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Un important dispositif législatif a été déployé en France depuis plus de quarante ans pour assurer l’égalité professionnelle entre femmes et hommes au sein des entreprises. Cependant, les inégalités demeurent, en matière de taux d’emploi et d’activité (Chiffres-clés de l’égalité entre les femmes et les hommes, 2014), de ségrégation des métiers (Meron, Okba et Vinney, 2006; Laufer, 2014), de segmentation du marché du travail (Maruani, 2004; Fauvel, 2014), d’accès aux responsabilités (Blanchard, Lefeuvre et Metso, 2009; Bereni, Marry, Pochic et Revillard, 2011; Alber, 2013; Allemand et Brullebaut, 2014; Toé, 2014) ou de salaires (Meurs et Ponthieux, 2006; Lemière et Silvera, 2008; Muller, 2012; Chamkhi et Toutlemonde – DARES, 2015)[1].

Les grandes entreprises sont les plus enclines à mobiliser les dispositifs d’égalité professionnelle définis par le système juridique (Junter, 2012). En effet, les lois Roudy de 1983 et Génisson de 2001 leur imposent des obligations de moyens : la production d’un rapport annuel de situation comparée[2] entre les femmes et les hommes et la négociation d’un accord triennal. La loi de 2006 relative à l’égalité salariale et la loi Copé-Zimmermann de 2011 sur la présence des femmes dans les conseils d’administration leur ont ensuite conféré des obligations de résultats. Plus récemment, la loi de 2014 sur « l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » a renforcé les sanctions pour celles ne respectant pas leurs obligations[3]. On peut donc s’interroger sur la part que les grandes entreprises prennent au maintien de ces inégalités : malgré l’augmentation du nombre d’accords négociés entre partenaires sociaux (DARES, 2017), les mesures prévues semblent difficilement mises en oeuvre et insuffisamment suivies d’effets.

Certaines recherches permettent de comprendre en partie les enjeux, les avancées et les difficultés de cette négociation collective et plus largement de la production de politiques d’entreprise sur l’égalité professionnelle. Elle se heurte ainsi à l’absence d’obligation de résultat de la négociation, à l’insuffisante prise en compte de tous les facteurs d’inégalité de rémunération et au manque d’information et de formation des acteurs (Laufer et Silvera, 2017). Une analyse approfondie d’un nombre significatif d’accords conclut à une relative standardisation des textes, qui constituent souvent des « coquilles vides » (Charpenel et al., 2017). Cependant, peu de recherches empiriques s’intéressent à la mise en oeuvre concrète des politiques définies par les entreprises.

Cet article propose d’analyser les déterminants principaux des modalités d’appropriation par les acteurs de terrain des politiques d’égalité professionnelle. Lorsque l’obligation légale de négocier aboutit à la signature d’un accord, ce dernier constitue le cadre principal[4] dans lequel s’inscrivent les pratiques mises en oeuvre. Mais il est souvent insuffisant pour assurer l’égalité dans les faits : des écarts significatifs apparaissent entre les termes de l’accord et la réalité des situations locales, le choix et la mise en oeuvre de pratiques ou de plans d’action dépendant fortement du rôle des différents acteurs, plus ou moins engagés en faveur de l’égalité, ainsi que de la nature de leurs relations (Charpenel et al., 2017).

L’article porte sur la mise en oeuvre des mesures visant l’égalité professionnelle dans une grande entreprise française. Considérant ces mesures comme des dispositifs de gestion, la recherche a mobilisé le cadre théorique de la perspective appropriative des dispositifs de gestion proposé par de Vaujany (2005; 2006). Ce cadre permet de penser la manière dont l’implémentation d’une politique se révèle tributaire des acteurs locaux et de leurs relations, et ce au travers de trois dimensions : rationnelle, psycho-cognitive et socio-politique[5].

La première partie de cet article propose une revue de la littérature sur les différentes conceptions du principe d’égalité pour montrer comment elles influencent les manières de promouvoir et d’instrumenter l’égalité professionnelle et donc de déterminer des politiques et des pratiques. Elle présente également les principaux éléments du cadre théorique mobilisé.

La deuxième partie expose le cas de la grande entreprise étudiée ainsi que la méthodologie utilisée.

La troisième partie analyse la manière dont les acteurs de différentes entités de l’entreprise interprètent les éléments de la politique d’égalité professionnelle et notamment les termes de l’accord collectif qui en constitue la pierre angulaire. Elle précise notamment comment les acteurs concernés choisissent de mettre en oeuvre des pratiques ciblées pour répondre à leurs enjeux spécifiques.

La quatrième partie se propose d’approfondir et de discuter la question de l’appropriation de la politique d’égalité professionnelle par les acteurs locaux, à l’aune de la perspective appropriative des dispositifs de gestion.

L’égalité professionnelle entre femmes et hommes : des principes pour soutenir l’action

L’égalité professionnelle donne lieu à des conceptions variées qui jouent sur la définition et la mise en oeuvre de politiques d’entreprise ciblées. Ces dernières peuvent être considérées comme des dispositifs de gestion dont l’appropriation mérite d’être questionnée.

L’égalité professionnelle : un principe aux conceptions variées

Depuis les années 1980, dans la plupart des pays occidentaux, le principe d’égalité est entendu comme une norme, non seulement juridique, mais aussi politique et sociale, en relation avec la question des différences entre les sexes, selon qu’elles sont perçues comme légitimes ou non (Dauphin et Sénac, 2012). Ce principe a connu diverses évolutions selon les époques, les pays et la manière de concevoir les rapports entre femmes et hommes dans l’ensemble de la vie sociale (Verloo, 2007; Lanquetin, 2017). Ainsi, élaborées dans des contextes politiques particuliers, les politiques publiques en la matière sont porteuses d’une conception globale des places assignées aux femmes et aux hommes dans la société, et contribuent à faire de l’égalité professionnelle une notion à géométrie variable (Verloo, op. cit.). En France, la conception de l’égalité professionnelle s’est précisée surtout en lien avec le droit et la production de lois ou de jurisprudences (Lanquetin, 2009; Junter et Sénac-Slawinski, 2010; etc.), et une distinction est opérée entre égalité des droits, égalité de traitement et égalité des chances (Laufer, 2008). Bender (2004) montre par exemple que les approches de type « equal opportunities » (proches de l’égalité de traitement) aux États-Unis, ont cédé la place au management de la diversité (visant l’égalité réelle) et que ce dernier s’est propagé progressivement. Bender et Pigeyre (2004) quant à elles, rappellent que certains auteurs, notamment américains, distinguent l’approche libérale, relevant de l’égalité de traitement, de l’approche radicale, qui prône l’utilisation de mesures correctrices (actions positives, relevant de l’égalité des chances[6]) de façon à garantir une égalité plus effective. Outre cet écart entre approches libérale et radicale, Gagnon et Cornelius (2000) complètent la liste des dichotomies les plus courantes en la matière : égalité des chances ou dans les faits, égalité via l’identité ou dans la différence, égalité au nom de la justice sociale ou au nom du business case.

Les débats autour des significations de l’égalité entre femmes et hommes, qui traversent autant le champ académique que les sphères politique et sociale, influent également sur la définition du périmètre d’action relevant de l’égalité professionnelle.

Le champ de l’égalité professionnelle se présente donc comme relativement large. Aux questions d’égalité salariale, d’accès des femmes aux fonctions les plus élevées de la hiérarchie ou de mixité des emplois, s’ajoutent aujourd’hui des préoccupations sur la répartition des rôles assignés aux femmes et aux hommes dans la société qui rappellent le caractère profondément systémique de l’égalité professionnelle : organisation du travail, équilibre vie privée – vie professionnelle (Smithson et Stokoe, 2005; Muzio et Tomlinson, 2012), lutte contre le harcèlement (Hamel, 2008), etc.

Les politiques d’entreprise et leur implémentation

Concernant la traduction des principes d’égalité dans les accords et les politiques d’entreprise, la manière dont les acteurs s’accordent ou non sur une certaine conception de l’égalité pose également question. L’analyse d’un nombre significatif d’accords montre que les textes signés sont relativement standardisés (Charpenel et al., 2017), comme si les enjeux de l’égalité étaient identiques partout. La question de l’égalité semble ainsi le plus souvent réduite à celle de mixité, occultant alors d’autres dimensions de l’égalité professionnelle (Fraisse, 2004). La thématique de l’égalité professionnelle peut même parfois devenir un objet de négociation en propre entre partenaires sociaux (Coron et Pigeyre, 2018).

Un bilan récent (Conseil supérieur de l’égalité professionnelle, 2014) indique que, en juillet 2014, 34,4 % des entreprises françaises assujetties sont bien couvertes par un accord, dont plus de 75 % de celles de plus de 1000 salariés. Quatre thématiques dominent : embauche, formation, articulation vie professionnelle-vie familiale et rémunération effective. Le rapport mentionne également le caractère hétérogène des objectifs fixés, des actions prévues et des indicateurs retenus. Cela s’explique par la difficile appréhension des notions et concepts fixés par la loi. De plus, les indicateurs choisis ne permettent pas l’évaluation correcte et efficace d’une mesure. Une autre étude sur le même sujet (DARES, 2017) montre la croissance régulière du nombre d’accords de branche signés, passant de 33 en 2007 à 135 en 2016. Une distinction est opérée entre les accords portant sur l’égalité professionnelle et salariale et ceux qui, centrés sur d’autres thématiques (formation professionnelle, GPEC, diversité, etc.), évoquent néanmoins l’enjeu de l’égalité entre femmes et hommes. Cette distinction suggère implicitement un lien central entre égalité professionnelle et égalité salariale, les autres thématiques n’étant liées à l’égalité professionnelle que de manière secondaire.

Même dans le cas où un consensus s’exprime pour imposer une manière unique de considérer l’égalité et donc de définir les mesures correspondantes, rien ne permet de conclure à une mise en oeuvre satisfaisante desdites mesures. Cet écart entre la conception intellectuelle du principe et sa traduction en pratique peut être illustré par le cas du gender mainstreaming. Proposée par l’ONU puis largement diffusée, notamment dans l’Union européenne, cette méthode de promotion de l’égalité des sexes vise à prendre en compte les différences de genre dans les dispositifs et politiques publics à tous les niveaux et dans tous les domaines pour tenter d’enrayer les discriminations indirectes (Dauphin et Sénac-Slawinski, 2008). Conçue par des spécialistes de l’égalité, personnes souvent issues des milieux militants et possédant une expertise tirée de leur engagement, la notion de gendermainstreaming peine ensuite à se faire accepter par les « profanes » qui sont chargés de sa mise en oeuvre sur le terrain sans être nécessairement spécialistes des questions d’égalité (Perrier, 2015). Son acception peut ainsi varier selon les acteurs (Sénac-Slawinski, 2008; Bendl et Schmidt, 2013; Scala et Paterson, 2017). La conception sous-jacente à tout dispositif législatif est également de nature à influencer les représentations et les pratiques. Au Canada par exemple, d’incontestables progrès ont pu être enregistrés en matière de discrimination salariale, une approche proactive, par laquelle l’employeur doit démontrer sa non culpabilité, ayant remplacé une approche réactive qui impose au plaignant de prouver la culpabilité de l’employeur (Saint-Onge, 2018).

La définition par les entreprises de leur politique d’égalité professionnelle et des mesures à appliquer repose principalement sur le pilier que constitue la négociation collective. Conçue comme une simple obligation de moyen, celle-ci ne garantit en rien la mise en oeuvre des mesures prévues, ce qui justifie de questionner leur implémentation au niveau local.

Les politiques d’égalité professionnelle : des dispositifs de gestion dont on peut étudier l’appropriation

Une politique d’égalité professionnelle est constituée d’un ensemble de mesures, ou de dispositifs ou d’outils de gestion au sens de Hatchuel et Weil (1992) ou encore de Chiapello et Gilbert (2013). Cela concerne les règles de processus et d’organisation liées à la mixité dans le recrutement ou à la mise en oeuvre de budgets de rattrapage salarial, par exemple. C’est pourquoi la perspective appropriative des dispositifs de gestion proposée par de Vaujany (2005, 2006) semble pertinente pour étudier la mise en oeuvre de ce type de politique. Cette perspective s’inscrit dans le renouvellement de l’intérêt pour l’instrumentation de gestion depuis plusieurs années (Oiry, 2011; Chiapello et Gilbert, op. cit.). S’inscrivant plutôt dans une approche interactionnelle et mobilisant des éléments théoriques issus de différents courants, notamment de la théorie de la régulation conjointe (Reynaud, 1988; Quenemer et Fimbel, 2012), elle souligne que la mise en oeuvre d’un outil de gestion au sein d’une organisation nécessite une forme d’appropriation par les acteurs. Ainsi, le concept d’appropriation renvoie à l’idée que l’outil ou le dispositif[7] tel qu’il est pensé par les concepteurs est amené à être modifié au moment où les acteurs locaux doivent le mobiliser et l’utiliser (de Vaujany, 2005; Oiry, 2009).

Plus précisément, la perspective appropriative des dispositifs de gestion repose sur quatre axiomes (de Vaujany, 2006; Grimand, 2012). 1) Toute appropriation est contingente et articule règles, objets, outils et dispositifs de gestion. 2) Tout dispositif de gestion comporte une certaine marge d’interprétation qui laisse aux utilisateurs une forme de liberté et d’autonomie dans sa mise en oeuvre. 3) L’appropriation peut être appréhendée selon trois perspectives distinctes : une perspective rationnelle portée par les concepteurs du dispositif (la Direction et les syndicats signataires); une perspective psycho-cognitive qui concerne les perceptions des acteurs locaux et l’apprentissage nécessaire pour implémenter un nouveau dispositif; une perspective socio-politique, renvoyant aux rapports sociaux, aux relations entre acteurs et au rôle de chacun dans l’implémentation d’une mesure. 4) L’appropriation constitue un processus de longue durée, qui commence avant l’utilisation du dispositif et se termine après l’apparition des routines d’utilisation.

Le troisième axiome est particulièrement riche et dépasse la dichotomie entre conception et usage (de Vaujany, 2006; Quenemer et Fimbel, 2012) car il définit un cadre d’analyse de l’appropriation, reposant sur les trois dimensions précitées. Ce cadre permet de saisir l’interaction entre groupes d’acteurs, contextes locaux et dispositifs de gestion (Carton et al., 2006; Grimand, 2012, 2016). Il acte le fait que les règles ne sont pas réductibles à la régulation de contrôle (ici incarnée par la dimension rationnelle) mais donnent lieu à une forme de régulation conjointe (dimensions psycho-cognitive et socio-politique).

Ce cadre théorique ainsi que les éléments donnés supra sur la variété des conceptions de l’égalité professionnelle nous permettent de formuler l’hypothèse que la mise en oeuvre des politiques d’égalité professionnelle dans les grandes entreprises dépend autant du contexte local, des acteurs locaux et de la conduite des processus RH, que de la conception de l’égalité professionnelle portée par les acteurs, qu’ils soient spécialistes (principalement dans les services RH) ou non (managers chargés de la mise en oeuvre sur le terrain).

Cas étudié et méthodologie de recherche

Pour étudier cette hypothèse, nous nous fondons ici sur le cas d’une grande entreprise française, nommée EF. Le cas français offre un éclairage pertinent sur la manière dont une thématique, ici l’égalité professionnelle, fait l’objet à la fois d’une obligation légale, d’une injonction à la négociation collective et d’un développement de politiques d’entreprise, ce qui rend particulièrement cruciale la question de son implémentation sur le terrain et de son appropriation par les acteurs. Pour compenser les limites liées au choix d’une étude de cas unique (notamment en matière de généralisation), nous avons opté pour un design encastré (Yin, [1984] 1989), comportant deux « sous-cas » au sein de notre cas. Ce design permet de diminuer la variabilité due à des différences de contextes sectoriels ou nationaux, et d’isoler l’effet des contextes locaux. Par ailleurs, le choix de la grande entreprise se fonde sur la volonté d’étudier une organisation ayant défini une politique engagée en matière d’égalité professionnelle. Comme cela a été évoqué dans la revue de littérature, de nombreux accords d’entreprise en la matière constituent des coquilles vides, et ce phénomène est encore plus courant dans des petites entreprises[8] qui ont peu de moyens pour définir et mettre en oeuvre ce type de politique. Ainsi, l’entreprise choisie est particulièrement engagée en la matière.

Une entreprise engagée sur l’égalité professionnelle

Entreprise du secteur technique, ex-administration, privatisée progressivement depuis les années 1990, EF compte environ 90 000 salariés, dont 60 % de fonctionnaires, 55 % de non-cadres et 36 % de femmes. Reconnue pour son engagement en matière d’égalité professionnelle, EF a reçu de nombreux prix et trophées et se trouve régulièrement citée dans les médias sur ce sujet. Elle a signé son premier accord sur l’égalité professionnelle en 2004, suivi de trois autres, en 2007, 2011, et 2014. L’analyse porte sur la mise en oeuvre de la politique d’égalité professionnelle contenue dans l’accord signé en 2011.

Le texte de l’accord est divisé en chapitres portant sur différentes thématiques de l’égalité professionnelle : emploi et recrutement, politique de rémunération et égalité salariale, égalité dans l’évolution professionnelle, accès à la formation professionnelle, organisation du travail et santé, équilibre vie privée – vie professionnelle, mixité des institutions représentatives du Personnel (IRP), communication et sensibilisation, et enfin, organisation du dialogue social et modalités de déploiement et de suivi de l’accord.

Nous nous concentrons ici sur les mesures relatives à trois grands processus de GRH : recrutement, rémunération, promotion (Tableau 1), centraux pour la politique d’égalité professionnelle, car ils donnent lieu au plus grand nombre de mesures et impliquent le plus fortement les managers et les responsables RH locaux.

Loin de constituer une « coquille vide », cet accord traduit au contraire un niveau élevé d’engagement. Il contient des mesures positives (en gras dans le tableau 1) qui vont bien au-delà des obligations légales. La prise en compte de l’égalité professionnelle est progressive avec l’introduction de nouvelles thématiques (importance des réseaux de femmes, santé au travail, etc.), de nouvelles mesures (relevant de l’action positive), et de nouveaux acteurs par rapport à l’accord précédent. L’accord définit en effet un réseau important d’acteurs de l’égalité professionnelle : à la Direction Égalité professionnelle au niveau central s’ajoutent des correspondants (déjà définis dans l’accord de 2007) et référents Égalité professionnelle (environ 150 personnes, dont une partie des missions concerne l’égalité professionnelle)[9]. De fait, l’examen des accords depuis 2004 révèle qu’ils sont de plus en plus longs, contiennent de plus en plus de mesures (reprise des mesures précédentes et ajout de nouvelles mesures), mentionnent de plus en plus d’acteurs, et développent une vision de plus en plus englobante de l’égalité professionnelle, avec de nouvelles thématiques abordées dans chaque accord, comme la masculinisation des métiers féminisés en 2007, ou les inégalités face à la retraite en 2011 (Tableau 2).

Tableau 1

Mesures de l’accord de 2011 consacrées au recrutement, à la rémunération et à la promotion

Mesures de l’accord de 2011 consacrées au recrutement, à la rémunération et à la promotion

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Une méthodologie fondée sur l’étude de deux entités

La collecte des données primaires a eu lieu en 2013 et 2014. Après 41 entretiens semi-directifs d’une durée moyenne d’1h30 menés au niveau du Siège avec des acteurs de l’égalité professionnelle, des salariés et des acteurs RH (notamment des chargés de recrutement), pour comprendre l’histoire de l’entreprise et ses processus RH, nous avons mené une enquête dans deux entités sélectionnées pour leur diversité démographique et économique : une entité technique en province (Techloc) et un réseau de boutiques (Shop). Techloc et Shop ont été choisies pour leurs situation et caractéristiques les plus contrastées : métiers techniques très peu féminisés et grande majorité de fonctionnaires pour Techloc, métiers commerciaux, proches de la parité et majorité de contractuels pour Shop. Nous y avons mené 49 entretiens semi-directifs d’une durée moyenne d’1h30, avec des acteurs RH opérationnels, des managers, des salariés et des représentants du personnel (Tableau 3). Les entretiens portaient sur l’entité et son activité, le travail de l’interviewé et ses relations de travail, les relations femmes-hommes dans l’entité, les mesures d’égalité professionnelle et leurs effets, la communication en matière d’égalité, les enjeux et priorités RH de l’entité, les processus RH étudiés (recrutement, promotion, rémunération), ainsi que sur la perception de l’entreprise par l’interviewé. Au niveau du Siège comme au niveau des entités, une prise de notes extensive (Friedberg, 1999) a été réalisée pendant chaque entretien et relue et retranscrite juste après la fin de l’entretien.

Disposant d’un nombre d’entretiens conséquent (90), nous avons commencé par coder de façon inductive les entretiens menés au niveau du Siège et en avons dégagé des premières hypothèses, notamment sur les différentes conceptions de l’égalité professionnelle. La perspective appropriative et notamment sa dimension rationnelle ont aussi conduit à étudier le point de vue des concepteurs de la politique (acteurs de l’égalité professionnelle). Dans une deuxième étape, nous avons analysé successivement chaque entité (Techloc et Shop) : après un codage inductif des entretiens, reposant volontairement sur des catégories similaires pour l’ensemble des interviewés dans chaque entité, nous avons analysé le contenu des entretiens au moyen de la grille de la perspective appropriative des dispositifs de gestion et ses trois dimensions. Dans une troisième étape, nous avons comparé les résultats des deux entités afin d’identifier des facteurs structurants d’appropriation de la politique, communs ou différents d’une entité à l’autre.

Caractéristiques des deux entités

Techloc, unité opérationnelle technique de province qui assure le dépannage du réseau et du matériel chez les clients, compte 934 salariés en CDI, dont 809 sont fonctionnaires (87 %) et 817 sont non-cadres (87,5 %), d’une moyenne d’âge de 52 ans. Le taux de féminisation est faible (15 %) et s’accompagne d’une ségrégation des métiers, les femmes étant sous-représentées dans les métiers les plus techniques (intervention sur le réseau). En revanche, elles sont surreprésentées dans les postes de cadre (19 %, pour seulement15 % dans l’entité) : certaines femmes en provenance d’autres métiers deviennent managers dans le domaine technique sans posséder de bagage technique. Selon les RH, l’enjeu principal en matière d’égalité professionnelle concerne la féminisation des effectifs et moins celui de l’accès des femmes aux postes à responsabilités – bien que le Comité de direction reste peu féminisé (1 seule femme, la DRH, sur 8 salariés). L’analyse des salaires fixes ramenés à un temps plein ne révèle pas d’écart important à niveau de classification comparable, et l’écart global moyen est à l’avantage des femmes, ce qui s’explique par leur surreprésentation parmi les cadres. Cette entité est confrontée à une baisse d’activité et des effectifs (nombreux départs en retraite, très peu de recrutements).

Tableau 2

Comparatif des accords signés entre 2004 et 2011

Comparatif des accords signés entre 2004 et 2011

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Tableau 3

Entités étudiées et nombre d’entretiens menés

Entités étudiées et nombre d’entretiens menés

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Shop, réseau en Île-de-France de boutiques de taille variable (de 8 à 30 vendeurs par boutique), comprend 777 salariés en CDI, dont 35 % de fonctionnaires, et 51 salariés en CDD (chiffres 2013). La moyenne d’âge est de 40 ans. Les femmes représentent 43 % des effectifs en CDI, leur représentation variant très peu selon les niveaux. Les écarts de rémunération par niveau de classification sont au détriment des hommes (écart global de 6 % en décembre 2013). Les perspectives d’évolution dans le domaine de la vente en boutique étant très limitées et conditionnées à des mobilités, cela peut freiner l’évolution de carrière des femmes, généralement moins mobiles en-dehors de Shop, et donc conduire à une augmentation de leur ancienneté et in fine de leur rémunération dans chaque niveau par rapport aux hommes. De fait, les femmes sont en moyenne plus âgées que les hommes sur chaque niveau de classification. Shop doit faire face à un enjeu très concret d’assiduité et de ponctualité des vendeurs, fortement tributaires des transports en commun en région parisienne, l’absence ou le retard d’un vendeur pouvant empêcher certaines boutiques d’ouvrir à l’heure.

Les contextes locaux, éléments structurants d’une appropriation contingente

Pour chaque processus RH considéré, nous décrivons la déclinaison des mesures d’égalité au niveau local. Nous explicitons ensuite les facteurs de cette appropriation avant de discuter les résultats présentés.

Les mesures relatives au recrutement : le primat de la qualité de la coopération entre acteurs et des contraintes budgétaires

Le processus général de recrutement chez EF est très normé. Le besoin en recrutement externe formulé par le manager doit d’abord être validé par l’équipe RH de l’entité. Ensuite, une demande de prestation est envoyée par l’entité à l’Agence de recrutement. Après un échange entre le chargé de recrutement de l’Agence et le manager recruteur pour définir les compétences attendues, l’offre est publiée sur le site de recrutement externe. Les CV sont sélectionnés dans un premier temps par un chargé de recherche de l’Agence, puis le chargé de recrutement voit les candidats ainsi présélectionnés en entretien, et établit une short-list de candidats qui sont ensuite reçus par le manager, qui prend la décision finale. Cependant, ce processus connaît des variations selon les entités. Les relations entre l’Agence de recrutement et Techloc semblent difficiles, car le contexte budgétaire tendu incite à recruter dès qu’un droit à recrutement s’ouvre : cela pousse les managers à utiliser en priorité leur réseau personnel (anciens alternants par exemple) pour ajouter des candidats dans le processus, ce qui est très mal accepté par l’Agence. À l’inverse, à Shop, les relations sont bien meilleures. Le processus de recrutement y fonctionne sur la base de journées lors desquelles les candidats présélectionnés par l’Agence de recrutement sont reçus en entretien par un binôme constitué d’un manager de Shop et d’un recruteur de l’Agence. Cela s’explique par le volume important de recrutements (10 recrutements de vendeurs en CDI pour le seul mois de février 2014, par exemple).

Les mesures de l’accord Égalité professionnelle relatives au recrutement (Tableau 1) semblent mises en oeuvre de façon diverse. Par exemple, le travail sur la rédaction des offres d’emploi est inégalement fourni, les short-lists sont rarement paritaires et souffrent d’une absence de femmes, notamment dans les métiers techniques comme à Techloc, les managers sont très rarement formés aux biais décisionnels. Finalement, ils ont peu l’occasion de recruter en priorité une femme en cas de compétences équivalentes.

Un premier facteur explicatif du manque d’appropriation renvoie aux relations entre l’Agence de recrutement et les managers locaux. En effet, du fait de leur métier, les chargés de recrutement sont globalement mieux formés, plus professionnalisés que les managers locaux sur l’égalité professionnelle, et plus au fait des mesures à appliquer. À Shop, les journées de recrutement facilitent la diffusion et l’appropriation des mesures, les chargés de recrutement de l’Agence pouvant sensibiliser les managers. À l’inverse, les tensions relationnelles entre les managers et l’Agence, comme à Techloc, rendent plus difficile ce partage d’expériences entre chargés de recrutement et managers.

« En fait (on est) venus présenter des formations aux entretiens de recrutement à destination des responsables de boutique et leurs adjoints.

- Qu’en penses-tu ?

- […]… Le fait qu’ils soient formés je pense que c’est très important. Dans une autre entité j’ai déjà fait des entretiens avec des managers qui n’avaient aucune notion de ce qui est discriminant, sur les questions qu’on n’a pas le droit de poser... Le fait qu’ils soient formés et accompagnés, je trouve ça totalement positif. »

Chargée de recrutement, femme

Les logiques budgétaires peuvent également jouer sur l’appropriation des mesures. À Techloc où les recrutements sont très limités, les managers préfèrent recruter un candidat qu’ils connaissent déjà et qui vient d’une formation déjà éprouvée, en l’occurrence un DUT très peu féminisé, car ils savent qu’une erreur de recrutement aurait des conséquences lourdes. De ce fait, diversifier les profils recrutés (et notamment recruter des personnes issues d’autres formations pour avoir plus de candidates) leur paraît trop dangereux. À Shop où les recrutements sont beaucoup plus nombreux, les managers et recruteurs peuvent s’autoriser une plus grande diversité des profils recrutés. Sur l’impulsion de la correspondante Égalité professionnelle, ils ont par exemple testé la mise en place de contrats de professionnalisation à destination de femmes éloignées de l’emploi.

Enfin, un troisième facteur renvoie à l’opposition de certains managers ou de chargés de recrutement vis-à-vis des actions positives. Ces mesures, telles que les pré-sélections paritaires, sont donc peu appliquées, quelle que soit l’entité. Les managers considèrent qu’elles tordent le primat de la compétence, et les chargés de recrutement qu’elles entravent un recrutement non-discriminant.

« Dans l’idéal il faut aussi que mes candidats présélectionnés soient à la parité. Après je vais être sincère avec toi, mes collègues et moi sommes très partagées sur cette mesure. Nous sommes toutes des femmes pourtant. Mais quand on nous dit qu’il faut ouvrir les dossiers des femmes en priorité, de toute façon il faut qu’on les regarde tous donc ça ne sert à rien. Et le chargé de recrutement qui doit avoir deux femmes deux hommes sur un poste de technicien alors qu’il a 10 candidatures, 8 hommes et 2 femmes, ce n’est pas possible. La discrimination positive je n’y crois pas du tout, je pense que c’est prendre le problème à l’envers. Donc très franchement je ne l’applique pas. (…) Je pars du principe qu’on n’a même pas à regarder le sexe, comme l’adresse, ou l’origine du nom. À partir du moment où on fait une sélection sur ce critère, je trouve ça dangereux. »

Chargée de recrutement, femme

Ces propos illustrent à la fois les oppositions des acteurs locaux à ces mesures, mais aussi leur méconnaissance de leur sens, de leur légalité et de leur fonctionnement.

L’égalité salariale, tributaire de la formation des acteurs

Le processus de rémunération est très cadré par l’accord salarial annuel, distinct de celui sur l’égalité professionnelle. Des correspondants Rétribution ont été nommés au niveau des établissements (regroupant plusieurs entités) pour faciliter la mise en oeuvre et le suivi de cet accord. Cependant, des différences importantes de mise en oeuvre des budgets de rattrapage salarial négociés dans l’accord annuel, peuvent être identifiées.

La première étape est celle du diagnostic des femmes bénéficiaires. À Techloc, le correspondant Rétribution déclare envoyer à la direction une liste des salariées identifiées, mais le comité de direction explique effectuer son propre diagnostic et prendre la décision finale. À Shop, la correspondante Rétribution identifie les salariées concernées, demande aux entités leur accord avec son diagnostic, mais garde le contrôle de la décision finale.

Or, les différences entre les listes de salariées identifiées par les correspondants Rétribution et par les entités peuvent être importantes car un correspondant Rétribution compare les salaires sur l’ensemble de l’établissement (comprenant plusieurs entités), alors que les entités ne les comparent qu’en leur sein. Par ailleurs, les budgets de rattrapage salarial peuvent faire l’objet de tentatives de détournement par des acteurs locaux moins professionnalisés : par exemple, ils sont parfois utilisés par des managers pour attribuer des augmentations individuelles.

« Je vais être franc, il y a des choses qu’on fait en Codir… On a un budget des augmentations individuelles de tant, et un budget de rattrapage de tant, et on fait passer des mesures d’augmentations individuelles sur le budget de rattrapage quand ce sont des femmes. »

Chef de département Techloc, homme

« Nous on a fait ce choix (de mettre en oeuvre le budget de rattrapage salarial au niveau de la correspondante Rétribution) parce qu’il y a 3-4 ans on s’est rendu compte que, quand on décentralisait dans les unités, l’utilisation du budget n’était pas forcément pertinente, donc en gardant le budget à notre main ça nous permettait de mieux respecter les règles de l’accord. »

Correspondante Rétribution Shop, femme

Au-delà des étapes de ce processus, on constate également que l’implication et la professionnalisation des différents acteurs sont très inégales selon les entités. Ainsi, à Techloc, ce sont les responsables de département qui sont impliqués sur le diagnostic, dans le cadre du Comité de direction, tout en étant peu professionnalisés sur le sujet, tandis que les managers de premier niveau ne sont pas sollicités. À Shop, les responsables de secteur, qui gèrent plusieurs boutiques, peuvent être sollicités par les RH pour remonter des noms, mais pas les responsables de boutique (managers de premier niveau), et le processus est piloté par une correspondante Rétribution qui semble très professionnalisée. Au sein-même du réseau des correspondants Rétribution, la professionnalisation sur le sujet de l’égalité salariale reste inégale, ce qui peut s’expliquer par l’absence de formation récurrente et systématique sur le sujet.

Enfin, une des particularités d’EF concerne son historique d’ancienne administration : convaincus que le fonctionnariat garantit l’égalité, certains sont tentés de disqualifier les budgets de rattrapage salarial.

« Les dernières (mesures) qu’on a entendues c’est l’égalité hommes femmes sur les rému et les carrières. Je n’ai jamais été amené à mettre en oeuvre ces mesures. Dans notre système vieille Fonction publique on a beaucoup de gens qui sont entrés avec la même grille indiciaire donc sur l’égalité salariale il n’y a pas de problème. »

Manager Techloc, homme

Cette perception, peu partagée dans les entités où dominent les salariés de droit privé, comme Shop, mais souvent diffusée dans celles où les fonctionnaires sont majoritaires, comme Techloc, n’incite pas leurs managers et responsables RH à se mobiliser sur le diagnostic des inégalités salariales, ni plus généralement sur le processus relatif à l’égalité salariale.

Les mesures relatives à la promotion : un processus complexe qui suscite des oppositions

Deux cas de promotion peuvent être identifiés. Le premier correspond à une promotion sur le poste : des revues de personnel annuelles[10] permettent au manager d’identifier les salariés de son équipe pouvant prétendre à la promotion. Ensuite, le budget de promotion annuel est mentionné dans l’accord salarial et les listes de salariés identifiés sont revues pour correspondre au budget. Le second cas correspond à celui d’une promotion accompagnée d’un changement de poste. Le salarié doit alors postuler à un poste de niveau supérieur, et il a également besoin du soutien de son manager pour justifier sa candidature. Notons que certaines promotions sont conditionnées à une mobilité, notamment dans les niveaux de classification les plus élevés. Le manager joue donc un rôle très important dans ce processus.

On constate que les mesures d’égalité professionnelle relatives au processus de promotion restent peu appliquées. Il est très rare que les managers et les RH abordent en priorité les dossiers du sexe minoritaire lors des revues de personnel. Il n’existe pas non plus de réelle vigilance sur l’existence de candidatures féminines pour les postes en comité de direction, et la règle de la mobilité obligatoire reste valable dans certains cas. D’autres mesures, qui ne touchent pas au processus de promotion lui-même, sont plus facilement appliquées, comme celles concernant la création et le développement de réseaux de femmes. Enfin, le budget supplémentaire de promotion spécifique pour les femmes[11] est mis en oeuvre de façon très différente selon les entités.

Plusieurs facteurs viennent expliquer cette appropriation lacunaire. Tout d’abord, certaines mesures sont très peu connues, et, quand elles le sont, leur intérêt n’est pas toujours bien compris. C’est le cas pour l’examen prioritaire des dossiers du sexe minoritaire lors des revues de personnel, qui ne sont d’ailleurs pas toujours effectuées. Les personnes interviewées expliquent qu’elles examinent les dossiers « un par un », sans règle d’ordre.

« On revoit tous les effectifs, les potentiels, les retraites, est-ce que ce sont des gens à promouvoir rapidement, est-ce qu’ils peuvent devenir référents (techniciens qui doivent pouvoir aider les autres et résoudre tous les types de problèmes). On prend les dossiers un par un. »

Manager Techloc, homme

« Et ce qu’on devrait faire et qu’on n’a pas fait depuis un bout de temps, c’est une revue de cadres. On travaille au coup par coup, quand il y a un manque à gérer, par exemple un manager à remplacer, on se pose la question au fur et à mesure des besoins. Ça fait un an et demi deux ans qu’on n’a pas fait de revues de cadres. »

Chef de département Techloc, homme

Ensuite, comme pour le recrutement, les mesures relevant de l’action positive peuvent rencontrer une certaine opposition.

« Il y a des retours un peu variés (sur les budgets additionnels de promotion pour les femmes). C’est vrai que dans certaines unités où ils considèrent qu’il n’y a plus d’écart, ils se demandent un peu pourquoi il y a encore des budgets. On arrive un peu au bout de l’exercice. Le risque c’est de créer l’effet inverse. »

Correspondante Rétribution Shop, femme

Au niveau local, certaines initiatives relevant de l’action positive et visant à améliorer l’accès des femmes aux responsabilités ont pu être définies malgré les oppositions. Le directeur de Techloc a créé un « Codir élargi » (sic) paritaire : normalement réservé au directeur et aux chefs de département, il a été élargi à d’autres fonctions (communication, RH…) assurées par des femmes. Manifestement, ce Codir élargi rencontre à la fois des incompréhensions et des doutes sur la légitimité des femmes qui y ont été nommées.

« Se targuer d’avoir un Codir paritaire pourquoi pas, mais si elles sont chefs de département, s’il y en a une qui fait de la com, l’autre qui fait les comptes-rendus… (…) Je pense que des femmes compétentes il y en a beaucoup mais mettre quelqu’un à un niveau élevé juste parce que c’est une femme, il ne faut pas. Les personnes qui se retrouvent dans ces places-là, à long terme ça va desservir les femmes. »

Salarié Techloc, homme

Enfin, la mise en oeuvre du budget de promotion additionnel spécifique pour les femmes et son articulation avec le processus de promotion ne semblent pas évidentes. En effet, dans les cas où la promotion est conditionnée à un changement de poste, le salarié doit candidater sur un autre poste ouvert à candidatures, donc on ne peut pas prédire à l’avance le genre de la personne retenue – d’autant plus que les candidats peuvent aussi bien vouloir une promotion qu’être déjà situés au niveau de classification du poste convoité. À Shop, la correspondante Rétribution demande aux entités de lui faire remonter des noms de femmes qui pourraient bénéficier d’une promotion, mais il s’agit majoritairement de promotions sur poste, moins importantes symboliquement et matériellement – par exemple, un « passage cadre » ne peut pas être validé en restant au même niveau de poste.

« De la même manière, je demande aux entités de me faire remonter les femmes qu’elles souhaitent promouvoir, et là je regarde les différentes remontées, j’échange avec chaque DRH pour voir qui on retient et quel pourcentage on attribue. »

Correspondante Rétribution Shop, femme

De plus, les entités ne savent pas, et ce n’est pas précisé dans l’accord salarial, comment elles doivent utiliser ce budget additionnel de promotion (0,1 % de la masse salariale des femmes dans chaque entité en 2013), en lien avec le budget global (0,3 % de la masse salariale des entités en 2013). Deux cas de figure se présentent. Dans un premier cas, on sépare totalement le budget de promotion des femmes et des hommes, et on considère que le budget de promotion des hommes est de 0,3 % de la masse salariale des hommes, celui des femmes étant de 0,4 % (0,3 % + 0,1 %) de la masse salariale des femmes. Dans le second cas, on considère que l’on dispose d’un budget global de promotion de 0,3 % de la masse salariale pour effectuer des promotions de femmes et d’hommes indifféremment, et d’un budget supplémentaire de 0,1 % de la masse salariale des femmes pour leur attribuer des promotions. L’incertitude sur la manière dont doit fonctionner ce budget augmente encore la complexité de son utilisation et laisse la voie ouverte à de multiples interprétations.

Ces variations dans la mise en oeuvre sur le terrain de la politique d’égalité professionnelle illustrent bien son caractère contingent. La perspective appropriative des dispositifs de gestion nous permet à présent d’approfondir l’analyse de ces résultats.

Analyse et discussion : Les éléments d’une appropriation sélective des dispositifs de gestion

Nous avons montré en quoi, sur trois processus essentiels de GRH, les mesures d’égalité professionnelle donnent lieu à des degrés d’application différents sur le terrain. La perspective appropriative des dispositifs de gestion se révèle particulièrement pertinente pour comprendre pourquoi, dans certains cas, la politique n’est pas appliquée, alors qu’elle peut l’être dans d’autres. D’une part, cette perspective met l’accent sur le rôle des différents groupes d’acteurs impliqués et, d’autre part, elle suggère de considérer simultanément plusieurs dimensions permettant de distinguer des facteurs clés de l’appropriation. Cependant, elle s’avère insuffisante pour couvrir l’ensemble des facteurs structurants de l’appropriation.

Des experts aux profanes : le partage du travail de l’égalité professionnelle

Comme on l’a vu en creux dans la section précédente, de nombreux groupes d’acteurs sont impliqués dans la mise en oeuvre de l’accord d’égalité professionnelle. Ils se distinguent par leur degré de professionnalisation et de sensibilisation, leur stratégie et leur conception de l’égalité professionnelle.

Parmi les acteurs RH, on trouve essentiellement les chargés de recrutement et les correspondants Rétribution. Les chargés de recrutement jouent un rôle important dans la mise en oeuvre des mesures, comme on l’a vu dans le contraste entre Techloc et Shop. Cependant, en matière de conception de l’égalité professionnelle, cette population reste majoritairement réfractaire aux actions positives, qui vont à l’encontre, selon elle, d’un processus de recrutement non-discriminant. Les correspondants Rétribution peuvent, quand ils en ont le pouvoir et qu’ils sont professionnalisés, comme c’est le cas pour Shop, jouer un rôle important dans l’implémentation des mesures de rattrapage salarial. Cependant, leur professionnalisation reste inégale.

Il faut noter l’absence flagrante des correspondants Égalité professionnelle parmi les acteurs RH impliqués. Cela est dû au fait que les processus RH évoqués ne leur accordent pas de rôle précis, si bien qu’ils ne disposent que d’un degré de contrôle très faible sur l’implémentation de l’accord. De fait, l’accord leur confère davantage un rôle de suivi des indicateurs chiffrés (ils animent les commissions de suivi de l’accord avec les syndicats) qu’un rôle réellement actif sur le sujet. En revanche, les plus volontaires peuvent inciter à la mise en oeuvre de dispositifs favorables à l’égalité professionnelle, comme la correspondante de Shop pour la mise en place de contrats de professionnalisation à destination de femmes éloignées de l’emploi.

Finalement, le rôle de chaque acteur RH n’est pas clairement défini, ce qui ouvre la voie à des prises de pouvoir et d’initiatives potentielles, au gré des ambitions, stratégies et convictions de chacun.

La ligne managériale joue également un rôle important dans l’implémentation de la politique. Les managers sont majoritairement peu formés sur le sujet de l’égalité professionnelle et connaissent mal la politique d’EF sur le sujet. Ce constat ne laisse pas d’étonner dans une entreprise qui consacre pourtant des budgets significatifs à la formation continue, mais cependant, aucune formation systématique n’est proposée sur l’égalité professionnelle et ses enjeux. Dans les entités techniques, les managers restent largement convaincus qu’il ne peut y avoir d’inégalités du fait de l’historique d’ancienne administration, ce qui délégitime à leurs yeux l’existence de mesures sur le sujet. Leur conception de l’égalité professionnelle est très sommaire, souvent réduite à la notion de mixité dans les entités techniques notamment. Certains d’entre eux semblent convaincus de la nécessité d’agir sur le sujet, et peuvent même agir, mais parfois avec une certaine maladresse, comme le directeur de Techloc avec son « Codir élargi » paritaire.

L’absence des syndicats doit ici être soulignée. De fait, alors qu’au niveau central les syndicats s’impliquent dans la définition de la politique au travers de la négociation de l’accord, les représentants au niveau local sont à la fois peu formés, peu sensibilisés, et peu actifs sur le sujet. Les correspondants Égalité professionnelle qui les côtoient lors des commissions de suivi de l’accord regrettent majoritairement leur passivité sur le sujet. Ce constat correspond bien aux enseignements de nombreux travaux académiques qui montrent que les syndicats restent encore insuffisamment formés et sensibilisés sur le sujet de l’égalité professionnelle en France, et ce malgré l’obligation déjà ancienne de négociation (Le Quentrec et Bacou, 2017; Miné, 2017).

Tout compte fait, les « experts » de l’égalité professionnelle, partenaires sociaux et membres de la direction qui négocient l’accord, peinent à diffuser leurs ambitions aux « profanes », chargés d’exécuter un accord qu’ils connaissent mal sans être particulièrement préoccupés des questions d’égalité. L’existence de référents locaux « experts » (correspondants égalité) ne semble pas constituer un dispositif suffisant pour assurer une bonne exécution de l’accord sur le terrain. Cela illustre l’importance capitale des « personnes relais » ou « missionnaires » (Bruna, 2018), plus souvent actrices qu’acteurs, pour contribuer au déploiement des politiques d’égalité.

Des conditions d’appropriation qui influencent le comportement des acteurs

Le tableau 4, commenté ci-dessous, rend compte de l’analyse des résultats selon les trois dimensions proposées par de Vaujany (2006) pour chacun des domaines étudiés.

La dimension rationnelle correspond au point de vue des concepteurs (ici, les signataires de l’accord), qui attribuent certains objectifs aux dispositifs qu’ils définissent. Cela explique l’absence de variations entre entités sur cette dimension.

La dimension psycho-cognitive, qui renvoie à la question de l’apprentissage et des représentations, souligne plusieurs éléments. En matière de conception de l’égalité professionnelle, on y trouve l’opposition aux actions positives nourrie par la perception que la Fonction publique constitue un rempart contre les inégalités. Ces deux éléments sont bien liés : les actions positives venant corriger des inégalités au départ (Bender et Pigeyre, 2004), l’impression qu’il n’existe pas d’inégalités délégitime ces mesures. On y retrouve également la méconnaissance de certaines mesures. Finalement, cette dimension psycho-cognitive renvoie en grande partie à la multiplicité des conceptions de l’égalité professionnelle évoquée par certains travaux (Verloo, 2007; Perrier, 2015).

Enfin, la dimension socio-politique met l’accent sur l’importance des jeux d’acteurs et des rapports sociaux (de Vaujany, 2006; Grimand, 2012). Ainsi, l’importance du rôle des chargés de recrutement apparaît en creux dans les entités comme Techloc où leurs relations avec les managers sont de mauvaise qualité. L’importance des correspondants Rétribution est mise en exergue par la comparaison entre Techloc, où ce dernier n’exerce qu’un pouvoir très restreint, laissant la prise de décision finale aux entités, et Shop, où la correspondante Rétribution semble garante de l’implémentation des mesures. Enfin, l’importance du rôle du manager dans le processus de promotion a pu être mise au jour.

Pour un enrichissement de la perspective appropriative des dispositifs de gestion

Cependant cette analyse n’épuise pas la totalité des facteurs explicatifs de l’appropriation de la politique d’égalité professionnelle. En effet, deux éléments supplémentaires et de nature différente, en ce qu’ils concernent moins les acteurs de l’appropriation que les configurations et les contextes locaux, méritent d’être pris en compte.

Premièrement, le contexte budgétaire apparaît comme un élément déterminant : en matière de recrutement, par exemple, il influence directement l’implémentation des mesures décidées. De la même façon, le degré de priorité accordé aux différentes dimensions de l’égalité professionnelle se traduit dans le montant des budgets alloués, qui sont par exemple inférieurs pour la promotion des femmes (0,1 % de la masse salariale) à ceux alloués pour l’égalité salariale (0,15 %, ou 0,2 % selon les niveaux hiérarchiques, de la masse salariale, auxquels s’ajoute un budget fixe non exprimé en pourcentage de la masse salariale).

Deuxièmement, la question se pose de l’articulation entre un processus classique de GRH et une mesure d’égalité professionnelle afférente à ce processus. Par exemple, en matière de promotion, le budget additionnel spécifique pour les femmes s’avère complexe à articuler avec le processus global de promotion et notamment la distinction entre les promotions sur poste et celles avec changement de poste. De ce fait, il est plus difficile de mettre en oeuvre cette mesure dans les entités qui proposent plutôt des promotions avec changement de poste.

L’analyse de ce cas met donc au jour l’importance de deux dimensions venant enrichir le cadre retenu : l’une, qualifiée de « économico-financière », relative à la question budgétaire et économique (contextes économiques locaux, effort budgétaire consenti pour un dispositif); l’autre, qualifiée de « processuelle », relative à la cohérence interne des dispositifs entre eux (articulation entre un dispositif spécifique et un processus générique par exemple).

Il apparaît finalement que l’appropriation des mesures d’égalité professionnelle sur le terrain dépend d’un ensemble de facteurs : les caractéristiques des groupes d’acteurs impliqués et leurs interrelations, ce qui renvoie à la perspective de de Vaujany, mais aussi les contextes économico-financiers de mise en oeuvre de ces dispositifs au niveau global comme au niveau local, et enfin la cohérence des dispositifs spécifiques d’égalité avec les processus plus généraux auxquels ils sont associés.

Tableau 4

Étude de la mise en oeuvre de l’accord, à l’aune des trois dimensions de la perspective appropriative des dispositifs de gestion

Étude de la mise en oeuvre de l’accord, à l’aune des trois dimensions de la perspective appropriative des dispositifs de gestion

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Conclusion

Sur le plan théorique, cette étude de l’appropriation des dispositifs de gestion sur l’égalité professionnelle a permis de discuter le cadre de la perspective appropriative de ces dispositifs (de Vaujany, 2006). Nous avons ainsi mobilisé les trois dimensions de cette perspective, qui se sont révélées très éclairantes pour analyser l’appropriation contingente des dispositifs. Cependant, il apparaît que ces trois dimensions ne recouvrent pas de façon exhaustive les facteurs structurants de cette appropriation. L’ajout des dimensions économico-financière et processuelle nous semble ainsi nécessaire pour rendre compte au mieux des processus d’appropriation des dispositifs de gestion. De ce fait, notre travail s’inscrit dans la suite de celui de Grimand (2012) qui avait lui aussi ajouté la dimension symbolique à cette perspective appropriative. Ici, la dimension symbolique nous semble redondante avec la dimension psycho-cognitive, mais les deux dimensions que nous proposons nous ont paru enrichissantes. Elles orientent en partie vers une approche configurationnelle de la GRH, contrairement à la perspective appropriative qui s’inscrit plutôt dans une approche de la contingence (Delery et Doty, 1996). En effet, la perspective appropriative s’intéresse à la congruence entre une politique RH et les autres caractéristiques de l’organisation (approche de la contingence). Or, la dimension processuelle que nous proposons insiste sur la nécessité de la cohérence des politiques entre elles (« horizontal fit », approche configurationnelle).

Cet article a également permis de mettre en lumière et d’illustrer la variété des conceptions et du champ d’application de l’égalité professionnelle tant du fait du droit et des considérations juridiques que des entreprises elles-mêmes et de la manière dont elles interprètent et s’emparent des obligations qui leur sont assignées. Si la signature d’un accord collectif apparaît comme la pierre angulaire d’une politique d’égalité professionnelle, les mesures négociées dans ce dernier font l’objet d’une appropriation sélective par les différents groupes d’acteurs concernés, en fonction des spécificités des contextes locaux et des enjeux singuliers que présente l’égalité professionnelle.

Sur un plan pratique, cet article met plus largement l’accent sur la complexité de la diffusion des principes et des pratiques en faveur de l’égalité professionnelle, au-delà du seul cas du gender mainstreaming (Perrier, 2015). Celle-ci tient en partie au partage du travail entre experts et profanes de l’égalité, les premiers impulsant voire décidant de mesures qui seront réinterprétées ou pas, voire implémentées ou pas, par les seconds. Or cette dualité se révèle essentielle pour évaluer la qualité de la mise en oeuvre des mesures d’un accord collectif. Des travaux menés au-delà de la France montrent la même difficulté à diffuser auprès de non-experts des dispositifs d’égalité professionnelle qui peuvent être mal compris (Scala et Paterson, 2017). Notre recherche met aussi en évidence les risques liés à la décentralisation des politiques et décisions RH, notamment lorsqu’il s’agit de sujets tels que celui de l’égalité professionnelle, qui malgré un consensus général sur le principe, laissent place à de multiples interprétations au moment de leur mise en oeuvre par des acteurs locaux à l’implication variable et contingente.

Cependant, notre étude comporte des limites qui permettent d’ouvrir des perspectives de recherche. Le fait qu’il s’agisse d’une étude de cas unique, même avec structure encastrée, fragilise les possibilités de généralisation. De ce fait, il semblerait enrichissant de pouvoir la compléter par un ensemble d’études de cas et ainsi d’opter pour une analyse qualitative comparative (QCA). Ce type d’analyse permettrait d’identifier de façon plus systématique les éléments structurants de l’appropriation des politiques d’égalité professionnelle, en ajoutant des facteurs de contingence liés à l’entreprise, au secteur, au contexte économique ou même national. Cela permettrait aussi d’approfondir l’analyse sur le rôle de chaque acteur, en rendant possible notamment la comparaison inter-entreprises et ainsi en identifiant ce qui relève du niveau de l’entreprise et ce qui relève du niveau des acteurs.