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L’Afrique est une mosaïque de cultures et d’ethnies. Chaque pays est composé d’un ensemble de communautés culturelles[1] avec autant de langues, de valeurs, de croyances, de coutumes, de mentalités, des modes de vie et de sociabilité spécifiques qui façonnent le comportement de chaque individu (Prinsloo, 2000; Mutabazi, 2001; Kamdem, 2002; Nizet et Pichault, 2007; Apitsa et Amine, 2014). Cette spécificité a favorisé l’émergence de nombreuses publications qui traitent des différences culturelles dans la gestion des organisations en Afrique (D’Iribarne, 1986, 1990, 2003; Hernandez, 2000, 2007; Allali, 2002; Henry, 2003, 2009; Yanat et Scouarnec, 2005; Pichault et Nizet, 2013). Les recherches ont démontré que l’Afrique est le lieu où la gestion des organisations présente des particularités indiscutables (Hofstede, 1980, 2001; Bourgoin, 1984; D’Iribarne, 1990, 2008; D’Iribarne et al., 2002; Trompenaars et Hampden Turner, 2004; Jackson, 2013; Henry, 2009). Certaines recherches analysent le lien entre culture et gestion des entreprises africaines et se focalisent sur les incidents critiques des traits culturels africains portés à la performance des entreprises (Hernandez, 2007; Nizet et Pichault, 2007). D’autres évaluent plutôt les enjeux culturels africains par rapport au transfert des modèles occidentaux dans les organisations en Afrique (Allali, 2002; Frimousse et Peretti, 2005; Hernandez et Kamdem, 2007; Pichault et Nizet, 2013). Au regard de l’ensemble des conclusions, nous observons que la dynamique culturelle à l’oeuvre au sein des entreprises est malgré tout très peu explorée. En outre, les travaux des chercheurs marquent un faible intérêt pour la question des compétences interculturelles pour assurer une mission dans ces contextes spécifiques. Pourtant, plusieurs travaux, du domaine du management interculturel et de la GRH à l’international et au sein duquel nous inscrivons cet article, s’accordent sur le fait que la compétence interculturelle est importante pour s’adapter aux changements culturels, faciliter les interactions culturelles (Earley et Ang, 2003; Hajro et Pudelko, 2010; Barmeyer et Davoine, 2012) et pour assurer la compétitivité de la firme hors de ses frontières nationales (Amoako-Agyei, 2009; Caligiuri et Tarique, 2012; Bartel-Radic, 2014). Dans cette optique, des écrits ont même énuméré une liste des critères de compétences interculturelles nécessaires pour travailler à l’international (Deardorff, 2006; Johnson et al. 2006).

Mais, face à la richesse de l’ensemble de ces travaux, les univers culturels de sens n’ont pas fait l’objet d’une attention particulière en matière de compétences interculturelles, et plus précisément en Afrique. D’après Chevrier (2007, p.93), « les compétences interculturelles, à l’image des compétences linguistiques, renvoient à la capacité de comprendre plusieurs univers culturels de sens ». Cette définition, que nous retenons dans cet article, souligne l’importance de mettre en relief les univers culturels de sens pour aider les managers dans leur interaction culturelle à l’international.

Cet article s’inscrit dans cette perspective. En prenant l’exemple de l’Afrique et plus particulièrement celui du Cameroun, notre recherche soutient l’idée que le développement des compétences interculturelles peut se faire à l’aide des systèmes de valeurs. Pour ce faire, elle a pour but de mettre en lumière les univers culturels africains de sens. La problématique posée est la suivante : comment développer les compétences interculturelles à l’aide des systèmes de valeurs culturelles dans un contexte africain, tel que le Cameroun ? Parce que, sans connaissance des systèmes de valeurs de la culture de l’Autre, ses règles inhérentes et ses sens restent cachés aux individus en interaction qui ne peuvent décrypter les comportements dont ils sont témoins (Barmeyer, 2007; Hall, 2007; Apitsa, 2013). Pour comprendre cet objectif, nous étudions la dynamique d’interaction culturelle à l’oeuvre dans une multinationale française implantée au Cameroun en analysant la politique de mobilité internationale, les attitudes et les comportements des salariés dans leur milieu professionnel. Par cette démarche, nous rejoignons D’Iribarne (2004), qui, dans ses écrits, a souligné de façon singulière que chaque pays, en fonction de son histoire économique, culturelle et sociale, devrait être étudié séparément pour rendre compte de ses spécificités. Selon lui, ce qui incarne chaque culture est enraciné dans les pratiques et les comportements des acteurs. Ce niveau d’analyse permet de pénétrer les réalités culturelles des individus dans le contexte d’étude et d’en dévoiler les éléments culturels et leur sens. Trois questions orientent notre réflexion : (1) Quels sont les éléments culturels africains qui interagissent dans les pratiques et comportements des acteurs de la multinationale en Afrique ? (2) Quel est le sens que l’on attribue à ces éléments culturels africains ? (3) Dans quelle mesure ces univers culturels de sens permettent-ils de développer des compétences interculturelles ?

L’article se structure comme suit : la première partie présente l’état de la littérature en management en Afrique pour permettre de cerner notre objet de recherche. Ce sera l’occasion d’explorer le concept de compétence interculturelle qui est au coeur de notre problématique de recherche. La seconde partie expose les choix méthodologiques opérés puis présente les résultats et ses éléments d’analyse et de discussion. La troisième partie conclut et fait des propositions managériales.

La revue de littérature

La dynamique culturelle dans les organisations en Afrique : un élément peu connu mais qui a des justifications

La dynamique culturelle à l’oeuvre dans les organisations en Afrique n’a pas suscité un grand intérêt dans les recherches en sciences de gestion. A l’origine, les travaux de recherche, menés à travers le spectre d’une diversité de disciplines (économie, sociologie, anthropologie, histoire, politique, droit, etc.), se sont davantage portés sur la dynamique économique et entrepreneuriale des entreprises (Nzelibe, 1986). Cela a rendu rare et fragmentée l’étude de la dynamique interne des organisations qu’elles soient publiques, privées ou internationales (Seny Kan et al., 2015). Les organisations ont été pour la plupart analysées sous l’angle macro-économique et les enjeux culturels ont été vus comme un élément de la faiblesse du développement économique des pays africains. Sur ce point, Easterly et Levine (1997) analysent des données statistiques et montrent une corrélation entre la diversité ethnique (mesurée par l’indice qu’ils nomment « ETHNIC ») et les variables telles que le faible taux de scolarisation, l’instabilité politique, la lenteur du développement du système financier, la corruption, l’existence des marchés noirs, les nombreux déficits budgétaires, l’inadéquation des infrastructures. Ils concluent que la diversité ethnique constitue l’un des facteurs explicatifs du faible taux de croissance des économies africaines. Cette conclusion conforte une certaine idéologie qui trouve son origine dans l’histoire des tenants de la pensée économique qui nient l’existence des barrières culturelles et donc des spécificités culturelles des pays et la nécessité de les prendre en compte (Levitt, 1983).

C’est donc au sein de ce débat que les recherches en management des entreprises, de façon générale et avec un certain retard, émergent en Afrique. Ces recherches sont menées par le truchement d’une comparaison : une entreprise fondée sur des traditions africaines face à une entreprise fondée sur des idéaux occidentaux (Bourgoin, 1984; Jackson, 2013). Cette comparaison a conduit (notamment dans le domaine de l’entrepreneuriat) à analyser et à comprendre la nature de l’efficacité du management des entreprises africaines (D’Iribarne, 1986; Sall, 2000; Nizet et Pichault, 2007). Les travaux empiriques, qui découlent d’une juxtaposition implicite ou explicite par rapport à l’entreprise occidentale, montrent que l’entreprise africaine a une orientation très peu tournée vers une logique d’efficacité. Les raisons avancées à cela sont : la prédominance des traits culturels propres à l’Afrique qui mènent à l’échec les organisations car ils ont un effet négatif sur leur performance (Kabou, 1991; Henry, 2004). Pour Ombembe et Mavoungou (1999), c’est l’incompétence du personnel local qui est à l’origine de l’inefficacité de l’entreprise africaine. Une autre raison évoquée est l’existence d’une certaine bureaucratie administrative et d’un centralisme excessif qui conduisent à des difficultés de modernisation des entreprises africaines et donc à leur inefficacité (D’Iribarne, 1986, 1990, 2003; Kessy, 1998; Hernandez, 2007).

De ce point de vue, D’Iribarne (1986, 1990), par ses recherches, étudie, en 1986, les problèmes de gestion dans une usine camerounaise. Cette recherche montre que les difficultés de coopération entre deux services sont liées aux traits culturels du pays. En 1990, il s’intéresse au processus de décentralisation des responsabilités qui est mené « à l’occidentale » dans une entreprise publique camerounaise appelée SONEL (Société Nationale d’Electricité), aujourd’hui privatisée, devenue AES-SONEL puis ENEO (The Energy of Cameroon). Il en déduit que ces pratiques de gestion importées ne peuvent être efficaces que si l’on prend en compte les spécificités culturelles locales. Il démontre, à partir d’autres expériences de recherches (au Maroc avec le Groupe Lafarge), que l’on ne motive pas un Africain comme on le ferait pour un Américain ou un Français. Il invite à trouver pour chaque lieu les voies les plus appropriées. Il identifie des éléments culturels (la nature des relations interpersonnelles, le rapport au temps, l’appartenance au milieu social traditionnel) qui influencent les pratiques managériales. Néanmoins, il les enferme dans une logique unique basée sur le primat de la communauté sur l’individu. Henry (2002, 2009) prolonge la réflexion entamée au Cameroun par D’Iribarne (1990) et apporte une nuance dans le primat de la communauté que nous partageons, à savoir, « la logique communautaire n’implique pas un effacement de l’individu et de ses intérêts » (Henry, 2002, p. 208). En analysant les effets de la décentralisation dans la société nommée à l’époque SONEL, il souligne que les logiques socioculturelles des individus en Afrique sont incontournables dans toute action dans les organisations en Afrique. Pour Henry, le contexte culturel africain n’est pas un décor devant lequel on poserait les institutions universelles mais au contraire le matériau avec lequel il faut construire ces organisations. Mutabazi (2004, 2006) rejoint cette vision et apporte une autre critique, c’est-à-dire que la question culturelle en Afrique est toujours abordée au regard des seules cultures managériales du siège des entreprises et non pas sous l’angle des mécanismes sociaux à l’oeuvre dans les entreprises. Il dénonce aussi les stéréotypes et les malentendus liés au multiculturalisme des pays africains. Ces remarques font sens dans cet article car elles suggèrent à la fois d’étudier la dynamique culturelle au sein des organisations en Afrique et de dévoiler les univers culturels de sens.

Dans la dynamique d’émancipation d’un management propre à l’Afrique, la revue de littérature parcourue montre que les travaux empiriques sont assez peu nombreux et les modèles proposés sont faiblement conceptualisés pour rendre cette démarche opérationnelle (Seny Kan et al., 2015). Les éléments culturels africains sont identifiés dans la littérature mais sont peu structurés : communauté, famille, rapport au temps, religion, solidarité et entraide, réseaux sociaux, rapports interpersonnels, pouvoir/hiérarchie (D’Iribarne, 1990; Mutabazi, 2004; Allali, 2002; Kamdem, 2002; Henry, 2004; Hernandez, 2007). Chaque auteur les mobilise pour servir ses objectifs et néglige, de ce fait, de rendre compte de la dynamique culturelle à l’oeuvre dans les entreprises étudiées. Qui plus est, certains travaux se sont attachés à proposer un modèle de management fondé sur les vertus des traditions africaines afin de rompre avec le modèle occidental, considéré comme inadapté à la gestion de l’entreprise africaine (Favereau, 1995; Prinsloo, 2000; Hernandez, 2007). D’autres auteurs suggèrent un modèle de management qui combinerait les modes de management occidental avec les traditions africaines (D’Iribarne, 2003; Mutabazi, 2006). Ce dernier auteur présente un modèle qu’il nomme « modèle circulatoire de management en Afrique ». Ce modèle est construit à partir d’une analyse comparative des rapports entre des équipes de travail afro-occidentales. Il est structuré autour de quatre types de circulation : la circulation des biens et des personnes, la circulation de l’énergie humaine, la circulation du pouvoir et la circulation des informations. Ces quatre circulations nous paraissent limitées pour caractériser la variété des éléments des cultures africaines qui, elles, se définissent à trois niveaux : un système de pensée, un système de valeurs et un système de règles (Apitsa, 2018). Le système de pensée africaine est basé sur la sociabilité des communautés et sur l’ethnicité. Le système de valeurs correspond à un ensemble de références acceptées et partagées par un individu ou un groupe d’individus. Le système de règles combine le système de pensée et le système de valeurs. Malgré la limite émise sur le modèle circulatoire, celui-ci contribue tout de même à une meilleure compréhension des systèmes de valeurs et de règles de sociabilité des communautés culturelles africaines. Nous les mobilisons pour apporter des éléments de sens aux univers culturels africains.

En résumé, ces développements montrent l’étendue des perspectives de recherches dans le champ du management en Afrique. Ils laissent apparaître la raison principale qui justifie le fait que les chercheurs se sont davantage intéressés au statut et au rôle de la culture africaine dans le fonctionnement des organisations en Afrique qu’à l’étude de la dynamique culturelle des individus dans les organisations. Ces développements invitent à révéler les univers culturels africains de sens. Pour ce faire, nous proposons d’ouvrir la réflexion dans le domaine des compétences interculturelles que nous présentons dans le paragraphe suivant.

Le développement des compétences interculturelles dans un contexte d’interaction : définition et approche

La littérature sur la compétence interculturelle est ancienne. Née dans les travaux en psychologie sociale américaine (Gudykunst et al., 1977; Tajfel, 1982), elle nourrit depuis longtemps la réflexion des praticiens et chercheurs en sciences de gestion, notamment en GRH à l’international et en management interculturel (Earley et Ang, 2003; Barmeyer et Davoine, 2012; Caligiuri et Tarique, 2012). L’émergence de cette notion dans ce champ coïncide avec le regard que l’on porte sur l’individu au sein de l’entreprise; qui n’est plus un simple exécutant mais une ressource essentielle de la compétitivité de l’entreprise, entendue comme caractéristique à supporter la concurrence (Chaouki et al., 2005). Il a une identité et est porteur de valeurs et de croyances qu’il faut reconnaître et prendre en compte (Adler et Gundersen, 2007).

Etymologiquement, si l’on reprend le mot compétence, il a été longtemps assimilé à la capacité à tenir un poste ou avoir une connaissance; à la capacité à détenir une somme de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être qui est considérée comme des « ressources » au service de la richesse de l’entreprise. Cette approche s’est révélée insuffisante pour répondre aux défis de la compétitivité et pour faire face à la complexité et à l’hétérogénéité des environnements. En outre, les situations professionnelles, caractérisées par une diversité culturelle et une diversité des attentes des salariés, ont bousculé le sens classique de la compétence pour, en plus, y intégrer la capacité à gérer des situations complexes et instables (Le Boterf, 2010).

Dans une vision stratégique et internationale, la recherche des avantages concurrentiels pousse les entreprises à développer les compétences fondamentales de leur personnel pour capturer toutes les opportunités offertes sur les marchés étrangers (Barney, 1991). Pour cela, elles doivent connaître les cultures de leurs principaux partenaires et clients pour s’adapter (Barmeyer et Mayrhofer, 2002). Pour ces auteurs, c’est une compétence essentielle pour développer l’avantage concurrentiel à l’étranger. Pour tirer parti des différences et motiver les équipes locales, cette compétence se traduit en compétence interculturelle et devient in fine un élément nécessaire de performance de l’entreprise (Mutabazi, 2004; Hajro et Pudelko, 2010). Pour Magala (2005), cette compétence dérive d’un processus d’apprentissage et non pas d’une ressource qui serait difficile à pérenniser. D’après Johnson et al. (2006), l’apprentissage va permettre de capturer ou de capitaliser les connaissances et de les partager; et donc de développer une compétence interculturelle.

Traité dans la littérature américaine, ce thème de la compétence interculturelle est majoritairement appréhendé sous l’angle de l’expatriation. Celle-ci s’exprime autour de deux critères : l’attente des entreprises et l’expérience d’expatriation (Bartel-Radic, 2014). Concernant le critère de l’expérience d’expatriation, il est l’un des critères décisifs de sélection des candidats à la mobilité internationale (Thomas et Inkson, 2008). Même si à ce niveau les travaux empiriques sont rares, les recherches existantes tentent de montrer que l’expérience internationale favorise le développement des compétences interculturelles. Les travaux empiriques de Caligiuri et Tarique (2012) vont dans ce sens. Leur étude quantitative, qui mobilise 420 leaders internationaux dont 64 % sont Américains, distingue deux types d’expérience interculturelle : l’une acquise en milieu organisationnel (« workplace ») et l’autre initiée dans un contexte personnel ou privé (« non-work environment »). Les auteurs montrent à travers différents traits de personnalité l’impact de ces deux types d’expériences internationales sur la compétence des leaders internationaux. Même si les données sont très faibles voire nulles pour l’expérience interculturelle développée en milieu organisationnel (de 0 à 6 %) et de l’ordre de 14 % à 28 % (pour celle développée en contexte personnel voire privé), ils en déduisent que le milieu de l’organisation n’est pas forcément le seul contexte qui favorise le développement de la compétence interculturelle. Ce résultat permet de renouveler la critique déjà émise dans les travaux en management interculturel sur la conceptualisation de la compétence interculturelle et le processus d’apprentissage interculturel. Selon Barmeyer (2007), la conceptualisation de la compétence interculturelle est assez vague et difficilement saisissable. Pour cet auteur, elle se focalise sur la dimension individuelle de la compétence à laquelle l’on attribue un ensemble de traits et de qualités absolus permettant de faciliter l’adaptation culturelle à l’étranger; or, cette compétence n’est ni acquise ni construite en dehors de toute action collective ni hors du contexte d’interaction. En abondant dans ce sens, nous ajoutons que la compétence interculturelle ne peut pas être seulement ou uniquement développée grâce aux traits de personnalité qui sont listés sur une feuille et sur laquelle il faut cocher des cases et cela en dehors de toute immersion interculturelle. Bartel-Radic (2014) montre aussi dans son étude quantitative que cette compétence interculturelle s’acquiert avec le temps et l’expérience dans un environnement international. En prenant l’exemple de la communication, Irrmann (2006) souligne qu’elle ne se résume pas à une conversation en face à face. Considérant le langage comme une dimension oubliée en management international, il ajoute que la gestion des activités internationales devrait tenir compte de la diversité des langues et des cultures communicationnelles pour dépasser les barrières culturelles. Il s’agit de la compétence communicationnelle qu’il situe à trois niveaux : le premier niveau sert à décoder et à échanger les messages écrits (lettre que l’entreprise reçoit, appel d’offres, offre de service); le deuxième niveau permet de converser et de négocier (vente et opérations de marketing international); le troisième niveau de compétence permet d’influencer, de motiver et de gérer les équipes de vente multiculturelles à l’échelle mondiale. Cette approche est intéressante malgré qu’elle soit focalisée sur les opérations de marketing international (client-fournisseur, acheteur-vendeur). Cette conceptualisation de la compétence en communication interculturelle, selon Irrmann (2006), devrait être complétée par des univers de sens pour éviter un certain nombre de déviation par rapport à l’usage standard de la langue. Dans un contexte comme celui de l’Afrique, un formatage universel des compétences interculturelles risque d’être incomplet et de ne pas fonctionner si l’on ne met pas en connaissance les univers culturels africains de sens (Apitsa, 2013, 2016). Les travaux de Hall (2007), sur le modèle « de codage et de décodage du sens » portant sur les cultural studies, confortent cette idée. En effet, selon l’auteur, les cultures populaires ont des systèmes de valeurs et des univers de sens propres. Pour justifier cette approche, que nous admettons dans cet article, il s’appuie sur le processus de communication d’une communauté linguistique quelconque et montre que celui-ci doit être appréhendé comme une structure articulée de deux moments distincts et spécifiques : dans un moment « déterminé », la structure emploie un code et génère un message; à un autre moment déterminé, le message, par l’intermédiaire de ses décodages, débouche sur l’expression des univers de sens qui sont liés à la structure des pratiques sociales.

Dans une approche conceptuelle des compétences interculturelles, Spitzberg et Changnon (2009) ont identifié 22 modèles de compétences interculturelles existants et les ont classés en cinq catégories : compositionnels, causalité, développementaux, co-orientationnels et adaptationnels. Le modèle compositionnel proposé par Deardorff (2006) est souvent mobilisé dans des études quantitatives. Ce modèle met l’accent sur les éléments de la compétence détenue par un individu. Il n’intègre pas le contexte collectif d’interaction entre individus. Dans une démarche de nature qualitative, Earley et Ang (2003) distinguent trois dimensions de compétences interculturelles : cognitive, motivationnelle et comportementale. Dans la même veine, Barmeyer (2007) prône une action collective en contexte d’interaction pour le développement des compétences interculturelles. Il mobilise les recherches en psychologie, en sociologie et en sciences de gestion pour dresser un panorama du modèle de la compétence interculturelle. Il s’appuie sur les spécificités culturelles de la France, de l’Allemagne et du Québec et construit un modèle en trois dimensions : affective/émotionnelle, cognitive et comportementale (annexe 1) :

La dimension affective/émotionnelle est liée à la compétence sociale et dépend de la personnalité et du parcours de l’individu. Elle implique une prise de conscience de la relativité culturelle et de l’ouverture aux cultures.

La dimension cognitive inclut les aspects généraux et des connaissances culturelles spécifiques qu’un individu peut acquérir pour différencier, comparer, comprendre et interpréter de façon adéquate les comportements et les attitudes des autres personnes de cultures différentes.

La dimension comportementale se déploie par la capacité de transposer concrètement, dans la pratique, les compétences affectives et cognitives pour adopter un comportement qui favorise la collaboration interculturelle.

Ces trois dimensions, que nous mobilisons, se combinent et se renforcent les unes les autres. Elles mettent en exergue l’aspect explicite ou implicite des connaissances apprises en situation professionnelle « au niveau micro » de l’organisation. Pour donner sens aux éléments culturels émergents, la recherche mobilise les travaux en management en Afrique qui fournissent des repères sur les univers culturels de sens (Kamdem, 2002; Mutabazi, 2004, 2006; Hernandez, 2007; Henry, 2004, 2009; Apitsa, 2013, 2018). La partie empirique qui suit expose nos choix méthodologiques, présente et analyse les résultats de la recherche.

Le protocole méthodologique de la recherche

L’article exploite une partie des données empiriques d’une recherche doctorale[2]. Les données empiriques sont collectées en 2007 et 2015 au sein d’une multinationale française implantée au Cameroun. Ce cas unique, au sens de Yin (2014), vise à révéler, en termes de richesse et de profondeur contextuelle, un phénomène rarement étudié. Selon cet auteur, le cas unique est préconisé s’il s’agit de tester une théorie, de révéler un phénomène rare, difficilement accessible, ou unique, d’étudier un cas révélateur, représentatif ou extrême. Cela correspond à notre recherche car la dynamique culturelle dans les multinationales en Afrique est rarement étudiée et les univers culturels de sens sont peu mis en connaissance de façon structurée. Le matériau empirique récolté qui transparaît dans le processus d’allers-retours entre le terrain et la littérature (logique abductive) offre l’opportunité d’étudier la dynamique culturelle, de mieux la comprendre et de dévoiler le sens attribué aux éléments culturels en action et de discuter les implications des résultats.

Contexte et présentation du cas

Le Cameroun, encore appelé « Afrique en miniature » (Henri, 2002), est un pays géographiquement localisé en Afrique Centrale avec environ 250 ethnies, regroupées en cinq aires culturelles : Grassfield, Sawa, Fang-béti, Soudano-sahélienne, Soudanaise (Apitsa, 2013). Sa situation sur le continent africain fait de lui une terre de rencontres des peuples et des cultures. L’histoire et la culture du Cameroun révèlent que les groupes humains y sont d’une infinie variété. Ils se rattachent aux principaux peuples du continent : Négrilles, Soudanais, Sémites, Nilotes et Bantous (Njeuma, 1989). Sa richesse culturelle, entre autre linguistique et religieuse, fait de lui le médiateur entre les différents peuples d’Afrique (Kamdem, 2002). Installée au Cameroun depuis les années 80, la multinationale française appartient à un grand groupe d’assurances, leader mondial. En 2008, le groupe a signé la charte de la diversité. Il a une ambition toujours forte : s’ouvrir et se développer à l’international. En Afrique (subsaharienne et Maghreb), pour accélérer son développement, il profite des facteurs de croissance du continent de ces dernières années (démographie, urbanisation rapide, ressources naturelles abondantes, essor de la classe moyenne avide de consommation et utilisatrice des nouvelles technologies de l’information et de la communication). Depuis 2011, le groupe a ajouté à sa liste de présence deux autres pays; ce qui lui accorde huit implantations en Afrique. Ces critères ont motivé notre choix. La filiale camerounaise, localisée dans les deux principales villes (Douala et Yaoundé), propose ses services aux particuliers et aux entreprises dans le domaine de l’assurance-vie, des dommages, d’assistance, de l’épargne et de la retraite. Notre immersion s’est effectuée au siège local de Douala (ville cosmopolite qui favorise la rencontre de la diversité ethnique et culturelle du Cameroun).

La démarche de l’étude empirique

Pour mener à bien ce travail, nous avons choisi une méthode qualitative (Yin 2014). Notre posture épistémologique est interprétativiste. Cette perspective, comme le défendent Allard-Poesi et Maréchal (2007), suppose « de comprendre un phénomène de l’intérieur pour tenter d’appréhender les significations que les gens attachent à la réalité sociale, leurs motivations et intentions » (p. 40). La spécificité de notre objet de recherche semble plaider pour cette démarche qui autorise de pénétrer dans la multinationale par immersion, de s’imprégner des catégories mentales de ceux qu’on étudie et de se familiariser avec eux afin d’obtenir une confiance réciproque (D’Iribarne, 2004; Chanlat, 2005). Il était question de comprendre, au travers des interprétations, les attitudes et comportements des salariés dans leur milieu de travail. L’interprétation des discours se construit grâce aux interactions entre les salariés dans le contexte d’étude. Elle admet nécessairement de trouver les significations locales partagées que les salariés donnent à leur réalité sociale (Hall, 2007; Berger et Luckman, 1967), c’est-à-dire aux éléments culturels émergents. De façon cohérente, seule la compréhension va nous permettre d’assigner le sens aux éléments culturels en action.

La collecte des données

Deux phases de collecte de données ont été réalisées (2007 et 2015). L’étude de cas s’appuie sur diverses sources : entretiens semi-directifs, observation non-participante (in-situ) et sources documentaires. En 2007, nous avons observé pendant deux mois la dynamique d’interaction culturelle des individus dans la multinationale[3] étudiée. Les entretiens semi-directifs ont été effectués dans les locaux de la multinationale, en français et en anglais et aux heures de travail. Seize entretiens ont été réalisés auprès des dirigeants expatriés, des cadres supérieurs et intermédiaires locaux, des agents de maîtrise et des subalternes. Tous les services de l’entreprise sont représentés dans l’échantillon. Trois membres et un responsable de chaque service ont participé à l’entretien (certains salariés ont malgré tout refusé de participer à l’entretien). Ces entretiens d’une durée moyenne de 2h étaient structurés par un guide d’entretien qui était élaboré à partir de la littérature portant sur la GRH à l’international, sur les compétences interculturelles et sur le management en Afrique. Trois thèmes sont définis : 1. Mobilité internationale, 2. Compétences interculturelles, 3. Eléments culturels africains. Les questions ont été construites en fonction du statut du participant (expatriés ou locaux). Par exemple, pour les expatriés : Depuis quand êtes-vous en mission d’expatriation au Cameroun ?Parlez-moi de la relation au travail avec vos collaborateurs locaux ? Pour tous les autres salariés : Que signifie pour vous la diversité culturelle et en particulier celle au sein de votre entreprise ?Faites-vous un lien entre votre culture et votre travail ? Les questions sont ouvertes pour éviter que les informants ne s’enferment dans un seul point de vue. Les expatriés interviewés avaient vécu une expérience d’expatriation dans une filiale africaine. L’immersion dans la multinationale nous a permis de partager de visu la vie des salariés de différents services et de nous confronter à des réalités culturelles particulières telles que la chefferie, le deuil, la religion; celles-ci ont provoqué des questions non prévues dans le guide d’entretien. A partir des données issues de cette première phase, nous avons construit une grille d’analyse des éléments culturels africains pour les confronter au terrain. En 2015, dans une perspective diachronique, nous sommes retournés sur le terrain d’étude. Notre immersion a duré un mois. Il était nécessaire d’interroger de nouveau les responsables hiérarchiques et certains salariés subalternes sur les faits observés en 2007. De plus, il était important de découvrir des éléments nouveaux par rapport aux investigations empiriques antérieures (Mintzberg, 1970; Bastien, 2007) et de donner sens aux éléments culturels africains (Mutabazi, 2004, 2006). De nouvelles questions étaient indispensables, comme par exemple : Y a-t-il eu des changements depuis notre dernier passage dans votre politique de mobilité internationale ?Parlez-moi de la collaboration en entreprise avec un chef de village ? Quel est le sens donné à la pratique du deuil au Cameroun ? Sur certaines situations culturelles au sein de l’entreprise, les répondants éprouvaient parfois le besoin d’appuyer leurs discours par la production de documents (notes de service). Nous avons alors noté qu’en 2007, l’agence de Douala comptait 100 salariés de trois nationalités différentes et celle de Yaoundé d’une vingtaine de salariés, tous d’origines ethniques différentes. En 2015, l’effectif du personnel a été revu à la baisse. La raison évoquée concerne l’externalisation de certaines activités de la firme locale vers des intermédiaires d’assurances (courtiers). A Douala, le nombre de salariés est passé à 80 et à une dizaine de salariés à Yaoundé. La diversité ethnique dans la composition du personnel est toujours effective. Le nombre d’expatriés a été réduit. Dans cette deuxième période, une dizaine d’entretiens a été réalisée jusqu’à atteindre une saturation théorique (Glaser et Strauss, 1967). Les entretiens ont été retranscrits et les dernières unités d’observations analysées n’ont pas apporté d’éléments nouveaux. Au total, 26 entretiens ont constitué notre base de données. Un recueil des données secondaires publiques et officielles (charte du groupe, journaux et magazines) et des documentations en interne (notes de service), ont complété les données.

Pour le traitement des données, nous avons procédé par une analyse de contenu faite par le biais d’une codification réalisée a posteriori afin de pouvoir faire émerger des catégories de sens nouvelles et inattendues (Glaser et Strauss, 1967). Les différentes unités repérées sont comparées puis regroupées en catégories de sens en fonction de leur similarité puis codifiées. Contrairement à l’analyse lexicale qui prend le mot comme unité d’analyse, nous avons choisi la phrase ou le paragraphe pour éviter de tronquer le discours et de privilégier l’unité de sens (Miles et Huberman, 2003). C’est ainsi qu’a été construite la liste des catégories, c’est-à-dire des codes à travers lesquels les entretiens sont analysés. Un extrait de la grille de codage de données est présenté en annexe 2, 3 et 4. Notre choix délibéré est celui d’une codification manuelle parce qu’elle permet de capturer des sensibilités et des nuances fines à partir des données collectées et d’aboutir à une description et à une explication qui donne sens aux éléments culturels identifiés. Un double codage a été réalisé indépendamment pour fiabiliser les résultats (Allard-Poesi et Maréchal, 2007). Nous n’avons pas retenu d’utiliser les logiciels d’analyse des données tels que N’vivo, Alceste, etc. L’utilisation de ces logiciels est qu’ils procurent un gain de temps et facilitent la gestion des données. Or, Bardin (2007) souligne que le codage, qu’il soit fait manuellement ou assisté par un ordinateur, conserve les mêmes avantages. Pour cette auteure, il ne faut pas prendre « l’ordinateur pour un magicien, on n’obtiendra à la sortie que ce qui a été mis à l’entrée, le mauvais comme le bon, l’inutile comme l’utile » (Bardin, 2007, p.182). Il apparait alors intéressant de présenter les résultats.

Les résultats : éléments d’analyse et de discussion

Nous présentons d’abord la politique de mobilité internationale de la multinationale comme une grille de lecture pour permettre de saisir l’intérêt de notre objet de recherche. Puis nous répondons aux questions que la recherche pose.

La politique de mobilité internationale de la multinationale au Cameroun

Cette politique de mobilité est pilotée par le siège. Elle se caractérise par deux missions : une mission de courte durée (détachement) et une mission de longue durée (expatriation). Le détachement concerne les personnes qui viennent en Afrique pour assurer des missions de formation. Celle-ci est décentralisée à Dakar pour les filiales africaines. Elle peut durer entre un et deux mois.

« On décentralise des formations managériales pour faire venir des animateurs à Dakar parce que tout le monde joint assez facilement Dakar »

Directeur Général, Expatrié

L’expatriation concerne uniquement les salariés français du groupe.

« J’ai d’abord travaillé en Côte d’Ivoire où j’ai passé 10 ans »

Directeur département, Expatrié

« Je connais quand même bien l’Afrique. Mon premier poste était à Madagascar où j’ai passé un an. Après, le Sénégal où j’ai passé 10 ans. Je connais l’Afrique de long en large plus que d’autres pays du monde »

Directeur général, Expatrié

Ces dirigeants ont vécu une expérience d’expatriation en Afrique. Ce résultat rejoint la littérature sur la conceptualisation de la compétence interculturelle qui s’acquiert avec le temps et l’expérience dans un environnement international (Bartel-Radic, 2014) et qui se construit dans un contexte d’action individuelle et collective (Barmeyer, 2007). Est-ce suffisant pour développer les compétences interculturelles lorsque les spécificités culturelles locales sont fortes ? 

Les compétences interculturelles des expatriés à l’épreuve des systèmes de valeurs culturelles africaines

Nos résultats mettent à l’épreuve la compétence affective, émotionnelle, cognitive et comportementale des dirigeants, à savoir identifier derrière les langages codés et les attitudes et comportements implicites des salariés les éléments culturels africains, et à savoir les traduire dans le sens des systèmes de valeurs culturelles africaines.

« Il est vrai qu’il y a un certain nombre de problèmes inhérents à la culture camerounaise. C’est par exemple, la quasi absence de la notion de lendemain. Quand quelqu’un vous dit demain, ici il faut se méfier, ça peut vouloir dire jamais. Demain n’a pas d’existence, demain ça signifie rien. Ça peut vouloir dire je ne voulais pas vous dire non parce que ça ne se fait pas de dire non d’emblée, il n’y a que les blancs qui disent non comme ça. Ça ne se fait pas. On ne dit pas non et on ne dit pas oui, on dit demain »

Directeur de département, expatrié

« Vous demandez à quelqu’un de faire un travail assez précis et bon plus tard vous lui demandez, vous avez réussi ? Il vous répondra, « Oui ça va « un peu » ou c’est « un peu bien » ». Ensuite, vous dites, c’est bien fait; Ok il n’y a plus de problème. S’il dit, c’est un peu bien, il faut vite aller voir parce que là, un peu bien, ça veut dire qu’il y a un problème. Moi je me suis fait piéger le premier plusieurs fois avec le mot « un peu bien » ». Voilà, il faut décoder ce langage. Il y a des codes, il faut décoder. Quand c’est un peu bien ça veut dire qu’il est très mal, il n’est pas bien. »

Directeur général, expatrié

Ces verbatim mettent en relief la compétence interculturelle (dimension cognitive) et la compétence linguistique. Les résultats révèlent qu’au Cameroun, les scénarios communicationnels et les modèles de langage peuvent devenir inadaptés (Irrmann, 2006). En effet, le langage codé qui génère un message, par l’intermédiaire du processus de décodage et d’interprétation effectué par le récepteur, peut être inapproprié et donner lieu à des malentendus liés à la culture de l’émetteur. Les salariés s’expriment avec un langage codé que le dirigeant (récepteur) doit décoder et doit traduire dans le sens des systèmes de valeurs et des univers culturels propres (Hall, 2007). Ces résultats corroborent la littérature sur le processus communicationnel qui s’accorde à dire que l’usage standard de la langue peut devenir inadéquat dans un autre environnement culturel (Irrmann, 2006; Hall, 2007; Chanlat, 2016; Milliot, 2016). Ils rejoignent les travaux en management interculturel qui soulignent que la compétence interculturelle à l’image de la compétence linguistique renvoie à la capacité de comprendre plusieurs univers culturels de sens (Chevrier, 2007). Pour leur part, les dirigeants manifestent une certaine capacité à sortir des automatismes langagiers qui leur permettent de prendre conscience de la diversité des cultures communicationnelles (Irrmann, 2006). Cependant, le décodage du langage codé des salariés par les dirigeants manque d’ancrage dans les systèmes de valeurs et les univers culturels de sens propres (Hall, 2007). En effet en Afrique, derrière le langage codé et les attitudes et comportements implicites des salariés, l’on peut identifier quelques éléments culturels : le temps et la hiérarchie. Le temps a une valeur sociale en Afrique. C’est le ciment des liens sociaux (Mutabazi, 2004, 2006). Il s’exprime à travers les mots « lendemain », « demain » qui renvoient aux règles et aux valeurs de sociabilité des groupes ethniques et que l’on trouve enfoui dans les expressions « un peu », « un peu bien ». Si l’on s’en tient au système culturel africain qui se définit à trois niveaux (pensée, valeurs, règles) (Apitsa, 2018), l’interprétation que l’on peut faire est que le salarié par son attitude ou son comportement implicite peut exprimer, derrière son langage codé, une demande en lien avec sa vie personnelle ou familiale; il invite par là l’employeur à décoder et à interagir solidairement avec lui. Il peut s’agir d’accorder par exemple un jour d’absence au salarié qui va l’utiliser soit pour sa communauté soit pour s’occuper d’un proche malade. Quant à la hiérarchie, elle évoque le pouvoir, le respect et l’éthique. Derrière l’expression « on ne dit pas oui », « on ne dit pas non », il y a l’idée de la hiérarchie qui repose sur les valeurs de respect et d’éthique. Ces valeurs rappellent les relations hiérarchiques et le rapport lié à l’autorité et à l’âge. Ce type de langage implicite est également ancré dans la culture mentale des individus, individus peu expressifs parce qu’il y a des règles de sociabilité de la communauté qu’il faut respecter.

Par ailleurs, les résultats indiquent que les dirigeants expatriés ont une aptitude à décrypter, derrière les attitudes implicites des salariés locaux, certains éléments culturels.

« L’africain; c’est quelqu’un quand il se lève le matin et s’il a un problème dans la tête, il sera inefficace dans le travail tant qu’il n’aura pas réglé son problème. Donc il vaut mieux quand vous le voyez arriver le matin avec sa tête de travers, vous allez lui dire écoute, qu’est ce qui ne va pas ? Il vous répondra, Ah ! Patron j’ai perdu untel, Ah Patron ! J’ai un enfant qui est malade… »

Directeur de département, expatrié

« En Afrique le problème c’est de savoir voir. Le matin quand vous voyez vos gens c’est de savoir que parmi eux, celui-là n’a pas son rayonnement habituel; qu’il y a quelque chose. Et si vous savez faire ça, vous avez 90 % de réussite. Le reste après va de soi. Mais les 90 % c’est la gestion du potentiel humain, d’être attentif. En fin de compte c’est d’avoir une main de fer dans un gant de velours »

Directeur Général, expatrié

Les dirigeants ont une connaissance de certaines réalités culturelles locales auxquelles ils ne sont pas imperméables. Ils manifestent une sorte d’autoréflexion qui va les conduire à interagir et à gérer la situation culturelle : c’est la compétence comportementale (Barmeyer, 2007).

Nos résultats permettent de démontrer que la conceptualisation des compétences interculturelles avec des traits de personnalité statiques est inopérante dans le contexte camerounais. Ils soutiennent l’approche de Barmeyer (2007) qui montre que la compétence interculturelle se développe en contexte d’interaction dans un environnement international. En revanche, ils se distinguent des travaux de cet auteur en ce sens que l’on observe en même temps une incapacité des dirigeants de la multinationale étudiée à capturer les univers de sens culturels africains pour les traduire formellement dans un véritable processus concret et complet de compétences interculturelles.

Les éléments culturels africains en action dans la multinationale et leurs univers de sens

Les éléments culturels interagissent de façon implicite et explicite dans les attitudes et comportements des acteurs sociaux via les relations interpersonnelles (communication), le rapport à l’autorité et le rapport au temps (les rites religieux et traditionnels) : les langues, l’âge, le secret, la chefferie (hiérarchie villageoise), la religion, le deuil.

Les relations interpersonnelles : les langues vs dialectes, valeur sociale et identitaire

Au Cameroun, il existe plusieurs langues de communication : le français, l’anglais, les dialectes, le pidgin-english. Le français et l’anglais sont des langues reconnues d’égale valeur par la constitution camerounaise. Les dialectes correspondent aux langues des ethnies; chaque ethnie a sa propre langue. Le pidgin-english est la langue de communication populaire que l’on utilise chez le médecin, au marché, au commissariat de police, dans les affaires ou même pour communiquer avec un agent dans un service administratif. Les résultats indiquent que l’usage des dialectes dans la communication au sein de la multinationale est interdit mais cette restriction n’est pas toujours respectée.

« Quand j’ai pris mes fonctions, on m’a dit que cela n’est pas toujours indiqué de parler sa langue dans la société. Nous échangeons en français. Moi je suis de ceux qui pensent et qui disent qu’on devrait non seulement tout faire pour préserver cette diversité linguistique, parler nos langues quand bien même nous sommes en entreprise et moi je n’hésite pas »

Responsable service, local

Dans ce contexte de diversité linguistique, poser des barrières linguistiques, en privilégiant la langue commune (l’anglais et/ou le français) pour se comprendre et pour créer un cadre d’échange interculturel coopératif, peut être perçu comme le rejet de la culture de l’Autre. En Afrique, les communautés culturelles échangent toujours entre elles dans leurs dialectes en tout temps et en tout lieu. De ce fait, la langue n’est pas seulement un moyen de communication ni un élément d’identité, elle est aussi un élément du lien social qui permet à un individu de s’épanouir et d’exister au sein de son groupe ou de son réseau relationnel (Apitsa, 2018). Connaître l’univers linguistique de sens (Chevrier, 2007) est une dimension complémentaire de la compétence cognitive (Barmeyer, 2007) nécessaire pour mieux appréhender les habiletés culturelles et dépasser les barrières culturelles (Irrmann, 2006).

Le rapport à l’autorité : les valeurs de respect et d’éthique

Nos résultats mettent en exergue le rapport à l’autorité. Socle des valeurs de respect et d’éthique, il repose sur l’âge, la chefferie (hiérarchie villageoise) et le secret (conversation intime et privée).

L’âge : le « respect de l’aîné »

L’âge est l’une des caractéristiques de la diversité. En Afrique, l’âge donne la légitimité d’exercer un pouvoir et d’avoir une certaine autorité. C’est ce que Mutabazi (2006) qualifie de circulation du pouvoir. Dans les rapports aux autres ou entre individus, l’âge est lié au statut de l’aîné. L’aîné est très respecté, on ne s’adresse pas à lui n’importe comment. Transposé en milieu de travail, le critère de l’âge influence les relations interpersonnelles et hiérarchiques.

« Les anciens sont très malléables. Il faut savoir les respecter surtout. Il ne faut jamais les interpeller devant les jeunes. Par contre, ils sont prêts à accepter n’importe quoi mais il ne faut pas que ce soit devant les gens. Il ne faut pas leur attacher les pieds en présence d’autres personnes »

Directeur département, expatrié

Culturellement, l’on adopte un respect envers les aînés et les personnes âgées que l’on qualifie de « vieux ». L’Ancien (« vieux ») a une autorité naturelle même s’il a un niveau hiérarchique plus modeste car il dispose d’une culture mémorielle. Il est admis qu’il détient la clé de la sagesse (le conseil des aînés). Cette légitimité peut être remise en cause s’il a un comportement peu éthique (Mutabazi, 2006; Apitsa, 2018). Le jeune est considéré comme inexpérimenté en soi quand bien même il aurait une position hiérarchique supérieure. La culture africaine valorise le statut des Anciens jugés ayant plus d’expérience et de connaissances car en eux se concentrent de façon particulière le sens de la vie et la force vitale; d’où leur ascendant en dignité et en puissance (Kamdem, 2002).

Le secret, ancrage des valeurs de respect et d’éthique

Les résultats mettent en lumière la notion de secret, c’est-à-dire le caractère intime et privé d’une conversation. Cette notion s’entend dans le sens commun « qui doit rester confidentiel ». Elle intervient implicitement dans le rapport à l’autorité et s’exprime dans les attitudes des salariés. Le secret est donc un élément très ancré dans la culture mentale des individus et s’énonce dans les valeurs de respect et d’éthique.

« Il y a deux semaines, j’ai fait la remarque à mon patron. Parce que les collaborateurs lors de notre réunion se sont plaints en disant que, il les a trouvés dans le bureau d’un chef de la maison, et, il l’a, permettez-moi le terme, « grondé » devant l’autre chef. Ils n’ont pas bien pris ça »

Responsable de service, local

« Chez nous, l’adage africain dit : « le linge sale se lave en famille »; donc quand tu trouves ton collaborateur en position délicate dans un autre département, tu l’attends chez toi et quand il revient, à ce moment, tu lui passes tous les savons du monde que tu veux; ça va mieux passer que devant l’autre responsable, si tu te mets à lui passer le même savon. Il le digère très mal et ça risque d’avoir un effet inverse »

Responsable de service, local

Ces verbatim illustrent que le rapport à l’autorité ne doit pas être exercé en public et doit être particulièrement encadré, confiné à l’espace privé, à un face à face entre le supérieur hiérarchique et son subordonné, en une conversation secrète. Les reproches en public sont vécus et perçus comme un manque de respect à la personne. En effet, il est difficile pour un salarié d’accepter ce type de remontrances de la part de son supérieur en public y compris lorsqu’il y a un manquement à la réalisation des objectifs fixés. Cela génère des frustrations, pollue l’ambiance au travail et met en tension les rapports interculturels. Le fait de « ne pas faire de reproche ni en public ni en entreprise » traduit le respect que l’on doit à autrui en Afrique plus qu’ailleurs, à savoir la conscience éthique. Ce résultat pointe comment la somme d’expériences accumulées par les dirigeants expatriés en contexte d’action collective ne suffit pas à capitaliser les connaissances sur les réalités socioculturelles des salariés.

La chefferie : une valeur traditionnelle en butte avec la modernité

Dans notre échantillon, nous avons eu à interroger un chef de village salarié de l’ethnie Bassa qui avait le statut d’agent de maîtrise. Lorsque nous l’avons interviewé en tant qu’informant, nous lui avons tendu la main pour le saluer. C’est lorsqu’il a décliné son identité qu’il nous a révélé qu’il était chef de village. Nous lui avons alors dit que nous ne devions pas lui serrer la main, parce qu’on ne serre pas la main du chef de village. Avec un sourire, il a répliqué « quand on ne sait pas on est pardonné » (le chef de village, Agent de maîtrise, local).

Le manquement à ce geste traditionnel est pardonné parce que ce chef de village n’a pas laissé paraître un signe visible de son statut et parce que cela s’est déroulé dans un contexte professionnel. Le pardon dévoile un élément culturel essentiel dans les traditions africaines : la chefferie. Le Cameroun est l’un des pays africains où les chefferies traditionnelles ont un sens culturel spécifique (Kamdem, 2002). La chefferie est une structure sociale hiérarchisée et de pouvoir. Elle est le lieu d’incarnation des valeurs culturelles et de représentation de l’Etat dans chaque groupe d’ethnie. C’est le lieu de médiation et de résolution des conflits. Le chef de village est à la tête d’une ethnie. Tous lui doivent un certain respect notamment dans les manières de saluer et dans le protocole à observer quand on s’adresse à lui. Il est une autorité morale et un pivot de l’organisation sociale. Il est garant des valeurs traditionnelles (Kamdem, 2002). La multinationale a dans son personnel un chef de village; cela nous a amené à nous interroger sur le lien entre la chefferie (hiérarchie villageoise) et les relations au travail de ce chef de village avec ses autres collaborateurs.

« Le chef de village c’est quelqu’un qui est très respecté dans notre société, dans nos milieux en Afrique. On leur doit beaucoup de respect »

Subalterne, local

« Quand je suis arrivée dans l’entreprise, le DRH m’avait dit qu’il y a un chef de village dans le service que je vais diriger. J’avais des appréhensions. On ne s’adresse pas à un chef n’importe comment. Donc déjà l’appeler pour lui donner des ordres, lui donner du travail c’était pour moi dans un premier temps un problème parce que je n’avais jamais eu affaire à un collaborateur de ce rang, chef de village »

Responsable de service, africain non camerounais

Ces verbatim montrent que la présence de ce chef de village à un poste d’agent de maîtrise peut gêner l’activité professionnelle d’un supérieur hiérarchique car il devra composer avec lui. Ce cas illustre la juxtaposition et l’interaction des normes et des statuts culturels locaux avec les codes de travail dans l’entreprise. Le statut de ce chef de village lui confère en tous lieux et en tous temps une autorité morale naturelle qui ne peut en aucun cas lui être niée ni même ignorée au prétexte qu’il occuperait un poste même de subalterne. Paradoxe ! Cela peut même atteindre un certain degré « d’immunité » dans le sens où, en cas de faute professionnelle ou de non réalisation de ses objectifs, il sera difficile, voire impossible, d’émettre un reproche ou de prendre une sanction vis-à-vis de lui. Il semble donc très difficile de gérer la relation de collaboration lorsque surviennent des conflits d’autorité même si ce chef est conscient que lui aussi doit composer avec son supérieur hiérarchique auquel il est attaché par des liens de subordination et par son contrat de travail.

« Mon statut de chef de village ne me permet pas de m’abaisser. Mais dans le cadre du travail ou quand je suis ici, là je dois le faire »

Agent de maîtrise, local

Ce cas pose aussi la question de la hiérarchisation des rôles dans la multinationale. On est face à une valeur traditionnelle (la chefferie) qui n’ouvre pas un rôle de chef du village dans l’entreprise bien que les salariés hiérarchiquement supérieurs soient conscients qu’ils ne peuvent pas adopter une attitude qui entrerait en porte-à-faux avec ce statut. Néanmoins, il convient de reconnaître qu’une évolution est en cours dans la société camerounaise. La plupart des chefs actuels sont instruits et diplômés; ils ont hérité de leurs parents ou ancêtres de ce statut et des valeurs de chefferie qui parfois ne coïncident pas avec le désir de modernité auquel peuvent prétendre ces nouveaux héritiers des chefferies traditionnelles. Cette évolution est perceptible au point que certains nouveaux jeunes chefs de village « Grassfield » ont rompu avec la tradition de leurs ancêtres selon laquelle ils n’étaient pas autorisés à travailler, pour occuper des postes en entreprise.

Le rapport au temps : les rites religieux et traditionnels, croyances et sociabilité des communautés africaines

Notre immersion au sein de la multinationale nous a permis d’observer que le vendredi était un jour particulier de la semaine. Ce jour met en lumière deux des principaux éléments des cultures africaines : la religion et le deuil.

La religion

La pratique de la religion s’inscrit dans les croyances qui construisent la morale des communautés et structurent leurs modes de vie et d’organisation sociale. Le Cameroun est un pays laïc où chacun peut pratiquer la religion de son choix (Apitsa, 2013). Nos observations montrent que la religion au sein de la multinationale s’exprime par le port du boubou traditionnel le vendredi.

« Il y en a quelques-uns au sein de l’entreprise, ils arrivent ici maintenant avec le boubou le vendredi »

Subalterne, local

« Et il faut savoir que tous les vendredis à l’heure de 13 heures, ils sont obligés d’aller faire la prière »

Subalterne, local

Au niveau local, le vendredi correspond au jour de prière chez les musulmans et le dimanche est un jour de grand culte chez les chrétiens. Le port de tenues traditionnelles africaines a même suscité des réactions de la part de la hiérarchie qui voulait l’interdire dans l’entreprise. Face au malaise ambiant et au mécontentement des salariés, qui y ont vu une négation de leur identité africaine et de leurs convictions religieuses, la direction a dû faire marche arrière.

« Je crois à un moment donné même le DRH voulait sortir une note interdisant ça… Il voulait sortir la note, heureusement que cette note n’est pas sortie en disant qu’il est interdit de venir dans la société avec la tenue traditionnelle notamment les cabas etc. Moi ça m’avait choqué. C’est vrai qu’on est dans une société européenne, mais ce n’est pas une raison. C’est frustrant quand même. Moi je trouve c’est quelque part nier notre identité »

Responsable de service, local

Au Cameroun, le vêtement ethnique (pagne, cabas[4], boubou) est un marqueur d’identité et d’appartenance à un groupe. Il est différent d’une ethnie à une autre et cela tient à l’histoire du peuplement camerounais et à son contact avec les Européens. Il y a par exemple, les ethnies Sawa et Fang-béti qui s’habillent à l’occidentale et d’autres comme les Bantou plus enclines à s’habiller en pagne (tissu africain, wax) même si l’on observe un mélange des codes vestimentaires chez les individus.

Le deuil (obsèques et funérailles)

Nous avons observé que les salariés demandaient fréquemment et régulièrement des permissions pour participer à un deuil le vendredi.

« Lorsque quelqu’un te dit là que son cousin est décédé, je crois que dans vos modèles européens un cousin décédé ça n’a rien à voir avec le travail. Chez nous c’est très important. Si votre patron ne peut pas comprendre que votre cousin est décédé, la rentabilité en pâtit »

Responsable de service, local

Dans certains pays, il serait presque impensable d’octroyer une permission d’absence pour le deuil d’un cousin ou d’un ami. En France, le salarié doit justifier cette absence par une demande de RTT (Réduction du Temps de Travail), absence légale et de droit pour la famille proche (grands-parents, parents et enfants).

Notons tout d’abord que les rites ou cérémonies autour de la question du deuil diffèrent d’une communauté à une autre. De façon générale en Afrique, la question du deuil révèle des particularités par la manière où il est vécu. Par exemple le temps du deuil, plus long, impose au dirigeant d’accepter l’absence du salarié qui doit manifester sa solidarité, son entraide et son soutien envers sa communauté, sa famille ou son réseau relationnel (Apitsa, 2013). Les rites autour du deuil font partie des systèmes de valeurs et de règles de sociabilité des communautés culturelles africaines. Ils sont basés sur la solidarité et l’entraide. En Afrique, la solidarité est le droit et le devoir qu’a un individu envers sa communauté ou son réseau relationnel et vice versa. Elle s’énonce par des échanges, par l’assistance et le soutien, par la mise en commun des ressources, par une présence physique réelle lors d’évènements heureux ou malheureux (Apitsa, 2018). C’est ce que Mutabazi (2006) appelle la circulation des biens. Dès lors, la participation d’un individu à un deuil et/ou à un évènement heureux traduit cette solidarité, cette entraide, cette affection et ce respect des valeurs (de solidarité et de famille). Cela entretient et cimente le lien social, très ancré dans la parentalité et les réseaux personnels (Mutabazi, 2006; Apitsa, 2013). La famille en Afrique est le cadre restreint de la communauté (Hernandez, 2007). Elle se conçoit au sens large puisqu’elle intègre les membres d’autres groupes culturels selon les critères amicaux, affinitaires et de mariage (la mixité).

En somme, les dimensions affective (émotionnelle), cognitive et comportementale de la compétence interculturelle (Barmeyer, 2007) qui imposent une réflexion autocritique sur sa propre réalité culturelle afin de s’ouvrir aux autres cultures, trouvent sens dans les éléments culturels en action au sein de la multinationale camerounaise.

Conclusion et implications managériales

Cet article a étudié la dynamique culturelle à l’oeuvre dans une multinationale française implantée au Cameroun.

Les résultats présentés à travers le prisme des compétences interculturelles (Barmeyer, 2007) montrent la portée des éléments culturels en action dans la dynamique culturelle de la multinationale étudiée : le temps, la hiérarchie, la culture mentale, les langues, l’âge, le secret, la chefferie (hiérarchie villageoise), la religion, le deuil et la famille. Ces éléments renvoient à un ensemble de références partagées qui ont un sens particulier dans les systèmes de valeurs culturelles africaines. Les mécanismes socioculturels, dévoilés dans nos résultats, en interaction dans les comportements et attitudes des individus, confortent la littérature sur l’intérêt de prendre en compte, en Afrique, les spécificités culturelles locales dans les pratiques de gestion des organisations (D’Iribarne, 1990, 2008; Mutabazi 2004; Hernandez, 2007; Henry, 2009; Apitsa, 2013). L’observation des conditions d’intervention des éléments culturels montrent que les salariés obéissent à des logiques culturelles qui sont différentes des logiques managériales occidentales. Leurs comportements sont enracinés profondément dans leurs cultures et ils n’hésitent pas à les faire jouer en entreprise même avec des codes de langage (Henri, 2002; Mutabazi, 2004, 2006; Apitsa et Amine, 2014).

Nos résultats indiquent que les dirigeants ont vécu une expérience d’expatriation en Afrique. A première vue, cela conforte la conceptualisation des compétences interculturelles au sens de Barmeyer (2007) qui se construit avec le temps et dans un contexte d’interaction et d’immersion individuelle et collective. Les univers culturels de sens que nous avons mis en perspective traduisent les conditions par lesquelles les systèmes de valeurs africaines sont rendus pertinents et opérationnels dans le développement des compétences interculturelles. Celui-ci va au-delà de la simple liste des traits de personnalité individuelle à cocher.

Pour respecter le processus d’ajustement culturel propre à chaque lieu d’implantation, nous proposons aux managers des multinationales en Afrique de se plonger dans les univers culturels africains de sens mis en lumière par nos résultats afin de les traduire dans leur management des équipes multiculturelles. Ces univers sont une dimension complémentaire des compétences interculturelles qui favorisent une véritable plongée dans la culture de l’Autre. Ils permettent de s’affranchir des malentendus et des stéréotypes souvent liés aux cultures africaines, de trouver du sens dans la relation avec l’Autre, de prendre du recul par rapport à ses propres réalités culturelles pour s’adapter et coopérer finement. Ils sont une ressource cognitive apte à décrypter les éléments culturels structurants et enfouis derrière les attitudes et comportements et les langages codés. Ils autorisent de soutenir qu’ils peuvent constituer une synergie positive dans le développement des compétences interculturelles considérées comme une source de richesse individuelle et d’efficacité managériale.

Nos résultats ont dévoilé la présence d’un chef de village dans la multinationale. Nous préconisons qu’il joue un rôle dans la hiérarchie de l’entreprise. En quête de solutions créatives, lorsque les jeux d’intérêts et de pouvoir interagissent, ce chef, s’il est présent, peut apaiser et régler les conflits interculturels. Il peut aussi servir d’accompagnateur aux dirigeants nouvellement nommés et qui sont dans une démarche d’apprentissage interculturel; il est alors un vecteur culturel d’ajustement et de réactivité car il est une autorité garante des valeurs traditionnelles africaines qu’il connait et maîtrise. Une autre personne pourrait jouer ce rôle car certains individus ont le statut de notable[5] dans leur lieu d’habitation. Cela permettra à l’expatrié nouvellement recruté de trouver rapidement une grande autonomie et une capacité d’adaptation culturelle avec le contexte d’implantation.

Nos résultats ont mis à l’épreuve la compétence comportementale des dirigeants expatriés face à un élément d’ancrage de la sociabilité des communautés culturelles africaines : la solidarité. Ces dirigeants se sont montrés réceptifs à cette valeur centrale dans la culture africaine. Nous proposons aux multinationales d’adhérer formellement à la valeur de solidarité car elle est un moteur de bien-être pour les salariés et in fine une source de synergie potentielle propice à l’efficacité managériale.

Comme toute recherche, la nôtre a sans doute des limites. L’essentiel des données empiriques provient d’une seule multinationale et d’un seul pays africain, le Cameroun. Nous n’avons pas eu la possibilité de mener une étude plus large; ce qui aurait pu enrichir ce travail. Nous nous sommes également concentrés uniquement sur les univers culturels de sens sans introduire d’autres critères tels que les traits de personnalité initiés par les organisations pour une mission à l’étranger. Une recherche future pourrait examiner l’influence des expériences développées dans un environnement culturel particulier à partir de ces traits de personnalité et des univers culturels de sens; cela permettrait de suggérer une approche cumulative des compétences interculturelles. Une autre limite peut concerner notre démarche par codification manuelle qui aurait pu utiliser en complément le logiciel d’analyse des données (N’vivo ou Alceste, etc.). Nous avons opté pour un double codage pour fiabiliser les résultats. Les recherches futures pourraient justifier l’utilisation d’un logiciel d’analyse. Nonobstant ces limites, nous avons étudié un phénomène rarement exploré. Nous pensons que cette recherche contribuera au débat sur la dynamique culturelle interne des organisations en Afrique.