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Le système hospitalier français et les établissements qui le composent sont un terrain d’études pour de nombreux spécialistes : les économistes de la santé, les gestionnaires, aussi bien ceux qui enseignement la stratégie que ceux qui enseignement le contrôle de gestion, les sociologues avec la possibilité de réaliser des études de terrain, les géographes des territoires... Ces organisations publiques donnent donc lieu à de nombreuses études, articles, rapports et thèses dans ces disciplines car elles permettent de tester de nombreuses grilles d’analyse. Nous même, nous les avons étudiées à travers le concept d’organisation pluraliste publique (cf. la seconde partie de ce texte).

Les auteurs de ce livre, sociologues bien connus dans le cadre de l’analyse du système hospitalier français, nous proposent un livre (avec un titre un peu provocateur) très dense de 192 pages et 205 notes basé sur plusieurs enquêtes sociologiques approfondies (surtout qualitatives et parfois ethnographiques) avec une dimension historique qui permet d’expliquer la crise qui affecte les hôpitaux publics en France. Ils contestent la logique des « causes profondes » énoncées depuis plus de trente années par les autorités et de nombreux analystes qui exposent que : « les difficultés de l’hôpital ne viendraient pas du manque de moyens financiers, matériels et humains, mais d’un problème d’organisation et d’efficience ». La tutelle nationale dénonce ainsi cette addiction au « toujours plus » de financements par les professionnels hospitaliers. Pour les auteurs, en revanche, le resserrement de la contrainte budgétaire est un bon moyen (une opportunité) pour les pouvoirs publics « d’inciter les agents hospitaliers à se réformer eux-mêmes, à revoir leurs routines et leur rôle dans le système hospitalier de soins ».

Pour nos sociologues, l’hôpital est par nature un lieu « sous pression », avec cette conséquence « lorsque la pression monte sans arrêt, la situation devient dangereuse ». Depuis 2015, ils identifient une montée de celle-ci[1]. Cette organisation publique a connu un véritable continuum des réformes (un empilement) depuis des décennies avec « une remarquable continuité de leur logique » aussi bien au niveau des objectifs qu’au niveau des moyens. Dans une section de l’introduction intitulée « de réformes en faillites, de faillites en réformes », les auteurs résument ainsi les derniers plans hospitaliers : « toujours plus d’efficience, de réorganisations et, surtout, d’innovations ». Il y a, pour eux, « une imbrication étroite entre un registre bureaucratico-expert prônant la réorganisation de l’hôpital et une logique politique visant à faire triompher une conception technico-gestionnaire de l’institution hospitalière ». Ils précisent que cette dernière conception conduit à des logiques de « micro-privatisation ».

Quatre éléments permettent de comprendre la situation actuelle des hôpitaux publics : la réduction des capacités d’hospitalisation à temps plein (13 % des lits supprimés entre 2003 et 2016)[2], la très forte croissance des prises en charge aux urgences (doublement en vingt ans ), l’évolution de l’emploi hospitalier comparativement à l’activité et la situation des arrêts maladie (supérieurs à la moyenne de l’ensemble des secteurs), enfin la contraction des moyens alloués (une progression dans l’absolu, mais avec un taux de progression en diminution depuis 2002 en raison de la baisse des tarifs hospitaliers et des prélèvements pour concrétiser les plans nationaux d’économies).

Pour les auteurs, il existe deux grilles de lecture qui s’opposent sur la crise actuelle. Il y a la lecture d’une crise selon la logique de la « crise profonde », c’est la thèse des élites politiques, bureaucratiques et médiatiques. La seconde grille est la thèse de nombreux professionnels de santé, des syndicats et d’associations, elle est construite sur la pénurie financière, matérielle et humaine avec des conséquences importantes qui est la traduction « d’un double mouvement typiquement néolibéral de centralisation autoritaire étatique et de marchandisation qui sacrifie (ici l’égalité des soins) en la subordonnant à la compétitivité et aux devoirs des Etats vis-à-vis de leurs créanciers ». Certes dans la réalité, comme ils le soulignent, « la frontière entre les deux camps est plus heurtée et labile ».

Pour nos trois auteurs, il s'agit de démontrer que « l’analyse sociologique et historique des réformes hospitalières montre que la domination gestionnaire et autoritaire a tout autant conduit à cette situation de « crise » des hôpitaux que la domination mandarinale et l’idéologie du « tout hôpital ». Que les réformes entreprissent depuis les années 1980 « ont progressivement fragilisé l’organisation des soins au point d’en interroger aujourd’hui la pertinence et de promouvoir l’innovation « comme remède miracle aux maux hospitaliers ». Leur conclusion est qu’il est possible de « plaider simultanément pour une augmentation des moyens et pour la nécessité de le délecter de certaines tâches » (report vers la ville avec un financement organisé).

Nous allons consacrer la première partie de ce travail à développer les arguments présentés dans cette introduction et dans la seconde partie nous allons discuter quelques points à partir de nos propres analyses et de notre expérience de directeur d’hôpital en Centres Hospitaliers Universitaires en France.

Les analyses développées dans « la casse du siècle »

Le premier chapitre, « Un colosse aux pieds d’argile », est centré sur la perspective historique qui enseigne que l’Etat, appuyé par les élites hospitalières, a installé, à partir des années 1950, « un hôpital omnipotent chargé tout à la fois de la prévention, des maladies aiguës et chroniques, de l’enseignement et de la recherche ». L’hôpital est devenu le centre de la santé, mais cette hospitalo-centrisme s’accompagne d’une mainmise croissante des pouvoirs publics afin de concilier « égalité de l’accès aux soins, qualité et sécurité avec la maîtrise des couts. Un « Etat hospitalier » s’instaure avec le renforcement de l’administration centrale et plus tard l’hôpital devient une partie prenante d’une politique nationale mise en oeuvre par les ARH (Agences Régionales de l’Hospitalisation) puis devenues les ARS (Agence Régionale de Santé) et dominée par les objectifs budgétaires. Dans ce contexte, les directeurs de hôpitaux deviennent « les rouages locaux d’une politique définie à l’échelle nationale »; c'est la contrepartie de leur revalorisation (intégration de leur corps à la haute fonction publique au début des années 2000).

Ce premier chapitre nous propose un sujet intéressant à travers les sections consacrées à la misère des modes managériaux et au mirage du « virage ambulatoire ». Depuis les années 1980, il y a une emprise croissante de la rationalité gestionnaire sur la logique soignante. Le mouvement se poursuit dans les décennies suivantes par un processus de concentration horizontale et verticale : économies d’échelle, rationalisation des fonctions supports, utilisation optimale des plateaux techniques au nom de l’efficience et de la qualité et sécurité des soins. Le virage ambulatoire est devenu « le leitmotiv des élites modernisatrices ». Il permet de réconcilier magiquement (selon les auteurs) les impératifs financiers (soigner au moindre coût), les exigences de qualité des soins et les aspirations des patients. Si tout le monde signe ce virage (patients, professionnels et établissements), nos auteurs s’interrogent sur celui-ci pour des raisons de nature sociologique, démographique (quid de l’existence des soins de proximité pour le suivi des patients) et économiques. Pour eux, ce virage ambulatoire est un slogan, un leitmotiv des élites modernisatrices, « qui masque ou nie une dynamique contraire : celle d’un virage hospitalier, dont l’engorgement des urgences est l’un des principaux symptômes ». Et au final, le virage sert aussi de prétexte à une diminution des dépenses, mais, pour eux, c’est une situation hypocrite « dans la mesure où les décideurs politiques et administratifs ne se sont pas donné les moyens d’organiser l’amont et l’aval de l’hôpital pour faire face au transfert d’activité ». C’est la traduction d’une approche qui met en valeur les réformes de l’hôpital sans intégration dans la démarche de l’environnement professionnel et institutionnel.

A la page 46, ils livrent un des piliers de leur raisonnement : selon les décideurs et les conseillers, il faut obliger l’hôpital à se réformer et il lui a été « appliqué les méthodes de gestion de l’industrie, sans considération pour ce qui se passe en amont et en aval, tout en renforçant la contrainte budgétaire ». Ainsi les politiques de régulation hospitalière ont multiplié les effets pervers. Pour eux, nous sommes ici au coeur de la crise : « l’hôpital doit prendre en charge de plus en plus de patients, au surplus de plus en plus lourds car vieillissants et souffrant de pathologies chroniques, chassés des autres segments de l’offre de soins, mais avec des moyens humains, matériels et financiers qui ne suivent pas ». Un des paradoxes est que les autorités favorisent les soins à l’hôpital alors qu’il n’en a pas les moyens. Les indicateurs de ce transfert sont : une sécurité sociale qui se désengage des soins courants, des dépassements d’honoraires peu surveillés, une inégalité territoriale des professionnels qui a eu « tendance à faire de l’hôpital le lieu des soins de premiers recours ».

Le chapitre suivant « Rationalisation du travail, industrialisation des soins » s’inscrit dans la notion d’organisation éminemment complexe car il s’y côtoie des professions et des activités extrêmement diverses. Les pathologies, les actes techniques, le matériel, les savoirs et savoir-faire, les rythmes, la nature des relations marquent l’hétérogénéité et la diversité (croissante). Comme le rappel nos sociologues, cette situation dans les années 1970 a été constituée en problème par les réformateurs de l’hôpital (administration centrale, consultants, experts...). Cette vision est d’ailleurs toujours présente de nos jours : il faut ouvrir « la boite noire de l’organisation et des contenus de travail » et utiliser les outils du nouveau management public sont utiles.

La rationalisation sera d’abord recherchée du côté du travail (cf. la section intitulée : « le soin et le chronomètre ». Il s’agit du premier poste de dépenses, indiqué à 64 % du budget par les auteurs. Il ne s’agit pas d’une démarche nouvelle, « depuis le début du XXe siècle, la rationalisation de la gestion hospitalière a largement consisté à passer en revue l’organisation du travail et ses implications financières afin d’identifier les gisements de performance ». Les chantiers de réorganisation du travail ont été importants au début des années 2000/2010, cette action des consultants des grands cabinets a été réalisée pour les agences de l’Etat. Une logique taylorienne s’instaure et le discours gestionnaire « ne se limitent pas à l’imposition d’une vision comptable et productive du travail de soins ». Elle articule rationalisation économique et amélioration de la qualité et impose comme logique la discipline pour les « professionnels jugés plus ou moins irresponsables dans leur gestion du temps ». Les arguments développés pour exprimer cette situation sont critiquables et « cette rationalisation oublie également que les professionnels sont pris dans une organisation hospitalière complexe et sous tension, dont ils sont dépendants ». Les professionnels sont directement impactés par l’examen des temps et des cadences de travail ainsi que par la flexibilité entre les services médicaux demandées. Cette performance recherchée se traduira par de nombreux indicateurs. Ceux-ci ont pour objectif de rendre comparable les différents hôpitaux, mais aussi à responsabiliser les professionnels et à gouverner leurs pratiques « oubliant largement la distance qui sépare les conditions de travail actuelles de celles nécessaires au bon accomplissement du métier ». Dans ce cadre, les soignants sont précarisés par la recherche « des temps morts », de la croissance des temps bureaucratiques, des nombreuses contraintes pesant sur leur santé. Le cas des 12 heures de travail d’affilées chez les infirmières et les aides-soignantes illustre la manière « dont la logique gestionnaire se nourrit des dysfonctionnements qu’elle engendre et parvient, du fait de la précarisation des soignants, à les faire adhérer à des dispositifs qui tirent profit de leur travail ». Pour les auteurs, les professionnels en reviennent à intérioriser la rhétorique gestionnaire et à adhérer aux dispositifs de rationalisation. L’économie du temps illustre la thèse que les problèmes sont d’abord organisationnels. Ce n’est pas leur thèse; la réalité traduit : manque de moyens, d’effectifs, de temps pour les patients et aussi une désorganisation, c’est-à-dire d’un manque de régulation ou de moyens en amont et aval de l’hôpital. « La désorganisation est elle-même provoquée par ces aménagements gestionnaires qui dénient aux professionnels leurs savoir-faire et la fonctionnalité de leur organisation ».

Le chapitre trois « De l’automatisation à la faillite » examine la transformation en profondeur des logiques économiques. Nous sommes passés d’une entité budgétaire (une dotation dans les années 1980) à une entité financière « dépendant de sa « production » et de sa productivité, libre d’emprunter sur les marchés financiers; un acteur économique non pas seulement rationnel mais calculateur et investisseur ». L’hôpital devient pour eux une source de valeur économique. Un lit devient un investissement avec une analyse financière du présent et du futur. Pour les auteurs, cette dimension est insuffisante pour bien comprendre la situation, il faut ajouter un lien : « l’imbrication étroite entre échec économique et responsabilité individuelle » et ce lien est un point absent des analyses de l’hôpital (dans le cas français). De plus, « c’est la morale du marché qui va structurer ce nouveau régime » car l’hôpital est devenu une entité de production et entité responsable de ses mauvais choix. Ainsi « la responsabilisation financière et le risque d’échec radicalisent la situation ».

Cette transformation économique de l’hôpital public doit se penser « en étroite articulation avec un discours récurrent sur la crise financière qu’il connaitrait ». Nos sociologues estiment que les crises n’ont rien de naturel, il est même possible de considérer qu’elles sont (d’une certaine façon) fabriquées par un processus long de mise en faillibilité (c’est la thèse de l’obligation à la restructuration sous contrainte financière), de la construction d’un discours sur la crise économique et le manque de moyens « qui vient heurter la version légitime et dominante d’une crise purement organisationnelle et systémique ».

Dans ce chapitre, ils consacrent une section à « la rentabilité à l’ordre du jour ». Il est vrai que ce sujet suite aux réformes des années 2000 est souvent implicitement posé sur la table des conseils et des réunions internes. En fait, il s’agit de mettre en adéquation la production (charges) et les recettes. La solution des autorités sera la transformation des coûts moyens par séjour en tarifs hospitaliers : « tarifer chaque séjour doit permettre à l’Etat à la fois de faire coller les recettes à l’activité des hôpitaux et de contrôler à distance le montant des dépenses en jouant sur le niveau de chaque tarif »... et même d’introduire via les tarifs un mécanisme d’incitation ou de désincitation des actes médicaux. Cette logique (qui devient l’emblème d’un hôpital transformé en entreprise) est encadrée dans un objectif national des dépenses d’assurances maladies (taux de croissance d’enveloppe nationale votée par le parlement, ONDAM). Les auteurs relèvent assez justement que ce dispositif dessine de nouvelles formes d’inégalités entre les hôpitaux et s’associe à des situations financières périlleuses. « Si pour un certain nombre de prises en charges, le coût moyen est correctement calculé (...), dans d’autres disciplines (...) les tarifs ne couvrent pas toujours les coûts ». Il y aura donc des activités rentables (cf. l’encadré sur la fabrique des maladies rentables, pages 89/90) et des activités coûteuses. Les comptes de l’hôpital seront donc impactés par cette situation et « la responsabilité du déficit se reporte ainsi directement sur le personnel de santé et les hôpitaux ». Les directeurs et les médecins responsables (chefs de pôle médicaux et chefs de service) rentrent dans la logique du calcul économique, « les retombées doivent être mesurées et intégrées à des stratégies d’investissement, à travers des opérations assurant une valeur future pour l’hôpital ».

Le chapitre quatre « Techophilie hospitalière », après la démonstration construite dans les trois premiers, c’est-à-dire que l’hôpital public a été fragilisé par les réformes supposées le sauver, étudie la place de l’innovation « désignée comme à même de sauver l’institution ». Mais la promotion de l’innovation reste toutefois empreinte d’un questionnement sur son efficacité et son impact à la fois médical, économique et organisationnel. Derrière la fascination pour l’innovation (en fait pour l’efficience), se joue la définition même du travail des personnels et des responsabilités. La robotisation « est étroitement liée à une réflexion sur l’efficience et la valeur travail » et « ces innovations tendent-elles à modifier la nature du travail de soin ? ».

Les auteurs considèrent que la définition de l’innovation change dans les années 2000. Avant elle était surtout médicale et coûteuse, ensuite « elle devient rentable, qu’elle soit technologique, numérique, organisationnelle ou comportementale (agir sur le comportement des patients) ». Elle est une des clés de la rénovation de l’hôpital. Elle est un gisement d’outils permettant de faire face à la crise organisationnelle. Dans le cadre de l’innovation, ils sont très critiques sur l’ouverture aux financements privés, aux start-up et à la promotion du numérique et de l’e-santé. Ils ironisent sur « les start-up au secours de l’hôpital ». Ils citent l’intervention de la ministre de la santé en 2016 aux journées de l’innovation en santé pour illustrer l’entrée autorisée du privé dans le système hospitalier et la création du fonds public Accélération biotech santé doté de 340 millions d’euros. Pour eux, l’hôpital a changé car ce choix crée une logique « de soutien et d’agent de solvabilisation des activités économiques d’acteurs privés innovants ». Les autorités font « de la médecine, et plus largement de la santé, un secteur clé de la stratégie industrielle nationale. En d’autres termes, la médecine doit être mise au service de l’économie ».

Le dernier chapitre « Un impossible soulèvement » traite de la place de la mobilisation et des revendications. Pour nos sociologues, tous les indicateurs sont au rouge : « la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail s’est alourdie » et le « soutien social nécessaire pour y faire face fait souvent cruellement défaut » car les collectifs de travail sont en tension, l’encadrement de proximité est accablé de tâches administratives, enfin une partie des chefs de pôle médicaux et des chefs de service aggravent la situation. Abus de pouvoirs médicaux et abus de pouvoirs gestionnaires sont des éléments importants de la situation au travail. Pourtant les auteurs soulignent que cette configuration propice à la mobilisation a connu peu d’ampleur. Certes une intensification est à noter. D’autres facteurs expliquent cette situation comme les contraintes de continuité des services médicaux au public et la domination du corps médical plutôt conservateur d’après nos sociologues.

La conclusion de ce livre est centrée sur « Une politique à inventer » et nos sociologues retiennent cinq axes :

  • être critique de l’hospitalo-centrisme n’est pas incompatible avec une demande de moyens accrus pour l’hôpital public (« dénoncer l’orthodoxie budgétaire n’équivaut pas à vouloir faire du tout hôpital. Au contraire, l’hôpital doit être soulagé d’une partie des missions qu’il assume actuellement, lesquelles gagneraient à être prises en charge en ville »;

  • critiquer la foi aveugle dans l’innovation, le numérique, la robotique ne revient pas à nier le progrès médical (« ce qui l’est en revanche, ce sont les formes de privatisation et de marchandisation de l’accueil et des soins que le développement exponentiel de cette multitude d’innovations engendre, ainsi que leurs conséquences sociales »;

  • critiquer l’industrialisation du soin ne signifie pas nier l’importance de se doter de procédures administratives standardisées et scientifiquement validées;

  • critiquer la logique du profit et des business plans à l’hôpital n’équivaut pas à nier l’enjeu démocratique d’un usage responsable de l’argent public ( la critique porte sur le dévoiement des instruments de gestion au début des années 2000 par les réformateurs « qui se sont servis d’instruments comme la tarification à l’activité pour contraindre les dépenses et transformer les hôpitaux en usines à soins techniques et hyperspécialisés, avec pour principal objectif la rentabilité à tout crin »);

  • enfin, critiquer la domination gestionnaire ne revient pas à réhabiliter la domination sans partage des médecins.

En conclusion, les auteurs considèrent que « tout système de santé est une construction sociopolitique au long cours qui présente de sérieuses tendances à l’inertie. Transformer un système demande du temps, de la détermination et une ligne politique ». « L’hôpital doit demeurer une institution de lutte contre les inégalités de santé » et la question de son financement se pose sous de nombreux angles : par exemple l’examen de la captation des richesses publiques par des entreprises de santé (mutuelles, assurances, industries, cliniques...).

Pour les auteurs, « la sociologie et l’anthropologie de la santé ont montré que les sociétés développées étaient travaillées par une puissante dynamique de « médicalisation » et de « sanitarisation » du social. La crise de l’hôpital est aussi l’occasion d’interroger cette sanitarisation du social et reporter sur le système de soins la gestion des contradictions économiques et des tensions sociales propres au capitalisme est une stratégie vouée à l’échec ».

Commentaires d’un directeur d’hôpital et chercheur en management public

Ce livre démontre une bonne connaissance des travaux sur l’hôpital (cf. les 205 notes avec les références) et des enquêtes (souvent élaborées par les auteurs), mais l’élargissement du cadre analytique utilisé aurait été enrichi par les travaux d’économistes, de gestionnaires et de spécialistes de management public. Ce livre est d’une lecture un peu complexe pour les lecteurs n’ayant pas de connaissances du système hospitalier français et de nombreux thèmes nécessitent des discussions. Le management du système de santé est complexe et il ne peut pas se construire uniquement sur les nombreuses oppositions signalées dans le livre. Les actions de tous les acteurs sont à prendre en compte.

Le thème central du livre mérite un examen : « les réformes entreprises depuis les années 1980 ont progressivement fragilisé l’organisation des soins au point d’en interroger aujourd’hui la pertinence et de promouvoir « l’innovation » comme remède miracle aux maux hospitaliers. Cette superposition de crises implique ainsi différentes façons de dire les problèmes et par là, les solutions à apporter » (présentation de l’éditeur, quatrième de couverture).

A la fin de la lecture de ce livre (très critique sur l’hôpital public et les réformes avec un titre provocateur), nous nous posons les questions suivantes : dans le cadre décrit et analysé par les trois auteurs, - comment ce système peut-il donc encore fonctionner et produire du soin au quotidien et de magnifiques réussites médicales pour les patients ? - peut-on considérer que les nombreuses réformes entreprises depuis les années 1980 ont progressivement fragilisé l’organisation des soins au point d’en interroger aujourd’hui la pertinence de celles-ci ? – quelle analyse et quel jugement doit-on porter sur le travail réalisé par les équipes de direction et les médecins responsables car ils ont fait « vivre » l’organisation publique ?

Quoiqu’il en soit, nous pouvons nous rejoindre sur cette conclusion des auteurs « Derrière ces lectures concurrentielles et parfois antagonistes se joue en fait la conception même du rôle et de la place de l’hôpital public. Un débat démocratique qu’il est temps d’engager ».

L’hôpital public français est une organisation pluraliste publique selon la littérature en management public, il aurait été intéressant d’utiliser ce cadre d’analyse dans ce livre

Les établissements publics de santé (comme les universités) sont des organisations intéressantes pour les chercheurs en management public. Ils les caractérisent souvent d’organisations pluralistes publiques (OPP)[3] en raison de leur taille importante, de leurs ressources limitées et surtout d’une multiplicité d’acteurs. Ces OPP doivent s’étudier selon les axes suivants :

  • une vision de l’organisation formulée par les responsables nationaux (c’est-à-dire extérieure à l’organisation);

  • des missions définies par les lois et précisées par la réglementation (décrets et circulaires);

  • des instances comprenant des parties prenantes extérieures et de nombreuses parties prenantes internes puissantes;

  • une approche de la tutelle nationale basée sur l’efficience et l’efficacité qui implique des règles qui créent ou qui modifient les modes d’organisation et de fonctionnement de l’organisation pluraliste;

  • enfin un processus de changement organisationnel basé sur la transformation globale radicale, rapide où le moment et l’ampleur ne sont pas choisis par le directeur de l’organisation[4].

Ce cadre d’analyse aurait, à notre avis, permis à nos auteurs de mieux cerner leur objet d’analyse. Dans le cadre des OPP, les acteurs internes et externes (et leurs stratégies) méritent une forte attention. Dans ce livre, les auteurs ont délaissé certains d’entre eux et les jeux d’acteurs. Ils mettent « seulement » en valeur les autorités et les personnels.

Il n’est pas possible de réduire les directeurs des établissements de santé à de simple intermédiaire/transmetteur des règles de management imposées par la tutelle nationale (et récompensés par leur intégration dans la haute fonction publique, cf. page 33). Ils ont une capacité d’actions, de créations, d’innovations organisationnelles et d’ajustements aux besoins de santé de la population du territoire.

Nous pouvons aussi regretter que les auteurs ne différencient pas les hôpitaux. Il ne s'agit pas d'un un groupe homogène. Nous avons l’impression qu’il est inutile d’étudier cette hétérogénéité en termes de positionnement sur le territoire, de management et de résultats. Comme le souligne G. De Daran, professeur de finance à l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique : « comment expliquer que, soumis au même système de financement avec les mêmes tarifs des actes hospitaliers, quatre établissements sur dix résistent à la pression financière tellement décrite et restent équilibrés ou même excédentaires et que la moitié du déficit cumulé est peu ou prou imputable à une quarantaine d’établissements ? »[5].

D’autres acteurs sont bien absents de l’étude des sociologues comme la tutelle régionale, les ARS[6]. Les ARS sont devenus un acteur majeur de l’environnement institutionnel des établissements publics et privé de santé. Elles doivent mettre en place les orientations nationales, mais elles doivent aussi développer une approche régionale. Elles s’intègrent donc dans une territorialisation des politiques de santé. L’Agence « définit les territoires de santé pertinents pour les activités de santé publique, de soins et d’équipements des établissements de santé, de prise en charge et d’accompagnement médico-social ainsi que pour l’accès aux soins de premier recours »[7].

Le Plan Régional de Santé (PRS), construction collective sur le territoire pour cinq années, est un axe fort avec, suite à la dernière réforme, son COS (conseil d’orientation stratégique), son SRS (schéma régional de santé) et son PRAPS (programme régional relatif à l’accès à la prévention et aux soins des personnes les plus démunies). Le PRS constitue l’outil opérationnel, c’est-à-dire la mise en oeuvre avec l’évaluation des besoins de santé et de l’offre de soins et la détermination des orientations de la région.

Au-delà de la transmission financières de nombreuses dotations des autorités centrales (charges des étudiants, dotations des urgences...), les ARS bénéficient de moyens d’actions propres via leur fonds d’intervention régional (3 milliards en 2017) pour des financements de nouveaux projets, de parcours de soins, de promotion de la santé et de la prévention, de créations de cellules pour accompagner les initiatives des établissements dans le cadre d’appels à projets ou des partenariats ciblés.

La mise en place des Agences Régionales de Santé constitue une nouvelle forme d’intervention de l’État en santé. Cette nouvelle étatisation marque le passage de la logique du plan à celle de l’incitation en dépassant les oppositions historiques qui ont animé le secteur santé (l’État contre la Sécurité sociale, la régulation locale contre la régulation centrale et l’hôpital contre la médecine libérale). Le tournant incitatif de l’organisation du système de santé s’appuie sur une structure organisationnelle originale (l’agence) et un outil de coordination (le contrat) qui est inédite par sa réussite, ampleur et spécificité. Cependant, le couple ARS-contrat n’échappe aux paradoxes d’une administration sous New Public Management : réformer sous contrainte budgétaire et négocier contractuellement sous tutelle. Les ARS subissent elles-mêmes la logique incitative qu’elles mettent en oeuvre.

Le nouveau management public appliqué à l’hôpital public français est certes critiquable, mais il a apporté de la rigueur et une marge de manoeuvre aux directeurs/managers afin de remplir les missions

Le nouveau management public importé dans le système hospitalier, donc dans la gestion des établissements de santé, est effectivement un choix d’optimisation des moyens et surtout un choix d’imposer des outils et des structures qui font obliger les hôpitaux à se restructurer. Le « noeud gordien » est surement la tarification à l’activité (T2A)[8]. Elle a été décidée dans le plan Hôpital 2007 (annoncé en septembre 2003) est mise en place progressivement à partir de 2004. Le financement des EPS devient en grande partie (entre 50 et 60 %) le résultat de ses actes médicaux pour le secteur MCO (médecine, chirurgie et obstétrique). L’autre partie provient de dotations pour la psychiatrie et les soins de suite et réadaptation, les médicaments onéreux et les dispositifs médicaux implantables, les urgences et les prélèvements d’organes et enfin les missions d’intérêt général. Pour cette partie, certains critères d’activité et de seuils vont ensuite apparaitre.

La T2A traduit un choix politique important. Les décideurs en espèrent de nombreux effets sur le système hospitalier. Cette réforme s’inspire du courant du « New Paradigm for public management ». Depuis de nombreuses années, les États s’interrogent sur leurs décisions et leurs actions, ainsi que sur l’utilisation des fonds publics. Au-delà de l’approche en termes de contrainte budgétaire, c’est-à-dire la nécessaire maîtrise des budgets, ils mènent une réflexion sur l’optimisation des ressources disponibles. En France, la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances) déploie des indicateurs pour prendre en compte à la fois l’efficacité et l’efficience, c’est-à-dire la capacité pour l’administration à atteindre ses objectifs par rapport à sa mission, mais aussi l’examen du couple moyens utilisés / résultats obtenus.

Nous sommes dans le cas d’un changement global qui domine l’ensemble de l’organisation. Il n’a pas été conçu par celle-ci. Le directeur de l’hôpital se retrouve dans une situation où il doit appliquer un changement imposé à des acteurs qu’il ne domine pas complètement et qui ont des pouvoirs de nuisance substantiels. Ces pouvoirs s’étendent d’ailleurs par des canaux parallèles (groupes de pression, syndicats, etc.) aux pouvoirs externes (parlement et gouvernement). Il ne peut vraiment agir qu’en suscitant la coopération, en utilisant la capacité à récompenser à la marge les acteurs qui coopèrent. Cela inclut la création de postes, l’amélioration du cadre de travail, etc. Ces actions sont cependant très délicates et impliquent un management constamment déséquilibré, sur le « fil du rasoir ». Malheureusement cette dimension managériale est absente de l’étude des trois sociologues.

Certes ce dispositif de financement est accompagné d’une modernisation des outils financiers (budgétaires et comptables), afin de mettre l’accent sur le lien entre les ressources financières et l’activité de production de soins. En conséquence, il peut apparaitre comme responsable de la crise de l’hôpital (cf. les développements des auteurs). D’autant plus qu’au niveau national, les pouvoirs publics ont conservé une capacité de régulation. Cela est basé sur le principe d’une enveloppe financière nationale fermée et qui ne peut augmenter (encadrement du taux de croissance) qu’à la suite d’un vote au Parlement. Cette enveloppe est appelée l’ONDAM (Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie). Elle est décomposée en enveloppes spécifiques correspondant à des sous-objectifs de dépenses dont celui de la composante hospitalière[9].

Le directeur de l’hôpital, devenu un manager dans les EPS des années 2000, doit gérer le changement et le faire partager afin d’adapter au mieux son organisation. La loi de juillet 2009 (confirmé par celle de 2016) a fait du directeur « un vrai patron à l’hôpital ». Certes le directeur, qui doit appliquer le changement, n’est pas à l’abri de certains pièges des réformes en cours. Le piège de la prise en tenaille entre les missions de service public et les différentes contraintes qu’il doit gérer. La gestion nationale de l’ONDAM, c’est-à-dire la régulation prix /volume, peut réduire les recettes de son organisation et lui imposer un déficit sur lequel il devra rendre des comptes à la tutelle.

Mais il existe une marge de manoeuvre pour les directeurs afin de développer des actions de santé, faire preuve de management créatif (il peut être assimilé à un « entrepreneur institutionnel »). Dans ce domaine, notre étude (en cours[10]) met en évidence des innovations managériales à partir des espaces favorables identifiés. Notre analyse revient à considérer ces innovations comme un produit et un stimulant du changement stratégique. Il faut les replacer dans une analyse en termes de changement institutionnel. Une coévolution du changement et de l’innovation managériale serait d’ailleurs un bon sujet d’article futur.

Comme le signale un rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sanitaires et Sociales, « La comptabilité analytique hospitalière devient, en effet, un instrument, mais aussi un levier, majeur dans la construction des nouvelles modalités de pilotage, de gouvernance et d’allocations des moyens »[11]. Les nouveaux moyens permettent de développer des services, des activités médicales, pouvoir acquérir des matériels performants...

Par exemple, la stratégie de la délégation de gestion est la mise en oeuvre d’une démarche de décentralisation. Le pôle médical (hospitalo-universitaire en CHU) dispose pour sa gestion de moyens financiers, de moyens physiques et de ressources humaines médicales et non médicales. Cette délégation permet de développer une responsabilisation des opérateurs principaux, en particulier le chef de pôle (médecins) et les différents responsables médicaux (chefs de service) et non médicaux (cadres de santé).

Le dialogue de gestion entre les directions des EPS (Etablissements publics de santé) et les chefs de pôle et leur équipe est devenu un facteur essentiel de la performance de l’organisation. Celle-ci est au service des missions, mais aussi des personnels. L’art du management des directeurs des EPS se traduit véritablement à ce niveau. Les ajustements opérationnels, très souvent créés par les directions fonctionnelles, doivent être partagés avec les différents responsables de l’organisation, et surtout les chefs de pôle et les chefs de service.

Le management du directeur s’est aussi saisir les opportunités pour son organisation. Par exemple, la loi de financement de la Sécurité sociale de 2018 permet l’expérimentation de modes de rémunération au parcours de soins après accord des financeurs (Assurance maladie et ministère de la santé). Les personnels peuvent se saisir de ces opportunités. Dans le domaine de la recherche médicale, la collaboration entre les médecins chercheurs et les équipes de direction doivent permettre de répondre à des appels d’offres structurants (Labex (laboratoires d’excellence) ou Equipex (équipements d’excellence) ou grandes infrastructures de recherche[12]). Les dossiers retenus ne peuvent que valoriser l’organisation et les personnels[13].

La mission recherche et innovation des CHU : un axe fort à consolider

La France est un pays où de très nombreuses innovations médicales, souvent en première activité mondiale, sont réalisées, où les publications scientifiques médicales sont très importantes, où les essais cliniques réalisés sont importants (même si un certain recul est à signaler), où ils existent des grands organismes scientifiques très bien positionnés et très connus dans le monde (Institut Pasteur, Institut Gustave Roussy, Institut Curie...), où de belles start-ups proposent des actions médicales de pointe comme dans les thérapies génétiques contre le cancer ou bien des médicaments capables de lutter contre le plus grand fléau du XXIe siècle (selon l’OMS) : la résistance aux antibiotiques, où des centres d’excellences médicales se construisent par l’action des pouvoirs publics[14].

Dans le cadre des établissements pilotes de la santé en France, trois missions structurent leur organisation : soins, enseignement et recherche. Celles-ci sont bien sûr liées et elles doivent se réaliser en synergie. Par exemple, la recherche médicale se diffuse dans l’enseignement et les soins. Les CHU sont des acteurs économiques en participant à la création de richesse comme producteurs de soins, mais aussi « dans la production de connaissances nouvelles et de transmission de connaissance, donc d’entretien du capital humain par la formation; les connaissances nouvelles participent au processus d’innovation, lui-même facteur de croissance économique »[15].

Cette dimension est très absente dans l’analyse de nos sociologues. Pourtant les CHU ont une place dans la recherche médicale stratégique et le lien avec leur université de référence (convention) les intègrent dans la « grande course des universités »[16] et la construction des sites hospitalo-universitaires[17]. Le développement d’universités ou de sites de recherche à rayonnement mondial est la cible. Les CHU doivent y être intégrés.

Dans le cadre de la recherche médicale, les CHU ont une politique de recherche centrée sur la recherche clinique (recherche appliquée) et la recherche translationnelle[18]. Ils ont réalisé, dans le cadre du continuum recherche appliquée/soins, 127 premières mondiales depuis 1958, ils font 78 % des essais cliniques (140 000 patients chaque année à travers 2 500 études), et ils ont répertorié 170 000 publications depuis 2007. Une dimension moins connue, en forte croissance, se situe dans le domaine des innovations avec des créations de start-up et la valorisation via des brevets et les licences (très souvent en lien avec les laboratoires de l’université, partenaire institutionnel). Les CHU sont au sommet de la pyramide des hôpitaux et les auteurs les ont oubliés... quand l’analyse porte « trop » sur le système lui-même, les analystes oublient des groupes d’acteurs ou de distinguer les stratégies des acteurs manageurs et leurs résultats.