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Cet article s’intéresse à une dimension peu étudiée du lien entre ressources et performances au sein des organisations : la question du coût du développement interne de ressources spécifiques, que nous concevons comme un investissement nécessaire afin d’assurer la performance dans la durée. Les travaux sur l’analyse des ressources stratégiques ont montré qu’il existait deux principales modalités d’obtention de celles-ci : l’acquisition sur le marché, ou le développement (ou « accumulation ») en interne (Barney & Tong, 2004; Dierickx & Cool, 1989; Maritan & Peteraf, 2011). Ces travaux affirment que le développement interne est le moyen privilégié de développer des ressources fortement spécifiques et à haute valeur stratégique. Mais aussi que les processus d’accumulation s’inscrivent dans un temps nécessairement long et sont eux-mêmes consommateurs de ressources. Dierickx et Cool (1989) ont ainsi montré que les firmes souhaitant accumuler des ressources de façon trop rapide, ou à partir de niveaux initiaux de ressources trop faibles, étaient désavantagées. Par conséquent, dans la mesure où les organisations contemporaines ont tendance à privilégier une « optimisation » du niveau des ressources (c’est par exemple le but des approches de type lean) dans un horizon de performance à court-terme, la question de l’impact de ces transformations sur les processus de développement interne de ressources se pose.

Nous explorons cette question à travers le cas des centres d’ingénierie de développement de nouveaux produits. Ces organisations présentent en effet la particularité de reposer, du fait de la haute technicité de l’activité, sur des ressources humaines spécifiques (ou plus exactement, comme nous le précisons par la suite, qualifiables de « quasi-spécifiques »), dont les modalités d’obtention ont historiquement reposé sur le développement interne. Mais, par ailleurs, ces organisations ont fait l’objet de transformations soutenues au cours des dernières années, dans le sens d’une plus grande mise sous tension de l’utilisation des ressources (avec notamment la généralisation de la logique projet et le renforcement des outils de pilotage) dans le but de répondre aux enjeux d’une compétition par les coûts et les délais de développement (Clark & Wheelwright, 1992). Se pose en conséquence la question de l’articulation de cette mise sous tension avec les stratégies de développement de ressources. Cet article synthétise et croise les résultats de deux recherches collaboratives d’une durée respective de 4 et 2 ans, menées au sein de départements d’ingénierie issus d’industries différentes mais ayant en commun d’avoir cherché à déployer des stratégies de développement très rapide et intensif de ressources, dans un contexte de recherche de gains significatifs de performance. Les deux études de cas menées à partir de ces collaborations, s’appuyant sur une approche située et centrée sur les microprocessus associés au développement de ressources, ont permis de mettre en évidence des facteurs de fragilisation des investissements nécessaires à l’accumulation de ressources. Cette fragilisation questionne la capacité des organisations contemporaines à mener de front intensification de la recherche de performance et stratégies de développement interne de ressources humaines en l’absence de “slack”. Plus largement, les cas questionnent les liens entre stratégie et gestion des ressources humaines, en ce qu’ils illustrent la centralité de processus classiquement identifiés comme relevant des ressources humaines (temps de formation, compagnonnage,…) dans les conditions de succès ou d’insuccès d’orientations stratégiques.

Dans une première partie, nous exposons la manière dont la littérature sur les ressources identifie théoriquement une difficulté à articuler développement interne de ressources et performance, le cas des ressources humaines d’ingénierie constituant potentiellement un cas d’exacerbation de cette difficulté. La deuxième partie présente les deux cas mobilisés et la méthodologie d’étude déployée. Les résultats empiriques sont présentés dans une troisième partie avant qu’ils ne soient discutés en terme de contributions théoriques et managériales dans une dernière partie.

Revue de littérature

Le développement interne de ressources spécifiques : un investissement peu étudié

Les développements récents, à partir des travaux pionniers de Barney (Barney, 1991), du courant stratégique dit Resource-Based View (RBV) ont largement porté sur le lien entre ressources et avantage concurrentiel, nettement moins sur les processus par lesquels les firmes s’adjoignent ces ressources (Prévot, Brulhart, & Guieu, 2010). La conceptualisation initiale de Barney (Barney, 1986) reposait sur une représentation marchande des ressources, que les firmes se disputaient et achetaient sur un « marché des facteurs stratégiques ». D’autres auteurs comme Dierickx et Cool (1989) ont rapidement souligné son caractère réducteur, qui néglige la possibilité d’un développement interne des ressources via des processus potentiellement longs et coûteux, mais davantage susceptibles de conférer un avantage concurrentiel que les ressources acquises sur le marché. Barney reconnait depuis qu’il existe « deux possibilités pour la firme d’obtenir des ressources pour mettre en oeuvre leur stratégie : construire des ressources à l’intérieur de la firme et en faire l’acquisition à l’extérieur » (Barney & Tong, 2004, p. 57). Cette alternative entre acquisition externe et accumulation interne structure désormais le champ de la RBV (Maritan & Peteraf, 2011).

De nombreux travaux accordent aujourd’hui une valeur supérieure aux ressources développées en interne de la firme, allant parfois jusqu’à soutenir que l’avantage concurrentiel ne peut procéder que de « capacités spécifiques à la firme et socialement complexes, qui ne peuvent généralement pas s’acquérir sur le marché des facteurs. Elles sont développées à l’intérieur de la firme » (Maritan, 2001, p. 514). Cette affirmation s’appuie sur les arguments de Dierickx et Cool (1989), pour qui les ressources accumulées en interne seraient protégées d’une imitation des concurrents par deux phénomènes, les « asset mass efficiencies » et les « time compression diseconomies »[1], qui donneraient une « prime » aux premiers à avoir accumulé d’importants niveaux de ressources. Ce faisant, ces travaux, modélisant la dynamique des ressources en termes de « stocks » et de « flux », soulignent l’importance des investissements en ressources et de leur épaisseur temporelle. Ils véhiculent donc une représentation diachronique de l’obtention de ressources, à rebours de sa représentation synchronique dans la théorie des « marchés de facteurs ».

Toutefois, les implications de cette représentation diachronique de l’investissement en ressources restent peu étudiées. Maritan (2001) souligne ainsi que « peu de recherches se sont centrées sur l’investissement, en dépit de discussions conceptuelles l’identifiant comme mécanisme de construction » des ressources (p.514). Pour combler ce manque, l’auteur a introduit une typologie des flux d’investissement d’une firme dans son stock de ressources. Il distingue ainsi les flux visant à maintenir[2] (“maintain), à augmenter (“add”) et à renouveler (“new”) un stock de ressources, les deux premiers impliquant des modifications quantitatives, le dernier, qualitatives. D’autres travaux ont cherché à nuancer le lien entre accumulation interne de ressources spécifiques et avantage concurrentiel, en montrant que la durée des processus associés induisait, à coté des effets vertueux identifiés par Dierickx et Cool, des effets pervers. En particulier, elle génère des phénomènes de path-dependency et de perte de flexibilité stratégique, phénomènes d’autant plus marqués que les durées d’accumulation sont longues. Pour Pacheco-De-Almeida, Henderson et Cool (2008), la longueur des investissements renforce ainsi significativement le dilemme stratégique entre engagement et flexibilité.

Ces contributions soulignent l’ambivalence de la contribution des processus d’accumulation à l’avantage concurrentiel. Cependant, ils n’envisagent pas une autre ambivalence : celle liée à l’antagonisme entre performance de court-terme et performance de long-terme, constitutif de la logique de l’investissement. Un investissement se définit en effet comme un renoncement à un usage immédiat d’une ressource, avec l’acceptation d’une diminution de performance à court-terme, dans l’espoir de gains supérieurs à plus long terme. La conceptualisation de Dierickx et Cool intègre cependant, en creux, cette ambivalence, en soulignant les effets positifs de l’excès de ressources (c’est-à-dire du slack organisationnel) et les méfaits d’une vision trop court-termiste, à travers les notions d’effets de masse des actifs et de déséconomies de compression temporelle. Il est d’ailleurs possible de faire un lien entre ces conceptualisations et celle d’E. Penrose (1959) qui a mis en avant le rôle de l’excès de ressources dans la capacité des firmes à innover, et donc à survivre dans la durée. En effet, la notion d’ « effet de masse » suggère que l’accumulation interne est facilitée par d’importants niveaux initiaux de ressources. À l’inverse, une firme faiblement dotée au départ aura plus de difficultés à atteindre une certaine « cible » de stock de ressources, d’autant plus si celle-ci présente un trop grand écart avec le niveau initial : « construire des stocks d’actifs en partant de faibles niveaux initiaux peut être difficile. Les difficultés de “rattrapage” peuvent être d’autant plus grandes que le processus d’accumulation d’actifs présente des discontinuités, i.e. quand une masse critique est requise » (Dierickx & Cool, 1989, p. 1508).

Ces travaux apparaissent cependant en porte-à-faux avec la tendance contemporaine des firmes à chercher une optimisation constante de leurs niveaux de ressources, que l’on pense à l’adoption quasi-universelle des politiques de lean management, aux fréquentes chasses aux coûts ou aux gaspillages, et plus généralement au souci de « faire plus avec moins », qui manifestent une préoccupation générale de gains de performance à court-terme. De telles orientations sont-elles compatibles avec les situations où un important besoin de développement interne de ressources, en particulier de ressources humaines, se fait ressentir ?

Le cas du développement de ressources humaines spécifiques

Les travaux sur les « architectures de ressources humaines » établissent des connexions entre les courants disjoints des théories des ressources humaines et du capital humain d’un côté et des théories des ressources et des capacités de l’autre. Ces recherches confortent et enrichissent les développements de la RBV sur l’alternative entre acquisition externe et accumulation interne. Lepak et Snell relèvent ainsi quatre possibilités pour des firmes d’obtenir des ressources humaines : le « développement » (interne), l’« acquisition » (externe), mais aussi le « contrat » (sous-traitance) et l’« alliance » (Lepak & Snell, 1999). La façon dont les firmes combinent ces quatre modalités constitue ce qu’ils appellent l’« architecture RH ». S’appuyant sur les apports de la RBV, ils montrent que le choix d’un mode d’obtention dépend des caractéristiques des compétences recherchées : sont-elles « uniques » (fortement spécifiques à la firme) ou « génériques » ? Leur valeur stratégique est-elle faible ou élevée ? Le développement interne constitue alors la solution privilégiée pour les compétences nécessaires fortement spécifiques et à forte valeur stratégique.

Cette littérature s’intéresse davantage aux arbitrages que font les firmes en matière d’architecture RH qu’aux processus d’obtention ou de construction des ressources. Toutefois, ils s’appuient pour ce faire sur les modélisations issues du courant théorique du capital humain, qui avait, bien avant celui de la RBV, reconnu le caractère d’« investissement » du développement de ressources en interne. Très tôt en effet, Becker a modélisé les compétences du salarié comme décomposables en une composante générique et une composante spécifique (Becker, 1964). Les investissements nécessaires pour développer la composante générique étant à la charge des salariés, ceux associés à la composante spécifique à la charge de la firme. Il accordait donc une place importante à des « processus d’apprentissage idiosyncrasiques » (Lepak & Snell, 1999) visant à « spécifier » des ressources dans le but de réaliser des tâches particulières, et qui étaient consentis si les gains futurs associés à l’exploitation du capital humain excédaient la dépense engagée.

La modélisation de Becker est intéressante en ce qu’elle reconnaît le développement de ressources spécifiques comme le résultat d’un investissement, mais elle postule que les coûts associés à ce développement sont nécessairement « bien compris » par les managers. Or, si ce coût peut être immédiatement identifiable dans le cas de formations aux tarifs connus, il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de processus d’apprentissage informels, sur le tas ou par socialisation, qui constituent une part importante du développement de ressources dans de nombreux domaines. Becker surestime donc probablement la rationalité des agents dans leur appréhension des processus d’investissement en ressources, particulièrement lorsque ces dernières sont fortement stratégiques (puisque l’approche RBV montre bien qu’une ressource stratégique est très souvent tacite). Par ailleurs, son raisonnement présuppose également une préférence du décideur pour le retour sur investissement à long terme, du moment que celui-ci excède la « dépense » à court-terme. Il néglige ainsi la possibilité qu’un investissement puisse être « sacrifié » pour optimiser une performance immédiate, par exemple dans la situation d’une organisation mue par une orientation court-termiste ou obligée de répondre à une situation d’urgence. Cette négligence peut s’expliquer par l’approche non-située des processus d’acquisition de compétences dans la théorie de Becker. En particulier, il ne voit pas que, lorsqu’une ressource humaine intègre une équipe, et que le processus de « spécification » nécessaire à satisfaire aux besoins de celle-ci prend du temps, la contribution de cette ressource à la performance immédiate est d’abord négative. D’autres auteurs ont proposé le terme de « délai d’assimilation » pour désigner cet intervalle pendant lequel un nouvel arrivant n’est pas « pleinement productif », et diminue relativement la productivité de son équipe de travail : « un délai d’assimilation apparaît quand les nouveaux membres qui rejoignent l’équipe doivent se familiariser avec l’équipe, l’entreprise et le projet. Ce processus d’apprentissage prend du temps. En conséquence, après que la décision est prise de recruter de nouveaux membres, cela prend un certain temps avant que ces membres deviennent suffisamment expérimentés pour combler les besoins de ressources » (Van Oorschot, Akkermans, Sengupta, & Van Wassenhove, 2013, p. 291). Ainsi les processus d’accumulation de ressources peuvent se traduire par une diminution à court-terme de la performance d’une équipe, pouvant s’expliquer par l’implication d’une ressource non encore formée aux activités de l’équipe (nécessaire en cas d’apprentissage par l’action) autant que par l’allocation de temps, consentie par les membres plus expérimentés de l’équipe, à la formation « sur le tas » de cette ressource.

Or, Van Oorschot et al. ont également constaté que « les managers échouent souvent à prendre en considération l’impact négatif sur la productivité d’une équipe des embauches et des délais d’assimilation associés aux phases de lancement ou d’expansion d’une équipe projet », ce qui constitue selon eux l’une des clés de ces « decision traps » qui entraînent les organisations vers un échec. Ce qui accrédite l’hypothèse d’une surestimation par Becker de la capacité des managers à évaluer, que ce soit en coût, en modalités ou en durée, les investissements nécessaires à l’accumulation de compétences spécifiques par les membres de leurs équipes. La mise en oeuvre de ces investissements apparaîtrait donc comme vulnérable, notamment dans des contextes de pression sur les coûts et les délais.

L’articulation entre développement des ressources humaines d’ingénierie et logiques de performance : un cas paroxysmique ?

Les activités d’ingénierie de développement de nouveaux produits représentent un contexte empirique approprié pour traiter cette question, pour plusieurs raisons tenant autant aux modalités de constitution des ressources dans ces activités qu’aux transformations qu’elles ont connu au cours des dernières années.

Lorsqu’ils présentent leur typologie des architectures RH, Lepak et Snell (1999) illustrent le lien entre ressources spécifiques/stratégiques et choix privilégié de développement interne par l’exemple des ingénieurs de développement d’Intel. De fait, les ingénieurs de développement sont un exemple significatif d’actifs à forte valeur stratégique, et pour lesquels des processus idiosyncrasiques d’accumulation de compétences sont nécessaires. Leurs compétences relèvent ainsi largement de l’« expertise » (Dane, 2010; Ericsson & Charness, 1994), impliquant des « délais d’assimilation » d’autant plus longs que la formation générique (scolaire) des ingénieurs apparaît souvent insuffisante pour un exercice autonome de l’activité. Les travaux sur le fonctionnement des centres de développement ont aussi montré qu’historiquement, l’accumulation interne est le régime dominant d’obtention des ressources, par le couplage d’apprentissage par l’action, sur le tas (“learning-by-doing”), avec une intense socialisation entre « seniors » et « juniors » (Barley & Orr, 1997; Charue-Duboc & Midler, 2000; Orr, 1996). Certains travaux ont par exemple proposé la notion de « métier interne » (Kletz, Hénaut, & Sardas, 2014) pour qualifier les espaces d’accumulation de ressources spécifiques présents (entre autres) dans les centres d’ingénierie, la logique du « métier » renvoyant à l’idée d’une expertise forte et stabilisée transmise par des mécanismes de compagnonnage, la qualification d’« interne » à la dimension de spécificité des compétences à une firme donnée. Dans ce sillage, des travaux empiriques (Dalmasso, 2009) ont étudié plus finement les mécanismes de montée en compétence individuelle au sein des centres d’ingénierie, et souligné le rôle décisif joué par le type d’activité confié à un nouvel entrant pour qu’il apprenne (permet-elle de donner suffisamment de « défi » pour apprendre sans risquer la mise en incompétence totale ?) et par le niveau d’encadrement dispensé (l’apprenant est-il suffisamment entouré pour permettre une transmission effective de l’expertise ?). Ces deux mécanismes fournissent en outre une explication supplémentaire au lien négatif entre délai d’assimilation et performance à court-terme.

D’autres travaux sur les ingénieries de développement de produit ont par ailleurs montré que ces organisations avaient fait l’objet d’intenses « rationalisations » au cours des dernières décennies. En effet, l’amélioration des performances en conception a constitué un relais de croissance pour de nombreuses firmes ayant poussé à leur terme la rationalisation des activités de fabrication. La diffusion d’un régime de compétition dans lequel le délai de mise sur le marché des produits est déterminante, couplée à la recherche d’une minimisation des coûts de développement, a conduit nombre d’entreprises à transformer en profondeur le fonctionnement et la structure de leurs centres d’ingénierie. La logique historique de fonctionnement par spécialités techniques (ou « métiers ») a ainsi progressivement cédé le pas à une logique de fonctionnement par projets (Clark & Wheelwright, 1992; Midler, 2012), ce qui a eu pour effet une plus grande mise sous contrainte de l’utilisation des ressources humaines (via des mécanismes de contractualisation interne et le renforcement des dispositifs de pilotage et de planification). D’autres transformations ont participé aux mêmes effets, comme le passage de formes « séquentielles » de coordination entre équipes de concepteurs et formes « concourantes » ou « intégrées » (Charue-Duboc & Midler, 2000), rendues possibles par la dématérialisation des outils de conception.

Ces transformations ont abouti à ce que les centres d’ingénierie vivent désormais dans un horizon temporel de plus en plus raccourci (Langerak & Hultink, 2008), ce qui a permis de diminuer significativement les délais de mise sur le marché des produits comme les coûts de conception. Ces rationalisations sont en outre aujourd’hui poursuivies, dans de nombreuses entreprises, par des tentatives d’application des principes du lean management aux activités de développement de produits (León & Farris, 2011). Cela amène inévitablement à interroger l’impact de ces transformations sur la capacité des centres d’ingénierie à gérer leurs processus de développement interne de ressources, dans la mesure où le slack organisationnel (de temps et de ressources) a été identifié comme une condition nécessaire à la création et au partage de connaissances (Richtnér et al. 2015). Laissent-elles suffisamment de latitude pour investir dans des ressources humaines spécifiques ? N’annulent-elles pas la possibilité d’« effets de masse » dans l’accumulation d’actifs décrits par Dierickx et Cool ? La question peut se poser de façon particulièrement aiguë lorsque des facteurs sont susceptibles d’intensifier brutalement le besoin en développement de ressources : le renouvellement générationnel lié au départ en retraite des baby-boomers (Strack, Baier, & Fahlander, 2008), le souhait de déploiements rapides de nouvelles capacités de développement, (en lien par exemple avec des stratégies d’internationalisation ou de croissance intensive), ou encore la cyclicité de l’activité du fait d’évolutions conjoncturelles.

Pour ces raisons, les centres d’ingénierie constituent un cas potentiellement extrême de mise sous tension des investissements nécessaires au développement interne de ressources humaines spécifiques. Notre questionnement de recherche vise donc à mettre en évidence empiriquement ces tensions et à en discuter les portées théoriques et managériales.

Méthode et terrains de recherche

Démarche de recherche

Dans cet article, nous croisons et comparons le matériau issu de deux recherches[3] auxquelles ont participé deux auteurs de l’article. Notre démarche est ici de mettre en évidence, à travers l’analyse de fortes redondances sur des cas pourtant issus de contextes industriels et stratégiques différents, un phénomène encore mal caractérisé par la littérature. Le cas 1 porte sur une stratégie de forte croissance du nombre de produits conçus, associé à une croissance du nombre de ressources humaines, d’un centre de développement de produits manufacturés complexes. Le cas 2 traite de la relance d’une activité de développement d’infrastructures industrielles complexes mise en sommeil relatif pendant une dizaine d’années.

Les ressources humaines d’ingénierie étudiées ici peuvent être considérées comme « quasi-spécifiques », pour des raisons tenant au fonctionnement de leurs secteurs industriels respectifs. Tout d’abord, il y a très peu de mobilités entre concurrents dans les industries considérées, et le recrutement chez les sous-traitants est très limité afin de ne pas les fragiliser : le recours au marché du travail (ou, dans le vocabulaire de la RBV, au « marché des facteurs ») est ainsi très limité pour les ressources « expérimentées ». En conséquence, le renouvellement et la croissance des ressources d’ingénierie se fait prioritairement à partir de l’embauche de jeunes ingénieurs fraichement diplômés. La complexité et la singularité des objets à concevoir rendent alors nécessaire un travail de « spécification » de ces jeunes ingénieurs, aux compétences initiales essentiellement génériques.

Les deux cas présentent les caractéristiques de cas « extrêmes », et possèdent par conséquent un fort potentiel inductif, en permettant de mettre en évidence des phénomènes ayant pu passer inaperçus ou sous-théorisés jusqu’ici (Siggelkow, 2007; Yin, 2013). Nous considérons ces cas comme « extrêmes » dans la mesure où des exigences structurellement présentes dans de nombreuses organisations (en l’espèce, les exigences liées à l’accumulation de ressources humaines spécifiques et à la recherche de performance à court-terme) sont ici exacerbées, amenant les organisations vers un seuil critique où les représentations et les analyses préexistantes sont prises en défaut.

L’analyse approfondie de ces cas a été rendue possible, dans les deux cas, par une posture de recherche collaborative (Shani & Coghlan, 2008). Cette dernière permet d’accéder, en premier lieu, à une analyse située des microprocessus qui sous-tendent les phénomènes étudiés, perspective dont nous avons relevé plus haut qu’elle faisait défaut dans nombre de travaux issus des courants sur les ressources et le capital humain. D’autre part, la posture collaborative permet un accès précieux aux représentations, aux discours et aux décisions des managers, donc en quelque sorte au management des ressources « en train de se faire ». C’est cette interaction entre les phénomènes empiriques de dynamique des ressources et les cadrages managériaux visant à les saisir dans l’espoir de les maîtriser qui constitue notre objet de recherche privilégié ici. La position collaborative nous a ainsi permis d’avoir accès à un matériau riche, constitué de données primaires (entretiens) et secondaires (documents internes). Nous présentons ci-dessous un résumé détaillé des deux cas étudiés.

Présentation détaillée des terrains d’étude

Tableau 1

Synthèse croisée des enjeux attachés aux cas d’étude

Synthèse croisée des enjeux attachés aux cas d’étude

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Résultats

Constat initial : une mise en tension du plan stratégique pour des raisons différentes

Les deux cas étudiés se caractérisent par une mise en tension des intentions stratégiques initiales, mais ces tensions ne se sont pas manifestées de façon identique dans les deux situations.

Dans le cas 1, les tensions portent essentiellement sur deux points : de grandes difficultés dans la mise en oeuvre de l’accumulation de ressources d’une part, une dégradation de la situation sociale au sein des équipes historiques d’autre part. En effet, les managers du centre d’ingénierie ont été amenés à reconnaître en 2007 que, parmi les nombreux ingénieurs embauchés, la grande majorité peinait à acquérir les compétences spécifiques nécessaires pour mener leur activité de façon autonome. Un rapport interne indiquait ainsi « une stagnation de la montée en compétences sur les activités complexes de conception », voire dans certains cas « une absence de montée en compétences en Europe de l’Est ». Cette difficulté d’acquisition des compétences spécifiques menaçait ainsi la montée en capacité effective du centre. De nombreux départs volontaires parmi les recrues récentes accentuaient le phénomène, obligeant à reprendre le processus de montée en compétence à chaque nouveau départ. Parallèlement, les enquêtes d’audit social menées auprès des différentes équipes révélaient un profond malaise parmi les ingénieurs expérimentés présents de longue date dans l’ingénierie. Ces derniers étaient en effet l’objet de phénomènes de sur-engagement dans le travail, ce qui faisait naître des inquiétudes sur la soutenabilité de la situation. Un audit indépendant mettait en évidence qu’un tiers des concepteurs était dans une situation de travail très tendu, mettant en péril leur santé à moyen terme. En revanche, le plan de croissance se révélait fonctionnel sur son versant « opérationnel », puisque les objectifs de lancement de projets étaient respectés sur les dimensions de qualité, coûts et délais.

Dans le cas 2, au contraire, la non-tenue des objectifs opérationnels était l’élément le plus saillant de la mise en tension de la stratégie. Dans l’intervalle de la durée de la recherche collaborative, l’organisation a en effet enregistré un dérapage significatif (quasi-doublement) des coûts et des délais du projet dit « pilote ». Cette dérive soulevait de profonds doutes sur la capacité de l’unité à soutenir la montée en charge prévue ensuite. La direction du centre d’ingénierie était pleinement consciente du problème et cherchait différents moyens pour y parer, notamment en matière de renforcement des outils de planification et de pilotage de l’activité. En parallèle, le début de la recherche collaborative coïncidait avec la montée de doutes sur l’efficacité des recrutements massifs (une centaine d’entrées annuelles) opérés par l’unité. Les entretiens réalisés auprès des services des ressources humaines relevaient en effet des difficultés à intégrer les nouveaux arrivants, à dispenser des mesures d’accompagnement pour tous. Une note, synthétisant les résultats d’une enquête menée auprès du personnel en vue de préparer la réflexion collective à laquelle les chercheurs ont pris part, était ainsi explicite sur ce point. La formation des recrues y est présentée comme « un risque ou un impératif stratégique non maîtrisé à l’heure actuelle », ajoutant de façon révélatrice que « la machine à recruter est en place, la machine à intégrer est en chantier ». Ces travaux préparatoires relevaient également des signes d’« usure » de certains segments de la population des ingénieurs expérimentés issus du « stock initial » de ressources. Mais ce phénomène prenait, dans le cas 2, une forme moins accentuée que dans le cas 1.

Analyse (1) : derrière des symptômes différents, des choix contrastés d’allocation de ressources

Les deux cas présentent donc des situations analogues de mise en tension d’un plan initial de double croissance de l’activité et des ressources, mais avec des nuances notables dans la façon dont se répartissent les difficultés entre les différents enjeux. La possibilité d’un accès direct au terrain a permis à l’équipe de recherche d’éclairer l’origine de ces différences.

Dans le cas 1, les entretiens ont montré que l’organisation a donné une priorité constante à la tenue des objectifs opérationnels (respect des délais et des coûts de développement). Mais nos analyses ont également mis en lumière que c’est précisément ce choix qui explique l’ampleur des difficultés rencontrées dans l’atteinte des objectifs d’accumulation de ressources, ainsi que les tensions sur le niveau excessif d’engagement des ressources expérimentées apparues par ailleurs. Ainsi, les objectifs opérationnels ont pu être tenus par une mobilisation très forte des ressources expérimentées initiales (à travers l’exercice de leurs prérogatives officielles, mais aussi par de la compensation clandestine, ou « en perruque », du travail normalement dévolu aux nouvelles recrues), et à travers l’exclusion relative des nouvelles recrues de la participation au travail collectif. Or il est possible d’interpréter ce comportement comme un choix d’allocation quasi-exclusive de ressources sur la performance immédiate au détriment de l’allocation de ressources au développement de ressources nouvelles (allocation pouvant être directe, à travers du temps investi par les ingénieurs « séniors » à encadrer et former sur le tas des « juniors », soit indirecte, en acceptant de déléguer à un « junior » une activité pour laquelle un « sénior » serait probablement bien plus efficace, mais qui permette au junior un apprentissage effectif). Le cas 1 présente donc un exemple un renoncement de fait à investir dans le développement de nouvelles ressources, avec des situations où « une ressource expérimentée » était en charge à temps partiel « d’une quinzaine de jeunes embauchés ».

Les tensions opérationnelles du cas 2 montrent que l’organisation n’a pas, dans ce cas, opéré un choix aussi net. Les entretiens menés mettent plutôt en évidence un refus général de choisir entre les différents objectifs du plan stratégique. Ce refus de choisir se manifeste au niveau du pilotage stratégique dans les choix de structuration des équipes, qui manifestent alternativement un souci clair d’organiser la montée en compétence des recrues (à travers le choix d’un basculement d’une logique orientée « projet » vers une logique orientée « métiers techniques », qui aménage des espaces adaptés à la socialisation et au compagnonnage) et le souci de faire avancer coûte que coûte le projet « pilote » (manifesté notamment par le recours régulier à des task force, composées uniquement d’ingénieurs très expérimentés et excluant les recrues, pour traiter les points techniques les plus critiques). Nous avons également pu constater que la responsabilité d’arbitrer entre les objectifs « descendait » au niveau de l’encadrement de proximité, puisque les chefs d’équipe déployaient des stratégies d’articulation très différentes : certains faisant un choix clair de « sacrifier » la performance projet, d’autres de la « tenir coûte que coûte » au détriment de la montée en compétence de leurs équipes, voire parfois de leur propre qualité de vie au travail. Au final, cette agrégation d’orientations stratégiques oscillantes et de comportements locaux contradictoires enlisait l’organisation dans une situation dégradée sur l’ensemble de ses objectifs stratégiques.

Analyse (2) : deux organisations placées dans des jeux de contraintes similaires : une incompatibilité du développement de ressources et de la performance ?

En recoupant les situations dans lesquelles les deux organisations étudiées étaient initialement placées et leurs plans stratégiques respectifs, il apparaît que les nuances relevées dans les choix d’allocation de ressources peuvent être lues comme deux manières possibles de « jouer » au sein d’un espace de contraintes fortement analogue.

Ce jeu de contraintes peut être résumé comme la résultante de trois composantes :

  1. l’importance de l’écart entre stock initial et stock cible de ressources spécifiques : +50 % dans le cas 1, +100 % dans le cas 2;

  2. la brièveté du temps de passage prévu entre l’état initial et l’état cible, se déclinant en intensité du flux d’embauches : 4 ans dans le cas 1 pour 500 embauches au total, environ 100 embauches par an sur 5 ans dans le cas 2;

  3. le contexte opérationnel dans lequel cette stratégie d’accumulation de ressources s’inscrit, marqué dans les deux cas par une intensification des objectifs « productifs » : doublement du nombre de projets et réduction des coûts dans le cas 1, rétrécissement des délais et coûts de construction sur un projet « pilote » dans le cas 2.

Les plans stratégiques des deux organisations traduisaient donc la recherche d’une « double performance » : une performance opérationnelle d’un côté, une performance dans le développement de ressources de l’autre. Cependant il s’avérait que ces deux performances n’étaient pas indépendantes mais liées, en ce que leur atteinte était très fortement conditionnée à l’utilisation d’un même « stock » de ressources, à savoir les ingénieurs déjà formés présents au sein des entités. En effet, comme l’ont mis en évidence les entretiens menés auprès des différents segments de populations d’ingénieurs, tant la performance opérationnelle (du fait d’une complexité élevée de l’activité qui rend indispensable le recours à des expertises sédimentées dans la durée) que l’efficacité dans le processus de développement de ressources (du fait du caractère inévitable du recours au compagnonnage pour transmettre les expertises) dépendaient du temps que les ingénieurs expérimentés étaient en mesure de leur consacrer. Or l’agrégation de ces temps individuels constitue un « capital temps » disponible pour être investi mais par définition limité, et ce d’autant plus qu’il était, dans les deux cas, difficilement extensible par l’embauche sur le marché du travail externe d’ingénieurs expérimentés (marché rigide, et pauvre en ressources ad hoc). Ce capital temps ne s’avérait finalement extensible qu’à la condition d’un fort accroissement du niveau d’engagement personnel des ressources expérimentées, ce qui permet d’éclairer, au moins en partie, l’existence de phénomènes de « surchauffe » ou de surinvestissement dans le travail.

Dans ce jeu de contraintes, assimilable à un « triangle d’incompatibilité »[4] entre atteinte d’objectifs opérationnels ambitieux, développement rapide de ressources spécifiques, et usage raisonné des ressources expérimentées, les deux organisations se sont placées face à l’obligation d’un renoncement à, au moins, un de leurs objectifs stratégiques. La situation observée, dans les deux cas, correspond donc au phénomène inverse des « asset mass efficiencies » décrites par Dierickx et Cool (1989), avec une fragilisation, voire un empêchement, des processus d’accumulation de ressources, étant donné les conditions organisationnelles dans lesquelles cette accumulation à s’opérer.

Interprétation : de la sous-estimation des délais d’assimilation à la fragilisation des investissements en ressources

Reste à comprendre comment les deux organisations en sont arrivées à créer les conditions de la mise en tension de leurs propres stratégies, et notamment de la fragilisation de processus d’accumulation de ressources indispensables à la pérennité de leur activité. Il s’agit ici de comprendre ce fait paradoxal qu’une croissance intensive du niveau arithmétique de ressources ait pour effet un affaiblissement de la capacité collective à mener à bien ses missions. Dans les deux cas, une variable explicative commune réside dans la sous-estimation des délais d’assimilation, c’est-à-dire du temps de spécification d’une ressource nécessaire pour que celle-ci puisse avoir un impact positif sur la performance opérationnelle. Van Oorschot et al. (2013) ont observé, comme dit précédemment, que les délais d’assimilation et leur impact sur la performance faisaient l’objet de sous-estimations fréquentes par les managers, notamment dans les phases d’expansion d’équipes, amenant à des choix de dimensionnement contre-productifs. Dans le cas 1, un document de synthèse (rédigé conjointement par les chercheurs et des managers de l’entreprise à la suite du diagnostic mené par l’équipe de recherche, et porté à la connaissance du sommet stratégique de l’entreprise par le directeur du centre d’ingénierie) indique que « sur les activités complexes, le temps d’apprentissage a été sous estimé » et que « les cibles d’embauches étaient trop ambitieuses et nuisaient à la montée en compétences ». Dans le cas 2, la première restitution du diagnostic auprès de la ligne managériale de l’organisation, a suscité des débats sur le caractère trop soutenu du rythme d’embauches, amenant paradoxalement les managers à questionner le bien-fondé d’une poursuite des recrutements au sein de leurs équipes. Le fait que les embauches soutenues produisent ces effets contre-intuitifs, dans les deux cas, pouvait s’expliquer par la sous-estimation des délais d’assimilation.

Quel est en effet l’impact d’une sous-estimation, voire d’un déni (option revenant à considérer qu’une ressource est déjà spécifiée au moment où on en fait l’acquisition), du délai d’assimilation ? L’existence d’un délai d’assimilation induit un effet de latence entre la croissance des ressources en termes d’effectifs et la croissance des ressources en termes de « potentiel productif », latence d’autant plus longue que le délai d’assimilation est long. Sous-estimer un délai d’assimilation revient, de ce fait, à surestimer la vitesse d’accroissement du « potentiel productif » d’un stock de ressources. Ce qui peut, en conséquence, amener les managers à confier trop rapidement à des équipes des missions excédant leur capacité d’action, c’est-à-dire à créer une situation de débordement. Dans le cas 1, ce débordement s’est manifesté par le nombre de nouveaux projets confiés aux équipes, dans le cas 2 par les objectifs assignés au projet « pilote » lançant le redémarrage de l’activité. Mais dans les deux cas, cela s’est traduit par une intensification de la pression mise sur les objectifs opérationnels, et donc de la sollicitation des ressources préexistantes sur ces objectifs, qui diminuait d’autant le « capital temps » potentiellement investi dans l’accumulation de nouvelles ressources, et ralentissait en conséquence (voire, dans le cas 1, bloquait partiellement) les processus d’accumulation de ressources. Or, si ce ralentissement du processus d’accumulation (et donc cette extension du délai d’assimilation) n’est pas correctement perçu par les managers, cela peut créer les conditions d’un cercle vicieux, dans lequel un déséquilibre entre charge d’activité et potentiel productif réel des ressources se perpétue lui-même dans le temps.

Les dirigeants d’une organisation qui serait placée dans une situation de ce type devraient donc, à condition de prendre conscience de la situation, prendre des décisions visant à enrayer une telle « spirale ». Dans le cas 1, cela s’est traduit notamment par l’allocation de ressources supplémentaires dédiées exclusivement à des missions de formation, tout en réduisant le niveau d’embauches de ressources inexpérimentées. Dans le cas 2, si une représentation prégnante à la tête de l’organisation était de voir les difficultés opérationnelles comme résultant d’une insuffisance des outils de pilotage de l’activité (et donc de les penser comme indépendantes des processus d’accumulation de ressources), celle-ci s’est progressivement accompagnée d’une prise de conscience des enjeux associés à la croissance des ressources. Cette prise de conscience s’est traduite par des décisions concrètes, consistant notamment à intensifier la recherche (peu couronnée de succès) d’ingénieurs expérimentés sur le marché et à recourir aux services de « jeunes retraités » pour de la formation, en vue d’accroître le capital temps possiblement investi dans l’accumulation de ressources, mais aussi, de façon plus importante encore, à ralentir le flux d’embauches et à lisser davantage dans le temps la croissance des effectifs afin de dé-saturer les managers de proximité, en stoppant la croissance de leur « charge » d’encadrement des recrues. Cette étape était nécessaire pour avancer vers une plus grande maîtrise des processus d’accumulation de ressources, et de leur articulation avec les enjeux de performance opérationnelle. Elle s’est par ailleurs accompagnée de propositions d’enrichissement des outils de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, afin que ceux-ci intègrent, outre la quantité de ressources et leur statut administratif, des éléments permettant de caractériser et de mieux piloter leur trajectoire d’acquisition des compétences spécifiques.

FIGURE 1

De la sous-estimation du délai d'assimilation au ralentissement de l'accumulation de ressources

De la sous-estimation du délai d'assimilation au ralentissement de l'accumulation de ressources

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Discussion

Implications théoriques de la recherche

Bien que les recherches issues du courant RBV aient identifié le développement interne (ou l’accumulation) de ressources comme l’une des deux modalités possibles d’obtention de celles-ci, les travaux empiriques en stratégie portant explicitement sur cette modalité ont été peu nombreux jusqu’ici. Dierickx et Cool (1989) ont produit des intuitions fécondes sur le plan théorique, notamment à travers les notions d’« asset mass efficiencies » et de « temporal compression diseconomies », qui permettent de fixer un premier cadre d’analyse des processus d’accumulation interne. Ces notions font de l’écart entre niveau initial et niveau cible des ressources et du rythme prévu d’accumulation les déterminants principaux de l’efficience des processus d’accumulation. Mais ce cadre présente la limite d’être indépendant du substrat organisationnel dans lequel le processus d’accumulation s’inscrit. Grâce à une approche ancrée empiriquement des processus de développement interne de ressources humaines spécifiques, nos deux cas mettent en évidence l’imbrication, potentiellement très forte et antagoniste, entre processus d’accumulation et recherche de performance, dans les contextes où ces processus reposent (au moins en partie) sur la mobilisation des mêmes ressources. Cette imbrication a des conséquences importantes, car en situation de fortes contraintes sur le niveau de ressources initial et sur la performance, les investissements nécessaires à l’accumulation de ressources peuvent se trouver menacés, plaçant les organisations face à un arbitrage impossible entre enjeux à court et à long termes. Ce résultat permet de saisir la complexité du lien entre ressources et performance, en y ajoutant une dimension jusqu’ici manquante. C’est bien cette représentation de la croissance des ressources humaines d’ingénierie comme un investissement, objet de contingences structurelles et individuelles, qui est apparue déficiente dans les deux cas étudiés.

Van Oorschot et al. (2013) avaient mis en évidence la difficulté des managers à estimer le délai d’assimilation des ressources. Nous avons montré en quoi cette appréciation conditionnait l’effectivité des processus d’accumulation (voir figure 1). La sous-estimation évoquée dans la littérature, et qui est l’une des redondances majeures sur les deux cas étudiés, peut être lue comme un symptôme de prégnance d’une vision synchronique des ressources au détriment d’une vision diachronique, dans laquelle une ressource est le produit d’un investissement et d’un processus d’accumulation inscrits dans la durée. On peut même se demander dans quelle mesure le rétrécissement de l’horizon temporel des entreprises ne pousse pas les dirigeants à croire (ou à souhaiter) que le développement des ressources suit ce mouvement. Or cela apparaît problématique dès lors que le développement de nouvelles ressources s’inscrit dans un contexte de contraintes sur le niveau initial de ressources. En conséquence, le couplage de stratégies d’optimisation des niveaux de ressources (approches de types « lean ») avec la volonté d’une forte réactivité dans le cadre d’une « compétition par le temps » pourrait condamner certaines organisations à voir s’additionner (voire se renforcer mutuellement) déséconomies de compression temporelle et inefficiences de masse des actifs dans le processus d’accumulation de ressources.

Face à ce risque, notre travail, dans le sillage des travaux de Dierickx et Cool (1989), tend à montrer que le maintien d’un certain excès de ressources (Penrose, 1959), ou slack organisationnel, est garant de la capacité de croissance des ressources humaines spécifiques. Le slack organisationnel dans les projets a été récemment étudié quant à sa capacité à créer des connaissances entre métiers (Richtner et al., 2015). Nos cas montrent le caractère déterminant d’une préfiguration des ressources humaines d’ingénierie expertes à l’objectif de croissance visé. Alors que le slack organisationnel est souvent resté une notion théorique ou étudiée via des indicateurs financiers (Bourgeois, 1981; Marlin & Geiger, 2015), la compréhension des processus de sa constitution et de sa disparition dans le cadre de ressources humaines spécifiques ouvre la voie à une meilleure appréciation des conséquences des stratégies d’optimisation du niveau des ressources (par exemple dans l’esprit d’une approche « lean ») sur les capacités stratégiques des entreprises.

En outre, nos travaux complètent l’approche RBV en introduisant l’idée que la croissance des capacités d’une entreprise à partir de ressources internes est contingente au volume de ressources expérimentées préexistantes. Dans le cas contraire, les conséquences sont doubles : détérioration de la performance sur les projets immédiats et ralentissement de l’accumulation de nouvelles ressources du fait d’une sur-sollicitation des ressources expérimentées. Ces résultats vont dans le sens d’une conception moins désincarnée des ressources et de leur lien à la performance que celle qui prévaut majoritairement dans le champ RBV, avec une prise en compte des contingences liées à la nature « humaine » des ressources qui permettent de développer un avantage concurrentiel.

Implications managériales

Nos résultats dessinent le tableau d’organisations confrontées à la difficulté de développer des ressources dont elles ont pourtant un besoin urgent, et pour lesquelles elles ne peuvent pas a priori compter sur une socialisation des coûts de spécification des ressources, comme cela peut être le cas dans certaines activités[5]. Comment agir, alors, dans de telles situations ? Nous considérons que notre recherche permet d’envisager des leviers possibles à court-terme dans les domaines de la stratégie et de la GRH pris séparément, mais aussi, à plus long-terme, dans la recherche d’une meilleure articulation entre ces deux domaines.

Sur le plan des choix stratégiques, les organisations confrontées à ce type de « jeu de contraintes » se posent nécessairement la question d’une réouverture du champ des alternatives au développement interne, en reconsidérant par exemple la possibilité de recrutements externes de ressources déjà formées, ou en recourant à la sous-traitance. Cependant la solution du recrutement sur le marché peut, dans certains cas, ne pas être possible (si les compétences requises n’existent pas à l’extérieur, dans le cas de compétences strictement spécifiques à l’entreprise, ou si les conventions régissant la mobilité intra-sectorielle freinent la mobilité de ressources « quasi-spécifiques »). Mais même dans les cas où cette solution est possible, elle n’élimine pas complètement l’existence de « coûts de spécification » : un ingénieur même très expérimenté venu d’une autre entreprise n’est pas immédiatement pleinement opérationnel; dans le cas du recours à l’externalisation, il a été montré que, si elle permet de reporter vers d’autres entreprises tout ou partie du coût de développement des ressources, elle induit des risques de perte de compétences en interne, et donc des difficultés à piloter les sous-traitants (Fréry & Law-kheng, 2007).

Au niveau des leviers en matière de GRH, nos recherches mettent en avant, dans le sillage des premières expérimentations menées en ce sens sur les terrains de recherche, la nécessité d’une meilleure représentation et visibilité des processus d’accumulation de ressources (de leur durée, de leur « coût », de leurs conditions de possibilité…), afin de pouvoir les piloter. En effet, dans les deux cas, il apparaît que le caractère largement informel, tacite et au final « invisible » de ces processus, et en particulier des délais d’assimilation, est largement à l’origine de la difficulté des organisations à les maîtriser. En conséquence, nos travaux plaident pour une « matérialisation » de mécanismes immatériels, matérialisation dont les bases concrètes existent souvent dans les organisations (par exemple, avec les outils de gestion prévisionnelle des compétences), mais qui n’est généralement pas déployée dans le sens d’une réelle maîtrise des processus d’accumulation de ressources. Ce travail de matérialisation des dynamiques d’accumulation de ressources constitue sans doute une perspective de recherche prometteuse pour faire de la GRH un auxiliaire efficace de la mise en oeuvre de choix stratégiques. Plus largement, il semble que, de même que les approches théoriques des ressources en management stratégique négligent souvent les contingences « humaines » (temps d’apprentissage, capacités des managers à spécifier les ressources, etc.), il peut en aller de même pour la pratique stratégique, comme l’illustrent bien les deux cas étudiés. En effet, ils font ressortir en creux la nécessité d’une pratique stratégique davantage « informée » par l’analyse des dynamiques spécifiques aux ressources, et en particulier aux processus d’accumulation de celles-ci. Ce point constitue une voie possible, parmi d’autres, de fécondation croisée des champs de la GRH et de la stratégie.

Dans une visée plus prospective, les cas étudiés plaident également pour l’exploration d’alternatives au compagnonnage par les expérimentés comme modalité unique de développement de nouvelles ressources dans les univers d’ingénierie. Que ces alternatives passent par le développement (sous certaines conditions) de l’auto-formation ou par l’utilisation accrue des nouvelles technologies (MOOC, tutoriels, réalité virtuelle…), elles permettraient de soulager les managers expérimentés et de prendre au moins en partie leur relais dans des situations très contraintes. Dans un contexte où les managers intermédiaires sont souvent les plus exposés aux situations de stress important voire de burn out, et où les nouvelles générations arrivant sur le marché du travail sont désireuses d’une autonomie accrue, ces pistes peuvent, sans prétendre à la résolution définitive du paradoxe identifié, permettre de desserrer en partie l’étau de situations trop tendues.

Conclusion

L’article avait pour objet d’éclairer les dynamiques d’accumulation de ressources spécifiques et leur lien avec la performance à différents horizons des entreprises. En centrant le propos sur les ressources humaines d’ingénierie, nous avons montré que le développement de telles ressources à moyen et long terme induisait une diminution de la performance à court terme des capacités de développement et donc de la tenue des critères de coûts et/ou de délai et/ou de qualité. Nos résultats interrogent l’évolution des ressources d’ingénierie dans des industries en situation de compétition intensive sur les temps et les coûts de développement.

Nous voyons deux limites principales aux résultats présentés dans cet article. La première est inhérente aux situations dites « extrêmes » et porte sur les effets de contingence associés à nos deux cas. En particulier, nous considérons que la nécessité d’un recours quasi-exclusif à du développement interne de ressources (du fait de l’inexistence de compétences adaptées à l’extérieur rendant impossible l’acquisition de ressources) représente un cas limite. Reste donc à vérifier si, dans des cas où les contraintes sur le recrutement externe sont moins fortes, des phénomènes analogues peuvent se manifester.

Ils ouvrent une perspective de recherche visant à établir ce constat sur un panel d’organisations et d’industries plus large permettant d’instruire l’hypothèse d’un risque de « décrochage » des performances des ressources spécifiques d’ingénierie en conséquence d’une rationalisation trop poussée du mode projet et des investissements consentis pour leur développement, la sous-traitance pouvant à cet égard être vue comme une manière de reporter la problématique sur le fournisseur sans modifier le problème de fond. L’étude de stratégies alternatives, tant dans les arbitrages entre différents types de recours à des ressources spécifiques (marché externe, sous-traitance…) que dans la formation des nouvelles recrues, reste donc à instruire.