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L’effondrement du système centralisé de type soviétique en Russie, Ukraine et au Kazakhstan n’a pas eu raison du système de distribution de subventions. Bien au contraire, tout en se débarrassant de la planification étatique et en se rapprochant d’un modèle plus libéral, ces économies ont dégagé un modèle oligarchique original, celui du « clan », qui leur a permis de trouver une réponse adéquate à la crise structurelle qui a caractérisé les économies planifiées de l’ère communiste et probablement d’atténuer l’impact de la crise des subprimes de 2008.[1]

En dépit du fait que l’oligarchie soit devenue un sujet très médiatisé depuis la fin des années 1990 dans les pays de transition postcommuniste, peu d’études empiriques lui ont été consacrées.[2] Or, depuis l’ouverture de l’Europe de l’Est, les investisseurs occidentaux sont amenés à travailler de plus en plus dans cet environnement d’affaires très différent.[3] Cette difficulté est illustrée par Aslund (2007, p. 262 - 263) dans son ouvrage consacré à la transition post-communiste :

Un conseil classique était donné aux investisseurs étrangers dans l’ex-URSS. Ne pas toucher aux vieilles entreprises soviétiques non-restructurées avec un effectif de plus de 1 500 employés en raison de leur gestion trop complexe. Un grand nombre de ces entreprises étaient viables, mais seuls les hommes d’affaires locaux semblaient avoir des compétences nécessaires pour les rendre rentables […] [à condition qu’ils] concentrent entre leurs mains la propriété de ces entreprises et en maîtrisent les règles informelles.

A leur tour, les investisseurs russes rencontrent des difficultés, parfois insurmontables, dans le cas de cogestion de firmes détenues par des sociétés occidentales et des oligarques russes, comme ce fut le cas avec le pétrolier russo-britannique TNK-BP, paralysé par les désaccords entre actionnaires sur la gouvernance d’entreprise.[4]

Ce fossé culturel entre les pratiques gestionnaires sera appréhendé dans cet article, à travers le concept de mode de gouvernance[5], en étudiant le cas du « clan » en Ukraine. Issu du modèle oligarchique post-communiste, ce mode de gouvernance hybride dans certains pays post-communistes (Kovaleva, 2007) combine des éléments de gouvernance fondés sur le marché et ceux hérités de l’économie centralisée et planifiée (Kosals, 2008; Pleines, 2012). Le clan sera étudié d’une manière transversale en mobilisant une approche pluridisciplinaire. Deux hypothèses, concernant l’efficience des entreprises claniques et les déterminants de ce mode de gouvernance particulier, seront proposées et ensuite testées empiriquement. Enfin, les implications managériales des résultats seront discutées.

Clan en tant que mode de gouvernance hybride

La gouvernance d’entreprise étudie l’organisation des relations de pouvoir internes et externes dans lesquelles l’entreprise s’engage pour atteindre les objectifs corporatifs et améliorer sa performance (Charreaux, 1997; Monks, Minow, 2011). Parmi les théories explorant la gouvernance d’entreprise, la « perspective de l’efficience » de la théorie des coûts de transaction (Williamson, 1975, 1979, 1985) s’est focalisée sur les modes de gouvernance (Williamson, 1975; Ouchi, 1980). Son principal postulat est que l’entreprise choisit le mode de gouvernance selon les principes de la rationalité économique visant l’efficience, définis par le contexte (Williamson, 1985, p. 61). Rappelons que l’efficience d’une organisation consiste en sa capacité à atteindre ses objectifs (résultats souhaités) en optimisant l’utilisation des ressources nécessaires (moyens). Ce ratio résultat/moyen permet ainsi de mesurer les gains de productivité réalisés dans le temps (Etzioni, 1964).

En plus des deux modes de gouvernance idéaux, le marché et la bureaucratie (Williamson, 1975), Ouchi (1979, 1980) a introduit un mode de gouvernance hybride, celui du « clan », sur l’exemple des entreprises japonaises, où ce n’est pas la performance des employés mais leur ancienneté qui définit les récompenses, ce qui crée des réseaux sociaux informels à travers lesquels l’entreprise est gouvernée (tableau 1).

Fondé sur la socialisation et la culture, ce mode permet dans un contexte particulier d’assurer l’exécution des transactions d’une manière efficiente (Ouchi, 1979). Le clan constitue ainsi un mode alternatif, permettant de minimiser les coûts de transactions lorsque le marché ou la bureaucratie sont moins efficients (Ouchi, 1980), ce qui correspond précisément au contexte de transition postcommuniste, caractérisé par des modes de gouvernance hybrides (Andreff, 2003).

La conceptualisation du clan est toutefois restée inachevée (McGarry, Sweeney, 2007), ce qui explique sa mobilisation insuffisante dans les études empiriques (Chuang, Morgan, Robson, 2012). De ce fait, cette approche sera complétée par la théorie de la dépendance envers les ressources (Pfeffer et Salancik, 1978; Oliver, 1991; Yan, Gray, 1994) qui « à travers le courant Action Politique d’Entreprise »[6] explore l’interaction de la firme avec son environnement institutionnel (Hillman, Keim, Schuler, 2004; Lux et al., 2011) à travers l’échange de ressources qu’elle essaie d’altérer en sa faveur, le mode de gouvernance constituant un mécanisme régulant ce processus (Hillman et al. 1999; Bouwen, 2002; Attarça, 2003; Dahan, 2005; Hillman, Withers, Collins, 2009; Bonardi, 2011).

En plus de ces deux approches, sera mobilisée la théorie de l’oligarchie, issue de l’économie politique qui prédit que la concentration extrême de la richesse par un groupe réduit d’acteurs privés affecte radicalement l’exercice du pouvoir et sa distribution dans la société en faveur des firmes oligarchiques qui deviennent des acteurs prédominants à la fois dans l’économie et la politique[7]. Cette configuration asymétrique de relations de pouvoir place l’agrégation et l’articulation des intérêts oligarchiques en-dehors des institutions prévues par les régimes démocratiques et censées réguler la gouvernance d’entreprise (Winters, 2011). L’organisation de l’économie en conglomérats avec un actionnariat concentré prédispose d’une certaine manière à l’émergence du modèle de gouvernance oligarchique (Khanna, Yafeh, 2007, p. 353 – 356; Fiedorczuk, 2011, pp. 66 - 67).

Tableau 1

Les prérequis sociaux et informationnels des modes de gouvernance

Les prérequis sociaux et informationnels des modes de gouvernance
Source : Ouchi (1980, p. 137)

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L’oligarchie post-communiste s’est développée dans les pays combinant cinq caractéristiques structurelles : les économies d’échelle élevées dans certaines branches, la grande taille du marché national, les changements structurels rapides, la prédominance de la rente et des institutions faibles (Aslund, 2007, p. 261). Il en découle trois phénomènes : l’emprise des conglomérats dans l’économie et la politique; les relations entre les conglomérats et l’Etat basées sur l’extraction de rentes; et les monopoles politiquement créés sur lesquels repose l’activité économique des conglomérats (Zimmer, 2004; Pleines, 2005; Fortescue, 2006; Acemoglu, 2008; Guriev et Rachinsky, 2005).

A la différence des modes de gouvernance propres aux économies développées avec le marché en tant que mécanisme essentiel de distribution de ressources, le clan est régulé par des réseaux personnels diffus, qui, se superposant sur les institutions d’Etat d’une manière symbiotique, forment le canal principal de distribution du pouvoir et d’exécution de la gouvernance (Kononenko, Moshes, 2011, p. 5, 12 – 13).

En conséquence, le clan sera défini dans cette étude comme un mode de gouvernance articulé à travers une relation asymétrique via laquelle les conglomérats échangent avec les pouvoirs publics des ressources industrielles, financières, politiques et coercitives dans le but d’améliorer leur efficience[8] (Pleines, 2005; Balmaceda, 2008; Avioutskii, 2011). Dans un marché émergent et imparfait, le clan correspond à un mécanisme d’extraction de rente (Aguilar, 2003; Ganev, 2007; Kosals, 2008).

Nous examinerons enfin l’alternative opposant le point de vue selon lequel le clan est un modèle de gouvernance déviant et celui qui le définit comme un type de gouvernance postmoderne résultant de la décentralisation du pouvoir à la suite de l’émergence et de la prolifération des réseaux transnationaux et nationaux (Castells, 2000).

Efficience du clan et ses déterminants structurels : une revue de littérature

Les incertitudes institutionnelles de l’environnement, dues à la crise structurelle propre à la transition postcommuniste, ont contribué à l’émergence du clan en Ukraine (Zimmer, 2004). Dans ces conditions, pour survivre, les entreprises adoptent un mode de gouvernance fondé sur un système complexe de socialisation informelle régulée par la solidarité identitaire entre les participants de transactions (Ouchi, 1980). La confiance élevée qui en découle permet de réduire considérablement les coûts de transaction nécessitant ainsi des procédures de contrôle plus légères (Williamson, 1975). A travers les réseaux informels, l’entreprise cherche alors à influencer les pouvoirs publics (Ledeneva, 2013). Pour appréhender la circulation de ressources dans ce marché politique connectant les propriétaires des conglomérats claniques et les décideurs politiques, la théorie de l’échange social, issue des travaux de Homans (1958), Blau (1964) et Emerson (1972) complétera notre approche. Selon Simmel (1908), l’échange n’est pas seulement l’addition de deux processus – donner et recevoir – mais s’y ajoute un « troisième [...] qui se manifeste lorsque ces deux processus sont simultanément la cause et l’effet de l’autre ». D’après Homans (1958, p. 606), l’échange est un comportement social régulant le transfert des ressources tangibles ou intangibles. Selon la théorie du choix rationnel (rational choice theory), les acteurs échangent des ressources sur une base volontaire (Zafirovski, 2005, p. 2). Dans ce cadre, les individus établissent et poursuivent des relations sociales dont ils attendent qu’elles soient mutuellement avantageuses (Homans, 1958). L’impulsion initiale de l’interaction sociale est donnée par l’échange de bénéfices, sous la forme de gains ou d’avantages intrinsèques et extrinsèques, indépendamment des obligations normatives (Blau, 1964, pp. 152-156). L’échange social est défini comme un acte volontaire d’acteurs motivés par les gains économiques, symboliques et sociaux qu’ils espèrent obtenir d’autres acteurs (Blau, 1964, p. 91). L’échange social diffère d’un échange strictement économique car il est fondé sur des obligations qui ne sont pas définies d’avance. A la différence du second, qui suppose l’exécution d’une transaction, l’échange social est fondé sur le principe qu’un acteur procure un service à un autre acteur, attendant en contrepartie un retour futur dont la nature exacte n’est pas spécifiée à l’avance (Blau, 1964, p. 93). Les participants à l’échange social, dénommés « acteurs », sont liés par des relations dyadiques insérées dans des réseaux d’échange plus grands, de taille et de complexité variables à travers lesquels peuvent également circuler tous types de ressources complexes, difficiles à spécifier, comme le soutien politique par exemple (Emerson, 1972). Concernant le contexte ukrainien, l’échange entre les propriétaires des conglomérats claniques et le pouvoir peut être défini comme un échange social dans la mesure où ses termes n’ont pas été préalablement spécifiés (en raison de l’extrême volatilité de l’environnement politico-économique) tandis que la valeur des ressources échangées est difficilement mesurable (Zon, 2007).

Les études empiriques explorant l’insertion de l’entreprise dans le monde politique peuvent être classées en fonction de deux tendances. La première explore l’efficience des entreprises politiquement connectées. La deuxième étudie les déterminants structurels de l’activité politique de l’entreprise.

Les hypothèses liées à l’efficience

Il existe une différence de l’engagement des organisations dans la politique entre les entreprises occidentales évoluant dans un environnement institutionnel assez stable, et les entreprises dans des pays postcommunistes avec un environnement économique beaucoup plus turbulent et des institutions affaiblies (Andreff, 2003). En Occident, les entreprises deviennent politiquement actives lorsqu’elles attendent de cet investissement un meilleur ROI que celui des autres actions (Baron, 1995). Dans les économies postcommunistes, et plus particulièrement en Ukraine, l’efficience d’une entreprise est souvent définie par sa capacité de mobiliser ses ressources relationnelles la connectant aux institutions permettant ainsi d’obtenir des subventions (souvent définies comme « rentes de la transition »), vues comme essentielles tout particulièrement pour la survie des conglomérats surdimensionnés dans la période postcommuniste caractérisée par un changement brutal de l’environnement pour lequel ils étaient conçus (Fortescue, 2006). Mal préparés à fonctionner dans l’économie de marché, ces conglomérats se sont engagés dans l’activité politique afin d’extraire les rentes sous forme de subventions (Pleines, 2012). Ceci explique le fait que, d’une manière générale, au moins une partie de la valeur de l’entreprise (y compris dans la perception de son efficience par le marché, y compris par le marché boursier) est déterminée, par ses connexions avec les pouvoirs publics (Fisman, 2001; Faccio, 2006). Il existe un grand nombre de travaux empiriques établissant une corrélation positive entre l’activité politique de l’entreprise et sa performance (Hellman et al., 2000; Johnson, Mitton, 2003; Joh, Chiu, 2004; Cull, Xu, 2005; Khwaja, Mian, 2005; Bonardi et al. 2006). Dans le même sens, les entreprises politiquement connectées survivent mieux face aux difficultés financières grâce au soutien de l’Etat (Faccio, Masulis, McConnell, 2006).

Dans la littérature consacrée à l’efficience des firmes oligarchiques post-communistes les avis divergent : le clan est soit présenté comme un modèle non-productif, qui facilite le pillage de ressources (Black et al., 2000; Ganev, 2007), soit comme une réponse efficiente à la crise de la part des conglomérats (Fortescue, 2006; Aslund, 2007; Gorodnichenko, Grygorenko, 2008).

Le premier courant comprend une série d’études de cas présentant les nouveaux propriétaires des conglomérats privatisés – connus comme oligarques – comme des managers incompétents qui se dédient à dépouiller leurs actifs à travers une large panoplie de méthodes (ex. « tunneling ») (Black, et al., 2000), voire à dépouiller l’Etat en détournant massivement les subventions pour leurs intérêts individuels, comme par exemple c’était le cas en Bulgarie dans les années 1990 (Ganev, 2007). Le nouveau propriétaire d’un conglomérat est amené à arbitrer entre deux types de stratégies : celle de création de valeur et celle de l’appropriation de la valeur déjà existante. Black et al. (2000) constatent que faute des institutions opérationnelles censées sanctionner le deuxième type de comportements la plupart des grandes firmes nouvellement privatisées ont suivi cette dernière stratégie, y compris dans le cas de Yukos, souvent cité comme le conglomérat russe le plus transparent avant son démembrement par l’Etat en 2003.[9] Cette étude constate que la performance des conglomérats privatisés en Russie a significativement baissé après leur privatisation. Plus récemment, dans son étude consacrée aux relations troublantes entre le pouvoir et le monde des affaires en Russie, Ledeneva (2013) arrive à une conclusion similaire. Elle évalue entre 5 % et 20 % le montant du chiffre d’affaires total des conglomérats privés rétrocédé sous forme de commissions aux fonctionnaires corrompus pour obtenir les marchés publics ou « faciliter » la mise en oeuvre de certains projets privés, régulés par l’Etat, ce qui réduit considérablement l’efficience de ces conglomérats en comparaison avec leurs homologues occidentaux. Toutefois, ces analyses plutôt descriptives se limitent le plus souvent à des études de cas, qui semblent certes convaincantes, mais sont difficilement transposables à l’ensemble d’une économie nationale ou des pays postcommunistes.

Le modèle oligarchique n’est cependant pas unique à l’espace postcommuniste. On le trouve dans ses divers formats à des époques assez récentes par exemple en Asie : en Corée du Sud post-autoritaire (Kang, 2002) ou en Chine (Boisot et Child, 1996) qui a maintenu son idéologie communiste. Certains observateurs mettent en doute l’inefficience de ce modèle de gouvernance. Cependant, le cas russe semble contredire ce scepticisme en vue de bons résultats économiques réalisés depuis une quinzaine d’années avec une croissance continue et une modernisation industrielle relativement réussies. C’est également vrai pour la Corée du Sud et pour la Chine, mais aussi pour un nombre d’autres économies émergentes. Dans ce sens, une étude consacrée à la Chine note que « d’un point de vue politique, la recherche de la rente [qui constitue le modus operandi de l’oligarchie] n’est pas complètement aberrante et pathologique […] car la poursuite du traitement préférentiel en échange du soutien politique [de la part des conglomérats privés] constitue l’essence même du pouvoir et de la politique » (Ngo, et al., 2009, p. xiv). Bien qu’initialement en retard par rapport à leurs concurrents occidentaux, les conglomérats oligarchiques chinois sont parvenus à améliorer progressivement leur performance dans leurs pays d’origine, voire à s’internationaliser et concurrencer les MNE occidentales sur les marchés mondiaux (voir le cas de Huawei, Fan, 2010).

Cependant, les résultats de l’étude empirique longitudinale d’Acemoglu (2008), comparant deux modes de gouvernance - l’oligarchie et la démocratie – en les inscrivant dans la durée, sont plus nuancés. Cette étude montre que sur le court terme les conglomérats oligarchiques se révèlent plus performants économiquement en utilisant leur « efficience relationnelle » pour empêcher l’entrée de nouveaux arrivants sur leurs marchés d’origine (barrières à l’entrée). En revanche, les conglomérats occidentaux qui évoluent dans un environnement concurrentiel obtiennent de meilleurs résultats à long terme, notamment par le biais des innovations.

Le deuxième courant s’est focalisé, au moins dans ses débuts, sur l’engagement politique de l’entreprise dans le contexte occidental, en démontrant empiriquement que ce comportement contribue positivement à la performance économique des entreprises, en constituant également un déterminant positif de l’efficience.[10] Toutefois, la performance du modèle oligarchique dans le contexte postcommuniste a été relativement peu étudiée empiriquement. Nous avons pu identifier deux travaux empiriques correspondant à notre problématique. La première (Guriev et Rachinsky, 2005) explore un échantillon très large de propriétaires - oligarques (627) contrôlant une partie importante de l’économie russe. En comparant la performance des conglomérats oligarchiques pour l’année 2002 avec d’autres catégories de firmes, les auteurs montrent que la croissance du chiffre d’affaires des conglomérats contrôlés par l’oligarchie est supérieure de 8 % relativement à celle des entreprises étatiques tout en faisant moins bien que les firmes étrangères (moins 11 %). Ce qui est intéressant est que cette meilleure performance n’était pas acquise dès le début (avant l’année 2001) : l’efficience des conglomérats oligarchiques était alors comparable à celle d’autres entreprises privées en Russie. La seconde étude (Gorodnichenko et Grygorenko, 2008) consacrée à l’Ukraine compare l’efficience des conglomérats avant et après leur privatisation par les oligarques. En abordant ce sujet à travers la théorie des droits de la propriété, ils constatent qu’après la privatisation les conglomérats ont vu accroître leur performance. Ces deux études empiriques confirment clairement les résultats existants des études réalisées dans les économies occidentales selon lesquels l’engagement politique améliore les résultats économiques des entreprises. Elles contredisent également les prédictions faites par les études de cas réalisées en Russie indiquant les tendances vers le « dépouillement d’entreprises (asset-stripping) » sauf si on considère que les conglomérats oligarchiques ont progressivement évolué dans leur comportement en passant de la stratégie de dépouillement à une stratégie de création de la valeur. Plusieurs arguments en faveur de cette stratégie peuvent être avancés (Boone et Rodionov, 2002, Guriev et Rachinsky, 2005) : (1) le contrôle de la majorité du capital incite les oligarques à restructurer pour améliorer la performance de leurs entreprises; (2) l’intégration verticale de très avancés de ces conglomérats permet de les protéger des risques de hold-up par d’autres parties prenantes; (3) leur grande taille facilite l’accès aux ressources financières rares et sert de barrière d’entrée pour les petites entreprises; (4) la faiblesse des lois garantissant la protection de la propriété et la réglementation sont des opportunités pour l’oligarchie d’influencer en sa faveur les décisions politiques (captation de subventions). Au final le contrôle du capital, le niveau d’intégration, la grande taille des conglomérats oligarchiques, leur influence sur les pouvoirs publics sont autant d’arguments pour une performance supérieure aux autres entreprises étatiques et étrangères.

Notre étude sera inscrite dans la continuité des études empiriques sur l’efficience des conglomérats oligarchiques (Black, et al., 2000; Guriev et Rachinsky, 2005; Ledeneva, 2013; Gorodnichenko et Grygorenko, 2008), mais en mobilisant la théorie de la dépendance envers les ressources.

Dans ce cadre le modèle conceptuel proposé par Bonardi (2011) de « marché politique circulaire » sera mobilisé et adapté pour les besoins de notre étude afin d’analyser l’échange de divers types de ressources entre l’entreprise et son environnement institutionnel dans le but de l’influencer pour obtenir un retour sous forme de subventions.

En conséquence, deux hypothèses suivantes seront émises :

H1 : Les entreprises claniques sont plus efficientes que les entreprises non claniques.

Dans le prolongement des études empiriques existantes, le chiffre d’affaires sera utilisé comme variable illustrant l’impact des ressources relationnelles (p.e. captation des subventions) sur l’efficience des entreprises (Brown, et als, 1999; Hillman, 2005). Par ailleurs, les travaux dans le contexte postsoviétique, le chiffre d’affaires a été préféré aux bénéfices réalisés car, pour des raisons fiscales, cette dernière variable (profit) est plus susceptible d’être manipulée à la baisse (Gorodnichenko, Grygorenko, 2008).

Nous considérons donc que le taux de croissance du chiffre d’affaires (résultat) est un bon indicateur de l’efficience des entreprises claniques en Ukraine qui mobilisent leurs ressources politiques pour capter des subventions (moyens). Ces relations seront testées empiriquement (cf. plus loin)

L’hypothèse liée aux déterminants de l’activité politique d’entreprise

Issue des travaux de Penrose (1959), la théorie de la dépendance envers les ressources appréhende l’entreprise non seulement à travers son positionnement externe et le rapport de forces avec d’autres entreprises, mais aussi à travers les ressources qu’elle détient et qu’elle est capable de mobiliser au service de son client (Wernefelt, 1984; Barney, 2006). L’entreprise est vue comme une collection de ressources productives qui lui procurent un avantage compétitif et génèrent une source de richesse[11] (Penrose, 1959). Les entreprises interagissent continuellement avec un environnement turbulent et incertain à travers les requêtes que leur adressent des acteurs aux intérêts divergents (Medcof, 2001). La théorie aide à comprendre comment les entreprises sont reliées aux autres acteurs sociaux de leur environnement dans leur quête de ressources. Cette approche se focalise sur les relations de pouvoir et de dépendance existant entre l’entreprise et d’autres acteurs reliés à travers les réseaux (Hatch, 2000).

La réussite de la firme passe par la maximisation de son pouvoir à travers le contrôle de ressources. L’entreprise évolue dans un environnement complexe, composé des acteurs à la recherche des ressources nécessaires pour leur fonctionnement. Sa survie dépend de la capacité d’acquérir et de préserver les ressources détenues par d’autres acteurs (Pfeffer et Salancik, 1978).

FIGURE 1

Le circuit du marché politique de l’entreprise clanique en Ukraine

Le circuit du marché politique de l’entreprise clanique en Ukraine

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Une série de travaux empiriques, réalisés certes sur le terrain des économies occidentales, qui s’inscrit dans la théorie de la dépendance envers les ressources, a identifié les déterminants de l’activité politique de l’entreprise interagissant avec son environnement institutionnel (Attarça, 2003; Dahan, 2005; Bonardi, 2011), parmi lesquels figure la régulation de l’Etat. Plus forte est cette régulation dans une branche, plus le nombre d’entreprises s’engagent dans l’activité politique (Mitchell et al., 1997; Schuler, 1999; Hansen, Mitchell, 2000, 2001; Hart, 2001; Schuler, Rehbein, Cramer, 2002; Kim, 2008).

Dans le contexte postcommuniste, dans leur travail pionnier Murphy, Shleifer, et Vishney (1993) décryptent l’émergence de l’oligarchie en Russie, en insistant sur le fait que la faiblesse ou l’absence de la protection des droits de propriété constituent le déterminant primordial de ce mode de gouvernance. Dans la suite de cette étude, Black, Kraakman et Tarassova (2000) revisitent les privatisations des conglomérats en Russie en identifiant plusieurs groupes de déterminants du mode de gouvernance oligarchique : les déterminants macro-économiques structurels – « tendances lourdes » (le niveau de pression fiscale, la corruption, la bureaucratie, le crime organisé, les subventions aux entreprises non-rentables, la disponibilité du capital, le système bancaire, l’attitude envers les investisseurs étrangers), les déterminants liés à la performance macro-économique (divers facteurs concernant l’efficience du marché des capitaux, la concurrence sur marché des biens etc.) et les déterminants spécifiques à la firme (la rentabilité, les compétences managériales, la séparation entre le contrôle managérial et le contrôle sur les flux de liquidités etc.). Ces premiers travaux conceptuels ont été complétés par un grand nombre d’études de cas (ex. Aslund, 2007) qui ont mis en avant certaines caractéristiques structurelles des conglomérats qui les prédisposent à sélectionner le mode de gouvernance clanique, à savoir : le fait que les conglomérats opèrent dans les branches fortement régulées, telles l’industrie extractive (gaz, pétrole, etc.), ainsi que celles qui sont grandes consommatrices d’énergie et des transports fournis ou subventionnés par l’Etat (Shaffer, 1994; Lane, 2001; Fortescue, 2006).

Pour pouvoir tester empiriquement ces prédictions formulées dans la littérature sur la transition postcommuniste, l’hypothèse suivante sera émise :

H2 : Dans les branches dépendant plus des subventions, le mode clanique est plus fréquent que dans les branches bénéficiant de subventions moins significatives.

Pour tester cette hypothèse, seront identifiées les branches dans lesquelles les entreprises claniques et les entreprises non claniques opèrent. Nous nous attendons à ce qu’il existe une relation significative entre le degré de dépendance à l’égard de l’Etat et l’utilisation du mode clanique pour gérer ces entreprises.

Étude empirique

Notre étude est limitée aux années 2006 – 2010, caractérisées par une certaine stabilité en Ukraine des relations entre les conglomérats et les partis politiques. Cette période commence par les élections législatives de 2006 qui ont figé le rapport de forces introduit par la révolution « orange » de 2004 et se termine par les élections présidentielles de 2010 à l’issue desquelles l’alternance au pouvoir a conduit à une restructuration considérable des relations entre le monde des affaires et le monde politique (Pleines, 2012).

Trois types de données ont été collectés au cours de notre étude : les données financières, l’actionnariat et la participation politique d’entreprises (ce qui nous a permis de délimiter le groupe d’entreprises claniques).

Les données financières ont été collectées auprès de deux bases statistiques officielles : la Commission nationale pour les valeurs mobilières et le marché boursier (acronyme en ukrainien : NKTsPFR; http://www.nssmc.gov.ua/) et le Service d’Etat des statistiques d’Ukraine (acronyme en ukrainien : DSS; anciennement DKS, Derjkomstat; http://www.ukrstat.gov.ua/).

Les mêmes bases de données nous ont servi pour identifier les bénéficiaires finaux des entreprises sélectionnées. Cependant, dans certains cas, il fallait faire une étude supplémentaire lorsqu’au lieu des bénéficiaires finaux figuraient les entreprises offshores. Nous avons pu faire cette identification à travers trois sources principales.

Premièrement, nous avons utilisé les sites Internet des conglomérats qui affichent leur actionnariat et l’identité des actionnaires majoritaires lorsqu’il s’agit des personnes physiques. Deuxièmement, nous avons dû reconstituer l’histoire de privatisations, de rachats et de fusions de grands actifs industriels. Selon la législation ukrainienne, la divulgation de l’identité des acheteurs est obligatoire à travers les documents officiels fournis au FDIU (Fonds de propriété d’Etat d’Ukraine, chargé des privatisations). Troisièmement, nous avons dû utiliser les bases de données professionnelles, notamment « Proua.com » (http://comments.ua/). Cette base exhaustive contient les données sur l’actionnariat pour les années 2006 - 2010, ce qui était suffisant pour notre étude. Nous avons fait analyser ces données par huit experts du système financier, bancaire et économique ukrainien qui ont confirmé la qualité de ces données. Enfin, nous avons utilisé la presse économique spécialisée connue pour son sérieux pour les confirmer.[12] Pour les années 2009 et 2010, nous avons également utilisé l’édition ukrainienne de Forbes (Forbes Ukraine, octobre 2011).

La participation politique des entreprises a été établie à travers leur engagement direct ou indirect dans l’activité parlementaire et gouvernementale de quatre partis parlementaires : le Parti des régions (PR), « Notre Ukraine » (NU), le Bloc d’Ioulia Timochenko (BIouT) et le Parti socialiste (PS). Pour près de 80 % des entreprises claniques de notre échantillon, les liens avec un parti politique ont été identifiés à travers l’élection des propriétaires ou de leurs représentants députés de la Rada. Pour d’autres conglomérats claniques, nous avons pu établir ce lien à travers la nomination de leur chef ou de leurs représentants à des postes administratifs par une force politique. Les résultats de notre travail de recherche ont été confirmés par plusieurs experts indépendants de la politique ukrainienne.

Analyse 1 : Entreprises claniques versus entreprises non claniques

Notre échantillon comprend 136 entreprises implantées en Ukraine dont les données sont complètes entre 2006 et 2010. La variable d’efficience est caractérisée par l’évolution en pourcentage du chiffre d’affaires de chaque entreprise. Nous disposons donc au total de 544 observations (4 années* 136 entreprises[13]).

La structure clanique (Cl) est classée en six catégories : entreprises d’Etat, entreprises étrangères, entreprises liées à la structure clanique PR, entreprises liées à la structure clanique BIouT, entreprises liées à la structure clanique NU, et entreprises liées à la structure clanique PS.

Les entreprises étrangères sont en très grande majorité issues des pays membres de l’OCDE et régulées par les codes de gouvernance qui interdisent l’engagement politique au nom de la lutte contre la corruption.

Pendant cette période, les entreprises non claniques (71 entreprises) et les entreprises claniques (65 entreprises) voient leur chiffre d’affaires croître respectivement de 16,9 % et de 42,5 %. Un test de Student permet de dire que cette différence est significative.

A l’instar de l’étude empirique de Guriev et Rachnisky (2005) nous avons retenu un modèle de panel mais avec des perspectives différentes. Guriev et Rachnisky (2005), pour mesurer la performance économique des conglomérats russes, ont utilisé les facteurs classiques de la théorie économique[14]. Dans notre analyse nous avons retenu les facteurs liés à la structure de gouvernance (Cl) qui est l’objet de notre article :

Avec i=1,2,…., 136 entreprises;; k=1,…,5 structures claniques; t=1,…,4 années; s=1,…,29 secteurs d’activité (Branches).

Tableau 2

Evolution du CA selon le type de gouvernance et les liens avec les partis

Evolution du CA selon le type de gouvernance et les liens avec les partis

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La variable dépendante est le logarithme du taux de croissance (LN(Efi,t)). Nous avons préféré retenir une forme non linéaire en raison des effets de seuils, à long terme le taux de croissance et les ressources politiques se stabilisent à un niveau donné (situation d’équilibre) car les ressources financières publiques sont par principe limitées. Par ailleurs, cette représentation permet d’interpréter les paramètres du modèle (δ,β,γ,µ) en termes de taux de croissance, ce qui facilite la compréhension et la communication des résultats.

Les facteurs explicatifs sont la variable endogène Efi,t-1 retardée qui tient compte des effets de rémanence des actions passées des entreprises claniques, la structure clanique (Clk), et les variables de contrôles, pour des raisons décrites plus haut pour les secteurs d’activité (SECTEUR). Le terme mi permet de contrôler l’hétérogénéité inobservable des entreprises. Il représente les autres caractéristiques individuelles des entreprises inobservables et (relativement) invariantes sur la période d’analyse (mode de gouvernance, qualité des ressources humaines etc.) Enfin, le terme ei,t représente les innovations aléatoires postulées gaussiennes.

Mais avant de tester le modèle complet en incluant l’ensemble des variables de contrôle, nous spécifions un modèle simple sans prédicteurs qualifié d’ANOVA à effets aléatoires[15]. Cette première étape permet de vérifier le pouvoir explicatif de l’hypothèse d’une captation de la rente par les entreprises claniques.

Nous spécifions en premier un modèle hiérarchique inconditionnel

Tableau 6

Tableau de l’analyse de modèle inconditionnel

Tableau de l’analyse de modèle inconditionnel

LR test vs. linear regression: chibar2(01) = 588.40 Prob >= chibar2 = 0.0000

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Le paramètre γ est le taux de croissance moyen commun à l’ensemble des entreprises plus un terme aléatoire mi (déviation à la moyenne spécifique à chaque entreprise). En combinant les deux équations (2) et (3) nous obtenons l’équation (4).

Cette équation comporte une partie fixe γ et une partie aléatoire (mi + εit). Ainsi, la somme des variances s2 et n2 respectives de εit et mi, est la variance totale inexpliquée par le modèle. Il est aisé de calculer le pourcentage ρ[16] qui est la corrélation temporelle intra-entreprise.

Par conséquent, le pourcentage attribuable aux caractéristiques des entreprises[17] non incluses dans le modèle est donné par τ=1- ρ, c’est la variance inter-entreprises inexpliquée par le modèle inconditionnel. Le tableau 1 résume les principaux résultats. Il ressort que 88 % des variations du taux de croissance est attribuable à d’autres facteurs spécifiques aux entreprises [1-1.3347/(1.3347+0.245)]. Ce résultat est très encourageant car il montre que la structure clanique et les secteurs d’activité sont des explications potentielles de cette variation. C’est l’objet du modèle conditionnel

Le modèle conditionnel

Lorsque les composantes de la variance n2 et s2 sont significatives, il est alors légitime de rechercher des variables pour expliquer les sources de ces variations. Nous retenons la structure clanique des entreprises et comme variable de contrôle les secteurs d’activité.

Ainsi en substituant (4) dans (2), nous obtenons ainsi le modèle conditionnel (1) dont les résultats de son estimation sont résumés par le tableau 7.

Pour l’interprétation de ces résultats, il est important de noter que les entreprises étrangères servent de référence[18] (leur coefficient β est nul). Nous constatons que notre modèle explique environ 80 % des variations du taux de croissance des entreprises de notre échantillon. Nous observons aussi que le taux de croissance additionnel pour BIouT et le PR est nettement supérieur à celui des entreprises étatiques ou étrangères. Ainsi, les entreprises liées aux partis BiouT, PR, NU ont respectivement en moyenne un taux de croissance de 12,5 %, 10.9 % et 1.2 % supérieur à celui des entreprises étrangères et un peu moins par rapport aux entreprises d’Etat. Un autre résultat qui renforce notre hypothèse : Contrairement aux entreprises liées aux Partis BiouT et PR, les entreprises liées à NU connaissent une évolution quasiment identique aux entreprises étrangères ou étatiques. Ceci s’explique par le fait que le parti NU a occupé des positions plus faibles dans le gouvernement comparativement aux partis BIouT et PR. A noter aussi comme il n’y a qu’une seule entreprise liée au PS, elle n’est pas incluse dans l’analyse.

Au final, ces résultats valident l’hypothèse H1a.

Analyse 2 : Lien entre les branches subventionnées et le mode de gouvernance clanique

Dans cette analyse, seules les entreprises productives ont été sélectionnées, ce qui en exclut les banques et autres établissements financiers, dont les subventions ont été anormales pendant la période de la crise financière de 2008 (l’Etat ukrainien a injecté des sommes phénoménales dans le système bancaire national) qui fait partie de notre période étudiée et auraient pu biaiser ainsi les résultats de notre étude.

Tableau 7

Estimation du modèle conditionnel

Estimation du modèle conditionnel

** Significatif à 5 %

Important : les variables sectorielles ne sont pas reportées ( il y a eu 29 secteurs d’activité)

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Les subventions font partie de la régulation de l’économie par l’Etat. Il faut rappeler qu’il existe la régulation directe et indirecte. La régulation directe comprend les marchés publics et les subventions. Les subventions peuvent être versées par l’Etat aux budgets locaux, ou prendre la forme de subsides accordés à la population et aux entreprises. La régulation indirecte comprend, entre autres, l’octroi de licences et de quotas d’import-export, la fixation de prix et de tarifs et l’introduction de standards et de normes.

La valeur des subventions directes que certaines branches ont reçues sera définie à partir du budget de l’Etat ukrainien dans sa partie « Dépenses » destinée à l’économie nationale.

Les tableaux 3 et 4 montrent les branches récipiendaires. On pourrait s’attendre à ce que les branches détenues majoritairement par l’Etat (chemins de fer, production de l’électricité, et importation à grande échelle de gaz et de pétrole) reçoivent plus de subventions et doivent dépendre plus de la régulation de l’Etat. Toutefois, les fournitures de matières premières, d’électricité et de services dont les tarifs sont fortement subventionnés par l’Etat déterminent la dépendance de la régulation de certaines branches, telles la métallurgie, l’industrie chimique et l’agriculture, détenues majoritairement par le capital privé.

Cependant, compte tenu de l’opacité de procédures bureaucratiques et la complexité de transferts de subventions interbranches et une combinaison complexe de la régulation directe et indirecte, il est impossible de définir la valeur exacte de subventions reçues par branche. De ce fait, nous introduisons une variable proche basée sur un indicateur proxy – DS (dépendance des subventions), qui peut être considérée comme fiable. Pour obtenir les valeurs de cette variable, nous avons interrogé un panel d’experts de l’économie ukrainienne qui l’ont définie sur une échelle de 0 à 100 (Tableau 5). Les branches avec la part des subventions dans le coût de production estimée à 20 % ont obtenu les valeurs de cette variable entre 80 et 100, 10 % - entre 40 et 80, et moins de 10 % - entre 10 et 40.

Tableau 3

Subventions directes dans l’économie ukrainienne (2009 – 2012)

Subventions directes dans l’économie ukrainienne (2009 – 2012)
Source : Derjkomstat

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Tableau 4

Les Subventions prévues par le budget selon les branches (2003 – 2006) (en millions d’UAH)

Les Subventions prévues par le budget selon les branches (2003 – 2006) (en millions d’UAH)
Source : Derjkomstat

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Tableau 5

Variable DS

Variable DS
Source : les résultats d’interrogation d’un panel d’experts (Paris, 2012 ; Bruxelles, 2012 ; Kiev, 2012)

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Il résulte de ce tableau que les branches les plus lourdement subventionnées sont, pour la plupart, celles qui consomment beaucoup d’énergie (dont les tarifs sont régulés par l’Etat), qui dépendent des transports (régulés et subventionnés par l’Etat), ou sont récipiendaires directs (agriculture, mines de charbon). Ces valeurs sont également confirmées par les études académiques (Pleines, 2005, p. 97, 123).

L’objectif de cette analyse est de vérifier l’hypothèse H2.

Le modèle testé est théoriquement :

Les subventions sont appréhendées ici par le critère DS introduit ci-dessus (Tableau 6). Concrètement, la structure de subvention par branche () est, de façon hypothétique, différente selon la structure clanique (. Comme précédemment la structure clanique est catégorisée en 5 classe (l’entreprise liée au PS est exclue) : entreprises étatiques, entreprises claniques (BiouT, NU, PR), et entreprises étrangères. Par ailleurs, comme les subventions et la structure clanique dépendent probablement du niveau des régulations spécifiques à chaque secteur d’activité dans le lequel opère chacune des entreprises, nous avons donc inclus cette variable de contrôle (REGULATION) dans la régression. Néanmoins, cette variable de contrôle ne peut éviter à coup sûr le problème d’endogénéité en lien avec les subventions et l’apparition des clans, ce qui peut introduire un biais d’estimation des paramètres.

Ici encore les entreprises étrangères servent de référence (le coefficient est nul). Le pouvoir explicatif est élevé (IR2 =0.45), et l’ensemble des coefficients sont significatifs au seuil de 5 %. Les tests de diagnostics sont aussi satisfaisants. On constate que les subventions sont différentes selon la structure clanique ou non de l’entreprise. Les entreprises étrangères ont nettement moins de subventions relativement aux autres entreprises. Les entreprises liées au parti BiouT et les entreprises étatiques sont celles qui obtiennent le plus de subventions.

Comme la structure de subventions dépend essentiellement de la branche d’activité, cela nous permet de considérer que le mode clanique se développe plus particulièrement dans les secteurs d’activité récupérant plus de subventions.

Ces résultats corroborent l’hypothèse H2.

Néanmoins, ces résultats doivent être interprétés avec prudence en raison du problème d’endogénéité en lien avec les subventions et l’apparition des clans, ce qui peut introduire un biais d’estimation des paramètres. En effet, il est possible que l’existence des subventions influence l’apparition de plus de clans. Pour traiter ce problème d’autres méthodes d’estimation comme celle de la variable instrumentale ou de la méthode des moments doivent être utilisées. Ces procédures nécessitent l’identification de variables supplémentaires liées à l’apparition des clans mais n’influençant pas directement le niveau des subventions. Des facteurs géoéconomiques et géopolitiques sont susceptibles de servir d’instruments. En effet, l’émergence des clans constitue un processus complexe conjuguant des facteurs politiques, économiques et géographiques. Ce travail suppose alors une analyse plus fine pour appréhender les caractéristiques structurelles de ce mode de gouvernance hybride. Aussi, d’autres analyses statistiques sont souhaitables afin de d’approfondir les mécanismes d’extraction de la rente de ce mode de gouvernance hybride dans une économie avec un marché imparfait.

Tableau 8

Estimation du modèle de la subvention

Estimation du modèle de la subvention

** Significatif à 5 %

Test de Breusch-Pagan d’hétéroscédasticité

Chi2(1)1.26 p=0.2620

Test de spécification de Ramsey

H0 pas d’ommision de variables

F(3,535)=3.91 p=0.0089

Test VIF de multicolinéarité

Moyenne VIF = 1.34, aucune variable n’a un VIF supérieur à 2.

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Nous espérons que cette étude pourrait être un préambule à de nouvelles recherches permettant de comprendre l’évolution du clan dans un contexte aussi volatile et évolutif que l’Ukraine actuelle, qui subit des influences extérieures en ce qui concerne son modèle de gouvernance.

Conclusion

Notre étude a montré que le mode clanique ne constitue pas nécessairement une pratique managériale déviante et non-productive (ex. asset-stripping), mais vise plutôt à maintenir en fonctionnement les conglomérats datant de l’époque soviétique (et en conséquence l’emploi) et qui nécessitent du temps pour s’adapter aux nouvelles conditions. Dans les pays d’Europe centrale qui ont subitement arrêté les subventions, certaines branches telles la métallurgie et les mines ont cessé de fonctionner, ce qui a conduit à un chômage élevé et durable, ainsi qu’à une émigration d’une partie de la main d’oeuvre qualifiée. A l’opposé, l’Ukraine a réussi à préserver sa métallurgie, son industrie chimique et son agriculture qui accumulent plus de la moitié de ses exportations. Elles comptent pour une grande partie du PIB et fournissent l’emploi à des millions de personnes. Notre étude montre ainsi qu’à court terme cette gouvernance clanique en poursuivant des objectifs essentiellement sociaux, notamment la sauvegarde de l’emploi et la survie de grandes entreprises structurantes est efficiente dans une période de transition. Cependant, sur le plan politique, ce modèle de développement fondé sur la captation de subventions n’est pas viable sur le long terme. Au plus, il peut être considéré comme une étape transitoire vers un mode de gouvernance plus proche du modèle marchand libéral. Il est à craindre que les tentatives pour préserver ce modèle coûte que coûte dans certaines régions, comme dans le Donbass, peuvent le transformer en un facteur aggravant d’autres conflits qui couvent depuis des années, comme en témoigne le conflit armé dans cette région.

Récemment, il semble que la région de Donbass consciente des faiblesses de ce système de gouvernance s’est engagée dans un coûteux et ambitieux programme de modernisation, qui lui permettrait à terme de réduire sa dépendance aux subventions et d’appliquer à terme le mode de gouvernance basé sur le marché. Dans le même sens, le gouvernement ukrainien a réduit considérablement la consommation nationale du gaz pour diminuer la dépendance vis-à-vis des importations russes. Ceci contribue indirectement à l’introduction des pratiques de gouvernance inspirées par le développement durable.

Notre étude montre que les entreprises politiquement connectées parviennent à capter plus de subventions améliorant ainsi leur performance économique en condition de crise. Le mode de gouvernance clanique est efficient car il permet la survie des conglomérats mal préparés à la concurrence dans un contexte d’ouverture rapide à l’international.

Le deuxième résultat de notre étude montre que les entreprises dans les branches dépendant traditionnellement plus de la régulation de l’Etat (ex. industries extractives, industrie lourde, agriculture) sont gérées en majorité selon le mode clanique que les entreprises dans d’autres branches. Ceci signifie que ce mode de gouvernance hybride n’est pas propre à l’ensemble des entreprises privées mais déterminé contextuellement.

Sur le plan pratique, les gestionnaires occidentaux ne peuvent pas évaluer la performance de leurs concurrents de cette région, sans prendre en compte les subventions et la dimension informelle et personnaliste de la gouvernance de firmes locales. Certes, la compréhension de ce modèle ne signifie pas nécessairement son application. Toutefois, la délimitation plus ou moins précise de la « zone grise » dans laquelle les firmes oligarchiques opèrent avec leurs modus operandi peut contribuer à une meilleure formulation de stratégies d’acteurs occidentaux présents dans ces nouveaux marchés. Nous espérons que notre matrice d’évaluation de l’efficience du mode de gouvernance clanique sera utilisée dans l’évaluation de l’environnement d’affaires très différent qui caractérise une grande partie des pays post-communistes.