Article body

Les stratégies d’alliances entre firmes, concurrentes ou non, sont des formes de coopération omniprésentes dans le paysage économique mondial. Elles font donc naturellement l’objet de nombreux travaux de recherche en management stratégique, que ce soit sur des problématiques récurrentes – comme leurs échecs (Blanchot & Guillouzo, 2011), leur instabilité (Makino et al., 2007), la sélection des partenaires (Shah & Swaminathan, 2008), leurs performances (Christoffersen, 2013) – ou sur des thématiques plus émergentes. Ainsi, la multiplication du nombre d’alliances développées par une firme focale a donné lieu à l’émergence d’un champ de recherche sur le concept de portefeuilles d’alliances (Wassmer, 2010) et sur les effets générés par ces configurations particulières de coopération (Parise & Casher, 2003; Wassmer & Dussauge, 2011, 2012). Il existe de nombreuses définitions du concept et nous adoptons celle de Lavie (2007), à savoir l’ensemble des alliances directes d’une firme focale avec ses partenaires[1]. S’appuyant principalement sur l’approche par les ressources, l’étude des portefeuilles d’alliances permet notamment de mettre en évidence les effets de synergies et de conflits potentiels entre plusieurs alliances d’un même portefeuille (Wassmer, 2010), expliquant ainsi l’évolution des configurations de coopération (Hoffmann, 2007; Lavie & Singh, 2011).

En effet, la configuration des portefeuilles d’alliances déterminent les flux de ressources au sein du portefeuille (Gnyawali & Madhavan, 2001; Hoffmann, 2007) et donc la capacité des entreprises à développer des actions concurrentielles et coopératives dans le temps (Andrevski et al., à par.). Du point de vue de la dynamique concurrentielle (Chen, 1996; Ketchen et al., 2004), la formation d’alliances s’appréhende alors comme une réponse stratégique aux réseaux d’alliances des entreprises rivales (Gimeno, 2004) et permet de maîtriser l’accès à certaines ressources tout en modifiant l’intensité concurrentielle de l’industrie (Silverman & Baum, 2002). Si l’évolution de la configuration d’un portefeuille d’alliances pris comme un tout (Hoffmann, 2007; Lavie & Singh, 2011) ainsi que l’influence de ces configurations sur la temporalité des actions concurrentielles (Andrevski et al., à par.) ont été mises en évidence, la compréhension des dynamiques concurrentielles et coopératives au sein même des portefeuilles demeure un thème de recherche encore peu étudié. L’exploration et la production de nouvelles hypothèses de recherche par le recours aux méthodes qualitatives constituent donc un enjeu majeur de la recherche sur les portefeuilles d’alliances.

A cet égard, peu d’outils d’analyse permettent de capturer la complexité des alliances dans la compréhension de leur dynamique concurrentielle (Bensebaa, 2003; Chen & Miller, 2012). Afin d’étudier la dynamique concurrentielle des alliances d’un même portefeuille, nous développons un dispositif d’analyse qualitative longitudinale intégrant la multidimensionnalité des actions concurrentielles (Chen & Miller, à par.; Dumez & Jeunemaitre, 2005) ainsi que les effets de portefeuilles d’alliances. L’outil s’appuie sur les « Séquences Stratégiques Multidimensionnelles » (ci-après SSM) développées par Dumez et Jeunemaitre (2005) auxquelles nous intégrons le concept d’effets de portefeuille d’alliances, c’est-à-dire d’effets d’interaction entre alliances présentant plusieurs points de contacts au sein d’un même portefeuille (Parise & Casher, 2003; Wassmer & Dussauge, 2011, 2012). Ce dispositif baptisé « Analyse Séquentielle et Multidimensionnelle des Alliances » (ci-après ASMA) est conçu pour analyser dans le temps et simultanément dans les quatre dimensions de la stratégie d’alliance – le marché, les structures de marché, le hors-marché et l’inter-marchés – les séquences d’actions concurrentielles d’une alliance focale et de ses membres. L’ASMA est à la fois un outil permettant de structurer la narration de la dynamique concurrentielle d’une alliance à travers ses dimensions stratégiques, mais aussi et surtout une approche permettant de mettre clairement en évidence les interactions dynamiques entre les alliances du portefeuille d’une firme focale. Si des effets de synergie ou conflits avaient essentiellement été appréhendés au niveau des ressources dans la littérature existante, nous montrons que les actions concurrentielles et coopératives mises en place par les firmes sur le marché, les structures de marché ou dans l’environnement hors-marché affectent également l’évolution des alliances du portefeuille.

Nous discutons dans une première partie les fondements théoriques d’une approche dynamique et multidimensionnelle des stratégies d’alliances en insistant sur les apports des démarches qualitatives. Ensuite, la deuxième partie est consacrée à la description détaillée du dispositif ASMA et de ses modalités d’utilisation. Afin d’illustrer la démarche et les apports de l’ASMA, nous proposons dans un troisième temps une étude de la dynamique concurrentielle des alliances ferroviaires européennes suite à un changement du cadre réglementaire (Madhavan et al., 1998). La quatrième partie discute les apports de l’ASMA au regard des méthodes de recherche qualitative traditionnelles. Un retour sur la littérature nous conduit en suite à élaborer un modèle théorique mettant en relation les multiples dimensions de la dynamique concurrentielle d’alliances stratégiques évoluant dans des configurations de concurrence multi-marchés.

Alliances stratégiques : vers une approche dynamique et multidimensionnelle

Depuis une vingtaine d’années, les alliances jouent un rôle de plus en plus important dans les stratégies des firmes, qui y engagent près 20 % de leurs actifs et en retirent environ 30 % de leurs revenus (Kale et al. 2009). L’évolution des alliances stratégiques continuent ainsi de faire l’objet de nombreux travaux de recherche. Nous revenons dans ce qui suit sur les méthodes traditionnellement mobilisées pour l’analyse des alliances, avant de poser les fondements théoriques de l’approche holistique et processuelle dans laquelle s’inscrit l’ASMA.

1.1 Les approches traditionnelles et la place des méthodes qualitatives

Malgré les avancées considérables dans les développements théoriques sur les alliances stratégiques, certaines thématiques récurrentes continuent de faire l’objet de nombreuses recherches en management : la compréhension des critères de sélection des partenaires (Shah & Swaminathan, 2008), l’étude des mécanismes de gouvernance (Reuer & Ariño, 2007), l’analyse des échecs des alliances (Blanchot & Guillouzo, 2011; Kale & Singh, 2009; Meschi, 2003) et de leur instabilité (Greve et al., 2013; Makino et al., 2007; Prévot & Guallino, 2012), les interactions entre partenaires ou concurrents (Gimeno, 2004) ou encore l’analyse des facteurs de performance (Christoffersen, 2013). Au regard de ces multiples problématiques, il apparaît que les stratégies d’alliances sont un phénomène complexe qu’aucune théorie ni méthodologie ne semble pouvoir embrasser complètement.

D’un point de vue méthodologique, on observe tout d’abord une écrasante majorité de travaux quantitatifs qui suivent une logique hypothético-déductive. Ces contributions font appel à des techniques statistiques et économétriques en vue de tester des hypothèses sur la performance (Christoffersen, 2013), sur la sélection des partenaires (Mitsuhashi & Greve, 2009), sur les réactions des concurrents (Gimeno, 2004), sur les mécanismes de gouvernance (Reuer & Ariño, 2007), etc. D’autres méthodes ayant recours à des logiques quantitatives peuvent également être mobilisées pour analyser les stratégies inter-organisationnelles. C’est le cas de l’analyse des réseaux sociaux (Min & Mitsuhashi, 2012; Saglietto, 2009), de la simulation (Cartier, 2006), de l’analyse quali-quantitative (Leischnig et al., 2014) ou encore de l’expérimentation (Arend, 2009).

Pour autant, dès les premiers travaux sur les alliances, la démarche qualitative a montré son intérêt (Parkhe, 1993; Doz, 1996). Wacheux (1993, p. 114) précise ainsi que « le domaine des alliances est un champ de recherche où les incertitudes théoriques sont fortes (malgré une littérature abondante) et la connaissance de pratiques effectives des firmes est faible. Par conséquent, les méthodes qualitatives sont appropriées pour alimenter la connaissance du champ en concepts, propositions et hypothèses ». Certaines problématiques relatives aux alliances nécessitent en effet le recours à des études exploratoires, de nature qualitative, afin d’identifier les mécanismes sous-jacents et leurs relations, avant de les mesurer quantitativement (Yin, 2012). Comme le résume Parkhe (1993, p. 255), « l’étude de cas constitue le premier pas. Elle devra être suivie par d’autres méthodes empiriques. L’étude de cas est le catalyseur et le précurseur d’étude descriptive et explicative, sitôt les construits assimilés ». Les études qualitatives se positionnent donc en amont des contributions quantitatives et visent à générer des hypothèses ou à développer de nouveaux concepts au travers de la description et de l’exploration de cas particuliers d’alliances stratégiques.

Parmi les méthodes qualitatives, on distingue généralement les études de cas unique, particulièrement pertinentes pour l’analyse en profondeur d’une alliance évoluant dans un environnement complexe (Ariño & de la Torre, 1998; Dittrich et al., 2007), des études de cas multiples (Ozcan & Eisenhardt, 2009; Rindova et al., 2012), plutôt adaptées à des logiques de comparaison et de réplication (Yin, 2012). De même, certaines contributions qualitatives ont étudié les alliances à un moment critique de leur vie (Ariño & Ring, 2010), tandis que d’autres les ont analysées dans une démarche longitudinale afin d’en étudier l’évolution (Doz, 1996; Koza & Lewin, 1999). Ces approches qualitatives, à portée inductive et s’inspirant généralement de la théorie enracinée (« grounded theory ») ont alors vocation à étudier les alliances stratégiques dans leur contexte afin d’identifier des relations entre variables propres aux alliances ou à leur environnement. Dans la suite, nous concentrerons notre attention sur les méthodologies qualitatives longitudinales et revenons sur les fondements théoriques qui supportent le développement de l’ASMA.

Alliances stratégiques et dynamique concurrentielle

À l’origine d’un renouvellement de l’analyse stratégique (Bensebaa, 2003), le courant de la dynamique concurrentielle (« competitive dynamics » - Smith et al., 1992; Chen, 1996) s’intéresse aux comportements concurrentiels, au sens de séquences d’actions et réactions stratégiques des firmes dans le temps et dans l’espace. L’approche met ainsi l’accent sur l’interdépendance des entreprises et sur la temporalité de la stratégie : les actions initiées par une firme déclenchent les réactions des concurrents. Elle favorise donc l’étude dynamique des comportements (plutôt que des structures) et s’appuie sur les concepts de « répertoire d’actions stratégiques », de « dyade action-réaction », d’avantage au pionnier, de concurrence multipoints et de coopétition (Chen & Miller, à par.). Partant de l’hypothèse selon laquelle les entreprises sont « encastrées » dans des réseaux coopératifs qui déterminent les flux de ressources (Gnyawali & Madhavan, 2001; Hoffmann, 2007), la formation d’alliance peut aussi bien s’appréhender comme une action stratégique visant à structurer un marché donné par un contrôle des ressources (Silverman & Baum, 2002), que comme une réponse stratégique aux réseaux d’alliances des entreprises rivales (Gimeno, 2004). Cette approche permet ainsi d’envisager de manière plus large les relations d’affrontement et de coopération dans l’analyse de la dynamique concurrentielle, de telle sorte que rivalité et coopération deviennent interdépendantes (Chen & Miller, 2012).

Si l’on se concentre sur le recours à l’alliance comme une stratégie de structuration de marché et sur les interactions entre alliances au sein d’un secteur, deux arguments théoriques nous conduisent à développer une approche dynamique et holistique des interactions entre alliances : la multidimensionnalité des stratégies (Dumez & Jeunemaitre, 2005) et l’importance des effets de portefeuilles d’alliances (Wassmer, 2010; Andrevski et al., à par.). Dans une perspective dynamique, on peut considérer que la formation d’une alliance est un « processus séquentiel qui résulte des changements dans l’environnement de la relation (marché, régulation, institutions), des facteurs de la firme (ressources, taille, capacités technologiques) et des concurrents (structure, taille, capacités) » (Rao & Reddy, 1995, p. 502). La dynamique concurrentielle, c’est-à-dire les séquences d’actions et réactions stratégiques des firmes, comprend alors au moins trois dimensions d’analyse : les stratégies sur le marché, les stratégies de (re)définition des marchés et les stratégies hors-marché (Dumez & Jeunemaitre, 2005). La prise en compte de ses trois dimensions suppose donc d’étendre les répertoires d’actions traditionnelles aux stratégies coopératives, politiques, juridiques… bien souvent décisives et pourtant ignorées (Chen & Miller, à par.). Afin d’étudier ces différentes dimensions de manière simultanée, Dumez et Jeunemaitre (2005) ont développé un outil méthodologique appelé les « séquences stratégiques multidimensionnelles » (SSM). Cet outil a été conçu pour étudier les actions et réactions stratégiques d’une unité d’analyse de manière longitudinale et cela à travers plusieurs dimensions. Les auteurs expliquent ainsi : « L’étude séparée des trois [dimensions] ne permet pas de bien comprendre la démarche stratégique des entreprises; en revanche, l’étude de la manière dont les entreprises concurrentes développent dans le temps des stratégies successives et simultanées sur ces trois dimensions constitue un point de focalisation possible de la recherche permettant de prendre en compte, en plus des stratégies elles-mêmes, les phénomènes de structuration des marchés et la régulation. » (Dumez & Jeunemaitre, 2005, p. 33). Pour autant, les SSM n’ont pas été développées en vue d’étudier les alliances. Si celles-ci ont pu être mobilisées dans une étude de cas unique (Roy & Yami, 2009), elles ne sont pas directement applicables à l’étude de plusieurs alliances présentant des points de contact. En effet, les alliances sont génératrices d’externalités particulières qui doivent être analysées plus systématiquement.

Depuis quelques années, la littérature sur les alliances s’est enrichie du concept de portefeuilles d’alliances. La particularité de ce concept est d’offrir une vision globale de l’ensemble des alliances d’une firme et donc de mettre en évidence les éventuelles interactions existantes entre celles-ci (Wassmer, 2010). Ces interactions, ou « effets de portefeuilles », peuvent être aussi bien positives que négatives et s’expliquent selon plusieurs logiques : les synergies et conflits entre ressources (Wassmer & Dussauge, 2011, 2012), la concurrence multipoints (Gimeno & Woo, 1999) ou encore les effets liés à la structure du réseau (Madhavan et al., 2004). Notamment, la configuration des portefeuilles d’alliances (ses attributs relationnels et structurels) détermine la qualité, la quantité et la diversité des ressources à la disposition des entreprises (Hoffmann, 2007) et donc leur capacité à développer des actions concurrentielles (Andresvki et al., à par.). La prise en compte des effets de portefeuilles permet donc de sortir d’une logique purement dyadique (Lavie & Singh, 2011) et d’appréhender la dynamique concurrentielle des firmes au sein de leur réseau d’alliances.

D’un point de vue méthodologique, les rares contributions qualitatives sur les portefeuilles d’alliances les étudient comme un tout et ne développent que peu de conclusions sur la dynamique concurrentielle des alliances qui composent ce portefeuille (Hoffmann, 2007; Lavie & Singh, 2011; Rindova et al., 2012). Par ailleurs, Bensebaa (2003, p. 5) souligne que « les contributions réalisées [dans le champ de la dynamique concurrentielle] méritent également d’être complétées, sur le plan méthodologique, par des outils de type qualitatif pour saisir d’une manière pertinente le caractère holistique, longitudinal et processuel de la concurrence. ». Dans une approche dynamique des alliances stratégiques, nous développons donc un dispositif d’analyse qualitative séquentielle et multidimensionnelle des alliances (ASMA) qui intègre les effets de portefeuilles générés par chaque alliance prise individuellement.

Présentation de l’ASMA

Nous présentons dans cette partie un outil permettant d’étudier et analyser la dynamique concurrentielle des alliances dans une approche multidimensionnelle et longitudinale.

Description de l’ASMA

L’Analyse Séquentielle et Multidimensionnelle des Alliances (ASMA) s’appuie sur les Séquences Stratégiques Multidimensionnelles (SSM) développées par Dumez et Jeunemaitre (2005). En plus des trois dimensions traditionnelles des SSM – sur le marché, pour définir les marchés et hors-marché – l’ASMA intègre la dimension « inter-marchés » afin de tenir compte des effets de portefeuilles propres aux stratégies des firmes imbriquées dans plusieurs alliances. L’outil est particulièrement pertinent pour les stratégies de recherche dites « de structuration » (Langley, 1999). Il s’agit ainsi de coupler une narration avec des descriptifs visuels (visual mapping) afin de faciliter la sériation des données et d’en offrir une vision synoptique. La combinaison de narrations détaillées et de représentations synoptiques (ou templates) a généralement pour effet d’améliorer l’analyse des données (Dumez & Rigaud, 2008). Par ailleurs, le découpage en séquences, construites empiriquement et non pas théoriquement, offre une mise en forme dynamique des stratégies observées. Il permet la retranscription des événements observés en vue de discuter des conjectures théoriques : « Ces périodes n’ont pas de signification théorique particulière. Ce ne sont pas des ‘phases’ comme dans un processus séquentiel prévisible, mais plutôt une façon de structurer la description des évènements. Et si ces intitulés [pour les phases] ont été choisis, c’est parce qu’il y avait une certaine continuité dans les activités propres à chaque période, et des discontinuités à leurs extrémités. » (Langley, 1999, p. 703). Les points de rupture, ou « points de basculement », qui ponctuent les séquences s’analysent alors comme le passage d’un état d’équilibre à un autre (Dumez, 2013). Nous décrivons ci-dessous les différentes dimensions qui composent l’ASMA (Figure 1).

Figure 1

L’Analyse Séquentielle et Multidimensionnelle des Alliances

L’Analyse Séquentielle et Multidimensionnelle des Alliances

-> See the list of figures

Les stratégies de marché

Le recours à la stratégie d’alliance peut tout d’abord s’appréhender comme une stratégie de marché dont l’enjeu est d’améliorer son avantage concurrentiel (Kogut, 1988; Dussauge & Garrette, 1999). Le recours à l’alliance peut avoir pour objectif la meilleure maîtrise des quantités ou des prix (Oum et al., 1996), la réduction des coûts de transaction (Stuckey, 1983) et la réalisation d’économies d’échelle ou d’envergure (Kogut, 1988). L’alliance permet de s’adapter plus rapidement aux mouvements stratégiques des concurrents et à l’hyper-compétition ou encore d’accélérer le développement de nouveaux produits (Garrette et al., 2009). Enfin, selon Kogut (1988), une alliance peut avoir pour objectif d’augmenter sa capacité à faire face à un concurrent plus fort. Les séquences stratégiques sur un marché correspondent alors aux évolutions de la politique commerciale et tarifaire de l’alliance, de la qualité et de l’étendue de son offre. Les données pertinentes sont donc les prix, les quantités, les parts de marchés mais aussi les performances du marché (taux de croissance, attractivité, etc.). Cette dimension permet d’analyser les mouvements stratégiques de l’alliance focale sur son marché.

Les stratégies de (re)définition de marché

Le recours aux alliances peut consister à définir les contours géographiques ou économiques des marchés (Meschi, 2005; Prévot & Meschi, 2006). Les stratégies de structuration ou de (re)définition de marché (Dumez & Jeunemaitre, 2004, 2005) concernent donc les frontières du marché de l’alliance, tant au sens géographique (Pan & Tse, 2000) qu’économique (Gassmann et al., 2010; Lew & Sinkovics, 2013). Ainsi, la stratégie d’alliance peut avoir pour objectif de faire converger deux marchés initialement séparés par des frontières légales, géographiques, technologiques ou industrielles (Bauer, 2005). Puisque la formation d’une alliance peut elle-même être considérée comme une stratégie de définition de marché, nous incluons également dans cette dimension les données relatives à la structuration des alliances en termes de gouvernance (répartition de l’actionnariat, pilotage de l’alliance, modification du nombre de partenaires, etc.).

Les stratégies hors-marché

Les alliances peuvent enfin être assimilées à des stratégies hors-marché, c’est-à-dire des stratégies ayant pour objectif d’influencer les forces sociales, légales et politiques qui ont un impact sur les performances d’un marché donné (Baron, 1995). Or, comme le font remarquer Chen & Miller (à par.), cette dimension de la stratégie des firmes est trop souvent négligée dans les travaux étudiant la dynamique concurrentielle des firmes et des alliances. Pour les alliances et leurs membres, ces stratégies prennent la forme de lobbying auprès des pouvoirs publics (Bonardi, 2004), de politiques visant à améliorer leur réputation ou à détériorer celle d’un concurrent, ou encore à saisir les autorités de surveillance des marchés et poursuivre un concurrent en justice (Masson et al., 2013). D’un point de vue méthodologique, Dumez et Jeunemaitre (2005) proposent d’avoir recours aux rapports et décisions des autorités de régulation sectorielle, riches en informations sensibles souvent inaccessibles pour les chercheurs étudiant ces stratégies.

Les stratégies inter-marchés

Enfin, au sein d’un secteur particulier, il est fréquent d’observer des situations de coopétition (Yami et al., 2010) et de concurrence multipoints (Gimeno & Woo, 1999) impliquant de fortes interactions entre les différentes alliances d’un portefeuille. En effet, deux entreprises d’un même portefeuille peuvent s’affronter sur différents marchés. Dès lors, la prise en compte des stratégies « inter-marchés » au travers du concept d’effets de portefeuilles d’alliances (Wassmer, 2010) devient incontournable. Les interactions entre alliances au sein d’un portefeuille peuvent générer des synergies ou à l’inverse des conflits entre les ressources mobilisées (Wassmer & Dussauge, 2011). Par ailleurs, la prise en compte du contexte relationnel d’une alliance permet d’intégrer les effets d’appartenance dus aux alliances préexistantes (Lazzarini, 2007). En effet, lorsque deux partenaires appartiennent à des groupes ou des alliances multilatérales différentes, des tensions peuvent apparaitre entre eux (Chiambaretto & Dumez, à par.). De même, l’ajout d’une nouvelle alliance avec une firme concurrente d’un partenaire préexistant peut créer des triades instables (Heider, 1958; Madhavan et al., 2004). Mais le raisonnement peut fonctionner à l’inverse lorsqu’un partenaire existant joue le rôle de « garantie » pour intégrer un nouveau partenaire dans le portefeuille d’alliances (Bae & Gargiulo, 2004; Min & Mitsuhashi, 2012). Il est donc important de prendre en compte le contexte relationnel d’une alliance afin d’observer les éventuels conflits qui peuvent être générés par d’autres alliances sur d’autres marchés. Les actions d’un partenaire au sein d’une alliance ont non seulement pour effet d’affecter sa réputation au sein même de l’alliance, mais aussi de dévoiler ses réelles intentions quant au niveau de coopération sur l’ensemble des points de contact (Das & Teng, 2000). L’étude des effets de portefeuilles permet donc de mettre en évidence des effets d’otages mutuels (Pisano et al., 1988) qui alignent les intérêts des partenaires et accroissent la difficulté de sortie de l’alliance par la menace de représailles sur l’ensemble des alliances en commun. Dès lors, les choix stratégiques des partenaires d’une alliance doivent tenir compte des répercussions directes et indirectes sur les autres alliances de leur portefeuille. Cette dimension permet donc d’analyser les multiples interactions entre plusieurs alliances interdépendantes.

Le Tableau 1 ci-dessous synthétise le répertoire d’actions stratégiques qui peuvent être mises en place au travers des quatre dimensions.

Tableau 1

Répertoire d’actions concurrentielles pour les alliances au travers des quatre dimensions

Répertoire d’actions concurrentielles pour les alliances au travers des quatre dimensions

-> See the list of tables

Les modalités d’utilisation de l’ASMA

Après avoir décrit la structure du dispositif, nous détaillons ci-dessous les modalités de son utilisation.

Dans quel contexte utiliser l’ASMA ?

Avant de présenter la méthode de recherche, nous commençons par discuter ses conditions d’utilisation.

La première condition implique d’adopter une démarche longitudinale ou processuelle. En reprenant la définition de Van de Ven (1992, p. 170), on peut associer l’objet d’étude de l’ASMA à un processus, c’est-à-dire « une séquence d’incidents, d’activités ou de phases qui se déroulent au cours de la durée d’existence d’un phénomène central ». Dans une démarche qualitative longitudinale, l’ASMA s’appuie sur la narration d’études de cas. La narration se doit d’être riche (thick) et structurée (Dumez & Jeunemaitre, 2006). Elle permettra de mettre en relation les éléments qui composent les séquences. Todorov (1977, p. 111) explique qu’ « une narration idéale commence avec une situation stable, qui est remise en cause par une sorte de pouvoir ou de force extérieure. Il en résulte alors un état de déséquilibre. Par l’action d’une force dirigée dans le sens opposé, l’équilibre est de nouveau rétabli. L’équilibre est similaire au premier, mais les deux ne sont jamais identiques ». L’usage de l’ASMA est donc particulièrement pertinent pour étudier des évolutions, souvent initiées par des évènements extérieurs à l’alliance.

Lors de la mise en oeuvre de l’ASMA, la question de l’unité d’analyse se pose naturellement. Le choix de l’alliance comme unité d’analyse parait plus pertinent car il permet d’intégrer les actions de l’ensemble des acteurs sur le marché associé à l’alliance. Mais comme nous l’avons évoqué précédemment, l’utilité de l’ASMA réside dans sa capacité à prendre en compte les stratégies inter-marchés, c’est-à-dire les interactions entre plusieurs alliances qui se recoupent (soit en termes de marchés, soit en termes de partenaires, etc.). L’ASMA s’applique donc uniquement lorsque les alliances étudiées impliquent des zones de chevauchement entre elles.

Enfin, la question du nombre d’alliances étudiées se pose. Compte-tenu des interactions inter-marchés, il n’est évidemment pas utile d’avoir recours à l’ASMA dans le cadre d’une étude de cas unique. En revanche, dès que le nombre d’alliances étudiées s’élève, le nombre d’interactions potentielles à étudier croit de façon quasi exponentielle[2]. D’ailleurs, on considère généralement qu’à partir d’une dizaine de cas, les méthodes de recherche quali-quantitatives telles que l’analyse qualitative comparée (Chanson et al., 2005) sont plus pertinentes. Ainsi, nous pensons donc que l’ASMA est un outil particulièrement adapté à l’analyse d’un nombre d’alliances compris entre 2 et 10, comme dans la logique des small-N case study (Abbott, 2001).

La collecte et l’analyse des données avec l’ASMA

La collecte des données pertinentes pour la narration est une étape cruciale (Dumez & Jeunemaitre, 2006). Par ailleurs, la description du protocole de collecte et de recherche doit être suffisamment détaillée pour permettre de répliquer la démarche (Gibbert et al., 2008).

Compte-tenu de la dimension chronologique de l’ASMA, il est nécessaire de collecter des données sur l’ensemble de la période étudiée. Si la démarche s’appuie nécessairement sur des données primaires, recueillies essentiellement dans le cadre d’entretiens semi-directifs avec les acteurs des alliances (managers et directeurs d’alliances, partenaires, régulateurs, etc.), celles-ci présentent néanmoins un certain nombre de limites. En particulier, les données primaires collectées en entretiens peuvent contenir des biais d’interprétation du fait d’effets (plus ou moins conscients) de rationalisation a posteriori par les acteurs (Laroche & Nioche, 2006). De même, certains interlocuteurs peuvent ne pas avoir été présents pendant l’ensemble de la période étudiée et donc n’avoir qu’une vision partielle de la stratégie antérieure. Il est donc essentiel de croiser ces données primaires avec des données secondaires afin de valider par triangulation dans une perspective longitudinale. Comme le souligne Langley (1999, p. 705) : « Il y a beaucoup à gagner en collectant à la fois des données quantitatives sur de longues périodes et des récits qualitatifs au sein du même processus de recherche. » Les données secondaires peuvent être de différentes natures : données internes, articles de presse, rapports, livre, etc. Il est préférable de distinguer les données secondaires produites pendant la période et celles offrant des rétrospectives (et pouvant donc présenter des biais sur la pensée des acteurs).

Une fois les données collectées, nous proposons de les analyser en utilisant la méthode de Buttriss & Wilkinson (2006) pour les séquences narratives. Les auteurs distinguent trois étapes dans la construction de séquences narratives : (1) l’identification et la classification des évènements ayant lieu, (2) la mise en évidence de séquences ou périodes au cours de la narration et (3) l’identification de mécanismes causaux pouvant expliquer l’enchainement des évènements. Selon nous, la principale difficulté réside dans la deuxième phase, c’est-à-dire l’identification des différentes séquences de la narration. En effet, les changements affectant les alliances peuvent être de plusieurs formes. Les transitions les plus faciles à identifier sont liées à des changements discrets dus à un évènement extérieur qui affectent la stratégie mais aussi la pensée des acteurs (i.e. une épiphanie). Mais le changement peut être plus complexe à appréhender, en particulier s’il est diffus. Il peut par exemple résulter d’une succession de micro-changements, de sorte qu’il soit perçu comme continu et prenant la forme d’un point d’inflexion (Buttriss & Wilkinson, 2006). À l’inverse, les acteurs interrogés peuvent faire des déclarations a priori déterminantes sans qu’il n’y ait pour autant de véritable changement stratégique ou pour les acteurs sur le terrain (Dumez & Jeunemaitre, 2005). La triangulation des données recueillies est donc essentielle dans la phase d’identification des séquences.

La mise en évidence de mécanismes causaux sera ensuite facilitée par la représentation synoptique à l’aide de la frise multidimensionnelle. Il s’agit de faire un travail d’articulation des différentes dimensions dans une perspective dynamique. Nous proposons dans ce qui suit une application de l’ASMA au cas des alliances ferroviaires en Europe.

Une application de l’ASMA aux alliances ferroviaires européennes

Afin de mettre en évidence la pertinence d’un dispositif d’analyse comme l’ASMA, nous proposons d’étudier la dynamique concurrentielle de plusieurs alliances internationales appartenant au même portefeuille. Les cas présentés dans la partie suivante ont donc plus une vocation illustrative que démonstrative (Buttriss & Wilkinson, 2006; Dumez & Jeunemaitre, 2005). Ils servent à montrer les modalités d’utilisation et les apports de l’ASMA dans l’étude longitudinale de plusieurs alliances.

Un secteur idéal pour l’utilisation de l’ASMA

Pour illustrer l’utilité de l’ASMA, nous proposons d’analyser l’évolution d’alliances suite à un changement du cadre réglementaire (Madhavan et al., 1998). Plus précisément, l’étude porte sur le secteur européen du transport ferroviaire de passagers, qui s’engage dès le début des années 1990 sur les rails de l’ouverture à la concurrence. La directive européenne 91/440/CE introduit un droit d’accès aux réseaux étrangers qui reste très encadré et ne concerne que les entreprises ferroviaires appartenant à un « groupement international » sur des liaisons internationales. En d’autres termes, il est nécessaire pour une entreprise ferroviaire européenne de s’allier avec son voisin (au travers de filiales communes ou d’autres formes d’alliance) si elle souhaite pénétrer son marché dans le cadre de trajets internationaux. Il faudra attendre le « troisième paquet » ferroviaire de 2007 et sa directive centrale 2007/58/CE pour qu’un droit d’accès aux réseaux de tous les États Membres et pour toutes les entreprises européennes soit mis en place, au plus tard le 1er janvier 2010, sur le transport international de voyageurs. La libéralisation des services de voyageurs sur l’ensemble du réseau européen met donc en concurrence des acteurs historiquement en situation de monopole sur leur territoire, et partenaires sur les liaisons internationales (Johnson & Nash, 2012). Leurs différences relatives de taille et d’expérience donnent lieu à des affrontements stratégiques sans précédents dans l’histoire du chemin de fer. Notamment, la SNCF en France, firme focale du portefeuille, et la Deutsche Bahn (DB) en Allemagne sont les deux géants du secteur. La SNCB en Belgique et LCR au Royaume-Uni, moins importants en termes de taille, sont incontournables sur le plan géographique.

Plusieurs critères nous ont conduits à retenir ce terrain d’étude pour illustrer l’ASMA. D’une part, ce secteur a été caractérisé par une forte évolution réglementaire au cours des dernières années, rendant les alliances internationales facultatives, et donc véritablement stratégiques (Garcia-Canal et al., 2002). Certaines alliances ont été maintenues, d’autres dissoutes ou encore attaquées par des concurrents. Or, ces mouvements stratégiques ont nécessité des actions sur le marché, sur la définition du marché ou sur le hors-marché. D’autre part, le choix de ce secteur nous a semblé pertinent car les principales entreprises ferroviaires se retrouvent en contact dans plusieurs alliances et sur plusieurs marchés. Les stratégies inter-marchés sont donc importantes et peuvent avoir un impact sur la stabilité des alliances. Les trois cas d’alliance qui ont été sélectionnées sont Alleo (SNCF-DB), Eurostar (SNCF-LCR-SNCB) et Thalys (SNCF-SNCB-DB). Ces alliances présentent l’intérêt de s’entrecouper, avec notamment la SNCF qui est partenaire des trois, la SNCB et la DB présentes dans deux d’entre elles.

Figure 2

Les acteurs et alliances ferroviaires internationales étudiées

Les acteurs et alliances ferroviaires internationales étudiées

-> See the list of figures

Pour obtenir des données sur chaque cas, plusieurs sources ont été recoupées. Nous avons tout d’abord réalisé une série de 17 entretiens semi-directifs auprès des responsables des trois alliances en question, ainsi qu’avec des membres de la direction du développement international et de la stratégie au sein de la SNCF. Pour assurer une pluralité de points de vue, d’autres acteurs, à d’autres niveaux ont été interviewés : partenaires, concurrents, institutions (Commission Européenne), gestionnaire d’infrastructures (Réseau Ferré de France, RFF), ainsi que des spécialistes du secteur. Pour s’assurer de la validité de nos données, nous avons procédé par triangulation en multipliant les sources secondaires : articles de presse spécialisée et quotidiens économiques (Les Echos, La Tribune), rapports d’activités des acteurs et alliances étudiés, sources juridiques (Journal Officiel de l’UE, rapports de la Commission Européenne, du Sénat etc.) et livres spécialisés sur le sujet. L’ensemble des données recueillies a ensuite permis de construire les chronologies qui seront d’abord présentées par la narration analytique (Bates et al., 1998; Boudès, 2004; Dumez & Jeunemaitre, 2006), puis retranscrites dans l’ASMA.

Études de cas

Cette partie empirique est consacrée à l’étude des trois alliances ferroviaires internationales : Thalys, Eurostar et Alleo. La dynamique concurrentielle de ces trois alliances, depuis leur création jusqu’en 2013, y est présentée par le recours à la narration analytique et à l’ASMA successivement appliquées aux trois alliances focales.

L’alliance Thalys

Pour comprendre la formation de Thalys en 1995, il faut revenir près de dix ans en arrière. En 1987, la décision politique est prise de construire une ligne grande vitesse (LGV) reliant Paris, Bruxelles, Amsterdam et Cologne. Cependant, afin de pouvoir exploiter cette infrastructure transfrontalière, il est nécessaire de créer un groupement international réunissant des entreprises ferroviaires disposant des droits de trafic dans les pays traversés. Les premières réunions commencent en 1993 et aboutissent en 1995 à la création de Westrail International. Il s’agit alors d’une société coopérative de droit belge entre la SNCF et la SNCB, auxquelles NS (pour les Pays-Bas) et DB (pour l’Allemagne) sont associées.

En juin 1996, les premiers trains faisant l’aller-retour entre la France, la Belgique, les Pays-Bas sont lancés. Des rames TGV spécifiques, car compatibles avec les caractéristiques de l’ensemble des réseaux traversés, sont achetées par Westrail qui les possède en propre. En décembre 1997, c’est au tour de l’Allemagne d’être intégrée au réseau des destinations offertes par Westrail International. Fin Novembre 1999, l’alliance devient « Thalys International ». Thalys est alors la marque propre sous laquelle les billets de train sont vendus aux passagers, dont le nombre continue de croître pour se stabiliser à partir de 2002 autour des 6 millions de passagers transportés chaque année. Alors même que le nombre de passagers croît de 7 %, le chiffre d’affaires augmente de près de 40 % entre 2002 et 2010, mettant en lumière une politique commerciale et tarifaire plus adaptée.

Les performances de Thalys et le potentiel de croissance du marché sont tels qu’en mai 2005, des rumeurs laissent entendre que la DB souhaiterait rentrer dans le capital de Thalys. En mai 2007, la DB et la SNCF forment l’alliance Alleo sur le marché franco-allemand (traitée ci-après), renforçant les liens entre les deux géants du secteur. Les rumeurs d’entrée de la DB au capital de Thalys se confirment et aboutissent à une reconfiguration de l’actionnariat en juin 2007, avec la répartition suivante : SNCF (62 %), SNCB (28 %) et DB (10 %). Mais la DB n’en reste pas là et laisse entendre, en décembre 2008, son souhait d’entrer au capital d’Eurostar (traitée ci-dessous). Cette rumeur, perçue comme une attaque par la SNCF, sera rapidement démentie par la DB, qui explique n’avoir pris que des informations.

En dépit de son entrée au capital de Thalys, des tensions apparaissent entre la DB et Thalys. Dès juin 2010, Guillaume Pepy (à la tête de la SNCF) déclare croire que la DB compte concurrencer Thalys sur des trajets entre l’Allemagne, la Belgique et la France. En effet, la libéralisation du transport international de passagers autorise désormais la DB à effectuer ces trajets de manière autonome. Cette rumeur est confirmée en mai 2011 par un porte-parole de la compagnie allemande. Il explique que la DB songe à servir seule les villes de la Ruhr vers Paris, en passant par Bruxelles, avant d’ajouter que cela impliquera de réexaminer la coopération de la DB avec Thalys. Ainsi, la DB a récemment commencé à travailler avec les gestionnaires d’infrastructures français, belge, hollandais et allemand pour étudier le lancement de trains concurrents de Thalys à partir de 2016. D’autres menaces de concurrence accompagnent celle de la DB : le néerlandais Travelteq, qui vient de dévoiler ses ambitions pour 2015 et surtout Thello, la toute récente alliance entre l’opérateur italien Trenitalia et VéoliaTransdev, qui a obtenu début 2013 des services belges un certificat officiel de sécurité pour desservir Bruxelles-Paris dès 2014. Thalys répond alors à ces menaces par une amélioration de l’offre pour les professionnels (B2B) et du service de restauration à bord et en gare, ainsi que par l’évolution de son statut et la formation d’une société ferroviaire commune entre la SNCB et la SNCF, prévue en 2015. « Deutsche Bahn a arrêté en juin [2013] la vente de billets Thalys. Ils ont indiqué qu’ils sortaient du partenariat », explique un porte-parole de la SNCB. Il ajoute que « la création de l’entreprise ferroviaire commune avec la SNCF permettra de favoriser une prise de décision plus efficace et d’améliorer le pilotage de l’activité en confiant à une structure unique l’ensemble des moyens concourant au service. L’objectif est d’assurer le développement de Thalys et de garantir son agilité dans un environnement concurrentiel ».

L’alliance Eurostar

Si les premiers projets pour creuser un tunnel sous la Manche datent du XIXème siècle, la décision officielle des gouvernements français et anglais n’a été prise qu’en 1986. L’objectif est alors d’ouvrir le tunnel en 1994, juste après l’ouverture de la LGV Nord (reliant Paris à Lille entre autres). Très vite, en 1987, la France, la Belgique et le Royaume-Uni élaborent un projet de groupe international afin de définir les services qui pourraient permettre d’exploiter cette infrastructure transfrontalière. En juin 1994, le tunnel sous la Manche est inauguré et quelques mois plus tard, en octobre, la société de droit britannique « Eurostar Ltd » est créée.

L’Eurostar est alors exploité conjointement par la SCNF, la SNCB et British Rail. L’actionnariat d’Eurostar a fortement évolué au fil des années, essentiellement du fait de la privatisation du secteur ferroviaire anglais et des mauvais résultats financiers du début de l’exploitation. La filiale de British Rail en charge de l’activité d’Eurostar est revendue en 1996 à LCR (London & Continental Railways) qui la rebaptise EUKL (Eurostar UK Ltd). A la suite de difficultés financières dues aux faibles performances d’Eurostar, LCR est reprise par ICRR (InterCapital and Regional Rail Ltd) en 1998 qui se charge la gestion de l’alliance jusqu’en 2010. ICRR est un consortium regroupant le National Express Group, la SNCF, la SNCB et British Airways. Il faudra attendre le 1er janvier 2010 pour qu’Eurostar passe du statut d’association d’entreprises ferroviaires française, britannique et belge au statut de société ferroviaire européenne. Elle devient juridiquement indépendante de la SNCF, même si celle-ci en reste actionnaire majoritaire. La répartition de l’actionnariat en 2012 est alors la suivante : SNCF (69 %), LCR (26 %) et SNCB (5 %). Selon un représentant de la SNCF, le nouveau statut de société, par rapport à celui d’alliance, facilite la gestion d’Eurostar dans un contexte concurrentiel. Eurostar est alors en charge des activités commerciales et de la production. Pour cela, du matériel roulant spécifique est commandé à Alstom par Eurostar afin de répondre aux contraintes techniques du tunnel sous la Manche. Eurostar est aussi une marque propre, de sorte que les billets vendus sont des billets Eurostar et non des billets de la SNCF ou de la SNCB. Plusieurs axes sont desservis par Eurostar, essentiellement ceux reliant Paris à Londres et Bruxelles à Londres. En situation de monopole sur le ferroviaire, mais en concurrence avec les compagnies aériennes, l’Eurostar voit son trafic de passagers croître à un taux de 5 à 10 % par an, passant de 5.1 millions de passagers en 2001 à 9,5 millions en 2010.

Figure 3

ASMA appliquée au cas Thalys

ASMA appliquée au cas Thalys

-> See the list of figures

Dès 2008, les très bons résultats d’Eurostar attirent la convoitise d’autres entreprises ferroviaires, dont la DB, qui vient d’entrer au capital de Thalys et d’Alleo. Ainsi, en décembre 2008, des rumeurs laissent entendre que la DB souhaiterait racheter une partie des parts anglaises d’Eurostar, afin d’obtenir indirectement la propriété de certaines rames. La SNCF réagit vivement le jour même à ce qu’elle perçoit comme une attaque de la DB. La compagnie allemande recule et explique n’avoir pris que des informations sur d’éventuelles prises de participation sans avoir fait de requête officielle. En décembre 2009, le trafic international de passagers vient d’être libéralisé en France, Eurotunnel annonce alors qu’il compte relâcher les contraintes de sécurité imposées aux entreprises ferroviaires, afin de favoriser l’entrée de nouveaux acteurs. De manière quasi-simultanée, Eurotunnel fait part du souhait de la DB de concurrencer directement Eurostar. La DB exploiterait seule des liaisons entre l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, idéalement à partir de début 2012 pour les Jeux Olympiques de Londres. Utilisant des trains Siemens (différents des rames Alstom spécifiques pour l’Eurostar), la DB doit donc attendre l’homologation des trains ICE à laquelle la SNCF tente de s’opposer. Fin octobre 2010, des ICE allemands traversent la Manche dans le cadre de tests de sécurité. La DB annonce en février 2011 que l’Agence Européenne du Rail a rendu un avis positif sur l’homologation des ICE. Néanmoins, le processus d’homologation est retardé et c’est seulement après trois années d’études approfondies que la Commission Intergouvernementale vient d’accorder à la DB un certificat d’exploitation. Ainsi, la DB pourrait effectuer dès décembre 2013 trois aller-retour quotidien avec des ICE 3-407 et concurrencer Eurostar.

Cette menace d’entrée d’un nouvel acteur a conduit, selon plusieurs sources, à un resserrement des liens au sein d’Eurostar et à la mise en oeuvre d’une politique commerciale plus agressive, comme le lancement de l’offre Standard Premier, classe intermédiaire entre Business Premier (affaires) et Standard (loisirs). Pour accompagner cette nouvelle offensive commerciale, Eurostar a déjà offert un « relooking » de l’intérieur des rames Alstom par le designer Pininfarina et prévoit la mise en ligne d’une nouvelle version de son site Internet, avec une version mobile fin 2013. Comme l’explique un des directeurs du développement international de la SNCF, il s’agit de saisir cette opportunité pour évoluer vers le haut en mettant à l’avenir encore plus d’actifs dans la société, afin de pouvoir faire face aux nouveaux entrants potentiels, dont la DB.

L’alliance Alleo

L’histoire d’Alleo est intrinsèquement liée au développement de lignes « grande vitesse » entre la France et l’Allemagne. Alors que le projet du « TGV Est » est officiellement lancé en 1987 par la SNCF, l’idée émerge de relier ce futur réseau à celui des LGV allemandes. Cette réflexion aboutit, au cours du sommet de La Rochelle en 1992, à la signature d’un protocole d’accord prévoyant les modalités d’interconnexion du TGV Est et des voies ferrées allemandes. Afin d’étudier comment exploiter au mieux cette infrastructure transfrontalière, la société d’études de droit Luxembourgeois « Rhealys » est créée. Elle réunit la DB, la SNCF, les CFL (Chemins de Fer Luxembourgeois) et les CFF (Chemins de Fer Fédéraux) dans la perspective de possibles coopérations entre ses membres.

La LGV « Est » est inaugurée en mars 2007 et les premiers services commerciaux doivent commencer en juin de la même année. Afin d’exploiter des trajets internationaux entre la France et l’Allemagne, un accord est signé en mai 2007 par la SNCF et la DB. Cet accord aboutit à la création d’ « Alleo », filiale commerciale (de droit allemand) de la SNCF (50 %) et de la DB (50 %). Il s’agit uniquement d’une filiale marketing, de sorte qu’elle n’est ni en charge de la production, ni de la distribution. En effet, contrairement à Thalys ou Eurostar, Alleo n’est pas une marque propre, de sorte que l’on ne peut pas acheter un billet Alleo, mais seulement un billet de la SNCF ou de la DB. D’un point de vue organisationnel, cette alliance fonctionne avec des équipes mixtes (SNCF et DB) tant dans les trains qu’au siège. Quant au matériel roulant, bien qu’adapté pour pouvoir circuler sur les deux réseaux, il n’appartient pas en propre à Alleo. Ce sont des TGV de la SNCF ainsi que des ICE de la DB qui effectuent les trajets entre Paris et Francfort ou Paris et Munich (via Stuttgart).

Depuis 2007, Alleo présente un taux de croissance annuel supérieur à 10 %, et en 2011, ce sont près de 2 millions de passagers qui ont été transportés avec seulement quatre trains par jour. Alors même que la SNCF et la DB se livrent une concurrence féroce sur d’autres marchés (fret, tunnel sous la Manche, Thalys), l’alliance Alleo est relativement épargnée. Le choix de la coopération sur les liaisons d’Alleo s’explique essentiellement par la petite taille du marché des flux transfrontaliers. Sur des trajets comme Paris-Francfort ou Paris-Munich, la concurrence avec les compagnies aériennes est forte et les entreprises ferroviaires ont intérêt à s’allier pour mieux affronter leur adversaire commun. Comme le résume Béatrice Leloup, co-directrice générale d’Alleo : « C’est un marché très limité donc mieux vaut s’entendre ». Mettre fin à l’alliance serait donc prendre le risque de se parasiter et de voir la part de marché globale du ferroviaire fondre face à l’aérien sur ces routes. Ainsi, en dépit des tensions franco-allemandes à l’échelle des groupes, l’alliance Alleo continue son exploitation partagée de trains français et allemands. En décembre 2011, la ligne à grande vitesse Rhin-Rhône est mise en service. Permettant de raccourcir le temps de trajet entre Francfort et Marseille, Alleo a décidé de lancer un service à partir de Mars 2012 entre ces deux villes. En 2013, alors même que la SNCF pénètre le marché allemand via sa filiale Keolis, Alleo propose l’offre « 50 ans, 50 jours, 50 euros » à l’occasion du cinquantenaire du Traité de l’Elysée qui marque l’anniversaire de l’amitié franco-allemande. Tant du point de vue de la DB que de la SNCF, on considère en effet qu’il est possible de coopérer sur certains marchés tout en s’affrontant sur d’autres. D’ailleurs, au sein de la direction d’Alleo, le terme « coopétition » est souvent employé pour caractériser les relations entre la SNCF et la DB.

Figure 4

ASMA appliquée au cas Eurostar

ASMA appliquée au cas Eurostar

-> See the list of figures

Discussion : l’apport de l’ASMA

Au terme de l’analyse empirique de l’évolution des alliances Alleo, Eurostar et Thalys, nous discutons les apports de l’ASMA par rapport à une approche qualitative qui ne tiendrait pas compte des effets d’interactions entre alliances.

Discussion à partir de l’étude de cas

Comme l’illustrent nos cas, l’effondrement des barrières légales protectrices, annoncé dès 2007 et effectif en 2010, a eu un impact sur les relations de coopération entre les anciens monopoles du secteur ferroviaire européen. Dans une perspective purement économique, l’évolution des alliances semble dépendre de la comparaison entre les gains dans l’alliance et ceux de la concurrence (Kogut, 1989). En effet, l’évolution de la réglementation modifie le potentiel de croissance de l’industrie et implique une réévaluation de la coopération. Elle perturbe l’équilibre coopération-concurrence au sein de l’alliance (Das & Teng, 2000) et réduit la confiance entre les partenaires (Dickson & Weaver, 1997). Plus généralement, les déterminants des choix stratégiques sont ici de deux natures (Blanchot & Guillouzo, 2011) : les facteurs internes aux alliances (profil des partenaires, attributs et pilotage de leurs relations…) et externes, propres à la dynamique sectorielle (structure de l’industrie, évolution réglementaire, etc.).

Les facteurs propres à l’alliance et à son environnement

Une littérature abondante a identifié les facteurs internes comme les déterminants principaux de la stabilité (ou au contraire de l’instabilité) des alliances. Parmi ces déterminants internes, on retrouve le nombre de partenaires (Prévot & Guallino, 2012), l’équilibre du rapport de force (Bae & Gargiulo, 2004; Yan & Gray, 1994) ou encore l’équilibre de l’actionnariat et la présence de ressources communes (Blodgett, 1992). Pour autant, le rôle des déterminants externes relatifs à l’environnement de l’alliance ne doit pas être négligé (Dickson & Weaver, 1997; Blanchot & Guillouzo, 2011). En ce sens, Kogut (1989) montre que la probabilité de conflit augmente avec le potentiel de croissance de l’industrie ainsi qu’avec une modification du degré de concentration.

Un cadre plus général est alors proposé par Yan (1998) qui distingue les forces opposées que sont l’instabilité structurelle d’une part (où l’alliance n’est qu’une phase transitoire d’adaptation et donc instable par nature) et l’inertie structurelle d’autre part (où les conditions initiales de formation de l’alliance jouent le rôle de stabilisateurs). Selon cet auteur, l’instabilité structurelle provient de contingences inattendues, de mauvaises performances, de l’obsolescence de la coopération et de l’apprentissage concurrentiel entre partenaires. L’inertie structurelle provient quant à elle des conditions initiales de l’alliance : l’environnement légal et politique, le partage de ressources initial, le rapport de force et les relations antérieures des partenaires. L’analyse de l’évolution des alliances nécessite dès lors de se focaliser sur les effets combinés de ces ensembles de variables. Afin de montrer l’apport de l’ASMA par rapport à une analyse multicritères classique, nous présentons le Tableau 2 ci-dessous qui s’appuie uniquement sur les principaux déterminants identifiés dans cette littérature.

On observe ici que l’étude d’un petit nombre de cas ne permet pas de conclure. En effet, si l’instabilité « théorique » de l’alliance Thalys s’observe effectivement (et inversement pour Alleo), Eurostar semble au contraire contredire les prédictions théoriques. Dans nos cas, les deux perspectives – interne et externe – ne permettent pas de rendre compte à elles seules de l’ensemble des mécanismes qui sous-tendent l’évolution des partenariats.

L’importance des relations inter-marchés

Les cas sélectionnés pour l’étude illustrent des situations dans lesquelles certains acteurs se rencontrent au sein de plusieurs alliances et sur plusieurs marchés. Dès lors, les manoeuvres stratégiques des partenaires dans une alliance « focale » peuvent avoir des répercussions sur les autres alliances, impliquant la nécessité de prendre en compte les effets de portefeuille. En ce sens, la libéralisation du transport international de passagers a été perçue par certains partenaires comme l’occasion de restructurer leurs réseaux d’alliances (Lavie & Singh, 2011; Madhavan et al. 1998) dans le but d’améliorer leurs performances individuelles (Koka & Prescott, 2008).

Plusieurs types d’effets de portefeuilles ont été mis en évidence dans nos cas grâce à l’ASMA. Nous avons pu observer des synergies entre partenaires et marchés ainsi que des effets d’otages mutuels (Pisano et al., 1988) sur plusieurs alliances (SNCB et SNCF dans Eurostar et Thalys) qui stabilisent les relations de coopération; des effets d’apprentissage concurrentiel (Yan, 1998) qui, dans le cas de la DB au sein de Thalys, ont pu conduire à un comportement opportuniste de « passager clandestin »; ou encore, des conflits en termes de ressources, comme la faible participation de la DB au capital de Thalys, compte-tenu de son poids dans le secteur et de la caution apportée par l’alliance Alleo. Ainsi, nous avons pu étudier des situations où l’évolution des alliances peut être assimilable à de la concurrence multipoints (Gimeno & Woo, 1999). En effet, les actions concurrentielles de la DB dans le cadre d’Eurostar ont non seulement eu pour effet d’affecter sa réputation, mais aussi de dévoiler ses réelles intentions quant au niveau de coopération sur d’autres alliances comme Thalys ou Alleo (Das & Teng, 2000). Toutefois, la faible taille du marché franco-allemand et l’alliance Alleo ont modéré les tensions entre la DB et la SNCF sur ce segment de marché, donnant lieu à une véritable situation de coopétition multi-marchés. De même, si la formation d’Alleo entre la SNCF et la DB a pu être perçue comme une « garantie » pour l’entrée de la DB au capital de Thalys (Bae & Gargiulo, 2004), cette dernière manoeuvre a eu pour effet de produire une triade déséquilibrée (Heider, 1958; Madhavan et al., 2004), du fait de l’attaque de la DB sur Eurostar. Dès lors, le contexte relationnel d’une alliance explique en partie les conflits qui peuvent être générés par d’autres alliances (Cui, 2013; Wassmer & Dussauge, 2011).

Figure 5

ASMA appliquée au cas Alleo

ASMA appliquée au cas Alleo

-> See the list of figures

Tableau 2

Analyse multicritère des cas

Analyse multicritère des cas

-> See the list of tables

Dans cette optique, la prise en compte de la dimension « inter-marchés » dans la mise au point de l’ASMA nous a permis d’analyser les séquences stratégiques multidimensionnelles développées par les alliances et leurs membres, en parallèle des interactions entre partenaires sur l’ensemble des points de contact. L’étude simultanée de ces quatre dimensions offre la possibilité d’étudier de manière précise les stratégies mises en place dans le temps par les acteurs. Cet outil apporte ainsi un éclairage nouveau sur la multi-dimensionnalité des stratégies d’alliances et sur leur dynamique concurrentielle.

Discussion sur la dynamique concurrentielle des alliances

L’apport de l’ASMA à la littérature sur la dynamique concurrentielle est double. Elle contribue tout d’abord à relier la littérature sur les portefeuilles d’alliances et celle sur la dynamique concurrentielle. Jusqu’à présent, la littérature sur les portefeuilles d’alliances était fortement ancrée dans la théorie des ressources pour expliquer les synergies et conflits émergeants entre alliances d’une firme focale (Cui, 2013; Wassmer & Dussauge, 2011). Or, les actions des firmes sur un marché peuvent avoir pour effet de stabiliser ou déstabiliser les alliances existantes sur ce marché mais aussi sur les marchés voisins. Il est donc essentiel d’intégrer les actions concurrentielles pour expliquer la dynamique des portefeuilles d’alliances et de leurs membres (Andrevski et al., à par). L’enjeu n’est pas d’opposer ces deux approches théoriques mais d’insister sur leurs complémentarités et points communs. Il apparait ainsi que les synergies et conflits entre alliances ne doivent pas uniquement s’entendre en termes de ressources, mais aussi en termes d’actions et réactions stratégiques (sur le marché, de définition du marché et hors-marché).

Le deuxième apport de l’ASMA vient de sa nature multidimensionnelle et longitudinale. En effet, Chen & Miller (à par) ont souligné que la majorité des travaux sur la dynamique concurrentielle tendaient à réduire les répertoires d’actions stratégiques aux seules stratégies de marché, négligeant ainsi les phénomènes de structuration de marché et hors-marché. L’ASMA permet donc d’appréhender la diversité du répertoire d’actions des firmes en articulant l’ensemble des dimensions stratégiques mobilisées par les firmes. Cet outil longitudinal est d’autant plus pertinent que l’étude de la dynamique concurrentielle des firmes et des alliances nécessite de prendre en compte la dimension temporelle (Chen & Miller, 2012; Ketchen et al., 2004). Comme nos cas l’illustrent, les alliances mettent développent des stratégies en réaction à des actions ayant eu lieu sur d’autres marchés. Il apparait ainsi que la dynamique concurrentielle d’une alliance à un instant donné dépend à la fois de facteurs propres à son marché au même instant, mais aussi de facteurs importés d’autres marchés au cours de la période précédente.

Nous proposons donc d’expliquer la dynamique concurrentielle d’une alliance à travers le modèle ci-dessous. Considérons l’alliance i mise en place sur le marché I. Cette alliance regroupe un certain nombre de partenaires qui développent des stratégies à un instant donné t sur le marché Mi(t), des stratégies de définition du marché Di(t) ainsi que des stratégies hors-marché Hi(t). Ces stratégies peuvent être mises en place dans le cadre d’une logique propre à l’alliance ou au contraire dans une logique réactive, suite à l’entrée d’un concurrent par exemple. Les actions stratégiques de l’alliance i vont expliquer en partie la dynamique concurrentielle de l’alliance i en t, que l’on note DC(t).

Cependant, nos cas illustrent des situations où les stratégies déployées par l’alliance i ont des répercussions (positives ou négatives) sur d’autres alliances (que nous notons ici j) au cours de la période suivante t + 1. Les actions stratégiques de l’alliance i sur l’alliance j entre ces deux périodes contribuent donc à générer des actions inter-marchés notées IMi/j(t + 1). Or ces actions inter-marchés vont avoir pour effet de modérer l’impact des stratégies propres à l’alliance j en t + 1 sur la dynamique concurrentielle de l’alliance j en t + 1. Par exemple, si un des partenaires de l’alliance i décide de quitter l’alliance et de faire cavalier seul en période t, cela risque d’avoir des conséquences (toutes choses égales par ailleurs) sur la stabilité de l’alliance j dans lequel il est aussi présent au cours de la période suivante t + 1.

A leur tour, les actions concurrentielles de l’alliance j en t + 1 vont générer des actions inter-marchés sur l’alliance i pour la période suivante t + 2. On notera alors ces actions IMj/i(t + 2) et celles-ci affecteront la dynamique concurrentielle de l’alliance i en t + 1 en modérant l’impact des actions propres à l’alliance i. Les alliances i et j s’influencent donc mutuellement avec à chaque fois un décalage dans le temps du fait des effets inter-marchés. Ce phénomène itératif et longitudinal est présenté dans la Figure 6 ci-dessous.

L’ASMA est donc à la fois un outil permettant de structurer la narration de la dynamique concurrentielle d’une alliance à travers ses dimensions, mais aussi une approche facilitant la mise en évidence des interactions entre les alliances du portefeuille d’une firme focale. Si ces effets de synergies ou conflits avaient essentiellement été appréhendés au niveau des ressources, nous montrons que leur origine peut aussi venir des actions concurrentielles mises en place par les firmes.

En conséquences directes, il apparait donc nécessaire d’appréhender de manière plus globale les coûts et bénéfices associés aux décisions stratégiques prises sur une alliance particulière. En effet, comme l’ASMA nous permet de l’observer, la présence de plusieurs points de contact entre alliances induit des effets inter-marchés dont les coûts et bénéfices se répercutent à l’échelle du portefeuille d’alliances.

Figure 6

Mise en évidence des effets inter-marchés sur la dynamique concurrentielle des alliances

Mise en évidence des effets inter-marchés sur la dynamique concurrentielle des alliances

-> See the list of figures

Conclusion

Les défis actuels de l’hypercompétition mondialisée et de la dérégulation transforment les marchés et les stratégies de coopération et de concurrence entre acteurs. Face à ces évolutions, la recherche en gestion doit se doter des outils nécessaires à la compréhension et à l’analyse de la dynamique concurrentielle des alliances stratégiques. Notamment, la recherche qualitative doit permettre de prendre en compte les actions et réactions des alliances et de leurs membres dans le temps et dans leur multidimensionnalité.

Dans cette optique, l’Analyse Séquentielle et Multidimensionnelle des Alliances (ASMA) s’appuie sur les Séquences Stratégiques Multidimensionnelles (SSM) développées par Dumez et Jeunemaitre (2005) auxquelles s’ajoute la dimension inter-marchés dans le but d’intégrer les effets de portefeuilles d’alliances. Ce dispositif d’analyse est calibré pour l’étude processuelle d’un petit nombre d’alliances présentant des zones de recoupement en termes de partenaires, de marchés, de ressources, etc. Il permet de prendre une alliance focale comme unité d’analyse afin d’étudier les séquences stratégiques et leurs interactions dans les quatre dimensions proposées. Couplant les narrations analytiques et les descriptifs visuels associés, il est particulièrement adapté aux stratégies de recherche dites « de structuration » (Langley, 1999). L’ASMA s’inscrit donc dans une démarche de recherche holistique et processuelle qui vise à décrypter la dynamique concurrentielle des alliances dans leur multidimensionnalité.

D’un point de vue managérial, l’ASMA permet d’appréhender plus facilement l’impact temporel des actions concurrentielles au sein d’une alliance sur les autres alliances de cette firme. Elle sert ainsi à visualiser les synergies et conflits potentiels qui peuvent émerger au sein d’un portefeuille d’alliances à la suite d’une action concurrentielle. Cette approche par la dynamique concurrentielle vient compléter les contributions actuelles sur le management des portefeuilles d’alliances qui adoptaient jusqu’à présent une démarche centrée sur les ressources (Wassmer & Dussauge, 2012).

L’approche reste cependant limitée à l’étude des processus stratégiques (Lorino & Tarondo, 2006) par opposition aux approches centrées sur l’apprentissage. Elle ignore donc les aspects de la stratégie d’alliance qui se rapportent au partage de connaissances et à l’acquisition de compétences (Khanna et al., 1998). D’autre part, notre analyse de l’environnement hors-marché s’est exclusivement centrée sur les aspects réglementaires liés à la dérégulation sectorielle. Or, la prise en compte de facteurs culturels, sociologiques et politiques constitue une piste de recherche future contribuant à la meilleure compréhension des dynamiques concurrentielles et coopératives dans un environnement international et multiculturel.