans une situation sans qu’il y ait de porte de sortie, donc pourraient être plus réticents (Weick, 1998). Des échelles de mesure ont néanmoins été développées (Vera et Crossan, 2004) pour aborder moins frontalement la question de l’improvisation. Pour augmenter la validité externe de la recherche, nos résultats émergeants pourraient être considérés comme des hypothèses, qu’il conviendrait de tester à l’aide d’une étude statistique.