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Les technopôles se définissent comme le regroupement, sur un espace géographique donné, d’entreprises innovantes (souvent de haute-technologie ou intensives en connaissances), d’organismes de recherche et d’établissements d’enseignement supérieur. D’ancrage généralement métropolitain, les technopôles s’insèrent dans un ensemble complexe d’acteurs publics et privés, (entreprises industrielles et de services, centres de recherche, universités, organismes de financement, agences et autorités publiques) qui interagissent et se coordonnent au sein d’écosystèmes territoriaux d’innovation (Hamdouch, 2008; Fixari et Pallez, 2014). Issus de politiques volontaristes des années 1980, dans une démarche « top-down » explicite (Hamdouch, 2008), les technopôles sont perçus tout à la fois comme une institution et une infrastructure privilégiées pour favoriser le développement d’activités technologiques innovantes et de transfert de technologies, offrant des opportunités de coopération institutionnelle entre université et industrie (Doloreux, 2002; Antonelli, 2000). Ils ont ainsi pour vocation de stimuler l’innovation et la croissance d’activités de haute technologie (Shearmur et Doloreux, 2000).

Pour autant, les technopôles peinent à affirmer leur rôle en matière de collaborations pour l’innovation et de dynamiques de croissance localisée (Lindelöf et Löfsten, 2003; Cooke, 2001b). Une des raisons avancées serait l’accent porté à l’aménagement physique du territoire au détriment d’une véritable politique d’animation des relations entre entreprises, établissements d’enseignement supérieur et de recherche permettant de construire un écosystème innovant et responsable (Doloreux, 1999,; Motohashi, 2013; Bocquet et al., 2013). La question du pilotage ou, plus précisément, de la gouvernance des technopôles prend ici toute son importance dans la mesure où elle peut faciliter le développement de cet écosystème dans une dynamique de collaboration entre les différentes parties prenantes du technopôle - entreprises, organismes de formation et de recherche, startups mais aussi collectivités locales, pouvoirs publics et partenaires de l’innovation (West et al., 2014; Loubaresse, 2008; Bocquet et Mothe, 2009). Dans cette perspective relationnelle s’intéressant à la création de valeur conjointe (Phillips et al., 2003, Bridoux et Stoelhorst, 2016), « l’orchestration » des relations inter-organisationnelles (Dhanaraj et Parkhe, 2006; Nambisan et Sawhney, 2011) et l’évaluation des pratiques concrètes permettant d’organiser, au sein des écosystèmes ou des clusters, une action collective autour de l’innovation et produire une « vision partagée du futur » sont des thématiques encore mal explorées (Chabault et Martineau, 2013; Berthinier-Poncet, 2014; West et al., 2014). Elles sont pourtant nécessaires aux pouvoirs publics afin d’évaluer la performance des politiques de soutien aux écosystèmes territoriaux d’innovation (Fixari et Pallez, 2014; Chalaye et Massard, 2009; Depret et Hamdouch, 2009).

Dans la lignée des travaux récents sur la gouvernance des clusters (Bell et al., 2009; Bahlmann et Huysman, 2008; Arikan et Schilling, 2011; Bocquet et Mothe, 2015; Provan et Kenis, 2007), nous nous intéressons aux institutions formelles qui favorisent la coordination, la régulation des interactions et la création de connaissances nouvelles au sein de clusters tels que les technopôles. C’est la définition que nous retenons de la gouvernance des clusters. Nous focalisons en particulier notre analyse sur les pratiques concrètes de la gouvernance ayant pour objectif commun d’enclencher une dynamique d’innovation collaborative. Pour cela, nous retenons le cadre proposé par Berthinier-Poncet (2014) qui identifie vingt pratiques institutionnelles de gouvernance facilitant la création d’un environnement institutionnel propice au soutien de l’innovation dans un cluster. Toutefois, ce cadre d’analyse ne permet pas d’évaluer l’efficacité des pratiques de gouvernance à l’égard du soutien de l’innovation, dans le contexte particulier, « top-down », des technopôles (Hamdouch, 2008; Chalaye et Massard, 2009; Fixari et Pallez, 2014). Or c’est un des principaux défis du management public d’évaluer l’efficacité de ces dispositifs de gouvernance (Chabault et Martineau, 2013; Divay et Paquin, 2013; Fayolle 2004).

Afin d’apporter quelques éléments de réponse sur l’efficacité des pratiques de la gouvernance sur la création d’un environnement propice à l’innovation des entreprises membres d’un cluster, nous proposons une perspective d’analyse originale à travers l’étude de la distance de perceptions entre les chefs d’entreprises et les membres de la gouvernance du technopôle à l’égard de ces pratiques. Nous nous inscrivons ainsi dans la lignée de plusieurs travaux s’intéressant au lien entre distance perceptuelle et performance (Fayolle, 2004; Scroggins, 2006; Gibson et al., 2009; Wickramasinghe et Karunasekara, 2012; Jiao et Zhao, 2014). Notre objectif dans ce travail est donc, dans un premier temps, d’examiner les différences de perception entre gouvernance et entreprises au regard des pratiques institutionnelles d’innovation du technopôle, et dans un second temps de discuter l’impact de ces différences sur la performance d’innovation des entreprises technopolitaines.

L’article est structuré comme suit. Dans la première partie, nous définissons le concept de gouvernance dans un cluster et détaillons la grille d’analyse des pratiques institutionnelles d’innovation de la gouvernance, développée par Berthinier-Poncet (2014) sur la base des travaux de Lawrence et Suddaby (2006). Nous détaillons ensuite la notion de distance perceptuelle entre la gouvernance et les entreprises membres d’un technopôle et la situons au regard de la performance d’innovation de ces entreprises. Dans une deuxième partie, nous proposons d’évaluer l’impact de ces distances perceptuelles au travers d’une étude empirique menée auprès d’un technopôle particulier, la TAC – la Technopole Aube-En-Champagne – au sein de laquelle nous avons mené une enquête qualitative auprès de 26 répondants (chefs d’entreprise et membres de la gouvernance). Notre troisième partie présente et discute les principaux résultats de notre analyse. Au-delà des apports théoriques sur la gouvernance des clusters et les pratiques de soutien de l’innovation collaborative, ce travail de recherche a des répercussions managériales, en particulier à l’égard des pouvoirs publics en charge de clusters d’innovation tels que technopôles ou pôles de compétitivité. Il peut servir à l’élaboration d’un outil de diagnostic visant à alerter les responsables de la gouvernance d’un technopôle sur les orientations stratégiques à travailler en priorité pour favoriser une mise en oeuvre plus efficace des pratiques de soutien de l’innovation.

Pratiques de gouvernance et distance perceptuelle

La gouvernance des clusters

Les travaux développés ces dix dernières années sur la gouvernance des clusters s’intéressent aux processus de régulation et de coordination des interactions entre acteurs hétérogènes et sans liens hiérarchiques (Bocquet et Mothe 2015; Cusin et Loubaresse 2015; Nambisan et Sawhney, 2011; Bell et al., 2009; De Propris et Wei, 2007). L’Ecole de la Proximité (Rallet et Torre, 2007; Carrincazeaux et al., 2008; Boschma 2005) souligne l’importance des institutions dans la mise en dynamique de plusieurs types de proximités, institutionnelle, organisationnelle, cognitive, relationnelle… Renforçant la proximité géographique, ces proximités facilitent la construction de valeurs et de représentations partagées entre acteurs au sein du cluster (Talbot 2010), le développement de logiques d’appartenance et de similarités (Rallet et Torre, 2007) ou l’élaboration d’une stratégie et d’une vision commune du futur (Bocquet, et al., 2013). Au centre de cette approche par les proximités ressort le rôle d’une structure régulatrice qui crée les conditions favorables aux dynamiques interactives entre acteurs du cluster (Bocquet et Mothe, 2015; Goglio-Primard et Crespin-Mazet, 2015). Le courant récent de la Knowledge-Based-View of Clusters – KBVC - (Arikan, 2009; Bahlmann et Huysman, 2008; Maskell, 2001) met, quant à lui, l’accent sur l’importance d’une structure de gouvernance pour développer des processus d’apprentissage collectif et interactif facilitant l’acquisition et la création de connaissances nouvelles à l’échelle du cluster (Castro Gonçalves, 2015; Arikan, 2009; Asheim et Coenen, 2005).

Dans la lignée des travaux sur les clusters « à la française » (Bocquet et Mothe, 2015; Ehlinger et al., 2007, Chabault, 2010; Berthinier-Poncet, 2014,; Loubaresse, 2008), la gouvernance est appréhendée ici comme une structure formelle qui s’organise autour de deux entités distinctes : 1) une gouvernance stratégique qui correspond aux instances de représentations des acteurs (ex. Conseil d’administration, Bureau exécutif, Comité de direction ou de pilotage) et qui est chargée d’élaborer une vision partagée du futur et de concevoir l’orientation stratégique du cluster; 2) une gouvernance opérationnelle qui correspond à la structure de pilotage, une entité distincte, autonome, souvent composée d’un directeur et d’une équipe, chargée des décisions opérationnelles nécessaires pour assurer la gestion quotidienne du cluster, l’animation du réseau, le développement des relations des membres entre eux, la communication avec l’extérieur… (Human et Provan, 2000).

Toutefois, que ce soit dans les travaux de la KBVC ou dans ceux, plus empiriques, des clusters à la française, l’accent est porté sur les processus et la structure de gouvernance au détriment d’une identification des pratiques concrètes facilitant le pilotage de ces interactions et le soutien de l’innovation. Nous proposons pour cela de détailler la grille théorique que nous utilisons dans ce travail pour identifier et analyser les pratiques institutionnelles d’innovation.

Travail institutionnel et pratiques d’innovation : un cadre théorique intégrateur

Dans la lignée de Bocquet et Mothe (2010), Talbot (2008) ou Bahlmann et Huysman (2008), nous considérons que la gouvernance du cluster joue un rôle actif dans la création d’un environnement institutionnel propice au soutien de l’innovation. Afin d’aller plus loin dans l’identification de ces pratiques institutionnelles d’innovation, nous mobilisons les travaux de Lawrence et Suddaby (2006) sur le travail institutionnel. En mettant l’accent sur des pratiques concrètes, ces auteurs considèrent qu’un collectif d’acteurs, par ses pratiques, peut avoir une influence active sur les institutions et modeler ainsi l’environnement institutionnel dans lequel il évolue.

Dans leur article séminal sur le travail institutionnel, Lawrence et Suddaby (2006) identifient trois leviers – politique, normatif et cognitif – et neuf ensembles de pratiques pour la création d’un nouvel environnement institutionnel. Berthinier-Poncet (2014) propose d’adapter ce cadre théorique au contexte des clusters en intégrant les dimensions relatives à l’innovation et à la gouvernance du cluster. S’appuyant sur les trois leviers, politique, normatif et cognitif, ce cadre d’analyse identifie une vingtaine de pratiques institutionnelles d’innovation spécifiques à la gouvernance d’un cluster.

Nous détaillons le périmètre d’actions de chacun des trois leviers identifiés.

  • Levier politique : il comprend trois ensembles de pratiques qui favorisent l’innovation au sein du cluster, d’une part en facilitant l’acquisition et l’allocation de ressources nécessaires, notamment matérielles (les pratiques de persuasion telles que les actions de lobbying, l’influence d’acteurs institutionnels avec des connexions politiques, des actions de communication externe ciblées…) et, d’autre part, en limitant les risques d’opportunisme des acteurs engagés au sein du cluster et dans les projets collaboratifs (ex. les pratiques relatives aux modalités de régulation qui instaurent le respect des règles d’adhésion et des droits de propriété intellectuelle). Le troisième ensemble, la mise en place de règles constitutives, définit et délimite les frontières du cadre de coopération au sein du technopôle (Lawrence et Suddaby, 2006) et renforce la cohésion de ses membres en éclairant sur les rôles respectifs de chacun. Globalement, les pratiques du levier politique influencent la construction de la légitimité du technopôle en tant que forme organisationnelle reconnue, à l’intérieur comme à l’extérieur (Human et Provan, 2000).

  • Levier normatif : ces pratiques visent à créer une proximité à la fois organisationnelle, en facilitant la coordination au sein du cluster d’acteurs hétérogènes, et une proximité institutionnelle, en participant à la construction de valeurs communes aux acteurs du cluster (Talbot, 2008). Dans ce second levier, nous nous intéressons aux pratiques permettant la construction identitaire du cluster et à celles facilitant la construction d’un réseau normatif. Ce cadre normatif lie les acteurs du cluster entre eux, facilite le développement d’interactions stables et crée des relations de confiance qui favorisent les collaborations et génèrent une dynamique d’innovation au sein du cluster (Doloreux, 2002; Eisingerich et al. 2010).

  • Levier cognitif : il détaille les pratiques de gouvernance facilitant le transfert et la création de nouvelles connaissances pour innover. Si les pratiques du levier normatif ont permis de poser les conditions facilitant l’instauration de relations de coopération et d’apprentissages interactifs, elles ne suffisent pas forcément à générer de nouvelles connaissances. La gouvernance, au travers des pratiques cognitives, joue un rôle sur le management des connaissances au niveau inter-organisationnel du cluster. Il est en effet important que les acteurs du cluster partagent une base commune de connaissances, techniques et génériques, suffisamment large afin d’être en mesure d’apprendre les uns des autres et développer ainsi des projets collaboratifs d’innovation (Boschma, 2005; Bahlmann et Huysman, 2008; Bocquet et Mothe, 2010). Trois ensembles de pratiques sont retenus : les pratiques de mimétisme, les pratiques de management des connaissances et celles liées au développement des capacités d’absorption.

Le tableau 1 offre une vision synthétique de la grille d’analyse choisie pour identifier les pratiques institutionnelles d’innovation mises en oeuvre par la gouvernance du technopôle.

Le cadre théorique développé dans le paragraphe précédent facilite l’identification des pratiques institutionnelles d’innovation mises en oeuvre par la gouvernance d’un technopôle. Toutefois, cette analyse un peu statique ne permet pas d’évaluer l’efficacité de ces pratiques dans la création d’un environnement institutionnel propice à l’innovation et aux interactions. Pour cela, nous avons mobilisé un cadre théorique relativement novateur en sciences de gestion, l’approche par les différences de perception (Fayolle, 2004) ou la distance perceptuelle (Gibson et al., 2009) qui recentre l’analyse de l’efficacité de ces pratiques sur la performance en matière d’innovation des entreprises membres. Nous définissons tout d’abord la performance d’innovation des entreprises dans un cluster, puis évoquons les déterminants de cette performance, parmi lesquels nous situons aussi la notion de distance perceptuelle et ses potentiels effets sur la performance.

Tableau 1

Pratiques institutionnelles d'innovation de la gouvernance d'un technopôle

Pratiques institutionnelles d'innovation de la gouvernance d'un technopôle

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Performance d’innovation et distance perceptuelle

La quintessence d’un cluster est de soutenir la performance d’innovation de ses entreprises concrétisée par la production et la diffusion des nouvelles connaissances (Bocquet et Mothe 2009). Selon plusieurs auteurs (De Jong et Marsili, 2006; Lund Vinding, 2006; Laursen et Salter, 2006) la mesure de la performance d’innovation des entreprises membres du cluster se fait d’après deux critères : la propension pour innover en fonction de la nature de l’innovation (produit, procès, marketing et organisationnelle) et le degré de nouveauté de l’innovation (incrémentale ou radicale). Plusieurs déterminants expliquent cette performance d’innovation des entreprises d’un cluster (Porter 1998; Bocquet et Mothe 2009) : la diversité de ses membres, les faibles barrières d’entrée et de sortie dans les projets de collaboration, le dosage réussi entre concurrence et coopération, et les liens de complémentarité et de confiance entre les membres du cluster.

A tous ces facteurs structurels s’ajoute un ensemble de facteurs relatifs à la gouvernance des clusters. La gouvernance joue un rôle de facilitateur d’une dynamique collective entre acteurs hétérogènes avec des ressources déficitaires et des capacités d’interaction (Bocquet et Mothe, 2009). La performance d’innovation des entreprises dépend de la formalisation de l’instance de gouvernance qui s’exprime au travers de plusieurs aspects (Bocquet et Mothe, 2009) : des ressources humaines et matérielles suffisantes afin d’assurer ses rôles stratégiques, de service et de contrôle, une bonne représentativité de ses acteurs internes pour légitimer la délégation de pouvoir, et un certain consensus entre eux.

Si le point de vue des entreprises est négligé par la gouvernance, cela risque de créer des divergences au regard des pratiques mises en oeuvre pour faciliter la dynamique d’innovation. Ces divergences peuvent se traduire par une distance de perception entre les membres de la gouvernance et les entreprises du cluster, ce qui constitue un moyen d’analyse de l’efficacité de ces pratiques dans le soutien de la performance d’innovation des entreprises. Dans leurs travaux, Gibson et al. (2009) s’intéressent à la distance perceptuelle entre des leaders et leurs équipes pour expliquer les différences de performance selon les équipes. Ils relèvent en effet que la distance perceptuelle leader-équipe, qu’ils définissent comme la différence de perception vis-à-vis d’un même stimulus ou phénomène social entre les équipes et leur leader, peut créer des situations précaires, voire contre-productives, et avoir un effet négatif sur la performance d’activité de l’équipe. Scroggins (2006) étudie le concept de congruence perceptuelle afin d’analyser l’efficacité des pratiques mises en oeuvre par l’encadrement au sein d’un hôpital. Au lieu d’analyser les différences, il s’appuie sur la capacité de l’encadrement à créer un système de connaissances organisationnelles, de représentations et de valeurs expérientielles partagées entre les différents acteurs de l’organisation. L’enjeu pour la gouvernance est de donner du sens (« sensegiving ») aux pratiques institutionnelles qu’elle met en oeuvre afin de créer un cadre dans lequel tous les membres du cluster partagent une même compréhension et interprétation des pratiques pour les adopter et en faciliter la mise en oeuvre.

Dans une recherche exploratoire sur les programmes d’accompagnement des entrepreneurs sur un territoire, Fayolle (2004) s’appuie également sur l’analyse des différences de perception entre entrepreneurs et institutions de soutien de l’entrepreneuriat afin d’en évaluer l’impact sur l’efficience des programmes d’accompagnement. De la même façon, Wickramasinghe et Karunasekara (2012) appréhendent l’efficacité de la mise en oeuvre d’un système d’ERP en comparant les différences de perceptions entre encadrement et utilisateurs opérationnels quant à la performance de l’ERP et l’impact de son utilisation sur leur travail. L’étude par les différences de perceptions entre deux catégories d’acteurs leur permet de mieux saisir les freins à la mise en oeuvre et à l’utilisation de tels programmes.

Dans le contexte du technopôle, il semble qu’une grande distance perceptuelle entre les membres de la gouvernance et entreprises technopolitaines au regard des pratiques mises en oeuvre soit préjudiciable au développement d’une culture commune de l’innovation et d’un environnement institutionnel propice au soutien de l’innovation. Nous proposons, dans la partie empirique qui suit, d’identifier les pratiques institutionnelles d’innovation mises en oeuvre par la gouvernance d’un technopôle et de dégager ensuite la distance de perceptions des deux populations d’acteurs vis-à-vis de chaque pratique.

Méthodologie

Présentation du cas

Pour répondre à nos objectifs, nous avons choisi une méthode de recherche qualitative fondée sur une étude de cas unique, la TAC – « Technopole Aube en Champagne ». Créée en 1999 par le Conseil Départemental de l’Aube sur le modèle des clusters américains, la TAC s’inscrit dans une politique de réaménagement du territoire rendu nécessaire par la crise sévère qui touche alors l’industrie du textile, prédominante dans la région. Pour faciliter cette reconversion économique et redynamiser le territoire, le président du Conseil Départemental décide de soutenir activement la construction d’un parc technologique et scientifique, sur une quinzaine d’hectares de terres agricoles, avec la création de l’Université de Technologie de Troyes (UTT) et d’une pépinière d’entreprises dans la foulée. Le parc s’étend aujourd’hui sur 70 ha, et la TAC propose près de 10.000 m2 de bureaux (pépinière d’entreprise, hôtel d’entreprises et hôtels de bureaux pour le tertiaire). Ses missions principales sont l’ingénierie de l’innovation, c’est-à-dire qu’elle doit détecter des projets innovants et les accompagner dans leur développement, et la gestion des infrastructures du technopôle.

Membre du réseau RETIS des technopôles et labellisée CEEI depuis 2002, IASP en 2014 et FrenchTech en 2015, la TAC regroupe aujourd’hui 66 adhérents : 45 entreprises, un incubateur étudiant (Young Entrepreneur Center-YEC), fondé en 2010 et une pépinière d’entreprises, des établissements de recherche et d’enseignement supérieur (l’UTT, le Groupe ESC Troyes, EPF Ecole d’ingénieurs, l’IUT…).

La gouvernance de la TAC est assurée par une organisation autonome, la SEMTAC - Société d’Economie Mixte de la Technopole de l’Aube en Champagne – qui a ses élus, son budget propre et vote toutes ses décisions. Il est important de noter que le Conseil Départemental est à la fois actionnaire et principal mandataire de la TAC : il est ainsi propriétaire de l’ensemble des locaux et en a la charge de gestion et d’entretien. Au sein de la SEMTAC, on distingue deux organes de gouvernance distincts : la gouvernance stratégique et la gouvernance opérationnelle.

Au niveau stratégique, nous retrouvons les principales instances : un président (maire de la commune), un directeur général (externe, actuellement directeur de l’Ecole de Commerce de Troyes), un directeur adjoint, un conseil d’administration (CA) qui valide le budget de la TAC en fin d’année, et l’assemblée générale des actionnaires (AG) qui a lieu une fois par an, en juin. Il est à préciser que les membres de la gouvernance stratégiques sont exclusivement des institutionnels, aucune entreprise de la TAC n’en fait partie. Au niveau opérationnel, l’animation et le pilotage de la TAC sont assurés par 8 salariés (dont le directeur adjoint) qui sont sous l’autorité du directeur général, aux commandes depuis la création de la TAC. Le directeur adjoint est responsable de quatre directions opérationnelles afin de centrer davantage l’action de la gouvernance sur les besoins d’innovation des entreprises membres et faciliter les synergies entre recherche et entrepreneuriat : 1) prospection, animation, communication, 2) incubation de projets, 3) accompagnement des entreprises, et 4) entrepreneuriat étudiant (en lien avec les établissements supérieurs, UTT et ESC Troyes). Il est à noter qu’il n’y a pas de réelles thématiques sectorielles dans le choix d’implantation des entreprises au sein de la TAC.

Nous détaillons dans ce qui suit notre démarche de collecte et d’analyse des données recueillies.

Collecte des données

Dans le cadre de notre analyse qualitative, nous avons interrogé deux populations distinctes dans le cluster et mené 26 entretiens semi-directifs : 19 auprès des entreprises adhérentes de la TAC et 7 auprès des membres de la gouvernance (opérationnelle et stratégique).

Début 2014, la TAC comptait 45 entreprises exerçant dans divers secteurs d’activité, de tailles différentes et dont l’évolution diffère. Le tableau ci-dessous décrit la population des entreprises de la TAC début 2014 selon leurs phases de développement.

Afin de capter la complexité des données, la collecte s’est déroulée en deux phases.

La construction de notre échantillon est basée sur la variété des activités, la taille et les phases d’évolution des entreprises. Nous avons ainsi identifié 19 entreprises représentatives de la population de la TAC, sélection validée ensuite par le directeur de la TAC. Entre juin 2014 et janvier 2015, nous avons mené 19 entretiens semi-directifs, en face-à-face, auprès des dirigeants d’entreprises, pour une durée moyenne d’une heure. L’objectif de l’entretien était de mieux cerner l’action de la gouvernance de la TAC en faveur de l’innovation de ses entreprises membres. Le guide d’entretien est organisé en trois parties : 1) Contexte d’émergence et structure de la TAC, 2) Structure de la gouvernance, 3) Rôle de la gouvernance dans les projets d’innovation des entreprises.

Tableau 2

Caractéristiques des entreprises au sein de la TAC

Caractéristiques des entreprises au sein de la TAC

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Nous avons ensuite appliqué ce même guide pour interroger tous les membres de la gouvernance, répartis en deux catégories, gouvernance stratégique et opérationnelle. Les tableaux 3 et 4 ci-après détaillent la population des entreprises et des membres de la gouvernance interrogés dans le cadre de cette recherche.

Des données secondaires complémentaires ont également été collectées : observations directes participantes sur certaines actions mises en oeuvre par la gouvernance de la TAC (Plug & Start), documentations externes (site internet, plaquettes de présentation) et internes (statuts, rapports d’activité, données sur les adhérents…). Ceci nous a permis de trianguler nos données pour renforcer la robustesse de notre analyse. Après retranscription, les entretiens ont fait l’objet d’un triple codage séparément afin de nous assurer de la validité et de la qualité du traitement des données. Le codage est basé sur la grille d’analyse de Berthinier-Poncet (2014), élaborée à partir de la revue de littérature sur les pratiques institutionnelles d’innovation des clusters et détaillée précédemment (cf tableau 1).

Tableau 3

Description de l’échantillon des entreprises interviewées

Description de l’échantillon des entreprises interviewées

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Tableau 4

Description des membres de la gouvernance interrogés

Description des membres de la gouvernance interrogés

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Analyse des données

L’analyse des données s’est faite en deux temps. Nous avons tout d’abord procédé à quatre types de travaux particuliers : deux analyses (l’une verticale et l’autre horizontale) et deux synthèses (l’une verticale et l’autre horizontale). Nous avons ensuite examiné les différences de perceptions entre les deux échantillons.

Concernant la première phase, nous avons effectué des analyses pour les deux séries d’entretiens pris séparément. Nous avons commencé par des analyses verticales, entretien par entretien, pour identifier les réponses de chaque répondant pour l’ensemble des thèmes donnés. Des analyses horizontales pour chacune des 20 pratiques ont été menées à la fois pour les entreprises et pour les membres de la gouvernance. A ces deux analyses ont succédé des synthèses (horizontales et verticales) pour avoir une vision globale de chaque population étudiée. Grâce à cette analyse, nous avons pu comprendre les perceptions de chaque individu en fonction d’un thème donné et appréhender les perceptions de l’ensemble des individus au sujet des pratiques institutionnelles d’innovation.

Basées sur les synthèses horizontales, nous avons procédé à la deuxième phase qui consiste à examiner la distance perceptuelle entre nos deux échantillons (entreprises E d’une part et gouvernance G d’autre part) au regard de l’efficacité de chacune de nos pratiques institutionnelles d’innovation. Plus précisément, nous avons attribué des codes aux 20 pratiques institutionnelles en examinant à chaque fois les synthèses horizontales des deux groupes d’interviewés. Lorsque les interviewés (gouvernance et entreprises) s’accordent sur la perception qu’elles ont d’une pratique, nous avons attribué le code 0 qui reflète une congruence perceptuelle. Lorsque les propos de l’ensemble des interviewés convergent mais les dirigeants des entreprises rajoutent des idées qui n’ont pas été mentionnées par les membres de la gouvernance (ou inversement), nous avons attribué le code 1 qui traduit l’existence d’une différence moyenne de perceptions sur la mise en oeuvre d’une pratique entre les entreprises et les membres de la gouvernance. Enfin, si les deux groupes d’interviewés ne perçoivent pas du tout de la même façon une pratique institutionnelle, nous avons attribué le code 2 pour caractériser une grande différence de perceptions. Les pratiques mentionnées par une seule catégorie n’ont pas été classées (NC).

Résultats

Nos résultats mettent en avant les différences de perception à l’égard de la mise en oeuvre des pratiques institutionnelles d’innovation entre la gouvernance et les entreprises technopolitaines.

Levier politique

Les pratiques de persuasion

Il existe une certaine similarité de perception des actions de lobbying effectuées par la TAC. Les entreprises technopolitaines reconnaissent la mobilisation de ces actions par la TAC notamment dans la récupération des fonds (e.g., FEDER, OSEO). La gouvernance facilite ainsi l’accès des entreprises aux financeurs et aux institutions publiques locales, régionales et nationales. Néanmoins, dans la mesure où il n’y a pas réellement d’homogénéité sectorielle dans la sélection opérée par la gouvernance de la TAC, les actions de lobbying ne sont pas toujours suffisamment ciblées par rapport aux besoins de certaines entreprises adhérentes qui pallient ce manque par des actions individuelles (E 11 : « on a créé de manière informelle en fait, un collectif. Ce n’est pas un syndicat mais on s’est regroupé entre acteurs français de ce métier pour faire pression sur le pouvoir public... »).

Cependant, gouvernance et entreprises s’accordent sur l’implication d’un acteur institutionnel pivot dans la construction et le développement de la TAC : le conseil général de l’Aube. E9 « lls ont fait le lien entre les différents partenaires jusqu'au conseil général. »; G1 : « il y a l’agglomération troyenne, la mairie de Troyes, le conseil général de l’Aube, la mairie de Rosières… ». Les deux populations ont la même perception de l’implication d’institutions publiques dans la TAC, mais si cette implication est personnalisée sous la figure institutionnelle du président du Conseil Général de l’Aube pour les membres de la gouvernance, ce n’est pas le cas des entreprises interrogées qui ne font mention d’aucun acteur particulier.

La communication institutionnelle renvoie à la réalisation des actions délibérées de communication par la TAC lui permettant d’asseoir la visibilité du cluster sur le plan national et international. Il existe une similarité entre les perceptions des entreprises et celles des membres de la gouvernance quant aux pratiques de communication externe. La gouvernance met l’accent sur la communication via l’organisation d’évènements (Plug & Start), le développement de réseaux sociaux et de newsletters : G3 : « Les réseaux sociaux, on s’y est mis depuis 1 an vraiment, on a pris un Community manager à temps partiel, là on continue avec un autre prestataire mais aujourd’hui les réseaux sociaux, oui c’est incontournable ».

Les membres de la gouvernance et les dirigeants des entreprises s’accordent aussi sur la reconnaissance de la TAC auprès des syndicats professionnels ou des principaux centres de formation. Plus précisément, les entreprises reconnaissent la TAC comme ayant un bon carnet d’adresses, un bon réseau, des projets diversifiés, centrés sur l’innovation (E 11 : « elle a un poids, du fait de son nombre, du fait du réseau auquel elle appartient, du fait qu’il y a X projets qui sont différents, qui sont également réalisés dans la TAC… »).

Mise en place des règles constitutives

Le recrutement des entreprises dans un technopôle est un processus couteux et parsemé de risques. C’est la raison pour laquelle la gouvernance de la TAC lui accorde un intérêt grandissant que les dirigeants des entreprises perçoivent aussi. Les entreprises s’accordent sur les sources de recrutement (Plug and Start, la proximité géographique, le réseau) alors que les membres de la gouvernance rajoutent des précisions sur les critères de sélection en soulignant le rôle de la commission d’agrément et le rôle de l’examinateur dans le processus de recrutement (G1 : « le profil de l’examinateur qui met sa touche sur la sélection… l’individu compte plus que le projet dans la sélection…le rôle de la commission d’agrément qu’on a voulu indépendante »).

La définition claire des rôles des membres d’un technopôle est importante pour le bon déroulement de l’activité. Il existe une convergence de perception entre les entreprises et les membres de la gouvernance sur le rôle de la TAC : son rôle de médiateur, d’expert technique dans le montage de dossiers de financement (E7 : « Sur de l’aspect dossier oui, sur tout ce qui est BPI, recherche de financement, contacts, banques, comment faire un dossier, business Angel, pas de problème, la compétence elle est là-bas. »), d’accompagnement, de conseil et de soutien (E12 : « Oui, il y a un vrai rôle de l’équipe dirigeante, déjà ils sont présents quotidiennement sur les questions, des conseils »).

Néanmoins, il existe certaines différences de perception quant à la définition des rôles de chacun. Certes l’équipe dirigeante est très présente (E10 : « Ça se passe très bien. Toujours là quand on a besoin, réactif »), mais les entreprises en demandent plus et souhaiteraient avoir des spécialistes pour renforcer le soutien des projets innovants (E7 : « On touche un truc mais on n’arrive pas à savoir ce que c’est, on n’a pas de traducteur... »). De plus, la définition du rôle joué par les entreprises au sein de la TAC n’est pas clairement établie. Il n’y a pas de charte ou de règlement intérieur (E 5 : « ça veut dire quelque part pour moi qu’il y a besoin d’une charte ») alors même que le respect des règles est important pour la gouvernance (G6 : « les entreprises qui veulent bénéficier de la structure et qui ne veulent pas renvoyer l’ascenseur, bah il vaut mieux qu’elles aillent ailleurs »).

Dernière pratique constitutive : la reconnaissance de la légitimité au travers de la certification ou des labels obtenus. La TAC a obtenu plusieurs labels qui apparaissent sur son site web. Ces labels ne sont pour autant pas reconnus par les entreprises de la TAC. Seuls les membres de la gouvernance en parlent (G1 : « on est allé chercher un label européen qui est le label de BIC ou de C2EI »).

Modalités de régulation de l’autorité

Le degré de concentration du pouvoir de la TAC et la prise de décisions stratégiques impactent son fonctionnement. Les entreprises trouvent que les modes d’évolution du pouvoir de décision sont hiérarchiques (E 5 : « c’est le conseil général qui donne une mission à la TAC et qui du coup va signer une charte avec les entreprises ») et hétérarchique (E8 : « Pour qu’il soit reconnu comme médiateur, il faut qu’il soit reconnu comme existant, compétent et pertinent, par l’ensemble des partenaires. »). La gouvernance argumente elle aussi sur l’existence d’un pouvoir hiérarchique (G1 : « sur cette prise de conscience d’un territoire en crise, on va avoir des décisions de type top-down ») et le désir d’avoir de l’autonomie dans les prises de décisions.

Le fonctionnement de la TAC fait intervenir trois acteurs : les entreprises, les établissements de recherche et les autorités publiques. Les résultats mettent en avant une congruence de perception entre les membres de la gouvernance et les entreprises sur la répartition du pouvoir entre les trois piliers (E9 : « on avait tout ce qu’il fallait ici, que ce soit institutionnel, donc l’université puisqu’il y avait l’équipe Gamma Troyes, et que ça tombait pile dans notre giron scientifique, comme tous les partenaires financiers ou les aides publiques qui étaient là... »;

La TAC dispose de plusieurs mécanismes de contrôle des entreprises membres. Les deux groupes d’interviewés approuvent le contrôle par le collège d’expert (E 12 : « on passe devant un collège d’expert où on présente notre bilan de l’année en cours, d’où on vient, ce qu’on a fait et où on va »), le contrôle par rapport aux engagements (E3 : « Respecter les engagements… s’assurer que les décisions prises sont exécutées »), le contrôle sur la faisabilité des projets à l’entrée de la TAC (G1 : « on va chercher dans notre réseau les gens qui vont pouvoir démonter le sujet s’il est démontable » ) et les outils de suivi utilisés pour contrôler comme le reporting et les tableaux de bord (G1 : « il y a aussi un cadencement en accompagnement en compte rendus, en tableaux de bord »). De plus, les deux types d’acteurs s’accordent sur le fait que le contrôle effectué ne doit pas être systématique. Cependant, il existe une certaine différence de perception entre les membres de la gouvernance et les entreprises quant à la nature du contrôle exercé. Pour les entreprises, il s’agit d’un contrôle de proximité (E 17 : « Sur les premiers temps de vie des entreprises qui se posent ici, ils ont des contacts très réguliers... »), tandis que la gouvernance affirme contrôler les entreprises à distance (G7 : « Pour ce qui nous concerne, on va faire un contrôle de loin, pour s’assurer que l’entreprise ne va pas dans le mur »).

Les projets collaboratifs d’innovation impliquent le partage des risques entre les différents partenaires et peuvent induire des conflits potentiels en cas de non-respect des engagements de chacun. Dans ce cadre, la gouvernance de la TAC peut être amenée à jouer un rôle de médiateur. Ce rôle est confirmé par l’ensemble des interviewés (E 12 : « Ça veut dire qu’ils sont dans le projet avec une définition claire des objectifs, qu’ils ont une connaissance complète, qu’ils doivent se placer en tant que médiateur »). Néanmoins, certaines entreprises désengagent la TAC de son rôle en cas de conflit (E19 : « je ne pense pas que ce soit leur rôle ensuite de gérer les éventuels conflits »). Ce qui est confirmé par la gouvernance (G5 « au mieux un rôle de médiateur mais pas un rôle d’ingérence dans ce type de conflits. »). L’ultime divergence porte sur le rôle de la TAC dans l’incitation au partage des risques. Contrairement aux entreprises qui ne le perçoivent pas, la gouvernance affirme clairement sa position en termes de partage des risques (G: « c’est évident parce que si derrière, la TAC, elle fait partie du projet collaboratif, elle prend sa part du risque et sa part du projet... »).

Levier normatif

Construction identitaire du cluster

La construction de l’identité de la TAC est saisie au travers de deux pratiques : la formulation d’une stratégie et le développement de communautés. Nos résultats mettent en avant une nette différence de perception entre les membres de la gouvernance et les entreprises en matière de définition de la stratégie. Pour les entreprises, il n’existe pas vraiment de stratégie claire au niveau du technopôle ou, en tout cas, ils n’en ont pas connaissance (E10 : « Attention, je ne dis pas que la stratégie n’est pas définie, je ne la connais pas. »). Elles ont cependant conscience de l’importance pour la TAC de définir une stratégie, une vision commune et de la partager (E: « il faudrait ré-exprimer les missions de chacun, ré-exprimer quelle est la mission de la TAC et que tout le monde ait ça en tête. »)

De leur côté, les membres de la gouvernance s’accordent sur l’existence d’une stratégie clairement définie, basée sur des points multiples : la création d’un écosystème d’innovation (G3 : « On travaille l’écosystème local pour identifier des projets innovants dans les entreprises et faire en sorte qu’ils se développent »), le développement des projets endogènes et puis exogènes à travers l’évènement Plug & Start, la transformation de la recherche fondamentale en activité économique (G7 : « la stratégie de développement c’était surtout de passer de la recherche fondamentale à la recherche appliquée »), une stratégie d’innovation axée sur les porteurs de projet et la qualité de ces projets (G6 : « Nous l’innovation, elle repose sur le fait de faire en sorte qu’il y ait de plus en plus de projets d’une qualité croissante »). Cette stratégie est soumise à l’aval des décideurs politiques sans participation des autres membres du technopôle (G3 : « Il faut qu’on nous reconnaisse la légitimité aussi, c’est des décisions politiques et là je n’ai pas le choix que de passer par le politique »).

L’identité d’un technopôle se construit aussi par les espaces de partage et la participation commune à des salons ou des conférences qui facilitent les collaborations, les coopérations et le développement des communautés. Les deux groupes d’interviewés s’accordent sur l’importance, pour le développement d’une communauté au sein de la TAC, d’événements tels que les petits déjeuners, les barbecues, la galette des rois, le « Salon des Entrepreneurs » de Paris et l’évènement Plug and Start (E13 : « Les Plug & Start…c’est le moment pour se réunir, pour se retrouver »; E16 : « les cafés, barbecues, les voeux, la galette…des moments de convivialité où on va être amené à échanger avec les autres hébergés de la TAC »; G3 : « le barbecue, ça marche bien (…) c’est un événement convivial et ça permet d’échanger avec les familles aussi qui viennent, ça c’est important » ).

Construction d’un réseau normatif

Il existe une certaine congruence entre les deux groupes d’acteurs à l’égard des pratiques de réseautage. Les entreprises reconnaissent les efforts de la gouvernance dans le réseautage au travers d’évènements tels que Plug and Start, les petits déjeuners, les cocktails mais aussi dans le cadre des partenariats (E13 : « Quand une nouvelle entreprise arrive, on est invité à la rencontrer- le petit déjeuner des connaissances »). Elles insistent cependant sur la nécessité de poursuivre ces efforts, notamment pour faciliter une meilleure connaissance des acteurs entre eux (E6 : « ce que l’équipe d’animation de la TAC peut faire en plus, c’est de faire en sorte qu’on se connaisse mieux les uns les autres, qu’on puisse se rencontrer plus régulièrement, plus fréquemment »). Ceci est confirmé par la mesure d’une différence moyenne de perceptions entre entreprises et gouvernance sur les besoins en communication interne. Les entreprises sont nombreuses à proposer spontanément la mise en place de mesures pour faciliter la communication entre elles au sein de la TAC (E6 : « la TAC manque aujourd’hui de communication interne, de connaissances individuelles des entreprises. »), alors même que la gouvernance de la TAC est plus orientée sur les outils de communication externe.

La distance de perception est encore plus grande entre les membres de la gouvernance et les entreprises quant au développement des projets collaboratifs. Certains acteurs considèrent que la gouvernance joue un rôle d’arbitre dans le développement de tels projets. Pour d’autres, ce n’est pas le rôle de la TAC de s’impliquer dans ces projets collaboratifs (E1 : « ils ne peuvent pas non plus nous prendre par la main et nous dire tiens fait ça avec »). De leur côté, les membres de la gouvernance justifient clairement leur réticence à développer ces projets collaboratifs (G: « c’est dangereux, c’est vrai que la facilité de bosser entre eux, elle est immédiate, elle est bien, elle est marrante, elle est sympathique, mais ça ne me résout pas les problèmes de trésorerie. »). La TAC ne veut pas favoriser le développement des projets collaboratifs car c’est un risque pour les entrepreneurs en phase de création qui doivent se concentrer sur leurs propres projets plutôt que sur le développement des collaborations (G3 : « Les projets collaboratifs c’est quand même une autre approche et pour certains entrepreneurs, faut déjà qu’ils apprennent à être entrepreneur et après ils apprendront à faire des projets collaboratifs »). Un avis qui n’est pas partagé par les entreprises. De plus, la TAC ne dispose pas de ressources suffisantes pour soutenir le développement des projets collaboratifs.

Il y a une congruence entre les entreprises et les membres de la gouvernance concernant les liens avec l’environnement universitaire local constitué par l’UTT, l’ESC et l’Ecole de Design (E12 : « l’écosystème qui a été mis en place entre l’UTT, la TAC, l’Ecole Supérieure de commerce, l’Ecole Supérieure de Design…là-dessus, ils ont dix ans d’avance sur ce qui se fait ailleurs en France ».)

Levier cognitif

Pratiques de mimétisme

Les pratiques de mimétisme renvoient aux bonnes pratiques, nouvelles règles et procédures de fonctionnement acceptées par les membres comme « allant de soi ». Ces pratiques ne sont mentionnées que par les entreprises qui mettent l’accent spontanément sur les témoignages et les échanges afin d’observer comment les autres entreprises intègrent les différentes pratiques d’innovation imposées par la gouvernance (E11 : « ça peut se faire par des témoignages, par des retours d'expériences (…) ils ont un rôle d’effet miroir »).

Pratiques de management des connaissances

Il existe une congruence relative entre les entreprises et les membres de la gouvernance concernant les cellules de veille aux connaissances externes utiles à l’innovation mises en place par la TAC (E1 : « Si je cherche telle ou telle compétence, tel ou tel besoin chez un partenaire, je ne vais pas forcément savoir où le trouver moi. Mais eux vont pouvoir nous dire qui fait ça exactement »; G6 : « notre rôle à nous, c’est d’identifier la ressource qui existe déjà quelque part et de la mettre à contribution. »). Par rapport à la gouvernance, les entreprises décrivent plusieurs aspects qui facilitent l’identification des connaissances externes : les évènements (conférences, petits déjeuners, etc.) mais aussi les différents dispositifs informatifs mis en oeuvre par la TAC (du conseil, des accompagnements personnalisés).

En ce qui concerne la deuxième pratique de management des connaissances, l’élaboration de projets structurants mutualisés, il y a une certaine différence dans la mesure où les entreprises ne semblent pas avoir connaissance de projets mutualisés alors que la gouvernance met en avant le Fab Lab Bois et Matériaux (G: « On a un projet avec un Fab Lab bois et matériaux qui va être sur l’école supérieure de design »). Les deux groupes d’acteurs s’accordent néanmoins sur la nécessité de faire des propositions afin d’améliorer les services mutualisés au sein de la TAC telles que la mise en place d’une road map au sein de la TAC, d’un FAB LAB numérique, de référents métiers ou d’une vitrine de présentation des réalisations de chacun. Ils perçoivent également de façon identique l’importance des réunions dans la stimulation de l’interconnaissance des entreprises (E6 : « entre dirigeants de structures, entre personnes concernées, pourquoi pas organiser une réunion d’1 h 30 ou 2 h par trimestre. »).

Enfin, il existe une congruence de perception entre les entreprises et les membres de la TAC quant à l’utilisation des connaissances communes qui pourrait se faire à travers la mise en place d’une plateforme de connaissances facilitant les échanges et la mutualisation (E8 : « une plateforme où en interne on arrive plus à valoriser toutes les expériences, les compétences et les expertises des entreprises capitalisées »).

Développement des capacités d’absorption

Les capacités d’absorption se développent à travers les pratiques de formation et d’apprentissage développées par la TAC. Les perceptions des deux groupes de répondants vont de pair. Certains dirigeants ont déjà bénéficié de formations, commerciales et marketing, organisées par la TAC. D’autres entreprises lui demandent des formations plus poussées pour les entrepreneurs; gestion de l’innovation, augmentation de l’efficacité, recrutement et gestion de la force de vente… (E11, E7) (E6 « je leur ai proposé de créer un portail de formation technopôle dédié à l’entrepreneuriat. »)

Le tableau 5 ci-dessous résume les distances de perception entre dirigeants d’entreprises et gouvernance de la TAC sur les trois leviers.

Discussion et implications des résultats

Dans ce travail nous souhaitons comprendre, dans un premier temps, l’efficacité des pratiques pour la création d’un contexte institutionnel propice à l’innovation, en identifiant les différences de perception à l’égard d’une même pratique entre les membres de la gouvernance et les entreprises technopolitaines. Dans un deuxième temps, nous proposons de discuter de manière plus approfondie l’impact de ces différences perceptuelles concernant les pratiques institutionnelles d’innovation sur la performance des entreprises membres du technopôle.

Nos résultats (voir Tableau 5) montrent que nous avons, sur les trois leviers, une certaine distance perceptuelle entre les membres de la gouvernance et les dirigeants des entreprises. Nos deux populations convergent sur cinq pratiques (sur les 20 identifiées) : 1) les actions de reconnaissance de la TAC, 2) le développement des communautés, 3) l’implication du milieu universitaire, 4) l’utilisation des connaissances et 5) les actions de formation. Pour la majorité des pratiques (11), il existe une distance relative de perception sur la mise en oeuvre de ces pratiques institutionnelles d’innovation. Cette distance relative s’explique par le fait que les propos de la gouvernance viennent compléter ceux des entreprises (ou inversement).

Tableau 5

Distance perceptuelle vis-à-vis des pratiques institutionnelles d'innovation

Distance perceptuelle vis-à-vis des pratiques institutionnelles d'innovation

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Deux pratiques institutionnelles d’innovation ont été déclassées dans la mesure où elles n’ont été relevées que dans une seule population : les pratiques de mimétisme et celles liées à la création des standards et à la certification des acteurs. Ainsi, les pratiques de mimétisme ne sont pas du tout abordées par la gouvernance alors même qu’elles reviennent dans les discours des entreprises. Cet aspect pourrait s’expliquer en partie par la faible interaction et le manque de communication entre la gouvernance et les entreprises de la TAC sur les projets collaboratifs ou autres success stories, pratiques qui normalement favorisent l’existence d’effets mimétiques positifs (Berthinier-Poncet, 2014). Ces success stories et l’échange des bonnes pratiques sont importants, surtout au démarrage des projets innovants pour les entreprises. Des réunions, foires et salons où les entrepreneurs ont l’opportunité de se rencontrer et échanger pourraient être organisés pour favoriser l’échange entre les entreprises et créer ainsi une proximité sociale ou relationnelle (Torre, 2006; Boschma, 2005).

La pratique relative à la création de standards et à la certification des acteurs n’apparait que dans le discours de la gouvernance. Cette situation pourrait s’expliquer par le fait que la gouvernance doit mieux communiquer l’obtention de ses labels auprès des entreprises technopolitaines. Cet effort de communication sert à diriger, coordonner et réguler les activités des membres du technopôle (Messeghem et Paradas, 2009; Bidan et Dherment-Férère, 2009). Par ailleurs, ces actions de communication au travers de labels ou certifications sur la qualité des prestations de services valorisent le technopôle et renforcent sa légitimité en interne comme en externe (Human et Provan, 2000). Comme les entreprises technopolitaines ne connaissent pas ces labels, cela engendre une asymétrie de connaissances avec la gouvernance. Ce qui pourrait impacter leurs performances futures (Ceric, 2014). Contrairement à d’autres études qui mettent en avant l’importance des labels pour la réputation d’une entreprise, nos résultats montrent que ces labels ne sont pas connus, ce qui pourrait jouer défavorablement sur le prestige et la reconnaissance des entreprises de la TAC (Rastoin et Vissac-Charles, 1999), et de ce fait sur leur performance en innovation.

Nous concentrons ici notre attention sur deux pratiques qui ont une différence de perception forte entre gouvernance et entreprises : 1) la formulation d’une stratégie commune, et 2) le développement de projets collaboratifs. Les travaux sur les différences perceptuelles montrent qu’un grand écart de perception entre deux groupes d’individus induit un effet négatif sur la performance de travail en équipe (Gibson, et al., 2009), ou sur l’efficience de programmes d’accompagnement entrepreneurial (Fayolle, 2004). Cet écart peut aussi constituer un frein au changement organisationnel et à l’adoption de nouvelles pratiques (Wickramasinghe et Karunasekara, 2012). Dans la lignée de ces études, nous suggérons que des différences fortes de perception concernant la définition de la stratégie et le développement des projets collaboratifs peuvent avoir des effets négatifs sur la performance d’innovation des entreprises technopolitaines. Dans les paragraphes suivants, nous argumentons ces deux résultats.

Le premier résultat issu de notre recherche porte sur la forte différence perceptuelle entre les membres de la gouvernance et les entreprises à l’égard de la formulation d’une stratégie et de sa communication à tous les membres. Cette différence perceptuelle pourrait s’expliquer premièrement par un manque de communication claire et de partage de la stratégie entre les membres de la gouvernance et les entreprises technopolitaines. En ce sens, plusieurs auteurs (Ulrich, 1991; Dionne et Roger, 1997) précisent que l’équipe dirigeante d’une organisation joue un rôle crucial dans la communication de la stratégie (i.e. visions, valeurs, facteurs clé de succès et objectifs stratégiques). De plus, une stratégie bien définie, clairement communiquée par la gouvernance du technopôle et compréhensible par les entreprises membres favorise la construction d’une identité organisationnelle commune (Gioia et al., 2000) et l’existence d’un climat de confiance propice au développement des projets innovants. Pour Human et Provan (2000), c’est bien la construction d’une stratégie en collaboration avec les membres du réseau inter-organisationnel et son adoption par les parties prenantes internes qui favorisent non seulement la pérennité du réseau, sa performance mais aussi sa légitimité. En communiquant davantage sur ses valeurs, ses facteurs clés de succès et ses objectifs stratégiques et en s’assurant qu’ils sont partagés par tous les membres du cluster, la gouvernance crée une logique de similitude qui les lie les uns avec les autres (Torre, 2006). Ces représentations communes sur les éléments de la stratégie du cluster facilitent ainsi en retour le déploiement de collaborations autour de l’innovation. Les travaux de Human et Provan (2000) sur les réseaux inter-organisationnels confirment l’importance du partage des orientations stratégiques entre la gouvernance et les membres du réseau afin d’asseoir la légitimité du réseau en tant qu’entité reconnue et lieu privilégié d’interactions et de collaborations.

Deuxièmement, cette différence perceptuelle à l’égard de la formulation d’une stratégie pourrait aussi se justifier par les inégalités de connaissances propres aux acteurs d’une même organisation (Conner et Prahalad, 1996) qui peuvent générer des frictions entre les membres de la gouvernance et les entreprises technopolitaines et une baisse de performance. Troisièmement, la différence de perception concernant la formulation de la stratégie pourrait se comprendre par un manque d’implication des entreprises technopolitaines. Dans leur travail sur les organisations, Atkinson et al. (1997) soutiennent l’importance de l’implication des différents acteurs dans la formulation de la stratégie par le management afin de mieux comprendre les objectifs stratégiques à atteindre et favoriser une augmentation de la performance. D’autres études ont aussi montré l’effet positif sur la performance d’innovation d’une politique basée sur le partage de l’identité et de la stratégie (Mieg, 2012). De plus, une absence de communication adéquate, une inégalité des connaissances entre les acteurs d’une même organisation et un manque de leur implication dans la formulation d’une stratégie induisent une baisse de performance (Schneier et al. 1991; Conner et Prahalad, 1996; Atkinson et al. 1997; Mieg, 2012; Human et Provan, 2000).

Au regard de ces différentes explications, nous formulons la proposition suivante : une différence perceptuelle entre les membres de la gouvernance et les entreprises à l’égard de la formulation de la stratégie a un effet négatif sur la performance d’innovation des entreprises au sein d’un technopôle.

Le deuxième résultat issu de notre recherche porte sur la forte différence perceptuelle entre les membres de la gouvernance et les entreprises à l’égard du soutien au développement de projets collaboratifs au sein de la TAC. Cette différence peut sembler paradoxale dans la mesure où, par définition, la mission première d’un technopôle est de favoriser les synergies entre recherche et industrie et développer les collaborations pour l’innovation. Pour autant, ce constat rejoint les résultats de travaux antérieurs sur les technopôles (Cooke, 2001a; Asheim, 2007) qui font état de disparités importantes en termes de dynamiques collaboratives et d’innovation. Pour nombre de technopôles, priorité est faite à la commercialisation des surfaces industrielles et à la mise à disposition d’une infrastructure d’accueil d’entreprises de haute technologie sans chercher prioritairement à relier potentiel scientifique et/ou universitaire et potentiel industriel (Longhi et Quéré, 1991; Doloreux 1999; Berthinier-Poncet, 2014; Lindelöf et Löfsten, 2003).

La TAC n’échappe pas à la règle. Que ce soit dans sa communication institutionnelle ou dans les propos des membres de la gouvernance, priorité est donnée à l’aménagement de l’espace (déploiement des infrastructures, bureaux, hôtels d’entreprises) et à l’accompagnement individuel des porteurs de projets innovants ou la croissance des entreprises (incubateur, pépinière, recherche de fonds) avant de réfléchir au développement de projets collaboratifs à l’échelle du technopôle. La gouvernance de la TAC explique cette priorisation par le manque de ressources et leur nécessaire allocation à des actions qui offriront un retour certain. Cependant, soutenir le développement de projets collaboratifs est bénéfique pour les raisons suivantes : 1) assurer la pérennité et le succès du cluster dans le temps, 2) développer une proximité normative liant les membres entre eux au sein d’un environnement institutionnel commun, et 3) faciliter les échanges et créations de nouvelles connaissances.

Comme le montrent Human et Provan (2000), la pérennité et le succès dans le temps du réseau inter-organisationnel passent par sa capacité à faire travailler ensemble ses membres et à légitimer ainsi le réseau comme lieu privilégié des interactions pour une augmentation de l’avantage compétitif (Dyer et Singh 1998) et un meilleur partage des connaissances (Conner et Prahalad, 1996). Pour Lawrence et al. (2002), les collaborations inter-organisationnelles ont aussi un rôle de catalyseur non seulement dans la diffusion de nouvelles normes, pratiques et règles mais aussi dans l’adoption d’un nouvel environnement institutionnel par d’autres organisations du même secteur. Enfin, selon Boschma (2005), en développant une proximité organisationnelle au travers notamment de la mise en oeuvre de projets collaboratifs et d’interactions plus régulières, la gouvernance favorise également le déploiement de proximités à la fois cognitives et sociales nécessaires à l’échange et à la création de connaissances nouvelles et d’innovation (Boschma, 2005). Par ailleurs, des études montrent que les projets collaboratifs qui ne sont pas soutenus de manière adéquate par la gouvernance des clusters impactent de manière négative la performance (Defelix et al., 2008).

Pour autant, nos résultats montrent une forte divergence de perception entre nos deux populations sur le nécessaire soutien au développement de projets collaboratifs au sein de la TAC. Nous formulons donc la proposition suivante : une forte différence perceptuelle entre les membres de la gouvernance et les entreprises à l’égard du développement de projets collaboratifs a un effet négatif sur la performance d’innovation des entreprises au sein d’un technopôle.

Conclusion

Dans ce travail de recherche, nous avons mis en avant les distances perceptuelles afférentes aux pratiques institutionnelles d’innovation entre les membres de la gouvernance et les entreprises technopolitaines. Nous avons ensuite discuté l’impact de ces différences perceptuelles sur la performance d’innovation des entreprises membres de la TAC. Nos résultats nous ont permis de montrer que sur les vingt pratiques institutionnelles d’innovation identifiées dans cette étude, il existe deux grandes différences perceptuelles entre les membres de la gouvernance et les entreprises technopolitaines. Ces différences perceptuelles visent les pratiques associées à la formulation d’une stratégie et au développement des projets collaboratifs. La différence importante de perception entre les deux catégories d’acteurs – entreprises membres et gouvernance du technopôle – vis-à-vis de ces pratiques a une influence potentiellement négative sur la performance d’innovation des entreprises (Defelix et al., 2008; Mieg, 2012). Ces propositions restent cependant à tester dans le cadre d’une analyse quantitative ultérieure.

Contributions théoriques et implications managériales

La littérature sur la gouvernance et l’innovation dans les technopôles (Bocquet et al., 2013; Berthinier-Poncet, 2014; Mieg, 2012) montre d’une part l’enjeu de la gouvernance dans le soutien de l’innovation des entreprises du technopôle et, d’autre part, la mobilisation de pratiques institutionnelles d’innovation pour créer un environnement institutionnel adéquat. Notre recherche contribue également à la littérature sur la gouvernance des clusters en enrichissant nos connaissances sur le rôle que jouent les différences de perception à l’égard d’une même pratique dans la création d’un environnement institutionnel propice à l’innovation. Nous nous inscrivons ainsi dans la lignée des travaux de Scroggins (2006), Jiao et Zhao (2014), Gibson et al. (2009) ou Fayolle (2004) afin d’évaluer l’efficacité des pratiques mises en oeuvre par le management. Nous nous en distinguons cependant par l’ancrage de notre analyse dans le contexte spécifique, inter-organisationnel, des clusters d’innovation, et des technopôles en particulier où les deux populations étudiées n’ont pas de liens hiérarchiques entre elles. Ceci constitue un apport théorique intéressant dans le cadre des travaux sur la distance perceptuelle.

D’un point de vue managérial et de politique publique, notre travail pourrait constituer une base pour l’élaboration d’un outil de pilotage stratégique pour la gouvernance d’un cluster afin de diagnostiquer l’efficacité des pratiques institutionnelles dans le soutien de l’innovation de ses entreprises membres. Cet outil s’organise en deux étapes : l’identification des pratiques institutionnelles d’innovation et l’analyse de leurs différences perceptuelles entre la gouvernance et les entreprises technopolitaines. Par l’analyse des différences perceptuelles à l’égard de ces pratiques, la gouvernance peut décider d’allouer des ressources et créer des actions afin de diminuer les écarts de perception qui pourraient jouer négativement sur la performance des entreprises membres. Par exemple, dans le cas de la TAC, un tel outil permettrait d’alerter la gouvernance sur la nécessité de créer des supports de communication ou des évènements afin de communiquer plus clairement sa stratégie, impliquer davantage les entreprises membres dans la définition des objectifs stratégiques du technopôle. De la même façon, sur le développement des projets collaboratifs, la gouvernance devrait se mobiliser davantage en développant des actions facilitant synergies et interactions entre les membres de la TAC, comme par exemple des évènements de networking, des vitrines, des appels à projets communs mais aussi une plateforme virtuelle, un intranet, pour faciliter les interactions et les échanges de connaissances.

Comme les technopôles servent les intérêts des politiques locales (Torre, 2006), cet outil trouve aussi son utilité en management public, facilitant l’analyse des pratiques mises en oeuvre dans les écosystèmes territoriaux d’innovation (incubateurs, pépinières, technopôles, pôles de compétitivité) (Fixari et Pallez, 2014, Fayolle, 2004, Torre, 2006). Les décideurs publics (l’Etat, les collectivités territoriales) sont demandeurs aujourd’hui d’une meilleure lisibilité de la performance des technopôles. Comme le font remarquer Fixari et Pallez (2014), dans ce foisonnement de dispositifs publics de soutien de l’innovation, il convient d’interroger la coordination et les performances de ces écosystèmes d’innovation. Ils appellent d’ailleurs à investir davantage dans la question des dispositifs de gouvernance, et en particulier les instruments de gestion dans la mesure où ils participent à la structuration de l’action collective et d’une stratégie commune du cluster. Pour les pôles de compétitivité, l’Etat a déjà imposé à la gouvernance des outils de pilotage comme « le contrat de performance » et « la feuille de route stratégique » (Chabault et Martineau, 2013), ce qui n’est pas le cas des technopôles. Ainsi, l’analyse que nous proposons par les distances perceptuelles à l’égard des pratiques d’innovation de la gouvernance représente une valeur ajoutée intéressante en facilitant une identification plus précise des pistes d’amélioration au sein des technopôles et en servant aussi d’outil de benchmark pour les décideurs publics.

Limites et perspectives

Cette recherche n’est évidemment pas exempte de limites. La première d’entre elles porte sur l’approche qualitative mobilisée, une étude de cas unique, qui, malgré ses avantages indéniables pour éclairer les phénomènes contemporains complexes dans un contexte de vie réelle (Edmonson et McManus, 2007), ne permet pas d’atteindre la généralisation statistique des résultats. Nous respectons cependant une généralisation empirico-analytique au travers des inférences analytiques faites à partir des observations sur la structure, les processus et le fonctionnement de l’écosystème d’innovation qu’est la TAC. La deuxième limite tient au processus de codage des différences perceptuelles en 3 catégories. Il nécessiterait d’être affiné.

Ces deux limites pourraient être dépassées par la mise en oeuvre d’une analyse quantitative, déployée auprès de toutes les entreprises et des membres de la structure de gouvernance de la TAC dans un premier temps, et auprès de tous les technopôles français, labellisés au sein du réseau RETIS, dans un second temps. Ceci nous permettrait à la fois de généraliser nos résultats, en validant des échelles de mesure de ces différences de perception, et d’approfondir le rôle joué par ces distances perceptuelles sur la performance d’innovation des entreprises. Enfin, si nous avons volontairement réduit notre analyse aux relations dyadiques entre entreprises et gouvernance du technopôle, nous inscrivant ainsi dans la lignée des récents travaux français interrogeant le lien entre gouvernance des clusters et innovation (Bocquet et al. 2013; Bocquet et Mothe, 2015; Castro Gonçalves, 2015; Messeghem et Paradas, 2009; Berthinier-Poncet, 2014; Berthinier-Poncet, 2013), nous avons bien conscience de l’intérêt d’une approche multi-acteurs et multi-niveaux qui prendrait en considération toutes les parties prenantes du cluster d’innovation et son environnement institutionnel (Cusin et Loubaresse, 2015; Depret et Hamdouch, 2011). C’est là une troisième piste prometteuse pour interroger le lien entre gouvernance et innovation à l’échelle du cluster.