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Les considérations éthiques liées aux usages des technologies et systèmes d’information (TI/SI) s’articulent généralement autour de deux orientations majeures : d’une part, réduire les possibles effets néfastes de ces technologies : fracture numérique, invasion de la vie privée, piratage et agressions numériques diverses; et d’autre part en accentuer les impacts positifs : accès démultipliés au savoir et à la connaissance, connectivité entre individus et groupes et élargissement de l’espace d’expression individuelle et collective. Dans les sciences sociales, ces deux axes s’inscrivent dans des conceptions tantôt technophobes, à l’exemple de celle défendue par Ellul (1977) qui prédit un déclin des valeurs morales et culturelles fondamentales du fait de l’omniprésence de la technique en tant que médiation entre l’homme et la nature; ou encore dans des conceptions technophiles comme celle de Simondon (1958) qui contrairement à Ellul associe la technologie à une dynamique d’évolution bénéfique qui suppose une transformation-création conjointe des objets techniques considérés comme médiateurs entre l’humain et le naturel. Dans la pratique, l’éthique des TI/SI existe par ce que ces technologies sont porteuses d’autant de craintes que d’espoirs. Elle vise également à remplir un vacuum normatif et légal grâce notamment à l’édition de codes ou de chartes éthiques, à l’exemple de la Sarbanes-Oxley Act (SOX) qui depuis 2002, se propose de mettre au point les bases éthiques des différents usages des TI/SI aux USA (Chang et al., 2008).

Maintenant, si les préoccupations éthiques semblent a priori globales, dans le sens où elles ne s’arrêtent pas aux frontières des pays (Floridi, 2002; Ess, 2008), on n’y répond pas en revanche de la même manière selon la culture d’appartenance. Cela évidemment par ce que d’un point de vue légal nous sommes encore bien loin de l’avènement de lois internationales régissant Internet par exemple. Les solutions préconisées se situent donc le plus souvent à un niveau local, au sein d’organisations, qui choisissent de se doter d’un cadre éthique qui leur est propre à travers la construction de chartes éthiques.

Questionner la dimension culturelle dans une étude axée sur l’éthique dans les organisations va de soi, tant culture et éthique semblent inter reliées (Dalla Costa, 1998). La culture a en revanche suscité une littérature extrêmement abondante (Walsh, Kefi et Baskerville, 2010). Nous retiendrons la conception de la culture comme un ensemble de valeurs, de représentations et de croyances destinées à orienter les comportements individuels au sein d’un groupe (Rokeach 1973; Gaudibert, 1977; Schein, 1983). Edgar Morin rajoute que la « culture constitue un corps complexe de normes, symboles, mythes et images qui pénètrent l’individu dans son intimité, structurent les instincts, orientent les émotions » (Morin 1975 p.13). L’approche de Hofstede (1980) est également intéressante; l’auteur identifie plusieurs niveaux d’analyse du phénomène culturel : le niveau national, organisationnel, professionnel, et selon les genres (masculin/féminin). Il met par ailleurs en avant la culture comme « la programmation collective de l’esprit qui distingue les membres d’un groupe » (Hofstede 2004 p.26).

A partir de là, nous proposons dans cette recherche d’étudier la culture éthique organisationnelle que nous définissons comme le processus de construction d’un ensemble de normes, valeurs, modes de pensée et règles de conduite qui orientent les actions collectives et individuelles vers des comportements reconnus comme étant éthiques, par l’organisation. Nous considérons que ce processus de construction est susceptible de permettre à l’organisation de passer par un certain nombre de stades de développement moral (Kohlberg, 1969, 1981) et qu’il est possible à un instant donné d’identifier le stade de développement moral dans lequel une organisation donnée peut se situer. Pour cela, notre question de recherche est de savoir dans quelle mesure les codes ou chartes éthiques adopté(e)s et mis(e)s en place dans l’organisation reflètent le développement moral de l’organisation et le rôle joué par la culture dans ce positionnement éthique. Dans le cadre de cet article, les niveaux de la culture nationale et sectorielle seront appréhendés.

Notre démarche s’inscrit dans une approche exploratoire de la culture éthique à travers l’étude de chartes éthiques des TI/SI dans des organisations appartenant à deux régions du monde : l’Europe (Belgique, France, Suisse) et l’Afrique (Algérie, Cameroun, Congo, Côte d’Ivoire Gabon, Maroc, Sénégal, Tunisie).

Les chartes éthiques de 54 organisations (34 organisations européennes et 20 organisations africaines) ont été analysées à l’aide de la grille d’analyse construite par Gaumnitz et Lere (2004). Nous avons également procédé à une analyse thématique détaillée de ces chartes nous permettant de situer chacune des organisations étudiées selon l’échelle de développement moral mise en place par le célèbre psychosociologue Lawrence Kholberg (1969, 1981), nous permettant d’évaluer les éventuels impacts de la culture, européenne versus africaine, sur le positionnement moral des organisations tel qu’il est préconisé dans leurs chartes éthiques respectives.

Cet article s’inscrit ainsi dans l’axe de recherche que l’on désigne par l’éthique informatique (Computer Ethics) encore appelée infoéthique, ou éthique télématique ou informationnelle; que l’on désignera dans nos prochains développements par l’éthique TI/SI. Cet axe de recherche est comme le rappellent Mingers et Walsham (2010) assez peu investigué et insuffisamment représenté dans les principales revues de référence en recherche en management des systèmes d’information. Au sein de ce corpus, la dimension culturelle est également relativement peu appréhendée, (Ess, 2006). Les études multiculturelles en TI/SI faisant référence aux cultures africaines demeurent à notre connaissance extrêmement réduites et requièrent de ce fait un intérêt accru. D’où le projet de recherche que nous menons et le présent article qui rend compte de la première phase exploratoire de ce projet.

La suite de nos développements est organisée comme suit : d’abord, nous mettons au point les bases théoriques et conceptuelles de notre approche, bases ancrées en philosophie, psychosociologie et management des systèmes d’information. Nous exposons par la suite notre méthodologie de recherche et nos principaux résultats avant de conclure par une discussion des apports, limites et axes d’extension possibles de cette recherche.

Les fondements théoriques du concept d’éthique des TI/SI

Notre analyse théorique commence par poser les bases philosophiques du concept d’éthique, que nous proposons par la suite d’opérationnaliser et de mesurer dans une conception psychosociologique. Nous verrons ensuite comment la discipline du management des systèmes d’information appréhende la notion d’éthique appliquée aux usages des TI/SI, au regard des conceptions philosophiques et psychosociales et comment la dimension culturelle s’y articule. Notre propos n’a pas de vocation à être exhaustif notamment en ce qui concerne les fondements philosophiques de l’éthique. Nous n’aborderons pas à titre d’exemple les approches féministe, naturaliste ou confucianiste. Notre exposé sera principalement axé sur la philosophie morale et la philosophie pragmatique par ce qu’elles sont les plus représentatives de l’éthique appliquée au management et aux systèmes d’information et celles qui nous intéressent le plus dans ce travail.

Ethique et philosophie morale

On peut distinguer trois grands courants de la philosophie morale qui fondent la théorie éthique : (1) le déontologisme (ou éthique du devoir), (2) le conséquentialisme (ou éthique utilitariste); tous les deux orientés vers l’action car ils s’intéressent à la nature et à la valeur morale des actions exécutées par un agent; et (3) l’éthique de la vertu, orientée vers l’agent et intrinsèquement anthropocentrique et individualiste (Chatterjee et Sarkar, 2010).

L’éthique déontologique est basée sur le respect des devoirs moraux. Une action est moralement juste si elle est en accord avec les règles morales. Selon les théories déontologiques, tout acte doit obéir au respect des normes quelles qu’en soient les conséquences. Le principal penseur de l’éthique déontologique est sans doute Kant qui reformule l’éthique déontologique autour de l’impératif catégorique avec ses deux maximes :

Agis seulement selon la maxime par laquelle tu puisses en même temps vouloir qu’elle devienne une loi universelle.

Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.

Kant, orig. 1789/1971, p.136 et 150

L’éthique déontologique a par ailleurs engendré plusieurs approches et courants de pensée éthiques : La première approche déontologique est l’éthique de la responsabilité, entendue comme le fait de répondre totalement de ses actes et de les assumer pour le présent et pour l’avenir. L’éthique de la responsabilité repose sur l’affirmation selon laquelle « nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » (Weber 1919 / 1993 p. 172).

Selon Hans Jonas (1990), il s’agit d’une responsabilité envers les générations futures, elle est intrinsèquement liée au développement technologique et se base sur la notion de pouvoir.

La deuxième approche déontologique est l’éthique de la discussion, elle repose sur l’idée de consensus pour la recherche éthico-morale et a pour but d’établir un principe de base pour la délibération morale et l’évaluation de la validité des normes. Habermas (1992) reformule l’impératif catégorique de Kant en un impératif lié à la discussion :

Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité.

Habermas 1992, p.88

La branche déontologique de la philosophie éthique telle que reformulée par Rawls en termes de contrat social entre différentes parties prenantes a eu des applications importantes dans les théories managériales. En effet, le contractualisme Rawlsien aboutit à une forme impartiale de l’intérêt moral et fournit ainsi des pistes de réponse à diverses questions morales qui apparaissent dans le contexte de l’activité économique, dans la cadre de ce que l’on appelle l’éthique des affaires (Business Ethics) :

The social contract theory asserts that all businesses are ethically obligated to enhance the welfare of society by satisfying consumer and employee interests without violating any of the general canons of justice

Donaldson, 1982

L’utilitarisme est le deuxième courant de la philosophie morale qui repose sur le principe d’utilité et met l’accent sur les conséquences des actes. C’est une forme de conséquentialisme car pour les utilitaristes, l’important n’est pas l’intention de l’action mais ses effets, ses résultats ou ses conséquences. Une action moralement juste est une action dont les conséquences sont bonnes, dans la mesure où elle contribue à maximiser le bonheur du plus grand nombre.

Dans les fondements de base, l’utilitarisme de Bentham (1789) et de Mill (1968) repose sur un postulat hédoniste selon lequel le but de la vie est la recherche du plaisir, le plus grand bonheur pour tous. Ce principe (« the greatest happiness principle ») se présente comme une procédure de décision. Il repose sur une évaluation rationnelle des conséquences qui prend la forme d’un calcul. C’est le calcul félicifique, il correspond à une mesure du bonheur par le plaisir que procure une action, par référence à sept indices : la durée, l’intensité, la certitude d’un plaisir à venir, la proximité par rapport au présent, la fécondité (un plaisir qui en entraîne d’autres), l’étendue (le nombre de personnes touchées) et enfin la pureté (un plaisir libre de peine future).

L’éthique utilitariste est à la base de la pensée économique libérale, telle que préconisée notamment par A. Smith : « By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society more effectually than when he really intends to promote it » (A. Smith, 1776)

Aujourd’hui, il existe un renouvellement voire une réforme de l’utilitarisme classique à travers les critiques qui ont été faites à l’utilitarisme hédoniste. L’utilitarisme moderne connait plusieurs versions : elles reposent toujours sur l’affirmation selon laquelle est bonne une action dont les conséquences augmentent le bien-être de chacun, ou du moins, du plus grand nombre. Mais la version moderne de l’utilitarisme se distingue par l’abandon du critère hédoniste pour un critère beaucoup plus objectif, celui de la « préférence ».

L’utilitarisme des préférences est développé par des auteurs comme Singer (1997) qui définissent l’utilité par rapport à la satisfaction des préférences. L’utilitarisme des préférences a pour objectif de maximiser la satisfaction des préférences des individus et se retrouve actuellement à la base de nombreuses théories en marketing, en science économique et en management des organisations. Les différents modèles de satisfaction et d’acceptation des SI (TAM, UTAUT…) sont par ailleurs implicitement ancrés dans une conception utilitariste et conséquentialiste des usages des TI/SI.

Après le conséquentialisme et le déontologisme, la troisième grande théorie morale est l’éthique de la vertu qui contrairement aux deux premières théories, met l’accent sur les traits caractéristiques de la personne qui agit et non sur l’action elle-même. Le but est de développer des attitudes personnelles qui prédisposent à bien agir, la principale étant : la volonté d’agir bien. L’éthique de la vertu trouve ses origines dans la philosophie d’Aristote. Aujourd’hui, les théoriciens de la vertu sont des philosophes tels que MacIntyre (1997), ou Hursthouse (1991). Cette conception repose sur trois concepts centraux : l’eudémonisme, la vertu et la sagesse pratique.

L’eudémonisme : vient de eudaimonia qui signifie bonheur ou félicité, c’est une doctrine morale selon laquelle le bonheur est le but de l’action. Pour Aristote, « le bonheur est une activité de l’âme conforme à la vertu ». (Aristote, trad. Voilquin, 1989)

La vertu : vient du grec aretè qui signifie « excellence de caractère ». C’est donc un trait de caractère estimable et louable comme le courage, la maîtrise de soi et la justice. Aristote distingue deux types de vertus : les vertus intellectuelles qui sont acquises par l’instruction et mises en pratique dans la recherche du savoir par exemple, la rigueur, l’exactitude, l’honnêteté intellectuelle et la vertu morale qui « est fille de bonnes habitudes ».

Une vertu est un trait de caractère dont un être humain a besoin pour s’épanouir ou vivre bien.

Hursthouse, 1991

Les vertus sont précisément les qualités dont la possession permet à l’individu de trouver l’eudaimonia.

MacIntyre, 1989 p.29

Dès l’origine, Aristote détermine les vertus cardinales : la prudence, la justice, le courage et la tempérance (maîtrise de soi). Les vertus forment un ensemble et se combinent dans une unité de caractère. Elles sont acquises et se perfectionnent par l’habitude et la pratique. Aujourd’hui, les théoriciens de l’éthique de la vertu y rajoutent le discernement, la compassion, l’honnêteté et la fermeté.

La sagesse pratique (Phroenesis) : elle se décline selon la maxime « sois vertueux et tes actions seront correctes ». On part du principe que « de par sa nature, l’homme est un être sociable, un animal politique, de sorte que la vie, menée conformément aux vertus morales de la cité, peut être considérée comme la meilleure » (Aristote, 1989). Le caractère moral se forme et se développe dans le contexte social, c’est-à-dire que les vertus et le contexte social doivent déterminer les comportements moraux. Ce principe est souvent rappelé dans les approches appliquées de l’éthique, à l’exemple de l’éthique des affaires, et permet de pointer du doigt le caractère simpliste et unificateur de certains principes éthiques issus de la philosophie morale.

Le principe de la sagesse pratique serait donc davantage en phase avec une vision pluraliste et/ou particulariste de l’éthique (Arnold et al., 2010) qui rend mieux compte de la complexité et de la diversité des situations et contextes qui entourent l’être ou l’agir que l’on cherche à qualifier d’éthique. Ce qui le situe à la frontière de la vision moraliste et des visions alternatives jugées plus relativistes et donc quelque part plus réalistes à l’exemple de l’approche pragmatique de l’éthique.

L’approche pragmatique de l’éthique

On reconnait à l’éthique pragmatique sa filiation à la philosophie pragmatique de Pierce (1878) qui conçoit le pragmatisme (qu’il nommera par la suite pargmaticisme pour s’éloigner de la conception populaire du premier terme) comme une méthode de clarification conceptuelle à la fois scientifique et réaliste. Selon cette théorie, le sens d’un concept ne peut se concevoir en dehors de ses effets escomptés.

Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet.

Peirce, 2002, Vol. I., Trad. Tiercelin et Thibaud. p.265

Cette vision est reprise par James (2007) selon lequel le pragmatisme est une méthode de résolution des interminables débats métaphysiques car elle s’appuie sur l’interprétation de chaque notion en fonction de ses conséquences pratiques. Ces conséquences pratiques s’extériorisent sous forme de conduites à recommander ou sous forme d’expériences possibles.

D’une manière générale, l’éthique pragmatique s’inspire du réel et se fonde sur l’expérience.

L’éthique doit reposer sur une doctrine qui, sans considérer aucunement ce que doit être notre conduite, divise les états de chose idéalement possibles en deux classes, ceux qui seraient admirables et ceux qui ne le seraient pas, et entreprend ainsi de définir précisément ce qui constitue le caractère admirable d’un idéal.

Peirce 2002, vol.I., Trad. Tiercelin et Thibaud p.277

Dans la droite ligne de cette pensée, Dewey (1948) développe une conception de l’éthique comme une science expérimentale. Il rejette le dualisme des théories classiques de la philosophie morale selon lequel les fondements de l’éthique résident dans la confrontation dans l’action entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, la valeur et la norme, etc. Il insiste sur le caractère instrumental de la théorie quelle qu’elle soit et considère que l’objet de la théorie éthique est l’expérience de la conduite humaine telle qu’elle s’exerce dans la sphère sociale lors d’une situation problématique.

La morale n’est pas un catalogue d’actes ou un ensemble de règles à appliquer comme une ordonnance ou une recette de cuisine. L’éthique a besoin de méthodes spécifiques d’enquête et de bricolage : des méthodes d’enquête pour repérer les difficultés et les maux à résoudre, des méthodes de bricolage afin d’élaborer des plans à utiliser comme hypothèses de travail pour résoudre les problèmes repérés.

Dewey, 1948/2003, Trad. Di Mascio p. 144

Par certaines de ses formulations, l’éthique pragmatique semble plus proche de l’usage populaire du pragmatisme que de la vision pragmaticiste Piercienne. C’est le cas notamment de James (2007) qui évoque la valeur comptant des théories ou de ce qu’elles apportent concrètement, ainsi que de leur manière aussi d’entraîner à l’action.

Nous pouvons enfin dire que le pragmatisme est une philosophie de l’action qui rend réflexive la question des fins et des moyens pour les atteindre. Une perspective plutôt conséquentialiste y est adoptée, en rapport aux personnes agissantes (éthique de la vertu), et en rapport aux normes ou principes requis (éthique déontologique).

Dans sa conception pragmatique, la théorie éthique est donc nécessairement pluraliste. C’est une interaction entre des « tous » contextualisés qui ne se résume pas dans la détermination de règles générales ou une forme d’holisme unifiant qui perdrait de vue les pluralités concrètes dues notamment aux différences d’ordre culturel.

Ethique et théories psychosociologiques du développement moral

Dans une conception psychosociologique, la prédisposition des individus et des organisations à agir de manière plus ou moins éthique est appréciée à l’aune de leur développement moral, i.e. leur aptitude cognitive à résoudre des problèmes ou dilemmes éthiques. Dans ce domaine, les travaux du psychosociologue Kohlberg (1969, 1981), initialement développés pour l’individu et élargis à l’échelle organisationnelle, font référence.

La théorie de développement moral de Kohlberg repose sur deux principes fondamentaux : le principe d’universalité et le principe d’invariance.

Chez l’individu, l’hypothèse est qu’il existe une forme de processus universellement valide de pensée morale rationnelle que toutes les personnes sont capables d’articuler quelle que soit leur culture (principe d’universalité). Cette forme de pensée rationnelle se développe chez toutes les personnes selon une séquence invariante d’étapes successives (principe d’invariance) (Kohlberg, 1969; 1981).

A partir de là, Kohlberg propose un modèle de développement moral correspondant à un processus qui se décline en trois niveaux comportant chacun deux stades, soit en tout six stades de développement moral. Cette théorie a été largement appliquée à l›éthique des affaires (Snell, 2000) et plus récemment à l›éthique informationnelle (Davison et al., 2009).

Niveau pré-conventionnel

1er stade : Sanction / Récompense : l’individu agit en fonction des sanctions et des récompenses qu’il subira, c’est-à-dire qu’il se soumet à l’autorité pour éviter la sanction ou éventuellement bénéficier d’une récompense.

2e stade : donnant / donnant ou réciprocité instrumentale : L’individu continue d’être égocentrique, mais prend en compte l’existence des autres, pour les instrumentaliser dans le but de satisfaire ses intérêts personnels.

Niveau conventionnel

3e stade : Concordance interpersonnelle : l’individu cherche à satisfaire les attentes des autres pour maintenir des relations interpersonnelles harmonieuses avec les personnes de son environnement social. Il cherche l’approbation des autres, et dans cette optique, il n’agit plus seulement selon son intérêt personnel, mais en fonction des attentes des autres individus.

4e stade : Loi et ordre : l’individu est orienté vers le respect de la loi et de l’ordre. Il est conscient de ses devoirs et de l’intérêt collectif. Cela se traduit par une adhésion aux règles de la société pour maintenir l’ordre et le bon fonctionnement du système social.

Niveau post-conventionnel

5e stade : Contrat social : les droits et devoirs ainsi que les règles et valeurs morales sont le fruit d’un contrat social. L’individu est orienté vers la recherche du bien-être du plus grand nombre à travers le respect des droits d’autrui et la recherche du consensus.

6e stade : Adhésion aux principes éthiques universels : l’individu intègre des principes éthiques universels considérés comme fondamentaux dans la conduite du comportement : principes de justice, de respect de la dignité humaine…

Certains auteurs (Sridhar et Camburn 1993; Logsdon et Yuthas 1997) ont par la suite extrapolé les stades de développement moral de l’individu à l’organisation, en se basant sur l’existence de similitudes entre l’apprentissage individuel et l’apprentissage de l’organisation (Hedberg, 1981; Cyert and March, 1963; Simon, 1957). La mise en parallèle et les similitudes entre ces deux niveaux d’analyse sont présentées dans le tableau 1.

Il est également important de préciser que le développement moral de l’organisation ne s’inscrit pas nécessairement dans un processus continu, invariable et irréversible. En effet, toutes les organisations ne sont pas destinées à être des organisations éthiques. Le stade ultime de développement moral par lequel passe une organisation n’est pas forcément le stade 6, et il est tout aussi possible d’avancer que de régresser de stade moral au cours du temps. Un certain nombre de facteurs jouent par ailleurs un rôle dans ce processus, parmi lesquels on peut citer la culture et les valeurs organisationnelles, les stratégies managériales, l’histoire de l’organisation, l’environnement et le secteur d’activité (Reindenbach et Robin, 1991).

Tableau 1

Les stades de développement moral de l’individu et de l’organisation

Les stades de développement moral de l’individu et de l’organisation

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Ethique, technologies de l’information et culture

On considère Norbert Wiener comme le père fondateur de l’éthique des TI/SI à la fin des années 1940. Wiener est l’un des premiers auteurs à explorer les implications éthiques et sociales liées aux technologies de l’information, dans un contexte qui coïncide avec les premiers développements de ces technologies. En marge de ses travaux de référence sur la cybernétique, cet auteur a mis en place les « grands principes de justice » sur lesquels toute société doit s’appuyer : la liberté, l’égalité, la bienveillance et le principe d’atteinte minimale à la liberté. Selon Wiener, ces principes de justice peuvent servir de cadre d’analyse aux problématiques relatives à l’éthique informationnelle (Wiener 1948; 1950; 1964). Ces travaux ont eu en revanche très peu d’échos auprès des chercheurs et des praticiens de l’époque.

Il faudra attendre les années 1980, et les travaux de Maner qui pose les bases de ce que l’on appelle depuis l’éthique informatique (Computer Ethics) conçue comme la branche de l’éthique appliquée qui étudie les problématiques soulevées par la technologie informatique. Selon Maner (1980; 1996), les traditions éthiques de la philosophie morale telles que l’utilitarisme de Bentham et Mills ou le déontologisme kantien doivent servir de cadre pour analyser les problématiques actuelles ou émergentes engendrées par la technologie informatique.

Une autre perspective défendue par Gotterbarn (1991) situe l’éthique informatique non pas dans l’usage mais plus comme une branche de l’éthique professionnelle (déontologie professionnelle) relative aux bonnes pratiques et aux codes de conduite destinés aux professionnels de l’informatique.

L’éthique liée aux impacts des TI/SI est en revanche toujours de mise depuis les travaux de Mason (1986) qui a identifié quatre problématiques centrales au coeur des usages, à savoir la protection de la vie privée, l’intégrité, la propriété et l’accessibilité. Depuis, de nouvelles problématiques ont été pointées du doigt, telles que la protection des données personnelles (Sviokla et Gentile, 1990), l’usage impropre du matériel informatique (Dorf, 1999; Desai, Mayur et Von der Embse, 2008), le téléchargement illégal ou la criminalité informatique (Ganascia, 2005; Baltzan et Phillips, 2008).

La dimension culturelle dans ce débat est apparue comme inhérente au phénomène de globalisation de l’activité économique au sens large, et également à certaines spécificités et certains usages des TI/SI dont la portée est globale, c’est le cas d’Internet et de nombre de technologies web2.0 (Capurro, 2008), qui soulèvent des questionnements sur le pluralisme versus le globalisme éthique. Ess (2006, 2008) affirme à ce propos l’existence d’une culture éthique globale basée sur la convergence de valeurs fondamentales, même si des particularités et divergences d’interprétation liées aux spécificités culturelles locales demeurent inéluctables. Ce pluralisme éthique concerne généralement les concepts et problématiques éthiques qui ne sont pas appréhendés de la même manière, c’est par exemple le cas de la notion de vie privée qui ne recouvre pas la même acception selon les traditions Occidentales ou Orientales (Ess, 2006). Ce pluralisme éthique lié aux différences de cultures nationales a été notamment investigué par Davison et al. (2009) qui ont testé la validité du modèle de développement moral de Kohlberg (1969, 1981) dans un contexte culturel non occidental auprès de professionnels en TI/SI en Chine et au Japon.

La culture au niveau organisationnel a également suscité un intérêt accru auprès de chercheurs comme Banerjee et al. (1998) qui ont démontré l’importance de la culture éthique organisationnelle dans la construction de l’éthique informationnelle :

The most important variable in explaining ethical behaviour intention was the organization-scenario variable (…). In addition, an individual’s personal normative beliefs and organizational ethical climate were statistically significant variables. Moral judgement and attitude were not statistically significant

Banerjee, Cronan et Jones 1998, p. 46

Reindenbach et Robin (1991) rappellent que le développement moral de l’organisation est déterminé par la culture organisationnelle. Les décisions de changement ou d’implantation des TI/SI mettent en jeu les valeurs fondamentales et la culture de l’entreprise. Ces décisions peuvent promouvoir ou porter atteinte aux valeurs revendiquées par l’organisation.

The moral development of a corporation is determined by the organization’s culture and, in reciprocal fashion, helps define that culture. In essence, it is the organization’s culture that undergoes moral development.

Reindenbach et Robin 1991

Dans ce sens, l’adaptation du modèle de Kohlberg au niveau organisationnel prend en compte les nombreuses critiques adressées au modèle original de Kohlberg qui le considèrent comme déterministe, exclusivement centré sur une culture individualiste et occidentale.

Reindenbach et Robin (1991) ont ainsi proposé un modèle conceptuel de développement éthique de l’organisation dans lequel la culture joue un rôle prépondérant. Ce modèle comporte cinq stades de développement moral correspondant chacun à une culture organisationnelle spécifique. (Voir tableau 3) :

  • Stade 1 : « culture amorale » : tous les moyens sont bons pour contribuer à la productivité et aux profits de l’organisation. Absence de tout code éthique.

  • Stade 2 : « culture du légal » : l’organisation cultive la conformité avec les règles légales en vigueur. Le code éthique est souvent un document interne orienté principalement vers le respect de la législation en vigueur.

  • Stade 3 : « culture de l’entreprise responsable et citoyenne » : l’organisation prend en compte des valeurs autres que celles prescrites par les dispositions légales. Elle prend aussi en compte l’intérêt de chaque partie prenante. Généralement, le code a une orientation externe, il s’adresse à toutes les parties prenantes.

  • Stade 4 : « culture de l’émergence des valeurs éthiques » : l’organisation expose activement ses valeurs et sa préoccupation pour des résultats éthiques. Le code constitue souvent un document d’action.

  • Stade 5 : « culture éthique effective » : les considérations éthiques sont entièrement intégrées dans la stratégie de l’entreprise, et la culture organisationnelle est planifiée et dirigée vers l’éthique.

Des études menées aux Etats-Unis en 2005 par l’ERC (Ethics Ressource Center) montrent l’importance de la culture organisationnelle dans les comportements éthiques des employés. Selon cette étude, 70 % des employés travaillant dans des organisations à faible culture éthique ont observé des violations éthiques, contre 34 % pour les organisations ayant un une forte culture éthique (Verschoor, 2005).

Jin et Drozdenko (2010) soutiennent que les politiques et outils susceptibles de promouvoir une éthique des TI/SI dans l’organisation doivent s’inscrire dans le cadre global de la culture éthique de l’organisation. Il s’agit de mettre en place dans l’organisation un système de valeurs de base qui prône le partage du pouvoir, la transparence de l’information, des pratiques démocratiques et la responsabilité sociale des entreprises. Dans cette optique, la mise en place des valeurs éthiques de l’organisation ne doit pas être un exercice imposé par les dirigeants mais beaucoup plus un processus de concertation auquel doivent participer toutes les parties prenantes concernées. Sur cette base, Mingers et Walsham (2010) mettent en avant la perspective philosophique de l’éthique de la discussion (Habermas, 1992) comme étant la plus à même d’appréhender dans le discours des problématiques éthiques actuelles qui se doivent d’être explicitement débattues entre les différentes parties prenantes, à l’exemple de la fracture numérique ou l’identification biométrique.

Rappelons ici les fondements pragmatiques de l’éthique discursive que l’on retrouve dans l’idée de « communauté d’enquêteurs » (community of inquiers) développée par Peirce (1878) dans sa théorie discursive de la vérité. Théorie à laquelle se réfère Habermas dans son approche de l’agir communicationnel qui fonde la contribution qu’il apporte à l’éthique du discours. Mingers et Walsham (2010) expliquent également que certaines applications éthiques dans le domaine des TI/SI empruntent parfois implicitement à l’éthique discursive leurs concepts clés ou leurs mécanismes régulateurs; et ce selon trois axes : (1) le discours en tant que processus régulateur, à l’exemple des interactions du type web 2.0 ou du développement des logiciels libres, qui sont le fait d’acteurs reliés par une forme intégrative de discours; (2) l’universalisation d’une forme de discours autour des usages de ces technologies qui vise à produire des représentations partagées autour de ce que doit être un usage équitable (Ulrich, 2006); et enfin (3) les principes de légitimité et d’efficacité comme base de discours entre les différentes parties prenantes qui se doivent de s’interroger sur l’intérêt, la dangerosité et les impacts des dispositifs et outils technologiques utilisant des listes de critères, à l’exemple de la CATOWE[3] (Adamides et al., 2009) ou des 5 Es[4] (Mingers et Walsham, 2010).

Tableau 2

Développement moral et culture organisationnelle

Développement moral et culture organisationnelle
5

SWOT ( Strengths Weaknesses Opportunities and Threats) est un outil d’analyse qui sert à évaluer ou à diagnostiquer un projet, une politique ou une stratégie à travers quatre facteurs : les forces, les faiblesses, les opportunité et les menaces.

Adapté de Marchildon, (2003)

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On doit actuellement à Floridi (2002, 2008) la réflexion éthique la plus originale et probablement la plus controversée. Ce philosophe critique d’abord les théories éthiques classiques, qu’elles soient centrées sur l’agent ou sur l’action, car elles excluent un tiers primordial dans toute considération liée à l’éthique : le troisième élément de la relation morale, celui qui reçoit l’action de l’agent et en subit les effets, à savoir ce que Floridi désigne par le « patient » (par analogie avec l’éthique médicale ou la bioéthique). Ce tiers exclu dans les conceptions classiques de l’éthique est l’information au sens large ou ce que l’auteur appelle l’infosphère qui comprend l’équivalent informationnel de tout ce qui vit ou simplement existe dans la réalité, comprenant les humains, objets, événements, etc. La notion d’entropie, concept-clé de la théorie de l’information de Shannon, pourrait ainsi servir de fondement à une morale normative : tout ce qui tend à faire perdre de l’information, autrement dit à augmenter l’entropie serait condamnable. Tout ce qui conduirait à diminuer l’entropie, c’est-à-dire à faciliter la communication en accroissant l’information, serait appréciable.

Cette conception est assez critiquée car elle met sur le même pied d’égalité humains et non humains et considère comme de la matière informationnelle toute « chose » physique ou morale (Mingers et Walsham, 2010). Elle reste néanmoins à plus d’un titre tout à fait pertinente dans l’ère de l’information et de la communication dans laquelle nous vivons.

Nous proposons dans ce qui suit une approche de l’éthique organisationnelle à travers le prisme des chartes éthiques explicitement construites et communiquées sur les plans externe et interne par des organisations appartenant à divers contextes culturels.

Méthodologie et résultats

Grille d’analyse des chartes d’usage des TI/SI

De nombreux chercheurs ont élaboré des méthodologies générales d’analyse et de comparaison des contenus des codes éthiques (Lefebvre et Singh, 1992; Jamal et Bowie, 2002). Notre choix s’est porté sur la grille d’analyse de Gaumnitz et Lere (2004), que nous avons adaptée au domaine des technologies et systèmes d’information.

La grille d’analyse de Gaumnitz et de Lere (2004) est un système de classification des codes éthiques à partir de six critères de mesure : la longueur, l’accent, le niveau de détail, la forme, le contenu thématique et le ton (tableau 3). Cette méthode permet de classer et de catégoriser les chartes selon un processus standard visant à comparer et à évaluer les chartes éthiques informationnelles d’organisations très différentes en fonction de leur métier, appartenance sectorielle, culture organisationnelle, culture nationale, etc.

Tableau 3

Critères de la grille d’analyse des chartes éthiques

Critères de la grille d’analyse des chartes éthiques
Adapté de Gaumnitz et Lere, (2004, p. 333)

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Dans notre étude, le cinquième critère (contenu thématique) nécessite une attention singulière, car il est spécifique au domaine des TI/SI, contrairement aux autres catégories qui sont communes à tous les codes éthiques.

L’analyse de contenu peut consister à utiliser des techniques exploratoires, à travers par exemple l’identification, l’énumération et la classification de tous les thèmes contenus dans les chartes. Elle peut également consister à utiliser une grille d’analyse des thèmes les plus récurrents dans la littérature relative à l’éthique des TI/SI. Dans cette étude nous avons opté pour la technique purement exploratoire.

Echantillon de recherche

Notre échantillon est composé 34 organisations européennes (françaises, belges et suisses) et de 20 organisations africaines (algériennes, camerounaises, congolaises, gabonaises, ivoiriennes, marocaines, sénégalaises et tunisiennes). Il s’agit principalement d’un échantillonnage opportuniste car nous avons inclu dans notre échantillon les organisations qui disposent de chartes d’éthique informationnelle diffusées sur le site Internet, ce qui réduit nettement le nombre d’organisations susceptibles de figurer dans notre échantillon.

Nous avons constaté dès les premières phases de notre étude que les organisations qui adoptent des chartes d’usage des TI/SI sont principalement des grandes entreprises, des sociétés de finance ou d’assurances, des sociétés de services : notamment le domaine de l’informatique et des télécommunications, des administrations publiques, et des universités ou organismes de recherche et enfin des associations et organisations à but non lucratif.

Notre échantillon de recherche tel que présenté dans le tableau 4 (ci-dessous) est composé d’organisations européennes et africaines représentatives de ces catégories. Toutes les chartes étudiées sont rédigées en français.

Tableau 4

Echantillon de recherche

Echantillon de recherche

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Analyses et résultats

Les données ont été organisées et analysées à l’aide du logiciel QSR NVIVO.9. L’analyse descriptive des chartes d’usage des TI/SI, conformément aux catégories 1, 2, 3, 4, et 6 de la grille de Gaumnitz et Lere (2004), est résumée dans les tableaux 5 et 6.

Tableau 5

Analyse descriptive des chartes européennes

Analyse descriptive des chartes européennes

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Tableau 6

Analyse descriptive des chartes africaines

Analyse descriptive des chartes africaines

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Concernant le cinquième critère d’analyse (le contenu thématique), nous avons procédé à un codage simple, puis à un codage axial des données (Huberman et Miles, 1991; Elliott et Lazenbatt, 2005). Dans un premier temps, nous avons identifié et étiqueté les concepts émergents sous forme de thèmes, et dans un second temps, nous avons regroupé les thèmes similaires sous forme de catégories. 32 thèmes ont été identifiés et regroupés en 3 catégories :

Les « bons » comportements (obligations), les « mauvais » comportements (interdictions) et les valeurs morales (principes généraux d’utilisation). (Voir tableau 7).

Tableau 7

Analyse de contenu thématique

Analyse de contenu thématique

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Par la suite, nous avons reclassé ces thèmes en utilisant le modèle organisationnel de développement moral, en incorporant chaque thème dans l’une des six phases du modèle. Les deux auteurs de ce document ont procédé de cette façon séparément, puis ont confronté leurs résultats. Le degré de concordance obtenu est proche de 80 % (voir tableau 8).

Tableau 8

Classification des thèmes dans le modèle de développement moral

Classification des thèmes dans le modèle de développement moral

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La dernière étape de l’analyse consiste à attribuer à chaque organisation un niveau de développement moral. Après avoir dans un premier temps réparti et classé la totalité des thèmes contenus dans les chartes dans les différents stades de développement moral de l’organisation, l’opération consiste dans un second temps à constater l’importance du nombre de thèmes dans chaque stade avant d’attribuer un niveau de développement. (Voir tableaux 9 et 10).

Tableau 9

Classification du niveau de développement moral des organisations européennes

Classification du niveau de développement moral des organisations européennes

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Tableau 10

Classification du niveau de développement moral des organisations africaines

Classification du niveau de développement moral des organisations africaines

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Discussion des résultats et conclusion

Les données analysées ci-dessus montrent que la théorie de développement moral pourrait être utilisée pour identifier le niveau de développement moral organisationnel à partir des chartes d’usage des TI/SI. Le classement des organisations de notre échantillon en fonction de leurs stades respectifs de développement moral dévoile que 65 % des organisations étudiées se situent au niveau conventionnel, soit 56 % d’organisations européennes et 45 % d’organisations africaines se situant au stade 4, dans lequel l’organisation agit pour se conformer aux lois et règlements. Il faut souligner que 20 % des organisations européennes et 25 % des organisations africaines étudiées sont au niveau pré- conventionnel, tandis que 15 % des organisations européennes et 10 % des organisations africaines sont au niveau post-conventionnel.

Ces chiffres démontrent des niveaux de développement moral très comparables entre les deux échantillons et des contenus éthiques assez convergents qui impliquent un impact assez réduit de la culture régionale sur le positionnement éthique organisationnel.

Notre étude nous permet d’affirmer que les chartes d’usage des systèmes d’information constituent un terrain pertinent d’évaluation de l’éthique relative à l’usage des TI/SI dans l’organisation. Toutefois comme les résultats nous le montrent il s’agit d’une éthique à orientation légaliste (déontologique).

En définitive, les principales observations que l’on peut tirer de cette étude sont de deux ordres : D’une part, une grande majorité des organisations étudiées, environ les 2/3 qu’elles soient africaines ou européennes, affichent une culture « éthique du légal » dans leurs chartes informatiques.

D’autre part, les résultats de cette recherche vont dans le sens de l’affirmation d’une culture éthique globale, en raison de la présence du même contenu thématique dans les chartes africaines et européennes.

Au niveau national, on remarque qu’il n’existe pas de différences majeures en termes de niveau de développement moral entre les organisations européennes et les organisations africaines. Pour les organisations européennes : 20 % sont au niveau pré-conventionnel, 65 % au niveau conventionnel, et 15 % au niveau post-conventionnel. Tandis que pour les organisations africaines 25 % sont au niveau pré-conventionnel, 65 % au niveau conventionnel, et 10 % au niveau post-conventionnel.

Par ailleurs, au niveau des secteurs d’activité des organisations étudiées, les associations/ fondations et les universités/organismes de recherche sont mieux représentés dans le niveau conventionnel (100 % pour les organisations européennes et 90 % pour les organisations africaines). Cette différence pourrait s’expliquer par la vocation des organisations à réaliser ou non des profits. Ainsi les organisations à but non lucratif auraient tendance à connaître un niveau de développement moral beaucoup plus important que les entreprises. Il conviendra de confirmer cette hypothèse dans nos futures recherches.

Il découle de ces résultats une prédominance de la culture sectorielle par rapport à la culture nationale. On peut ainsi affirmer ainsi que la culture sectorielle semble atténuer les clivages culturels dus à l’appartenance nationale. Ces résultats vont dans le même sens que les recherches de Hofstede (1980, 2001) sur l’homogénéité de la culture organisationnelle des entreprises multinationales en dépit de la variété de cultures nationales des pays dans lesquels ces entreprises s’installent.

L’adoption d’une charte TI/SI témoigne généralement d’une volonté de promouvoir, par l’intermédiaire de la culture organisationnelle un certain nombre de valeurs destinées à orienter les comportements. Partant de ce constat, l’adoption d’une charte apparaît comme un évènement déterminant dans le développement moral de l’organisation. Même s’il existe des organisations dépourvues de chartes ou de codes éthiques, dans lesquelles la prise en compte des considérations éthiques est très présente et le développement moral très avancé, il n’en demeure pas moins vrai que la majorité des organisations à « culture amorale » ne disposent pas de chartes TI/SI ou de codes éthiques (Reindenbach et Robin, 1991).

Cette recherche présente certaines limites concernant notamment la constitution de notre échantillon qui n’est pas équilibré entre les deux sous-échantillons européen et africain. Il nous semble aussi important de relever le fait qu’il n’y a pas de véritable homogénéité culturelle entre les organisations appartenant aux pays du Maghreb (Tunisie, Algérie, Maroc) qui appartiennent davantage à la culture arabe et les autres pays d’Afrique sub-saharienne qui constituent le reste de notre sous-échantillon, d’où l’intérêt d’affiner davantage les résultats par type culturel.

Nous comptons examiner dans les prochaines phases de notre recherche les éventuels décalages ou distorsions entre le positionnement éthique tel que préconisé dans les chartes éthiques, la perception de l’éthique par les principales parties prenantes de l’organisation, les valeurs organisationnelles communes et le comportement éthique effectif de l’organisation. Etude que nous dupliquerons dans divers contextes culturels.