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Depuis une dizaine d’années, la littérature en management stratégique témoigne d’un intérêt grandissant autour du concept de coopétition (Bengtsson et Kock 1999, 2000; Gnyawali et Park 2009; Padula et Dagnino, 2007; Yami et al., 2010; Bengtsson et Kock, 2014) permettant de dépasser le clivage initial entre coopération et concurrence (Porter, 1985; D’Aveni, 1994). Le concept de coopétition définit ainsi les situations de plus en plus nombreuses où les entreprises combinent compétition et collaboration (Brandenburger et Nalebuff, 1996; Bengtsson et Kock, 1999; Gnyawali et Park, 2009). La coopétition permet aux entreprises de réaliser des économies d’échelle, d’accéder à des ressources stratégiques et de créer des synergies inter-organisationnelles (Gnyawali et Park, 2009, 2011; Yami et al., 2010; Bouncken et Kraus, 2013). Dans ces approches, la coopétition est généralement considérée comme une stratégie au cours de laquelle des concurrents coopèrent en amont de la chaîne de valeur, loin du client, et se concurrencent en aval, près du client (Bengtsson et Kock, 1999, 2000). Les recherches sur la coopétition se sont ainsi majoritairement focalisées sur les relations entre concurrents dans le domaine de la recherche et développement (Le Roy et Fernandez, 2015) ou de l’innovation (Quintana-García et Benavides-Velasco, 2004; Gnyawali et Park, 2011; Ritala, 2012; Bouncken et Kraus, 2013; Ritala et Sainio, 2014; Estrada et al., 2015).

En parallèle, plusieurs chercheurs insistent sur le développement des pratiques de coopétition marketing et/ou commerciale (Peng et Bourne, 2009; Kylänen et Mariani, 2014; Chiambaretto et Dumez, 2016; Chiambaretto et al., 2016; Mariani, 2016; Pellegrin-Boucher et al, 2017). Ils suggèrent que la coopétition en aval de la chaîne de valeur présente des spécificités jusqu’à présent peu investiguées par le monde académique (Czakon, et Czernek, 2016). En particulier, ces formes de coopétition soulèvent des questionnements relatifs à la captation de la valeur créée, à l’impact sur la relation avec le client, au rôle joué par celui-ci et à la mise en oeuvre de cette stratégie. Notre recherche entend investir ce dernier point en explorant le cas particulier de la coopétition commerciale dans les secteurs régis par des appels d’offres. Le volume d’affaires important généré par ces marchés appelle des recherches spécifiquement dédiées (Skaates et Tikkanen, 2003). Ainsi, notre recherche vise à comprendre et conceptualiser les modalités de la coopétition commerciale dans un secteur régi par des appels d’offres. A notre connaissance, aucune recherche n’a été menée sur la dynamique coopétitive commerciale alors qu’elle représente une stratégie récurrente dans de nombreux secteurs.

Pour apporter des éléments de réponse à cette problématique, nous avons choisi d’étudier un cas sectoriel dans une approche qualitative. Le secteur de l’architecture incarne un cas inédit et stimulant au regard de nos questionnements théoriques. Partant de ce secteur, notre recherche ambitionne deux contributions majeures. Premièrement, nous proposons un modèle théorique de la dynamique de la coopétition commerciale dans un contexte d’appels d’offres. Ce modèle est composé de trois formes différentes présentant des caractéristiques et des enjeux spécifiques. Deuxièmement, l’article offre une mise en perspective managériale destinée aux praticiens. Nous insistons en particulier sur la mise en oeuvre de ces trois modalités de la stratégie coopétitive commerciale.

Nous débutons l’article par une revue de la littérature existante sur les enjeux de la coopétition avec un focus particulier sur la coopétition commerciale dans un contexte d’appels d’offres. Dans une deuxième section, nous présentons la démarche méthodologique appliquée au cas du secteur architectural. La troisième section expose nos résultats empiriques portant sur les déterminants, le développement et le processus de coopétition commerciale avec appels d’offres. Enfin, la quatrième section propose un enrichissement du modèle conceptuel de la dynamique coopétitive commerciale ainsi que ses enjeux managériaux.

Cadrage théorique de la recherche

La coopétition : enjeux, modalités et dynamique

Dans la littérature traditionnelle sur les relations entre entreprises, il existait jusqu’à la fin des années 1990 une dichotomie entre les interactions coopératives et concurrentielles (Yami et al., 2010; Le Roy et Sanou, 2014). La combinaison paradoxale de ces deux dimensions opposées a en effet longtemps été considérée comme inconcevable tant par les praticiens que par les théoriciens. À la fin des années 1990, quelques chercheurs ont toutefois observé que cette séparation était artificielle et que les entreprises pouvaient mener de front les deux types de relations avec les mêmes partenaires (Brandenburger et Nalebuff, 1996; Lado, Boyd et Hanlon, 1997; Bengtsson et Kock, 2000). La diffusion du concept de coopétition à partir des années 2000 traduit cette évolution de la pensée en matière de stratégie relationnelle. Nous pouvons ainsi retenir l’approche de Bengtsson et Kock (1999; 2000) qui définissent la coopétition comme une relation entre au moins deux entreprises concurrentes combinant simultanément coopération et concurrence. Selon ces auteurs, la coopération intervient majoritairement loin du client (activités situées en amont : R&D, production, etc.) tandis que la concurrence intervient quant à elle davantage en aval (commercialisation).

Le corpus théorique grandissant sur la coopétition démontre plusieurs avantages à engager une telle stratégie. La coopération entre compétiteurs peut notamment permettre d’améliorer la recherche de savoirs et créer des rentes syncrétiques (Lado et al., 1997). La synergie entre une coopération et une compétition élevées peut également améliorer la résolution de problèmes, la satisfaction des clients et la performance (Hamel, Doz, et Prahalad, 1989; Tsai, 2002). Plus précisément, une entreprise qui suit une stratégie de coopétition se place dans une situation où elle peut bénéficier à la fois des avantages liés à la compétition et des avantages liés à la coopération (Lado et al., 1997; Gnyawali et Park, 2009). En effet, la coopération permet d’acquérir de nouvelles ressources et compétences tandis que la compétition pousse les organisations à innover. Lorsque deux concurrents coopèrent, les ressources et les capacités des deux entreprises sont similaires et donc fortement compatibles et interopérables (Gnyawali et Park, 2009; Ritala, Golnam et Wegmann, 2014). Cette similarité permet aux entreprises de profiter de synergies et d’atteindre une taille critique (Dussauge et al., 2000; Gnyawali et Park, 2009, 2011; Yami et al., 2010; Bouncken et Kraus, 2013), justifiant ainsi l’argument selon lequel il est d’autant plus intéressant de coopérer avec un partenaire qu’il s’avère être un concurrent direct (Lei et al., 1997). Dans cette même idée, Le Roy et Sanou (2014) montrent que les relations de coopétition sont plus performantes que les stratégies concurrentielles et coopératives.

La coopétition présente toutefois différents risques tels que les comportements opportunistes du partenaire, la perte d’informations stratégiques, la baisse de la confiance entre partenaires ou l’immobilisme qui nuit à la coopération  (Hakansson et Ford, 2002; Santamaria et Surroca, 2011). Certains auteurs montrent également que les coopétiteurs peuvent avoir un « agenda caché » et qu’ils utilisent les connaissances acquises par la relation contre le partenaire (Hamel, 1991; Lei et al., 1997). L’entreprise peut ainsi « armer » son propre concurrent en partageant ses connaissances et perdre ce qui lui assurait son avantage concurrentiel (Pellegrin-Boucher et al., 2013). Pour ces raisons, un partenariat entre concurrents est caractérisé par des tensions importantes. A n’importe quel moment, l’une des entreprises peut considérer que son partenaire a plus d’avantages qu’elle à collaborer (Park et Russo, 1996). En effet, une entreprise qui collabore avec un concurrent peut être tentée de maximiser ses bénéfices personnels, soit en réduisant ses investissements, soit en essayant d’absorber la valeur créée par le partenariat. Cette attitude peut entraîner la fin de la coopération. Afin de réduire les tensions inhérentes aux situations paradoxales coopétitives, Seran et al. (2016) mettent en évidence le rôle stratégique des relations formelles (contrat, contrôle, coordination formalisée, procédures), mais aussi informelles (rencontres informelles, développement de réseaux sociaux, etc.). En particulier, développer la confiance interpersonnelle pourrait réduire les tensions (Tidström, 2014. Seran et al., 2016) et contribuer au succès des stratégies de coopétition (Chin et al., 2008). Selon Uzzi (1997), des liens sociaux forts permettent en effet d’échanger des informations importantes ce qui facilite la résolution de conflits.

La compréhension de la mise en oeuvre de la coopétition et de ses modalités est donc essentielle pour garantir la performance de ces stratégies. La question de la dynamique et de la nature (durabilité, type de relation, caractéristiques) des relations est également au coeur des problématiques théoriques et managériales. En particulier, on peut se demander s’il existe une dynamique spécifique au processus coopétitif. Certains travaux sur la coopétition ont ainsi étudié des thématiques liées au développement de ces relations (Gnyawali et Park, 2011; Depeyre et Dumez, 2007; Pellegrin-Boucher et al., 2013). Depeyre et Dumez (2007) montrent par exemple qu’au sein de l’industrie de défense américaine, le client est en mesure d’agir dynamiquement sur la coopétition. Pellegrin-Boucher et al. (2013) explorent également l’évolution et la dynamique des stratégies coopétitives au sein d’un secteur tout entier, celui des logiciels pour entreprises. Toutefois, les travaux étudiant la coopétition se sont surtout attachés à étudier les particularités des projets menés en recherche et développement ou en innovation (Quintana-García et Benavides-Velasco, 2004; Gnyawali et Park, 2011; Ritala, 2012; Bouncken et Kraus, 2013; Ritala et Sainio, 2014; Estrada et al., 2015; Estrada et al., 2016; Ritala et al., 2016). Dans ces approches, la coopétition est généralement considérée comme une stratégie au cours de laquelle des concurrents coopèrent en amont de la chaîne de valeur, loin du client, et se concurrencent en aval, près du client (Bengtsson et Kock, 1999, 2000). Pourtant, les concurrents ne limitent pas leur coopération au domaine de la R&D, de la gestion de projets ou de la production; de nombreux accords sont par exemple conclus au niveau commercial, près du client.

La coopétition commerciale dans le cadre d’appels d’offres

Certains travaux ont en effet montré que les stratégies de coopétition commerciales et marketing se développaient dans la pratique (Peng et Bourne, 2009; Kylänen et Mariani, 2014; Chiambaretto et Dumez, 2016; Chiambaretto et al., 2016; Mariani, 2016). La coopétition commerciale y est ainsi décrite comme une stratégie en développement, que ce soit dans l’industrie du transport aérien (Chiambaretto et Dumez, 2016), dans le secteur informatique (Pellegrin-Boucher et al., 2013) ou encore dans les activités touristiques (Kylänen et Mariani, 2012, 2014; Czakon et Czernek, 2016). Selon Pellegrin-Boucher et al. (2017), la coopétition commerciale peut être définie comme une collaboration entre concurrents sur des activités proches du client telles que la vente ou la distribution. Les auteurs insistent sur la nécessité d’approfondir ce concept inédit à partir de nouveaux travaux empiriques.

Dans la pratique, la coopétition commerciale revêt des formes différentes en fonction des secteurs d’activité et de sa localisation dans la chaîne de valeur. Par exemple, dans l’industrie informatique, la coopétition commerciale implique généralement de répondre en commun à un appel d’offres (Pellegrin-Boucher et al., 2013). Dans l’industrie touristique, elle consiste à développer des plateformes communes avec des offres complémentaires (Czakon et Czernek, 2016; Kylänen et Mariani, 2014). Concernant la chaîne de valeur, Pellegrin-Boucher et al. (2017) montrent que la coopétition commerciale est différente de la coopétition développée au niveau de la recherche et du développement. Dans le domaine de la R&D, les projets sont généralement long-termistes et continus (Gnyawali et Park, 2011), alors que les stratégies de coopétition commerciale peuvent être menées sur une courte période (Czakon et Czernek, 2016). Le tableau 1 met en parallèle ces deux formes de coopétition et expose leurs différences.

En particulier, dans le cas d’appels d’offres, les projets sont discontinus, uniques et complexes par nature (Skaates et Tikkanen, 2003). Les déterminants de la coopétition en R&D sont également différents de ceux de la coopétition commerciale. En R&D, le principal objectif est de réduire les coûts et d’améliorer son niveau d’expertise technologique (Gnyawali et Park, 2009), alors que le but de la coopétition commerciale est avant tout de gagner un nouveau marché, de nouveaux clients (Czakon et Czernek, 2016) ou de remporter un appel d’offres (Pellegrin-Boucher et al., 2013).

Précisément, nous avons choisi d’investiguer la dynamique des appels d’offres coopétitifs car aucune recherche n’a été menée sur le sujet. La procédure d’appel d’offres peut être définie comme une transaction complexe concernant des biens, des services et des activités développés pour répondre aux besoins spécifiques d’un acheteur (Cova, 1990). Le client définit des attentes et sélectionne la meilleure solution parmi celles proposées par les entreprises mises en concurrence lors de l’appel d’offres (Skaates et al., 2002). La nature de ce type de vente peut être très hétérogène selon les cas et les secteurs d’activité : la construction, l’architecture, l’informatique, le transport, les services de conseil aux entreprises, etc. Toutefois, les industries concernées par des appels d’offres partagent plusieurs caractéristiques communes synthétisées dans le modèle DUC (Skaates et Tikkanen, 2003). Premièrement, elles font face à une demande discontinue (D). Ensuite, les projets se démarquent par leur caractère unique (U) tant sur le plan financier que sur le plan technique. Enfin, une forte complexité de l’activité (C) est fréquente et ce, notamment en raison de la présence de multiples parties prenantes. La complexité porte sur les questions techniques et financières mais aussi sur les problématiques relationnelles et politiques (Cova et al., 2002). Généralement, les réponses aux appels d’offres impliquent un niveau élevé d’incertitude, un processus décisionnel long et complexe et des stratégies spécifiques.

Tableau 1

La coopétition commerciale et la coopétition en R&D

La coopétition commerciale et la coopétition en R&D
Source : traduction de Pellegrin-Boucher et al., 2017

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Le processus de réponse aux appels d’offres peut être divisé en trois formes principales (cf. tableau 2) : lorsque l’offre n’existe pas encore, lorsque l’appel d’offres est lancé et, enfin, la préparation de la réponse à l’appel d’offres (Cova et al., 2002; Cova et Salle, 2007).

Tableau 2

Le processus de réponse aux appels d’offres

Le processus de réponse aux appels d’offres
adapté de Cova et al., 2002

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La littérature en marketing B to B évoque des évolutions dans les stratégies des entreprises sur ce type de marchés et, en particulier, un nombre croissant de collaborations entre concurrents (Malaval et Benaroya, 2013; Sheth, 2007). Selon Malaval et Benaroya (2013), différents objectifs sont recherchés par les entreprises : des objectifs relatifs à l’offre (élargir la gamme de produits/services proposés, développer une nouvelle offre), des objectifs concernant le périmètre géographique (atteindre les marchés internationaux, bénéficier d’un service de proximité), ainsi que des objectifs concernant la communication (image de marque, partenaires locaux agissant comme une garantie, etc.).

Pour dépasser le simple constat d’une multiplication des stratégies de coopétition sur ce type de marché, nous souhaitons explorer, à travers cette recherche, les modalités et la dynamique de la coopétition commerciale dans les marchés avec appels d’offres. A notre connaissance, aucune recherche ne traite ce sujet. L’étude empirique présentée ci-après vise à combler ce vide théorique et à dévoiler les enjeux managériaux propres à cet objet de recherche inédit en stratégie.

Méthode et terrain de recherche

Poursuivant un objectif de compréhension, nous avons choisi de réaliser une étude de cas mono-sectorielle dans une approche qualitative. Le secteur sélectionné est celui de l’architecture (cf. encadré) et, en particulier, les cabinets opérant sur les marchés avec procédures d’appels d’offres (clients publics ou privés). Au-delà du caractère inédit et original du terrain de recherche dans le champ de la stratégie, ce cas a retenu notre attention pour son lien direct avec nos questionnements théoriques (Yin, 1994). En effet, l’activité des cabinets d’architectes concernés par des appels d’offres illustre les caractéristiques propres au modèle DUC (Skaates et Tikkanen, 2003) : discontinuité de la demande (aléas des appels d’offres dans le temps), unicité de chaque projet (caractéristiques spécifiques : type, lieu, budget, contraintes techniques, etc.) et complexité du projet (ressources et compétences propres à chaque projet, diversité des parties prenantes impliquées, etc.).

Sur le plan géographique, nous avons étudié des projets architecturaux réalisés sur le territoire français par des cabinets implantés dans l’agglomération de Montpellier. La ville est en effet considérée comme très dynamique sur le plan de l’architecture et de la construction. Elle présente une forte croissance urbaine et s’est positionnée depuis quelques années comme une des villes européennes les plus ambitieuses dans ce secteur selon le New York Times (2012). Elle constitue ainsi un terrain d’observation riche au sein duquel les projets réalisés ou en cours sont nombreux et les stratégies des cabinets variées. Sur le plan temporel, nous avons investigué les stratégies concernant des projets récents (menés au cours des cinq dernières années). Le niveau d’analyse retenu est double dans la mesure où notre recherche traite à la fois du niveau sectoriel (enjeux généraux liés à l’activité) et du niveau inter-organisationnel (stratégies de coopétition entre cabinets concurrents).

Pour mener à bien cette recherche, nous avons recueilli et analysé des données primaires et secondaires. Les données secondaires qualitatives et quantitatives sont issues de plusieurs sources telles que des articles de presse sur les projets architecturaux et les appels d’offres passés (via la base de données Factiva), des études de marché disponibles en ligne, des statistiques sur la profession, la réglementation des marchés publics et les textes en vigueur au sein de la profession (ex : le code de déontologie des architectes). S’agissant d’une profession régie par un ordre, nous avons collecté plusieurs données secondaires auprès du site Internet de l’ordre des architectes. Réunies, ces données secondaires servent deux objectifs dans notre protocole de recherche. D’abord, elles nous ont permis d’acquérir une culture sectorielle préalable et nécessaire pour décrypter le fonctionnement de l’activité, identifier les parties prenantes en présence et comprendre les évolutions récentes du métier. Ensuite, grâce à ces éléments, nous avons pu trianguler certaines données primaires et nous assurer que nos résultats empiriques n’étaient pas uniquement liés à des spécificités locales.

Les données primaires, quant à elles, proviennent d’entretiens en face à face en profondeur menés auprès des acteurs du secteur et d’une durée comprise entre une et deux heures. Nous avons réalisé 12 entretiens semi-directifs entre la fin de l’année 2013 et le début de l’année 2015 auprès d’architectes issus de trois cabinets (codés Archi1, Archi2 et Archi3). Ces trois cabinets ont été sélectionnés selon des critères de taille et de type de projets réalisés dans un souci de représentativité du métier d’architecte opérant en B to B. Dans ces trois structures, nous avons interrogé deux profils de répondants : d’abord les associés fondateurs de chacun de ces trois cabinets, bénéficiant tous d’une expérience supérieure à vingt ans au sein de l’activité d’architecture et supérieure à dix ans en tant qu’associé du cabinet en question. Puis, nous avons interrogé d’autres architectes salariés au sein de ces cabinets et travaillant ou ayant travaillé explicitement sur les projets identifiés comme coopétitifs (cf. tableau 3).

Tableau 3

La collecte des données primaires

La collecte des données primaires
Sources : données primaires et societe.com

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Tous les répondants ont été interrogés en binôme sur la base d’un guide d’entretien construit autour des déterminants, des modalités et des enjeux de la coopétition entre architectes dans le cadre des marchés avec appels d’offres. Les entretiens ont été enregistrés, intégralement retranscrits et codés manuellement selon les principes de l’analyse de contenu de Miles et Huberman (1994). Pour ce faire, nous avons construit un dictionnaire thématique à partir des travaux de Bengtsson et Kock (1999, 2000) de Cova et al. (2002) et de Skaates et Tikkanen (2003). Cette méthode d’analyse permet l’identification de thèmes communs et convergents au sein des discours des répondants (Eisenhardt, 1989). Toutefois, durant la phase d’analyse des données primaires nous avons amélioré la codification et l’analyse des entretiens en intégrant de nouveaux thèmes reflétant les idées exprimées par les répondants (Miles et Huberman, 1994). Finalement, 8 thèmes et 45 sous-thèmes ont été identifiés dans les entretiens retranscrits. A titre d’exemple, lorsqu’un répondant évoque dans son discours les enjeux de réputation associés à la coopétition commerciale, nous avons codé ce segment du discours de la façon suivante : thème 7 (avantages de la coopétition), sous-thème 7.3 (réputation).

Concernant la valorisation des données codées, nous avons retenu le projet de coopétition comme unité d’analyse du matériau primaire. Celui-ci a été défini comme un projet architectural sur lequel au moins deux cabinets concurrents collaborent. Dans un objectif d’interprétation des données, nous avons principalement utilisé trois des techniques proposées par Miles et Huberman. Ainsi, nous avons d’abord cherché à identifier des patterns (arguments récurrents dans les discours des répondants), puis à subdiviser certaines variables centrales de l’analyse (par ex. : les différentes formes de coopétition commerciale) et enfin, à observer d’éventuelles relations entre variables (par ex. : les déterminants de la coopétition commerciale). Les données ont été analysées par les deux chercheurs impliqués dans cette recherche de manière à confronter nos compréhensions des matériaux empiriques et à minimiser ainsi les biais liés à la forte subjectivité du chercheur seul.

Les discours recueillis auprès des répondants nous ont permis d’identifier 17 projets coopétitifs concernant les cabinets d’architectes investigués (cf. tableau 4). L’identification de ces projets coopétitifs repose ainsi sur le déclaratif des répondants. Concrètement, il s’agit des projets architecturaux pour lesquels les répondants ont évoqué le fait de les mener en coopération avec un cabinet concurrent par ailleurs sur d’autres projets (passés ou en cours). Afin de limiter nos biais d’interprétation et de renforcer la validité de l’analyse, nous avons ultérieurement soumis la liste de ces projets coopétitifs à une validation par les répondants.

Résultats

Les déterminants de la coopétition commerciale dans le secteur de l’architecture

Le traitement des données permet tout d’abord d’identifier la coopétition comme une pratique présente au sein du secteur. En effet, les architectes rencontrés évoquent unanimement la tendance à recourir à une telle stratégie. Le fondateur du cabinet Archi2 bénéficiant d’une vingtaine d’années d’expérience évoque cette tendance : « c’est l’évolution du contexte qui favorise cela. Il y a plus d’associations qu’avant entre les cabinets. On y pense de plus en plus quand on travaille sur des projets, sur des idées. (…) avant, on montait notre projet seul sans se soucier de ce que faisaient les autres, à Montpellier ou ailleurs que ce soit à Paris ou dans le monde ». En ce qui concerne la part des projets réalisés en coopétition, les données varient d’un cabinet à l’autre. Les projets menés en coopération avec un cabinet concurrent par rapport au total des projets menés représentent ainsi 5% pour le cabinet Archi1, environ 20% pour le cabinet Archi2 et jusqu’à 25% pour le cabinet Archi3.

Tableau 4

Les projets coopétitifs identifiées (et non identifiées)

Les projets coopétitifs identifiées (et non identifiées)

*entre parenthèses le nombre de cabinets d’architectes impliqués dans l’appel d’offres

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Le développement de ce mode relationnel hybride trouve son origine dans plusieurs facteurs. Premièrement, les cabinets d’architectes sont de plus en plus concernés par l’expansion géographique de leur activité. Les entreprises deviennent plus mobiles que par le passé. Elles n’hésitent pas à répondre à des appels d’offres en dehors de leur zone d’implantation ce qui augmente la concurrence sur le plan national et international. Dans ce contexte d’expansion géographique, un partenaire local est souvent requis pour mener à bien la tâche de suivi du chantier, comme ce fut le cas dans les projets 1.1, 2.4, 2.9 et 3.1. Un associé du cabinet Archi2 souligne ce point : « les maîtres d’ouvrages aiment bien avoir dans le projet un cabinet local car cela facilite la communication, et c’est mieux en général pour le suivi des chantiers (…) Pour les cabinets, c’est également intéressant financièrement d’avoir un partenaire proche du site, car cela coûte cher de faire chaque semaine les trajets, c’est mieux si on peut compter sur quelqu’un sur place ». La recherche d’une proximité avec le client constitue ainsi un premier déterminant de la coopération avec un concurrent local servant de relai à l’entreprise initiatrice du projet. Le partenaire sur un projet 1 peut par ailleurs être concurrent sur un projet 2 comme l’ont évoqué les répondants, plaçant les deux entreprises dans une situation de coopétition (cf. tableau 5).

Tableau 5

La coopétition commerciale dans le cadre d’appels d’offres

La coopétition commerciale dans le cadre d’appels d’offres

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Deuxièmement, la coopétition est également motivée par la tendance consistant à rechercher des partenaires prestigieux. En effet, les organisations publiques (villes, communautés urbaines, régions, etc.) et privées (entreprises, associations, fondations) sont de plus en plus attentives à leur image et à leur notoriété dans un contexte de compétition accrue notamment par l’image. Dans ce contexte, le recours à des architectes de renom incarne une stratégie de différenciation et de marque. Fragilisés et démunis face à cette tendance, les cabinets plus modestes ont parfois intérêt à collaborer avec un « grand nom » du secteur pour remporter un appel d’offres. Un répondant du cabinet Archi1 évoque cette réalité : « avant, on savait qu’on avait une chance, le marché était plus ouvert. Maintenant si on ne s’appelle pas X ou Tartempion, on sait que ce n’est même pas la peine de concourir. Sur un projet, on nous l’a même dit explicitement ». La coopération momentanée avec le concurrent prestigieux (et adversaire sur d’autres projets en parallèle) apparaît dans ce cas comme un moyen d’accéder à différentes ressources (humaines, matérielles, immatérielles) et de maximiser ses chances de décrocher certains appels d’offres. Nous avons pu identifier cette tendance dans les projets 2.1, 2.4, 2.5 et 3.3.

Enfin, les répondants de notre étude empirique s’accordent sur le fait que les projets deviennent de plus en plus complexes sur le plan technique, notamment en raison de l’évolution des matériaux, des technologies utilisées et des exigences croissantes des clients. Certains cabinets cherchent ainsi, en s’alliant avec des concurrents, à offrir une meilleure expertise aux clients et à acquérir certaines ressources clés. Tel fut le cas dans le projet 3.2 concernant la création d’un laboratoire médical à Montpellier par le cabinet Archi3 et une entreprise d’architecture lyonnaise. L’un des associés du cabinet montpelliérain explique ainsi le rôle de l’acquisition d’une expertise dans les facteurs incitant à coopérer avec un concurrent : « les maîtres d’ouvrage recherchent de l’expertise. Pour les cabinets, cela veut dire qu’il faut des garanties, il faut inspirer confiance. Par exemple, lorsque l’hôpital de Montpellier a voulu faire construire un laboratoire, ils ont voulu un cabinet qui avait déjà conçu ce type de projet. Nous, on n’avait pas cette expertise, mais ils nous voulaient quand même, car ils nous connaissaient et ils connaissaient nos réalisations. Donc on est allé chercher un cabinet de Lyon spécialisé qui avait cette compétence et que l’on avait affronté lors d’un appel d’offres il y a quelque temps ».

La coopétition est ainsi apparue très vite dans notre recherche comme un élément de plus en plus présent dans les stratégies commerciales mises en place par les cabinets d’architectes. Nous avons ensuite voulu comprendre comment ces stratégies étaient mises en place, quelles étaient leurs modalités et leur dynamique dans le temps. Pour cela, nous avons analysé les données concernant le processus d’appel d’offres qui structure les relations commerciales dans le secteur.

Le développement de la coopétition commerciale dans le secteur de l’architecture

Dans le secteur de l’architecture, les contrats commerciaux sont régis par des procédures d’appel d’offres visant à mettre en concurrence différents porteurs de projets. La procédure structure l’activité des cabinets d’architecture et a des conséquences directes sur la façon dont les entreprises développent des relations coopétitives. L’analyse des données secondaires nous a ainsi permis de mettre en évidence le déroulement de la procédure d’appel d’offres. Ce séquencement est issu de la règlementation des marchés publics mais s’est diffusé aux marchés privés, comme c’est le cas dans d’autres secteurs (informatique, conseil, transport, etc.). Nous avons synthétisé cette procédure dans le tableau 6 en mettant en évidence les étapes qui donnent parfois lieu à des situations de coopétition.

L’analyse de la procédure utilisée pour les marchés publics et privés dans le secteur met en évidence que c’est le maître d’ouvrage (le propriétaire de l’ouvrage ou client) qui élabore l’appel d’offres et le diffuse. Il réceptionne ensuite les dossiers de candidature soumis. L’étude des entretiens menés auprès des architectes souligne qu’il arrive de plus en plus fréquemment que des partenaires concurrents présentent un projet en commun. Les maîtres d’ouvrage examinent à ce stade les dossiers et pré-sélectionnent un ou plusieurs projets qui peuvent être réalisés en coopétition. Ils convoquent ensuite les candidats pré-sélectionnés, discutent et négocient certains points. La septième étape correspond à la remise finale du dossier par les maîtres d’oeuvre.

Les formes de la coopétition commerciale dans le secteur de l’architecture

Afin d’étudier la coopétition commerciale entre les cabinets d’architectes, nous avons interpelé les répondants sur la base de cette procédure légale. Le traitement des données primaires nous a en réalité permis de dépasser le cadre de cette procédure et d’identifier d’autres pratiques (moins formelles) des entreprises en matière de coopétition commerciale. En effet, l’analyse de contenu consacrée à la dynamique de la coopétition commerciale dévoile trois formes dont une intervient avant le début du processus et une autre postérieure à celui-ci (cf. figure 1).

Tableau 6

Le processus d’appel d’offres en architecture

Le processus d’appel d’offres en architecture
Sources : entretiens et ordre des architectes

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FIGURE 1

Les trois formes de la coopétition commerciale dans le processus d’appel d’offres

Les trois formes de la coopétition commerciale dans le processus d’appel d’offres

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Tout d’abord, nous avons pu mettre en évidence qu’il existe une période préalable au lancement de l’appel d’offres durant laquelle les architectes essayent de se rapprocher dans la perspective d’une réponse potentielle en commun. Nos résultats montrent en effet que la coopétition peut se développer indépendamment d’appels d’offres (forme n°1). Ce que nous nommons « coopétition a priori » correspond à des relations entre concurrents qui ont été favorisées par l’appartenance à des réseaux professionnels communs[1], à des connaissances issues du parcours de formation ou à des rencontres fortuites dans le cadre de leurs activités. Cette première forme s’explique notamment par l’augmentation de la concurrence en raison de la plus forte mobilité géographique des cabinets. L’un des associés du cabinet Archi3 illustre ce type de comportement : « je m’entends très bien avec l’associée d’un cabinet d’architecture alsacien. Dans le passé, nous avons été en compétition sur certains appels d’offres. Aujourd’hui, je sais que si je dois répondre à un appel d’offres dans leur région, je les prendrai comme partenaire, même s’ils sont plus petits, car je sais qu’ils travaillent très bien. Nous nous apprécions et nous nous respectons, même si nous sommes concurrents. Nous n’avons jamais travaillé ensemble, mais nous savons qu’un jour nous le ferons. Dans cette perspective on entretient des liens, on s’appelle, on échange des informations sur des appels d’offres ». Cette « coopétition a priori » est en partie émergente en raison de sa source (réseaux professionnels et personnels, affrontement dans des appels d’offres antérieurs) et en partie délibérée si l’on considère l’intention avérée de certains cabinets de travailler ensemble dès l’apparition d’une opportunité. L’analyse des entretiens montre que ces relations ne sont pas figées, mais plutôt volatiles et discontinues, puisqu’elles dépendent en grande partie de la nature des projets et des attentes spécifiques des clients.

Ensuite, les formes les plus courantes de coopétition au sein du secteur étudié concernent la période post-publication de l’appel d’offres (forme n°2). Ce que nous nommons « réponse coopétitive » correspond aux entreprises cherchant des partenaires potentiels en fonction des spécificités des besoins du client, puis répondant ensemble à un appel d’offres. Pour maximiser ses chances de remporter l’appel d’offres, les critères de rapprochement géographique par rapport au lieu du projet sont alors assez récurrents comme nous l’avons souligné plus haut. La proximité géographique avec le client apparaît comme un facteur essentiel mais pas uniquement. La complémentarité en termes de compétences joue aussi un rôle à ce niveau, ainsi que la recherche d’un certain prestige dès lors qu’il s’agit de travailler avec un concurrent possédant une meilleure notoriété. Le lien qui s’établit et la nature du travail réalisé en commun sont uniques car ils s’adaptent aux caractéristiques du cahier des charges mais aussi à la situation concurrentielle vécue en parallèle.

Enfin, les données empiriques collectées révèlent que la coopétition peut également intervenir a posteriori (forme n°3), c’est-à-dire après la signature du contrat et ce parfois de façon exclusive de toute autre forme. Dans ce cas, un cabinet remporte seul un concours puis démarche un (ou des) concurrent(s) (perdant(s) dudit concours) pour coopérer dans la réalisation du projet. L’entreprise ayant remporté l’appel d’offres cherche ainsi à bénéficier de la contribution d’un partenaire pour la réalisation de certaines tâches, notamment celle de suivi du chantier. Ici aussi, les enjeux principaux se révèlent être soit la recherche d’une proximité géographique, soit le manque de ressources, soit le recentrage sur des activités à plus forte valeur ajoutée (création, design, activités commerciales), comme l’illustre une situation empirique rencontrée dans notre recherche. En effet, dans le cadre du projet 3.5, suite à sa sélection pour un projet situé à Aurillac, un associé du cabinet Archi3, un grand cabinet montpelliérain, nous a expliqué comment il avait démarché un petit cabinet lozérien qui était son concurrent sur l’appel d’offres et qui n’avait pas souhaité initialement proposer un projet en commun. Finalement, bien qu’il eût décliné la proposition de travailler en collaboration avec Archi3 lors de la réponse à l’appel d’offres, le petit cabinet a accepté de coopérer une fois le projet retenu. Cela permit à Archi3 de ne pas suivre le chantier et de déléguer une partie de la relation client à ce cabinet local. Pour Archi3, l’intérêt est triple : conserver des ressources pour répondre à d’autres appels d’offres, se concentrer sur des activités à plus forte valeur ajoutée et enfin, réduire les coûts liés aux trajets en bénéficiant d’un partenaire sur place. Pour le petit cabinet, il eût été bien évidemment plus intéressant de gagner la totalité du projet plutôt qu’une partie, mais une fois l’appel d’offres perdu, il paraissait inenvisageable de passer à côté de cette opportunité commerciale et d’un nouveau contact client. Dans cet exemple, comme dans d’autres que nous avons pu identifier, il s’agit bien de coopétition commerciale a posteriori car les deux entreprises sont concurrentes en amont du processus d’appel d’offres puis partenaires en aval tout en restant concurrentes sur d’autres projets dans la région.

Les cas de coopétition identifiées dans notre étude empirique présentent une ou plusieurs de ces trois formes comme le résume le tableau 7.

Tableau 7

Les formes de la coopétition commerciale dans notre étude empirique

Les formes de la coopétition commerciale dans notre étude empirique

* CA = Coopétition a priori; RC = Réponse coopétitive; CP = Coopétition a posteriori

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Discussion

La coopétition commerciale dans les marchés avec appels d’offres

De manière générale, notre recherche illustre le développement d’une tendance coopérative entre concurrents directs ou indirects (Bengtsson et Kock, 2014; Le Roy et Fernandez, 2015; Czakon, et Czernek, 2016). Le système d’appel d’offres, mis en place à l’origine dans un objectif de mise en concurrence des fournisseurs, aboutit dans certains cas à des mécanismes de coopération et à des stratégies coopétitives. L’étude empirique réalisée nourrit ainsi la réflexion engagée sur les modalités et la dynamique de la coopétition commerciale, en abordant le cas particulier des marchés avec appels d’offres.

Au-delà du secteur de l’architecture, les caractéristiques de la demande au sein de ce type de marchés laissent en effet penser que la coopétition peut y incarner une stratégie relationnelle particulièrement pertinente avec des modalités propres. Dans le modèle DUC développé par Skaates et Tikkanen (2003), les auteurs insistent sur la dimension « discontinue » de l’offre. A ce niveau, la mise en place d’une « coopétition a priori » telle qu’identifiée dans notre cas peut permettre aux entreprises de développer des relations entre concurrents dans l’attente d’opportunités à saisir. La dimension « unique » de l’offre sur ce type de marché suppose également que les entreprises disposent des compétences spécifiques à chaque projet. Là encore, notre cas empirique illustre comment la coopétition facilite l’accès à de nouvelles ressources et compétences (complémentaires) requises pour un projet inédit. Enfin, le caractère « complexe » des marchés régis par des appels d’offres suppose que l’entreprise soit en mesure de faire face aux exigences des différentes parties prenantes en présence. La coopération avec un concurrent peut dès lors palier les limites rencontrées par une entreprise seule face à des partenaires exigeants.

Les résultats de notre recherche corroborent l’idée développée par Pellegrin-Boucher et al. (2017) selon laquelle la coopetition commerciale se distingue de la coopétition en recherche et développement sur plusieurs dimensions (cf. tableau 8). En particulier, au sein des marchés avec appels d’offres, les entreprises coopétitives conçoivent des projets sur-mesure et partagent des ressources de différente nature. A la différence de la coopétition commerciale en B to C, le processus est discontinu et peut prendre une ou plusieurs des trois formes identifiées. Concernant la création de valeur, il s’agit en priorité de gagner un appel d’offres, de générer des contacts et d’acquérir de nouvelles connaissances dans différents domaines (artistiques, techniques, juridiques, méthodologiques, politiques, informatiques, etc.). En conséquence l’appropriation de la valeur est plus complexe à mesurer puisqu’elle ne repose pas uniquement sur le chiffre d’affaires généré par la coopétition.

A la lumière de nos résultats, la coopétition commerciale apparaît comme une stratégie relationnelle permettant d’anticiper, de soumettre, de remporter et/ou de travailler ensemble sur des appels d’offres. Plusieurs marchés concernés par ce type de fonctionnement (l’informatique, les services de conseil aux entreprises, les transports, l’énergie, l’eau, etc.) présentent des traits communs avec le cas étudié dans notre recherche (Cova et Salle, 2007; Malaval et Bénaroya, 2013). Ces secteurs sont en effet caractérisés par une forte dimension concurrentielle entre les fournisseurs pour remporter les projets, par un nombre restreint de clients potentiels, des débouchés hétérogènes, un rôle actif du client, une forte implication réciproque entre donneurs d’ordre et fournisseurs et une forte création de valeur (Malaval et Bénaroya, 2013). Plus précisément, notre recherche permet de discuter de la dynamique coopétitive commerciale avec appel d’offres et d’identifier trois formes distinctes.

Les enjeux des trois formes coopétitives

L’étude du secteur de l’architecture révèle l’existence de trois formes de coopétition commerciale dans les marchés avec appel d’offres. Le tableau 9 caractérise ces trois formes et les distingue selon six critères : l’horizon temporel, la nature des interactions, le degré de formalisation, les objectifs, la création de valeur et les conseils aux managers pour la mise en oeuvre.

L’analyse de la première forme, la coopétition a piori, montre notamment que les rapprochements entre concurrents permettent de développer des relations informelles de long-terme. Ce résultat met en exergue l’importance d’une forme de coopétition commerciale informelle précédant la publication de l’appel d’offres. La coopétition a priori suggère ainsi que les managers ont intérêt à entretenir leur capital social au sens de Bourdieu (1980), c’est-à-dire mobiliser un réseau de relations plus ou moins institutionnalisées. De telles relations informelles coopétitives ont été mises en évidence dans le cadre de relations de coopétition interne (Seran et al., 2016) ou de réseaux d’entreprises (Tidström, 2014), mais à notre connaissance aucune recherche n’a souligné cet aspect dans le cadre de la coopétition commerciale. A ce titre, les entreprises ont intérêt à tisser des liens en amont de la relation commerciale coopétitive avec des concurrents mais aussi avec des clients potentiels. Dans de nombreux marchés avec appels d’offres, il est en effet essentiel d’identifier la(les) personne(s) décisionnaire(s) chez le client (comité spécifique d’une mairie, direction des achats, commission d’appels d’offres, etc.). La coopétition a priori permettrait ainsi de choisir plus rapidement et efficacement son partenaire pour un projet adapté. Elle faciliterait la construction de liens dans la durée favorisant la réussite des relations coopétitives (Chin et al., 2008; Tidström, 2014; Seran et al., 2016). Cette première forme présente l’avantage d’enrichir sa connaissance des concurrents, des clients et des projets potentiels. L’augmentation de l’intensité concurrentielle sur de nombreux marchés avec appels d’offres suggère que les entreprises ont fortement intérêt à investir dans la coopétition a priori afin d’être présents le plus en amont possible de projets potentiels. Concrètement, cela suppose par exemple une participation active dans des associations professionnelles et, en interne, de consacrer des ressources à la veille commerciale coopétitive.

Tableau 8

Les spécificités de la coopétition commerciale avec appels d’offres

Les spécificités de la coopétition commerciale avec appels d’offres

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Notre recherche met en lumière une deuxième forme dans la dynamique de la coopétition commerciale : la réponse coopétitive. Cette forme incarne la situation où deux concurrents (ou plus) répondent ensemble à un appel d’offres. Comme dans le secteur de l’informatique (Pellegrin-Boucher et al., 2013), les cabinets d’architectes concurrents semblent de plus en plus amenés à rédiger ensemble des réponses à des appels d’offres. A ce niveau, une partie prenante externe joue un rôle essentiel : le client (Depeyre et Dumez, 2007; Malaval et Bénaroya, 2013). Dans ces secteurs où les clients sont puissants, ceux-ci ont fortement intérêt à inciter les fournisseurs à travailler ensemble et à mener des stratégies de coopétition. Ainsi les clients cherchent à bénéficier des meilleures ressources et compétences disponibles sur le marché (Depeyre et Dumez, 2007). Lors de cette deuxième forme, les entreprises concurrentes interagissent dans le cadre d’une relation continue, formelle et délimitée par le calendrier de l’appel d’offres. Du point de vue des fournisseurs, l’objectif principal est de mettre en commun des ressources et compétences complémentaires pour remporter l’appel d’offres (cf. tableau 8). Sur le plan managérial, l’étude des projets coopétitifs suggère que les entreprises ont intérêt à coopérer dans le cadre du projet réalisé en commun. Par exemple, les coopétiteurs gagnent à partager leurs méthodes et outils de travail (logiciels, processus, documents internes) et leurs idées. En parallèle, notre recherche souligne l’intérêt de protéger le contenu relatif aux autres projets. Par exemple, cela consiste lors des visites du coopétiteur, à s’assurer que les éléments non concernés par ce projet coopétitif ne lui soient pas accessibles.

La mise en évidence d’une troisième forme de coopétition commerciale (a posteriori) constitue la dernière contribution de notre recherche. L’étude empirique réalisée ici illustre comment les entreprises peuvent se tourner vers des concurrents en aval de la relation commerciale, une fois que l’appel d’offres a été remporté seul et que le contrat est déjà signé avec le client. A notre connaissance, ni la littérature traitant des appels d’offres, ni celle consacrée à la coopétition, n’aborde les situations postérieures à la décision du client. Un des apports majeurs de notre recherche réside précisément dans l’analyse de cette stratégie intervenant après la décision du donneur d’ordre. Cette stratégie présente plusieurs avantages pour les coopétiteurs parmi lesquels on peut citer l’accès à des ressources supplémentaires, la réduction des coûts, la multiplication des projets et le recentrage sur le coeur de métier. Concernant la mise en oeuvre de la coopétition a posteriori, nous suggérons aux managers de veiller à ce que deux points clés soient respectés. Premièrement, le coopétiteur ayant remporté l’appel d’offres doit s’assurer du suivi et de la qualité d’exécution par l’autre coopétiteur. Deuxièmement, la coopétition a posteriori offre l’opportunité d’évaluer le potentiel du coopétiteur pour de futurs projets. Ainsi, cette troisième forme peut incarner dans certains cas une première étape d’un processus régulier de coopétition et alimenter ainsi un portefeuille de coopétiteurs potentiels pour l’entreprise.

Tableau 9

Caractéristiques des trois formes coopétitives

Caractéristiques des trois formes coopétitives

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Conclusion

La recherche conduite au sein du secteur de l’architecture visait un objectif d’exploration des stratégies de coopétition sous un angle inédit, celui de la coopétition commerciale dans un contexte d’appel d’offres. La littérature montre en effet que les secteurs régis par appels d’offres présentent des caractéristiques spécifiques. De même, la théorie sur la coopétition suggère qu’il existe des différences importantes entre la coopétition la plus couramment étudiée (celle en R&D) et la coopétititon commerciale. Ainsi, nous avons cherché à comprendre les mécanismes par lesquels des entreprises concurrentes sont amenées à coopérer dans le cadre spécifique d’appels d’offres.

Notre contribution principale réside dans la proposition d’un modèle dynamique de la coopétition commerciale articulé autour de trois formes. La première d’entre elles, nommée coopétition a priori, consiste à entretenir des relations informelles avec des concurrents en vue de futurs projets. Ensuite, l’étude de cas révèle l’existence d’une réponse coopétitive consistant à construire avec son concurrent une offre commune suite à la publication d’un appel d’offres. Enfin, la coopétition a posteriori incarne une troisième forme inédite visant à confier une partie de la chaîne de valeur d’un projet à un concurrent ayant perdu le contrat. Notre modèle propose ainsi un enrichissement de la connaissance sur les mécanismes coopétitifs en se focalisant sur les activités commerciales plutôt que sur celles traditionnellement étudiées par la littérature (R&D, innovation, production).

D’un point de vue managérial, nous montrons qu’il existe une alternance rythmée par les appels d’offres, entre relations formelles et informelles, concurrence et coopération. La connaissance de cette dynamique particulière est un élément clé pour les managers et les acteurs engagés dans ces relations. En effet, malgré la complexité des procédures et des stratégies collaboratives entre concurrents, nous mettons en évidence qu’il est possible à tout moment d’établir des stratégies de coopétition pour les entreprises. Certes, il semble préférable d’anticiper les appels d’offres et de développer des stratégies de coopétition a priori, toutefois, les entreprises ont parfois également intérêt à chercher des coopétiteurs en aval du contrat, pour gagner en ressources, se concentrer sur leur coeur de métier et/ou réduire leurs coûts. De plus, pour chacune de ces formes coopétitives, nous avons formulé des recommandations spécifiques à destination des managers. Concernant la coopétition a priori, nous suggérons de participer activement à des associations professionnelles et de développer en interne l’activité de veille commerciale coopétitive. Dans le cadre de la réponse coopétitive, les managers ont intérêt à collaborer sur les projets communs et à protéger les données relatives aux autres projets. Enfin, dans le cadre de la coopétition a posteriori, nous insistons sur la nécessité d’assurer le suivi de l’exécution du contrat et d’évaluer le potentiel du coopétiteur pour de futurs projets.

Le potentiel de généralisation de nos résultats est cependant pénalisé par plusieurs limites inhérentes à notre recherche telles que l’étude d’un cas sectoriel unique ou les biais afférents à une méthode qualitative (accès aux données, contextualisation du cas, subjectivité des chercheurs, etc.). Au regard de nos résultats établis au sein du secteur français de l’architecture, il conviendrait ainsi d’investiguer les stratégies et les enjeux propres à la coopétition commerciale au sein d’autres marchés fonctionnant par appel d’offres ou en B to B en général. Les résultats mis en lumière laissent en effet penser que d’autres entreprises confrontées à des enjeux similaires (proximité avec le client, unicité du projet, croissance, accès à des compétences nouvelles, etc.) pourraient également être impactées par la coopétition commerciale et bénéficier de ce type de stratégie. Nous pensons qu’il serait intéressant d’étudier la performance de ces stratégies coopétitives commerciales en comparaison de stratégies commerciales individuelles. De plus, pour chacune des trois formes identifiées dans cette recherche, il serait pertinent d’approfondir certains résultats en termes de création, de protection et d’appropriation de la valeur créée par les entreprises en coopétition. Enfin, dans cette recherche, nous avons observé que les coopétiteurs engagés sur les projets avaient une taille ou un positionnement différent. En conséquence, nous proposons d’étudier l’asymétrie des coopétiteurs et d’analyser si cette dimension est corrélée à la performance de la coopétition. Notre recherche incarne ainsi une étape dans un projet plus global destiné à approfondir la connaissance théorique de la coopétition commerciale et à mettre au jour des bonnes pratiques pour les managers.