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Depuis plusieurs années, on observe le développement de nouvelles formes d’initiatives économiques qui s’appuient sur le marché pour développer leur action et leur projet de transformation sociale (Dubuisson-Quellier, 2013; Rodet, 2015). Elles regroupent des mouvements aussi divers que le commerce équitable, la finance solidaire, les circuits courts alternatifs. Elles répondent souvent aux besoins de certains consommateurs qui entendent réinvestir leur pouvoir économique, en faisant intervenir des critères éthiques, sociaux sinon politiques dans leurs actes de consommation.

Ces initiatives entrepreneuriales peuvent être appréhendées en termes de Nouveaux Mouvements Sociaux Economiques qualifiés par Gendron (2001), à la jonction des mouvements sociaux et citoyens et des organisations économiques plus classiques. Certaines d’entre elles partagent en effet avec les mouvements sociaux la visée de transformation du champ organisationnel au sein duquel ils s’insèrent, et avec les organisations économiques plus classiques, l’action directe sur le marché en tant que consommateur, investisseur ou entrepreneur : elles parviennent à transformer des besoins ou des dysfonctionnements sociaux en opportunités marchandes et à les exploiter. L’entrepreneuriat et la création d’activité économique ne constituent pas ici l’objet de critiques par l’emprise que prendrait le marché sur les vies quotidiennes des individus, mais sont perçus comme des leviers d’action pour le changement social.

Dans le champ des Sciences des Organisations et de l’Entrepreneuriat, le concept d’entreprise sociale est très présent pour rendre compte d’initiatives entrepreneuriales qui associent une logique d’action sociale et logique d’action marchande et commerciale (Mair, Battilana, Cardenas, 2012, Battilana, Lee, 2014, Santos, F., Pache, A.C., Birkenholz, C. 2015). Pourtant, les liens entre ces nouvelles façons d’entreprendre et les pratiques de mobilisation et de contestation citoyenne ont très peu été explorés. L’objectif de notre contribution est justement de considérer le rapport entre action citoyenne et activité entrepreneuriale qui caractérise certaines initiatives d’entrepreneuriat social.

Sur la base d’entretiens et d’expériences individuelles et collectives, il s’agira de s’interroger pour savoir dans quelle mesure l’acte d’entreprendre, c’est-à-dire organiser un nouvel espace marchand, peut bel et bien constituer un prolongement de l’action citoyenne et donc relever les voies de passage, les motifs et les modalités de la transition de répertoires d’action contestataires et citoyens vers des modalités plus économiques d’engagement.

Pour répondre à ces questions, nous proposons de mobiliser un cadre d’analyse pragmatiste en termes de processus d’enquête démocratique. Le pragmatisme a inspiré de nombreux auteurs classiques en Sciences de l’Organisation dont, entre autres, H. Garfinkel, K. Weick, D. Schön et P. Selznick. Aujourd’hui, les idées structurantes du courant pragmatiste sont majoritairement tenues pour acquises au sein des nouveaux courants de la recherche en théorie des organisations, tout particulièrement dans le cadre des approches processuelles (Lorino, 2016, Germain 2016), des approches par les pratiques (notamment Feldman, Orlikowski, 2011, Jarzabowski et ali, 2007). Il constitue à la fois une posture épistémologique et théorique, pour rendre compte des problèmes de la vie publique et des modalités d’articulation entre réalisation de soi et coopération sociale (Frega, 2016), mais également des situations qui obligent les individus et les organisations à agir de manière flexible et créative, à faire face aux surprises (Cunha et al., 2006) et à résoudre des impératifs contradictoires entre la continuité et le changement, la routine et la nouveauté (Farjoun, 2010, Feldman et Pentland, 2003). Pour autant, la dimension publique et politique des travaux pragmatistes ne constitue pas encore un sillon important en Sciences des Organisations. Or le pragmatisme peut être un cadre d’analyse particulièrement pertinent pour saisir les contradictions des organisations qui articulent des logiques d’action plurielles (Sambugaro, 2016) et comprendre les logiques d’action en oeuvre dans les entreprises sociales, dites pluralistes. Plutôt que de partir de l’existence d’une pluralité de logiques d’action, quelque fois contradictoire, une approche pragmatiste de l’entrepreneuriat social nous permet de considérer la formation des valeurs et de ces logiques et de comprendre comment des acteurs parviennent à rendre conciliable des logiques a priori antagonistes.

Notre article est organisé de la façon suivante : la première partie discute les relations qu’entretiennent engagement citoyen et action entrepreneuriale sous l’angle notamment de la littérature en entrepreneuriat et présente notre cadre d’analyse. La seconde partie présente la méthodologie de recueil et d’analyses des données. La troisième partie est consacrée aux résultats de l’analyse et dégage des registres d’engagement, les logiques et les registres d’action déployés par les acteurs rencontrés. La dernière partie discute les résultats et présente les implications théoriques et managériales de notre analyse.

Cadre théorique 

L’idée selon laquelle l’engagement militant et l’action entrepreneuriale se réaliseraient dans des espaces autonomes, selon des logiques différentes voire concurrentes, est de plus en plus remise en cause. De nombreuses approches appartenant au champ de l’entrepreneuriat et des théories des organisations proposent des pistes qui conduisent à dénaturaliser à la fois l’engagement militant et l’action entrepreneuriale et ouvrent des nouvelles perspectives.

Ouvrir le champ de l’entrepreneuriat aux opérateurs du changement social

L’émergence des Nouveaux Mouvements Sociaux Economiques (Gendron, 2001) coïncide avec le développement rapide du concept d’entrepreneuriat social qui, allant au-delà du secteur sans but lucratif et de l’économie sociale, entend rendre compte de nouvelles articulations entre activité économique et innovation civique (Stayeart, Horth, 2006, p.4). Les entreprises ne constituent pas seulement des opérateurs marchands, mais aussi des opérateurs de changement et création de nouvelles normes sociales (Nicholls, 2010). Ces approches se distinguent en revanche sur la nature du changement social et les modalités pour y parvenir : certaines se focalisent plus sur l’impact social et la réponse à un problème social (Battilana, Dorado, 2010, R. E. Meyer et Höllerer 2010) quand d’autres sont plus intéressées par les processus innovants enclenchés pour atteindre la mission sociale (Dees, Battle et Anderson 2006, Hoogendoorn, Pennings et Thurik 2010).

La première conceptualisation de l’entrepreneuriat social en termes d’entreprises sociales ou hybrides décrit des organisations dont les missions sont directement associées à des objectifs sociaux de réduction de la pauvreté, de production ou de gestion de biens publics, et de développement (Battilana, Dorado, 2010, R. E. Meyer et Höllerer 2010). L’action entrepreneuriale consiste à redéfinir des problèmes sociaux comme économiques et à les transformer en objets d’expertise managériale (Barinaga, 2016, Steyaert et Katz 2004). Ces organisations sont qualifiées hybrides car elles associent une logique institutionnelle typiquement capitaliste, fondée sur la rentabilité de ces activités, avec une logique sociale a priori incompatible. Précisément, les entreprises sociales partagent donc la recherche de la génération de revenus avec les organisations du secteur privé ainsi que la réalisation des objectifs sociaux des organisations à but non lucratif (Di Domenico et al, 2010).

Cette première conception de l’entrepreneuriat social montre bien que l’activité économique et la création d’entreprises peuvent reposer sur une volonté de corriger, transformer des dysfonctionnements sociaux. Ces approches permettent donc de mieux comprendre la logique des actions citoyennes et d’analyser la construction des catégories de marché et de créateurs d’activités. Pour autant, elles conservent des orientations stratégiques et instrumentales de l’action citoyenne et de l’action entrepreneuriale, où le social reste extérieur à l’analyse (Barinaga, 2016) ou indéterminé (Steyaert et Katz 2004). Les individus qui s’engagent dans les organisations de mouvement social et dans les entreprises sociales, sont guidés par des objectifs sociaux qui existent au préalable et dont on a des difficultés à expliquer la formation. Ainsi, les motifs de l’engagement dans la forme particulière de l’engagement citoyen-entrepreneurial et précisément les motifs d’adoption de la forme entrepreneuriale pour atteindre des objectifs de transformation des règles économiques ne sont pas explicités.

Le deuxième type d’approche s’intéresse davantage à l’acte d’entreprendre, « l’entrepreneuring » et à la capacité à ouvrir de nouveaux espaces publics de contestation et d’émancipation (Steyaert and Katz, 2004, Germain, 2017). L’attention est centrée sur l’action entrepreneuriale plutôt que sur l’entrepreneur et ses intentions. Précisément, étudier l’action entrepreneuriale consiste à décrire la façon dont sont mises en oeuvre des formes d’exploitation de l’hétérogénéité des mondes sociaux. Ainsi, l’action entrepreneuriale est vue comme un effort pour bousculer les ordres sociaux existants. Dès lors, ces analyses conduisent à concevoir la création d’activités et l’engagement dans une action entrepreneuriale comme des processus complexes pouvant ainsi revêtir notamment une dimension sociale et transformatrice, voire contestataire et subversive. Certains chercheurs proposent des pistes d’analyse critique qui, au-delà de la catégorie de l’entrepreneuriat social, entendent discuter l’hypothèse d’une pluralité du statut ontologique de l’entrepreneuriat (Calás et al., 2009), et appellent par conséquent à « plus de cadres théoriques plutôt que de moins [...] pour explorer les variétés de changement social que l’entrepreneuriat peut provoquer » (ibid, p.554). Germain invite ainsi à revoir l’agenda de recherche de l’entrepreneuriat pour retrouver « l’essence subversive de l’entreprendre mais aussi le projet émancipatoire au coeur de l’entreprendre » (Germain, 2017, p. 3). Un intérêt récent est ainsi montré pour des espaces liminaux qui se situent dans les « à côté » de l’activité entrepreneuriale (Daniel, Ellis-Chadwick, 2016, cité par Germain, 2017). Bureau et Zandler appréhendent la subversion et la résistance comme des dimensions fondamentales des processus entrepreneuriaux, à partir de la métaphore des pratiques d’art contemporain. (Bureau, Zandler, 2014).

La fabrique de l’action entrepreneuriale comme enclenchement d’une enquête : un cadre d’analyse pragmatiste

Notre article s’inscrit dans la seconde perspective tracée et propose de prolonger ces travaux en terme d’entrepreneuring pour saisir dans quelles mesures l’engagement militant est conciliable avec l’action entrepreneuriale.

Du refus des dualismes abstraits …

Le pragmatisme est un courant philosophique américain dont John Dewey est une figure importante. La philosophie pragmatiste se caractérise par un rejet des dualités fondamentales qui structurent la pensée en philosophie et en sciences sociales : individu/ société, réalisation de soi/ coopération sociale, intérêt/ désintéressement. Pour J. Dewey, en particulier, ces dualismes conceptuels correspondent certes à une réalité; mais l’on peut aussi en discerner une autre, qui part directement des acteurs. Il est donc vain de discourir abstraitement de la compatibilité entre individualisme et coopération, marché et démocratie, activiste et entrepreneur. Il convient de partir d’expériences et de pratiques effectivement réalisées et d’envisager les modes de conceptualisation et de justification de ces pratiques (qui vont peut-être expliquer et montrer la possibilité de la coexistence entre logiques concurrentes), la façon dont elles se déploient et s’incarnent dans l’espace social et surtout les effets qu’elles produisent. Le courant pragmatiste en théorie des organisations constitue à cet égard une alternative pour considérer le débat classique en théories des organisations entre pouvoir d’action (agency) et dépendance aux structures sociales (voir Jarjoun, 2015).

La perspective pragmatiste est donc résolument une théorie de l’action, fondée sur les associations dynamiques que les individus tissent dans leur activité de résolution de problèmes publics. En effet, les individus ont de multiples appartenances, logiques d’action et de pensée, qu’il ne faut pas réduire en catégories abstraites. « La société est synonyme d’association, de relation d’interaction tournées vers l’action, afin de mieux réaliser. Il n’y a pas un individu que l’on pourrait définir indépendamment des relations qui le constituent et des interactions qu’il tisse avec autrui, ou plus généralement avec son environnement social. » (Dewey, 1916a, p. 168[2]).

… à une théorie de l’engagement dans l’action par l’enquête

Les travaux de John Dewey s’intéressent au processus de résolution de problèmes considéré comme le coeur et le moteur de l’action (Dewey, 1927, 1930). Il considère les conséquences pratiques de l’action et porte l’attention sur les activités d’interprétation, délibération, créativité et les apprentissages que l’action amène et produit. Dans cette nouvelle perspective, la notion d’enquête se révèle centrale pour l’analyse, celle-ci permettant de concevoir les tentatives expérimentales de construction de nouvelles catégories fonctionnelles (Farjoun M, Ansell C, Boin A, 2015). L’enquête est une expérience constitutive qui génère l’action collective et par laquelle l’individu va transformer cette expérience en la problématisant et en entreprenant des actions pour résoudre les problèmes décelés. Ce que Dewey appelle « l’enquête » se constitue donc au travers d’un processus de prise de conscience, de problématisation et d’action qui s’articule autour de la formulation d’un problème.

Ainsi, là où les autres théories du social — à l’exclusion des perspectives dites de la pratique — considèrent que le sens de l’expérience est entièrement donné en amont des processus de transformation qu’elles cherchent à concevoir, le pragmatisme considère que ce sens est toujours en partie indéterminé et conçoit le changement comme un processus de détermination progressive de cet indéterminé. Il se distingue également de certaines approches processuelles en entrepreneuriat, en ce sens qu’il ne fonde pas son analyse sur des données discrètes, déterminées souvent a posteriori, qu’il est possible artificiellement de détacher du flux intrinsèque d’action humaine (Tsoukas et Chia, 2002). Comme le note Germain, (Germain, 2016), des recherches processuelles (Hjorth, Holt et Steyaert, 2015) s’ouvrent aujourd’hui à des approches pragmatistes qui saisissent l’indétermination du parcours entrepreneurial et « mettent l’accent sur les « intervalles » et les « transitions », plus que sur les « positions » fictives (ibid.), là où s’exerce l’ « entre » de l’entrepreneuriat. » (ibid.)

Cadre d’analyse : la fabrique de l’enquête démocratique

J. Dewey a développé sa théorie de l’enquête particulièrement à propos de l’engagement dans la vie publique et démocratique (notamment dans Le public et ses problèmes (1927/2010). L’engagement citoyen est considéré dans les activités ordinaires de la vie sociale et peut donc s’incarner à travers des formes et des actions inédites (Dewey, 1927, 1930, 1939). Il est donc directement issu de situations individuelles ou collectives, éprouvées dans l’expérience quotidienne de vie. L’enquête démocratique consiste ainsi en la prise en main des problèmes sociaux par les individus et l’activation d’un processus collectif de résolution. C’est bien quand les individus prennent part aux problèmes individuels et collectifs de leur vie ensemble que la démocratie se revitalise. La prise de conscience des individus, leur agrégation et les actions qu’ils développent constituent le coeur de la vie démocratique, selon Dewey.

Nous décrivons le processus de l’enquête au travers de trois dimensions, le registre d’engagement, la logique de l’action entrepreneuriale et les répertoires d’action (schéma 1). Ces concepts développés dans des approches issues de la sociologie de l’engagement et des organisations, proches ou voisines des perspectives pragmatistes entendent saisir au mieux les processus d’engagement dans l’activité entrepreneuriale dont nous entendons rendre compte.

La première dimension vise à reconnaître la situation problématique; elle est initiée lorsque des agents font l’expérience d’une situation indéterminée, c’est-à-dire une situation où les cadres de pensée et d’action établis s’avèrent déficients à pourvoir une continuité de sens pour le cours de l’action. Il s’agit donc, pour les acteurs engagés dans l’enquête, de parvenir à rendre explicites les contradictions qu’ils rencontrent et éprouvent et qui permettent d’enclencher l’engagement dans l’action et le travail de l’enquête. Nous qualifions cette dimension de registre d’engagement; celui-ci permet, à partir d’un problème social éprouvé, la mise en cohérence et le rapprochement par les acteurs des logiques entrepreneuriales et militantes, au travers de nouveaux cadres cognitifs qui tracent la continuité des modes d’action. Le registre d’engagement prend des formes plus ou moins explicites et conscientes dans l’action. De la même façon, le problème éprouvé qui enclenche le travail de l’enquête, c’est-à-dire l’engagement et l’action entrepreneuriale, peut relever d’une expérience sensible personnelle, voire de l’intime mais également d’une expérience moins reliée directement à l’acteur et relever d’un niveau plus collectif et général.

La seconde dimension de l’enquête que nous qualifions de logique d’action entrepreneuriale constitue le passage à l’acte : alors que le registre de l’engagement rend compte du processus par lequel les individus vont problématiser une situation éprouvée en problème social, la logique d’action définit la façon dont l’acteur dirige et envisage la création d’activités pour traiter et résoudre ce problème. Cette dimension est appréhendée par Sambugaro (ibid, 2016) en tant que travail transformatif; il consiste effectivement pour les acteurs à élaborer et expérimenter des voies d’action pour résoudre, réparer le problème identifié. Nous l’envisageons en terme de logique d’action entrepreneuriale définie par Chauvin et alii (Chauvin, Grossetti, Zalio, 2014) comme « une logique d’action spécifique caractérisée par la projection vers un avenir qui n’est pas inscrit dans l’action en cours, mais qui engage une configuration souhaitée d’acteurs et de ressources » et implique une attitude réflexive. » (ibid, 2014, p. 10) La logique d’action entrepreneuriale est donc associée à des répertoires d’action qui vont désigner l’ensemble des types d’interventions que les acteurs vont déployer. (Tilly, 1986)

Méthodologie et description du terrain d’enquête

Nous avons réalisé le recueil et l’analyse des données selon la perspective tracée par la théorie enracinée (Glazer, Strauss, 1967). Celle-ci vise à développer des connaissances en les faisant émerger du terrain, s’opposant à la logique épistémologique hypothético-déductive de vérification d’hypothèses théoriques (Garreau, 2015). Les approches de la théorie enracinée entendent associer rigueur scientifique, créativité et innovation conceptuelle (Guillemette, 2006, Garreau, 2015).

Suivant ces perspectives, nous avons provisoirement écarté les cadres théoriques existants, aiguisé notre sensibilité théorique (Guillemette, 2006), et tenté d’établir une « conversation » avec nos données et ceux qui l’incarnent (Strauss et Corbin, 1994, p.280). L’objectif était de considérer de manière inductive la façon dont les acteurs conçoivent dans l’action ces catégories (Allard-Poesi, Maréchal, 2007). Pour cela, nous avons conduit notre travail en maintenant un processus itératif (Charmaz, 2006; Corbin et Strauss, 2008; Glaser et Strauss, 1967), à travers des allers-retours entre la théorisation et les données recueillies. Ce processus itératif a été conduit sur une longue période dans le cadre de plusieurs projets de recherche sur les circuits courts alimentaires et la gouvernance alimentaire des villes. Le recueil des données a été donc réalisé sur une période de 8 ans (Projets PSDR Liproco et Frugal) en mobilisant des matériaux de nature différente. Impliquée dans une recherche concernant l’émergence des circuits courts alimentaires à partir de 2008, nous avons assisté au développement des nouvelles organisations créées en vue de promouvoir, faciliter le développement des liens avec l’agriculture paysanne et nous avons suivi le processus par lequel ces acteurs se sont tournés progressivement vers la forme entrepreneuriale et l’action économique pour y parvenir.

Parmi le nombre important des personnes porteuses de projets et d’organisations que nous avons suivies, nous avons sélectionné particulièrement 9 personnes dont on a pu suivre la trajectoire qui ont participé à la création d’une organisation. Les personnes ont été interrogées au cours d’entretiens formels enregistrés et retranscrits (en moyenne 3 entretiens par organisations et au total 39 entretiens), de rencontres informelles collectives, de réunions collectives où plusieurs des personnes concernées étaient présentes et discutaient de leur positionnement et de l’activité mais également au cours de séminaires d’entreprises où l’auteure était présente en qualité d’observatrice.

SCHÉMA 1

Les étapes de l’enquête démocratique

Les étapes de l’enquête démocratique

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Nous avons sur la base de cet échantillon théorique, réalisé un codage ouvert qui a fait émerger des catégories conceptuelles pour comprendre et expliquer le phénomène complexe de l’engagement citoyen et entrepreneurial. Précisément, l’analyse des grilles d’entretiens a été conçue de manière à ne pas prédéfinir les termes d’engagement et d’action entrepreneuriale; ils ont consisté à chaque fois en des récits de vie et d’expériences. Il s’agissait dans un premier temps de laisser les acteurs définir leurs propres logiques d’action et quand ils n’avaient pas fait référence aux termes de leur demander si cela leur semblait cohérent. Nous avons mené une microanalyse des discours, récits, compte-rendu de réunions auxquels nous avons assisté, pour déconstruire le discours des acteurs. Les catégories que nous avons fait émerger (en termes de registre d’engagement et de logiques d’action entrepreneuriale) ont été soumis à certains acteurs pour vérifier, modifier nos mises en formes et notre créativité conceptuelle. (Garrreau, 2015).

Les personnes rencontrées n’ont pas toutes participé à l’émergence de l’organisation, certaines ont intégré des projets à des moments différents de la structuration et du développement de l’organisation et du projet. En dépit de cela, elles contribuent toutes au développement de nouvelles activités et sont considérées ainsi comme des acteurs entreprenant des actions de développement économique. Par ailleurs, la forme de l’emploi occupé, comme les statuts diffèrent en fonction des projets et souvent des ressources que l’organisation génère et obtient.

Elles développent une activité en lien avec l’alimentation durable et la valorisation des circuits courts alimentaires et des mécanismes de gouvernance élargie et inclusive et peuvent être classées en fonction de la question sociale qui définit leurs actions : la question des inégalités d’accès à l’alimentation, le soutien aux agriculteurs et aux paysans et plus largement aux causes écologistes et environnementales. La grande majorité des organisations a le statut de l’association : cela s’explique évidemment par la nature sociale ou citoyenne de l’activité, mais également par le niveau relativement faible du chiffre d’affaire de ces organisations et les avantages fiscaux permis par ce statut.

Enfin, le fonctionnement de l’activité et l’existence même de ces organisations reposent sur deux modèles économiques différents. Certaines organisations fonctionnent de façon autonome. Cela signifie que l’activité est financée, à travers les consommateurs ou les adhérents qui financent l’activité. Suivant le stade de développement de l’organisation, ces entreprises disposent alors de contrats aidés et des services civiques. D’autres organisations fondent leurs activités sur un modèle économique hybride. Si l’activité économique génère de la valeur, leur activité est financée en majorité par des prescripteurs publics et privés. Cette dualité dans les modèles économiques tend toutefois à s’estomper. Dès lors qu’elles développent une activité économique, la participation de financeurs publics tend à se réduire.

Vers la caractérisation de l’entrepreneur militant

L’analyse des terrains a pour objectif de montrer dans quelle mesure engagement citoyen et entrepreneurial sont conciliables, et précisément comment les individus les rendent conciliables. Trois registres d’engagement sont mis en valeur : la mise à l’épreuve, la critique et la prise de conscience. Ensuite, ce sont les justifications pour passer à l’action entrepreneuriale qui sont présentées.

La mise à l’épreuve, la critique et la prise de conscience comme registres de justification de l’engagement

L’identification du problème social constitue le moteur de l’organisation et la transformation de l’individu-citoyen en entrepreneur. Il ne se réalise par forcément au travers d’un processus formel et stratégique de recherche, d’analyse d’opportunités entrepreneuriales. Il émerge souvent de façon sensible à travers une expérience, une mise à l’épreuve différente suivant les acteurs. Ainsi, beaucoup des personnes ont des difficultés à rendre explicite la source de cet engagement, tant il est encastré dans ces situations de vie. Trois registres différents de problématisation et de justification de l’engagement apparaissent : la mise à l’épreuve, la critique et la prise de conscience que nous décrivons à partir de cas d’individus.

TABLEAU 1

Description des organisations enquêtées

Description des organisations enquêtées

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Le motif de l’engagement émerge au travers d’expériences vécues par l’individu et de ce que nous appelons des mises à l’épreuve. Dans ce cas, il est très difficile pour ces individus de formaliser les notions d’engagement et de valoriser leurs actions. Ainsi, Cécile a participé à la création d’une épicerie sociale et solidaire, qui entend sortir d’une logique d’aide et de charité pour passer à une logique plus participative et inclusive. Pour elle, la sensibilisation à l’aide alimentaire a émergé d’abord quand elle a été confrontée dans sa jeunesse à des difficultés économiques et d’accès à la consommation. La difficulté d’accès à la consommation alimentaire, le fait d’avoir eu à rechercher des aliments l’ont amenée à placer la question de l’accès à l’alimentation au coeur de l’analyse des inégalités sociales et économiques produites par la société. De même, c’est la forme prise par l’aide alimentaire qui installe, selon elle, les individus dans une relation asymétrique qui met en valeur et fige leur identité de bénéficiaires et de personnes en difficultés. La problématisation de l’alimentation au coeur des dysfonctionnements économiques n’est donc pas passée par une analyse et une réflexion, mais bien par des mises à l’épreuve. Elle éprouve donc des difficultés à rendre ce processus de prise de conscience explicite. « Ce sont des occasions qui se sont présentées avec la volonté de transformer une expérience de vie en projet d’emploi ». Elle refuse d’ailleurs toute référence à l’engagement citoyen. Elle considère son action comme normale et « naturelle », en l’inscrivant dans son expérience personnelle et familiale. Pour elle, « c’est un certain rapport à la vie ». Ce refus explicite du terme d’engagement repose néanmoins sur une certaine représentation de la société et du rôle et de la responsabilité des individus dans ses maux : son action n’est pas un engagement puisque « dans le monde idéal, tout le monde devrait faire pareil ». Le passage à l’acte, à travers la création de l’association, et son statut de « porteur de projet » ne constituent donc qu’un moyen pour participer à la résolution de son problème. Elle y trouve un intérêt personnel, celui de se créer son propre emploi sur la base des compétences et de ses « armes » et concilier ses expériences avec son activité. Elle ne formalise donc pas son activité en tant qu’entrepreneur militant.

Le deuxième cas montre des individus qui sont passés par des formes d’action politique plus traditionnelles mais qui entendent développer d’autres modes d’action. La notion d’engagement et le discours politique notamment en termes de rapports sociaux s’appuient donc sur une critique de la société; ils sont donc présentés de façon explicite et revendiquée. Jordan a très tôt été politisé, il se représente le fonctionnement de l’économie et de la société en termes de conflits et de rapports sociaux. Il a développé une pratique militante active; il connaît les répertoires de l’action démocratique et se définit comme autogestionnaire. Il justifie son action et sa position d’entrepreneur « comme un moyen de lutter contre les puissants en leur prenant des marges avec comme visée de devenir majoritaire ». Pour lui, la question alimentaire et agricole constitue un axe stratégique car transversal pour lutter contre le capitalisme. De la même façon, Camille est fils de paysans pionniers de l’agriculture paysanne et biologique; il est fortement sensibilisé aux rapports de forces internes au monde paysan. Au cours de sa formation universitaire, il a participé au mouvement altermondialiste, en France et à l’étranger, notamment en ciblant les déséquilibres entre ville et campagne. Il a développé une association qui met en lien des agriculteurs et des consommateurs à travers la livraison de paniers alimentaires. Son activité économique et son organisation ont pour objectif de lutter pour le maintien d’une agriculture périurbaine et le soutien aux paysans mais également de « lutter contre le temps économique qui organise les conflits d’intérêts entre producteurs et consommateurs ». Pierre et Catherine ont participé à la création d’une organisation pionnière dans la ville de Lyon pour organiser la livraison de paniers alimentaires aux consommateurs provenant de producteurs. Ils ont créé un café fédératif qui s’approvisionne auprès de producteurs directs et qui entend être un lieu de vie qui active la mixité sociale. Ils sont anarchistes convaincus et placent leur action dans la continuité des expériences autogestionnaires et mutuelles qui ont forgé le mouvement anarchiste en France et à l’étranger. Il s’agit pour eux de s’organiser localement pour produire des espaces autonomes de liberté. Ces trois exemples relèvent de façon différente d’un engagement politique : leurs actions sont perçues comme une activité politique au même titre que des répertoires plus classiques comme la manifestation, la pétition, la grève et qui reposent sur une analyse théorique du fonctionnement de la société. Pour Jordan et Camille, le registre entrepreneurial de contestation n’apparaît cependant pas comme naturel et ils dévient des formes traditionnelles de contestation. Au contraire, Pierre et Catherine n’éprouvent aucune difficulté à justifier le développement d’activités économiques autonomes, car inscrites dans leur cadre politique de référence.

Enfin, l’engagement comme prise de conscience se situe à mi-chemin de la mise à l’épreuve et de la critique : comme dans la critique, l’engagement trouve sa source dans des interprétations assez explicites du fonctionnement du monde mais ces interprétations ont été forgées directement au travers d’expériences, d’insatisfactions personnelles et collectives. Elles sont le fait de personnes plus âgées, qui entendent, notamment après une expérience professionnelle réussie, remettre une cohérence dans leur activité. Karl et Fabien ont des expériences professionnelles en tant que cadres supérieurs. Karl explique que « c’est l’envie de contacts avec des vrais gens, de n’être plus enfermés dans des rapports de force et de tension ». Fabien avait souhaité « travailler avec des valeurs éthiques, en essayant de contribuer à des causes et être une pierre à l’édifice pour gagner en résilience. » Tous les deux ont en commun d’avoir séparé le champ de l’activité salarié et celui des loisirs où ils étaient engagés dans le milieu associatif. Ce sont des désaccords, des « trop-pleins » qui expliquent des passages à l’acte. Nils avait développé un bar-restaurant organisé en coopérative et s’approvisionnant en produits locaux. L’organisation en coopérative lui paraissait naturelle car « le projet était entre copains, alors on voulait vraiment faire les choses ensemble ». Le développement d’une nouvelle organisation part d’une certaine remise en cause de son premier projet : « servir des bons produits à des bobos, y a mieux comme engagement », « même si c’était sympa, j’en avais marre de retrouver tous les copains en centre-ville et de ne pas toucher ceux qui ne voient jamais des vraies carottes dans leur assiette. »

Du problème à l’action entrepreneuriale

Les registres d’engagement que nous venons de décrire sont donc issus de processus de prise de conscience, d’expériences individuelles ou d’analyses plus construites. Ils ont en commun de prendre la forme d’une activité entrepreneuriale, c’est-à-dire de l’émergence d’un projet, la création d’une organisation, la création d’emploi et le développement d’une activité économique. Le passage à l’activité entrepreneuriale constitue un prolongement de l’engagement comme un passage à l’acte et comme la résultante du processus de « l’enquête » au sens pragmatiste de la reconnaissance de problèmes sociaux et de la recherche de solutions pratiques. Il est effectué par les acteurs de trois façons qui sont chaque fois présentes et qui définissent des dynamiques complémentaires d’action entrepreneuriale engagée : un mouvement public d’éducation, une dynamique d’expérimentation exemplaire et une dynamique individuelle de conquête d’autonomie. Chaque fois, nous décrivons les modalités concrètes d’action entrepreneuriale. Ces trois fonctions de l’action entrepreneuriale-citoyen sont donc originales.

L’action citoyenne-entrepreneuriale se constitue en premier lieu comme mouvement public d’éducation et de transformation. Il s’agit grâce et au travers de l’activité économique non seulement de dénoncer et faire surgir un problème, mais de le publiciser, c’est-à-dire, d’éduquer le public ou plutôt d’accompagner la formation d’un public mêlant producteurs et consommateurs à l’intérieur d’un même circuit raccourci de transformation des échanges. L’entreprise du mouvement social constitue alors une scène de contestation et de publicisation. L’échange marchand et la transaction commerciale constituent un lieu d’action pertinent pour rendre public le motif de l’engagement. Ainsi, Paul a créé plusieurs entreprises dans le but de promouvoir l’agriculture écologique et dénoncer les dangers du dérèglement climatique, il explique : « nous voulions rencontrer les gens de façon naturelle, que cela ne les brusque pas; le moment de l’échange était donc parfait, ils n’avaient pas l’impression d’être saoulés comme quand on fait signer une pétition. On voulait entrer dans leur quotidien, il fallait donc que l’on invente une activité. Les paniers, c’était donc parfait. On évitait en même temps aux agriculteurs de se déplacer en villes comme dans les AMAP et les marchés. » Cécile a créé une épicerie sociale et solidaire. L’épicerie fonctionne avec des personnes bénéficiaires qui ont accès à des prix très réduits et des personnes solidaires qui consomment des produits de qualité à un prix raisonnable. L’idée était pour nous « d’organiser de façon artificielle la mixité pour informer les consommateurs solidaires sur les conditions de leur voisin. Ils étaient sensibilisés à la fois à l’alimentation durable et aux difficultés sociales du quartier ». Nils a développé une activité qui permet à des personnes résidant dans des quartiers en difficultés de consommer des produits bon marché et de bonne qualité. Il utilise son activité concrète d’approvisionnement pour dénoncer auprès de ses financeurs notamment les « déserts alimentaires » que constituent les quartiers pour lui. Pour Camille, il s’agit de « créer des espaces d’éducation pour montrer aux consommateurs et aux producteurs ce qu’ils font. Notre lutte c’est de faire du lien car si personne n’explique aux gens quel est l’intérêt des petits agriculteurs, cela ne se fera pas. » L’activité de critique et de publicisation est donc dirigée suivant les cas directement auprès des consommateurs, des bénéficiaires ou bien auprès des personnes extérieures, comme les pouvoirs publics qui interviennent via l’octroi de subventions et d’aides.

La deuxième fonction du projet entrepreneurial est celle de l’expérimentation. De fait, il s’agit d’aller au-delà de la fonction de critique par la création d’institutions et d’initiatives alternatives. Ainsi, à partir d’une certaine problématisation d’une question sociale (ou d’un problème), ces expériences se proposent de fournir un espace de résolution de ce problème. La dynamique d’action ici est profondément pragmatique. Il ne s’agit pas tant de dénoncer et d’affirmer des valeurs ou des principes généraux que de les mettre en pratique dans l’action. Ainsi, la référence à l’Economie Sociale et Solidaire à travers ses valeurs et ses statuts, qui constitue pourtant le champ pertinent de l’ensemble de ces entreprises, est rejetée a priori. Il s’agit à chaque fois, de ne pas prédéterminer les dynamiques d’action qu’ils poursuivent mais de mettre en pratique ces valeurs et de créer son propre vocabulaire et référentiel d’actions. Au cours du premier séminaire informel de GRAP, cette logique est par exemple annoncée comme projet fondateur : « Une conception pragmatique de la valeur : il faut pratiquer, mettre en oeuvre des choses collectivement qui font apparaître de la valeur. Sinon, c’est de l’idéologie. Nos valeurs sont intrinsèquement liées à nos pratiques ». De façon très proche, Camille explique sa volonté de créer son entreprise par la prise de conscience que « c’est devant ta porte qu’il faut changer les choses; sinon, ça sert à rien ! »

L’organisation et l’action entrepreneuriale deviennent donc un espace pour montrer que c’est possible. Il est le lieu d’interactions marchandes qui résout d’abord des problèmes individuels et quotidiens : dans les cas présentés, il s’agit d’assurer un approvisionnement régulier aux agriculteurs, de permettre l’accès à des produits locaux de qualité pour des consommateurs sensibilisés, à des publics éloignés économiquement, spatialement de l’alimentation durable, de remettre les individus en contact avec les terres nourricières, etc. Au-delà de la question alimentaire et agricole, il s’agit de produire une organisation collective démocratique qui déborde et défie les identités définies par l’échange économique. « Ce n’est pas parce qu’on organise des échanges économiques, que l’on assigne des rôles différents aux consommateurs, producteurs et salariés » (Pierre et Catherine). Ainsi, l’ensemble des organisations créées ont adopté des statuts associatifs ou coopératifs : l’ensemble des parties prenantes, usagers, producteurs, consommateurs sont censés participer aux processus de décision et à la gouvernance de l’organisation. Ces lieux ont indirectement vocation à être généralisés car ils révèlent par leur existence et leur réussite la possibilité de créer des alternatives et incitent de ce fait au développement de nouvelles alternatives. C'est donc une fonction d’exemplarité pratique. Il ne s’agit pas de transformer le monde par des modes violents ou d’influence idéologique, mais d’inciter par l’exemple à la création d’espaces démocratiques oppositionnels (O. Negt, 2007).

Enfin, la troisième dimension de la logique entrepreneuriale est plus directement associée à l’individu qui met en oeuvre l’action et le projet. Si l’activité économique et entrepreneuriale est conçue comme un levier de critique et d’exemplarité, il s’agit également de transformer son propre monde, et de se créer un espace de liberté et d’activités. L’action entrepreneuriale ne représente pas une action altruiste mais présente un intérêt pour les individus et une opportunité pour réconcilier des obligations de travail et une certaine éthique. La sensibilité au problème traité, la volonté de dépassement des logiques contestataires classiques ou la prise de conscience concrète de dysfonctionnements sociaux amènent ces individus à se mettre à l’épreuve eux-mêmes, pour ne pas se distancier complètement de l’objet de leur action. La prise de risque et la confrontation aux difficultés concrètes, comme aussi la réalisation de tâches ingrates constituent une mise en cohérence de l’engagement et du projet. De plus, l’action entrepreneuriale constitue un moyen, notamment pour les personnes plus jeunes, de se détourner du statut de salarié, synonyme de contraintes hiérarchiques et de perte de capacités d’action et ainsi d’acquérir de l’autonomie. Il s’agit d’organiser de façon autonome sa vie et ses activités pour gagner des espaces de liberté. Certaines entreprises ont ainsi décidé de ne créer que des emplois à temps partiel autant pour des soucis d’économies que pour permettre aux individus de développer d’autres projets. Ainsi, même si cela ne se réalise pas toujours de façon simultanée, comme dans toute activité entrepreneuriale, la création de l’activité passe donc par la création d’un emploi occupé par le porteur de projets. Comme nous l’avons vu, beaucoup des personnes rencontrées ont profité d’insatisfactions professionnelles pour développer leur activité. « Je dois m’exprimer dans une activité professionnelle et je dois le faire pour nourrir mes enfants, alors autant le faire en ce sens ». (Fabien) Un compromis est réalisé entre le niveau de revenu et le niveau de satisfaction pour parvenir à un équilibre. Cet équilibre est tout à fait présent dès la conception du projet. Ainsi, Fabien a bien veillé avant de lancer son activité à provisionner des salaires issus de sa dernière activité pour être en mesure d’accepter en tant qu’entrepreneur des rémunérations moindres. « C’était pour moi une question prioritaire ».

Réussir à concilier engagement professionnel et personnel constitue un point saillant et critique de ces organisations. En effet, beaucoup de projets ont été conçus collectivement par des personnes aux logiques semblables. Cependant, comme dans d’autres projets entrepreneuriaux, les premières phases de développement supposent une très forte implication qui n’apparaît parfois pas totalement en cohérence avec les principes d’action déclarés. De même, le positionnement en termes d’autonomie et de liberté est directement perturbé par le rôle des subventions provenant des pouvoirs publics ou de mécènes et fondations privées. Ces acteurs, particulièrement sur ces sujets cruciaux, prennent en charge des paradoxes qui peuvent déstabiliser l’organisation et le projet, et les conduisent à fournir de nouveaux cadres de justification.

Discussion

Nous avons développé une approche qui rend compte de la façon dont les individus impliqués dans des initiatives d’entrepreneuriat social conceptualisent leur engagement et l’activité qu’ils développent. L’ensemble des personnes rencontrées et des organisations créées ont les attributs des entreprises sociales décrites dans la littérature (Barinaga E, 2013, Battilana, Lee, 2014) : s’appuyant sur les statuts et les principes de l’économie sociale et solidaire (en grande majorité des associations), elles développent une activité économique, et donc des pratiques managériales, financières pour parvenir à produire de la valeur. Le processus de création de valeur est utilisé pour répondre à un besoin ou à un problème social. Elles s’inscrivent dans le champ des Nouveaux Mouvements Sociaux Economiques, décrits par Gendron (Gendron, 2001). Notre travail s’est attaché à caractériser les processus d’action qui associent action entrepreneuriale et action citoyenne. Il entend ainsi apporter une contribution aux analyses dédiées à l’entrepreneuriat social à travers une perspective pragmatiste originale.

Des organisations hybrides aux logiques pas si contradictoires …

L’existence de logiques institutionnelles plurielles fonde en premier lieu dans le champ des théories néo-institutionnelles l’existence des organisations dites pluralistes et/ou hybrides et les modes de régulation spécifique de ces organisations. Si la question de la conciliation entre des logiques hybrides dans ces organisations a largement été documentée dans la littérature (Battilana, Dorado, 2010; Battilana, Lee, 2014), la question de la formation et de l’émergence des logiques sociales qui caractérisent l’hybridité de ces organisations reste en revanche peu explorée. En restant largement fondée sur des idéaux-types (marché, Etat, organisations sociales), la logique sociale est finalement peu appréhendée de façon spécifique (Lallemand-Stempak, 2017). Plus encore, particulièrement dans le champ d’acteurs en situation minoritaire ou périphérique (Davis, 1991), il paraît difficile – et surtout pas forcément productif en termes d’implications managériales – de poser par hypothèse l’existence ex ante d’une logique alternative contestataire ou expérimentale et d’une logique économique, puisque les acteurs eux-mêmes sont engagés dans la redéfinition de ces logiques.

Dans le champ de ces analyses, notre travail apporte ainsi en premier lieu une compréhension des modalités de formation des « logiques sociales » dans les organisations hybrides et plus largement dans les analyses néo-institutionnalistes. Ainsi, nous avons tenté de comprendre comment émergent ces logiques « alternatives », nous avons mis en évidence, dans le cas d’initiatives entrepreneuriales favorisant les circuits courts alternatifs, le processus par lequel des acteurs, confrontés à un problème plus ou moins proche de leur propre expérience de vie, le transforment en action entrepreneuriale. Notre contribution concerne ensuite les modalités de conciliation des logiques hybrides qui définissent les singularités des modes de gestion de ces organisations (Santos et ali, 2015). Les analyses dédiées aux entreprises sociales et hybrides appréhendent particulièrement ces organisations sous l’angle de la pluralité voire la conflictualité des logiques institutionnelles qui les gouvernent. Ainsi, l’entrepreneuriat social – et les organisations de l’Economie Sociale et Solidaire – se caractérisent, non pas seulement par les principes qui guident leurs actions, mais aussi par les tensions et contradictions qu’elles doivent prendre en charge de façon intrinsèque (Battilana, Dorado, 2010; Battilana, Lee, 2014; Santos et ali, 2015). Certes, dans le cas des personnes rencontrées, la question de la cohérence entre engagement citoyen en faveur d’un problème social et action entrepreneuriale n’est pas résolue sans difficultés. Toutefois, elle ne constitue pas non plus une contradiction car elle est inscrite dans leur trajectoire d’action et d’expériences. Les catégories hybrides d’engagement citoyen et d’action entrepreneuriale que nous avons fait émerger ne prennent sens que dans un contexte précis d’énonciation, en fonction d’un certain usage par des acteurs en situation. Ainsi, le sens attribué aux termes d’engagement et d’entrepreneuriat est différent s’il est considéré dans le cadre de l’action ou non. Les mêmes dénonceront les dangers du libéralisme, du dogme de l’entrepreneuriat, mais également les ambiguïtés de l’engagement associatif altruiste, dans d’autres lieux et d’autres scènes, et justifieront leurs propres actions, les risques qu’ils encourent et les bénéfices individuels et collectifs qu’elles génèrent, quand ils évoquent leurs propres entreprises. Il s’agit moins d’incohérence, voire d’inconséquence que d’une volonté pragmatique de sortir des catégories définies par autrui et d’enclencher un véritable travail de création qui permette de se réapproprier de façon originale les termes utilisés. Le projet entrepreneurial est construit en tenant compte des interactions sociales, au gré des expériences individuelles et collectives.

Un cadre d’analyse qui prolonge les approches processuelles en termes de social entrepreneuring

Le phénomène de l’entrepreneuriat social est, en second lieu, appréhendé comme nous l’avons vu, dans la littérature en entrepreneuriat et en théorie des organisations, sous l’angle des théories de l’action processuelle qui contribue à ouvrir le champ de l’action entrepreneuriale à des espaces et des temporalités originales (Germain, 2017). Ainsi, l’approche que nous avons développée à partir d’une approche pragmatiste participe à rendre visibles des usages originaux de l’action entrepreneuriale. Notre recherche ouvre des pistes de nouvelles recherches sur des objets non ou mal identifiés de l’entrepreneuriat social et de la théorie des organisations hybrides. Elle contribue en outre, à mettre en lumière, dans la continuité des approches en terme de social entrepreneuring développées par Steyaert, C., Hjorth, D. (2008), la dimension publique que la fonction entrepreneuriale est susceptible d’endosser si des acteurs s’en emparent et de montrer comment ce processus se réalise. L’activité entrepreneuriale n’apparaît alors pas seulement comme un processus d’exploration d’opportunités et de création de valeur, (Verstraeste et Fayolle, 2005; Chabaud et Messeghem, 2010) ni même comme un processus contraint par nécessité (Verheul et al., 2010) mais également comme un processus politique de transformation sociale. Comme l’ont montré Bureau et Zander (2014), l’entrepreneuriat peut être effectivement un art de la « résistance et de la subversion »; notre analyse précise alors ses modalités de transformation contestataire à travers les logiques d’action de la publicisation et de l’exemplarité. Mais ce que révèle plus encore notre travail, c’est que le processus de transformation sociale rejaillit sur l’individu qui l’accomplit : on peut ainsi décrire un processus de politisation de la vie individuelle, au cours duquel l’entrepreneur-citoyen s’affirme et se réalise comme tel, et non pas simplement comme entrepreneur de lui-même (Foucault, 1978-1979; Cukier, 2017).

L’entrepreneuriat citoyen, comme « enquête démocratique » : articulation entre les registres d’engagement et les logiques d’action

Notre travail constitue enfin une introduction des approches pragmatistes, et notamment celle de Dewey, à la compréhension du phénomène de l’entrepreneuriat social et des organisations hybrides. Si les approches pragmatistes et le concept d’enquête se développent en théorie des organisations, elles sont souvent mobilisés pour qualifier des formes de recherche collaborative où le chercheur est associé aux acteurs qu’il étudie de façon active (Tremblay, Gillet, 2017). Nous ne restreignons pas le champ d’application de la notion d’enquête au moment de la recherche scientifique; nous proposons d’appréhender l’engagement entrepreneurial et citoyen comme un processus d’enquête démocratique original, qui associe registre d’engagement, logique et répertoires d’action entrepreneuriale. Précisément, le processus par lequel les acteurs, confrontés à un problème plus ou moins proche de leur propre expérience de vie, le transforment en action, est conçu par Dewey comme une « enquête démocratique » ou publique. La façon dont les registres et logiques s’articulent définit la spécificité du processus de l’enquête. L’analyse de ces articulations peut permettre de qualifier plus précisément ces processus et éventuellement d’y déceler des sources de tensions.

L’enquête pragmatiste débute à partir de l’identification d’un problème. Comme le souligne Lorino (Lorino, 2017, p. 106), le problème n’a pas besoin d’être bien formulé : tout commence par un doute ou une situation indéterminée Notre analyse éclaire et précise la nature de cette indétermination qui permet l’enclenchement de l’enquête et de l’action collective : les registres d’engagement – mise à l’épreuve, critique et prise de conscience – correspondent à des modalités différentes de justification de l’action citoyenne. Dans l’échantillon que nous avons considéré, ces registres sont originaux et exclusifs dans la mesure où ils dépendent directement des expériences de vie des individus rencontrés. Ils décrivent des modalités d’engagement, où le terme même d’engagement est plus ou moins revendiqué et explicite. Ces registres se différencient notamment sur le caractère explicite donné par les acteurs à la forme de l’engagement et le niveau d’émergence du problème. La mise à l’épreuve part d’une expérience individuelle, quasi intime, et ne conduit pas à une formalisation explicite. Le registre de la critique prend une forme plus clairement explicite et revendiquée; il ne part pas nécessairement d’une expérience individuelle mais d’une analyse du fonctionnement global de la société. Le registre de la prise de conscience correspond à un engagement plus explicite mais pas forcément revendiqué : il émerge à partir d’une situation individuelle et se justifie par un discours sur le social. Il se situe à mi-chemin puisqu’il articule épreuve individuelle et analyse plus distanciée des problèmes.

TABLEAU 2

Ressorts et explicitation de l’engagement

Ressorts et explicitation de l’engagement

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« L’enquête » se poursuit ensuite et se réalise pleinement quand la problématisation de l'expérience parvient à la réalisation d’une action qui doit permettre l’émergence d’un public. Ce passage à l’acte enclenche la recherche et la mise en oeuvre de moyens pour résoudre le problème mais constitue en soi déjà une solution. Effectivement, l’analyse révèle trois fonctions du passage à l’acte. La prise en charge du problème au travers de la création d’une nouvelle organisation constitue en premier lieu un moyen de rendre public le problème et d’enclencher un processus de sensibilisation et d’éducation. Elle permet en second lieu de mettre en oeuvre une expérimentation; l’activité économique-citoyenne apparaît bien ici comme un moyen pour faire émerger un espace d’échanges et de vie qui pourrait être exemplaire et reproductible. L’entrepreneuriat constitue enfin un moyen pour les individus d’acquérir des capacités libres d’action mais également un emploi et une reconnaissance sociale.

Les aspects individuels et collectifs s’entrelacent à tous les niveaux de l’action entrepreneuriale-citoyenne : l’action entrepreneuriale est une réalisation politique de soi-même, un moyen pour susciter de nouvelles coopérations entre les individus et une façon de faire société ouverte au monde.

Alors que les registres d’engagement étaient apparus exclusifs, la plupart des acteurs déploient leur activité à travers des logiques plurielles. Les personnes qui justifient leurs actions à travers une analyse critique de la société en général déploient leurs actions au travers des trois logiques entrepreneuriales que nous avons fait émerger : il s’agit à la fois de rendre public le problème identifié, de le résoudre au sein d’un espace restreint et de chercher une voie de réalisation personnelle et professionnelle. De façon différente, les registres de la prise de conscience et de la mise à l’épreuve tendent plus à déployer des actions visant à rendre public le problème et à créer des expérimentations. L’action entrepreneuriale comme forme de réalisation de soi apparaît beaucoup moins clairement. Alors même que le niveau individuel voire intime caractérise les registres de la prise de conscience et surtout de la mise à l’épreuve relèvent davantage du niveau individuel et intime, il se trouve subordonné à la façon dont l’action est mise en oeuvre.

TABLEAU 3

Logiques et répertoires d’action entrepreneuriale

Logiques et répertoires d’action entrepreneuriale

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Conclusion

Notre contribution s’inscrit dans le champ des théories et des approches en termes d’entreprises sociales ou de Nouveaux Mouvements Sociaux Economiques. Il s’agit en effet de considérer les organisations qui concilient des logiques sociales et des logiques économiques et entrepreneuriales. Toutefois, alors que ces approches tendent à faire préexister ces logiques, notre travail apporte une contribution à l’analyse des relations entre engagement citoyen et action entrepreneuriale, en examinant les conditions pratiques de leur hybridation. Malgré certaines limites qui invitent à des prolongements, notre ambition est plurielle.

En premier lieu, il s’agissait de mettre l’accent sur les entreprises qui utilisent l’activité entrepreneuriale comme un répertoire d’action sociale et démocratique. Le champ de l’entrepreneuriat s’ouvre de plus en plus à des approches ouvertes qui rendent compte du processus entrepreneurial dans des espaces renouvelés. Adoptant une posture pragmatiste et une méthodologie inscrite dans le champ de la théorie enracinée, nous avons, sur la base d’un échantillon réduit, construit des catégories d’analyse aptes à saisir des formes entrepreneuriales originales. Nous nous sommes attachés à faire émerger ces catégories en veillant aux principes de rigueur et d’adéquation au terrain. Ainsi, notre travail est par essence exploratoire, mais la portée de notre analyse réduite au nombre de nos observations. Il s’agirait dès lors de vérifier les conditions de reproductibilité des catégories, dans d’autres champs d’analyse de l’entrepreneuriat social. Particulièrement, notre échantillon est majoritairement composé d’organisations ayant adopté le statut de l’association (loi 1901); cet élément de statut est susceptible de créer a priori un biais concernant la nature de l’engagement des acteurs. Il conviendrait dès lors d’élargir le champ de notre analyse à des organisations à d’autres statuts juridiques.

En second lieu, notre objectif est de montrer les bénéfices de l’usage d’un cadre d’analyse pragmatiste pour caractériser l’action dans les organisations qui mobilisent des logiques hybrides. Comme nous l’avons vu, la notion d’enquête démocratique permet de saisir des processus d’action qui articulent des niveaux d’action hétérogènes (de l’intime au social) et de nature plurielle (entrepreneuriale, citoyen et contestataire). Elle constitue un cadre d’analyse expérimental mais riche pour saisir ces formes d’action entrepreneuriale qui se situent aux marges (Germain, 2017). A ce titre, notre démarche appelle donc sans aucun doute à des prolongements qui amplifient et confirment le cadre et la méthode d’analyse. Enfin, l’approche pragmatiste peut constituer un outil précieux pour les acteurs eux-mêmes engagés dans ces entreprises en donnant à voir les potentialités de ces formes plurielles et créatives de l’engagement, et du même coup les difficultés que ces acteurs sont susceptibles de traverser.