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Nombreux sont les auteurs qui évoquent une « crise du travail ». Le questionnement de Friedmann, initié en 1956, sur l’avenir du travail humain retrouve une actualité. Le travail et son avenir sont en effet à nouveau en débat dans les sciences sociales (Lallement, 2007; Méda, 2010; Bigi et al., 2015). Les sujets sont multiples et concernent aussi bien son volume, que ses qualités ou encore son rôle dans la formation des identités. Pour tenter d’y répondre, les rapports, en France et à l’international, les publications académiques en sciences humaines et sociales et les ouvrages de consultants se succèdent à un rythme croissant, témoignant du fait que le travail, ses bienfaits ou ses pathologies deviennent un fait de société (Bliese et al., 2017)

Ces réflexions pénètrent à l’évidence les entreprises qui se confrontent à la fois aux enjeux des mutations du travail, impactés notamment par la globalisation des marchés et des chaines de valeur et par l’accélération des évolutions technologiques et organisationnelles, et au défi de la qualité de vie au travail. Toutefois, de nombreuses voix doutent de la capacité, sinon de la volonté, des équipes managériales de s’emparer de ces sujets. Le travail réel – c’est-à-dire l’activité déployée effectivement par le salarié pour répondre au travail prescrit – resterait en effet tenu à distance des lieux de décision et réduit à quelques indicateurs chiffrés sans signification concrète et opérationnelle (Gomez, 2013; Dujarier, 2010).

Cet article cherche à éclairer la façon dont les équipes dirigeantes se saisissent du travail et en identifient les enjeux. Pour cela, nous avons mené 33 entretiens auprès de dirigeants d’entreprises industrielles (Directeurs généraux, directeurs d’usine, DRH, Directeurs de centres de R&D…). Ce matériau confirme la mise à distance du travail et en précise les mécanismes. Dans un contexte de globalisation des activités industrielles, les dirigeants semblent reconnaitre l’existence d’enjeux liés à la qualité du travail, notamment lorsqu’il s’agit d’attirer ou de fidéliser la main-d’oeuvre. Mais le travail réel est tout d’abord ramené à une question de compétences ce qui reporte la charge de la connaissance du travail à l’échelle de l’individu ou de son manager de proximité. La dimension collective du travail est appréhendée comme une question de pilotage de l’activité et de contrôle des résultats sans grande considération pour l’expérience subjective des salariés. Enfin, le travail et sa reconnaissance relèvent surtout de la négociation, notamment salariale, directement avec le salarié ou par l’intermédiaire des syndicats. Ces constats confirment un certain abandon de la question du travail par les équipes dirigeantes qui s’en remettraient, selon un principe de subsidiarité, aux échelons locaux pour identifier des solutions, au risque de bricolages douloureux.

Management et travail : des rapports de plus en plus distants ?

Le travail entre activité de production, construction identitaire et lien social

Le travail est un objet d’analyse particulièrement interdisciplinaire (Fouquet, 2013). Il renvoie tout d’abord dans son sens courant à l’activité de production et à la création de valeur. Cette première approche met au centre l’activité individuelle ou collective vue comme une source de satisfaction d’intérêts économiques. Mais le travail est également le lieu de la construction identitaire des individus, qui par l’épreuve de la production se produisent en retour (Bothma et al., 2015). Par la reconnaissance du travail accompli, le travail joue un rôle fondateur pour les individus, au côté d’autres instances comme la famille (Garner, Méda et Sénik, 2006). Enfin, dès lors qu’il est organisé à l’échelle collective ou que la production est amenée à être échangée, le travail est le lieu de la construction du lien social par la mise en relation et en réseau qu’il permet. Ainsi défini, le travail est l’objet d’évaluations objective, subjective et collective (Gomez, 2013). Il convoque toutes les sciences sociales et se pose en objet éminemment politique (Gagnon, 1996; Laville, 2008).

Facteur principal de la production organisée et lieu de la reconnaissance monétaire et symbolique des individus, le travail concerne à l’évidence les organisations et pourrait faire l’objet de préoccupations internes aux sciences du management en général, et à la gestion des ressources humaines en particulier. Toutefois, de nombreux auteurs alertent sur un éloignement du management – en tant que champ de pratiques, mais aussi en tant que champ académique – de l’analyse du travail.

L’emploi plutôt que le travail

Sur le plan académique, la segmentation des disciplines a plutôt laissé l’objet travail à la sociologie, la psychologie et à l’ergonomie, ce qui nous conduira à faire particulièrement état de leurs travaux. Les sciences de gestion se sont probablement davantage attachées à l’emploi. Cette notion est certes proche, mais elle focalise l’attention non pas sur l’activité mais sur le statut donné au travailleur. Le concept d’emploi renvoie aux termes de l’échange : rémunération, productivité, protection sociale et juridique (Salais et Thévenot, 1986). Il constitue une première abstraction et un éloignement du travail réel par les catégorisations qu’il opère. Comme l’illustre Piotet (2007), « L’emploi enveloppe le travail, lui sert de housse (...) il faut ouvrir l’enveloppe, sortir la housse, pour accéder au travail ». « Gérer le travail » supposerait en préalable une connaissance, donnée par l’analyse du travail qui ouvrirait l’enveloppe. Ce n’est finalement que très récemment, et sous l’impulsion de la médiatisation de la montée des risques psycho-sociaux, que les chercheurs en sciences du management ont commencé à réfléchir à des démarches rationalisées de gestion des risques liés au travail lui-même (Bardelli et allouche, 2012; Abord de Chatillon et al., 2012; Detchessahar, 2011).

Sur le plan de la pratique et de la connaissance que les dirigeants pourraient avoir de l’activité de production réelle dans les organisations, un processus de mise à distance semble également s’être opéré. Jusque dans les années 1970, le management est resté au plus près du terrain. La confusion des rôles entre la « fonction personnel » naissante et l’ingénierie de production, consacrée par les « bureaux des méthodes » situés dans les usines, participe de cette proximité (Fombonne, 2001). Si la « fonction personnel » témoigne de la force persistante de l’organisation scientifique du travail dans des organisations encore très industrielles au moins entretient-elle une attention pour le geste productif. De même la montée en puissance des psychologues dans la structuration de la fonction « relations humaines » maintient un niveau de préoccupation élevée pour le travail et pour les « problèmes humains » (Albou, 1984). On peut considérer que les différentes dimensions du travail évoquées plus haut (production, construction subjective, lien social) font encore, jusqu’au début des années 1980, l’objet de considérations gestionnaires.

Toutefois, avec l’avènement de la gestion des ressources humaines, la gestion semble s’éloigner du travail. Le vocable « GRH » peut probablement être considéré comme un euphémisme destiné à soutenir la distanciation du management d’avec le travail (Beaujolin-Bellet, Louart et Parlier, 2008). Cet éloignement passe par deux glissements. Louart (1991) dans son historique de la GRH souligne, sans s’y attarder, le premier glissement « de la régulation du travail, aux enjeux stratégiques ». Cédant aux injonctions formulées par Ulrich (1998), les DRH auraient pris de la hauteur pour s’intéresser à l’emploi, et moins au travail. Parallèlement, les années 1980 marquent un tournant et un second glissement progressif vers l’individu. Les premiers manuels de « Gestion des Ressources Humaines » (Peretti, 1981; Bélanger et al., 1983; Galambaud, 1983; Cadin, Guérin et Pigeyre, 1997) témoignent d’une évolution de la fonction vers une attention portée plus aux « hommes » et à la négociation des conditions de leur participation à l’organisation qu’à la production elle-même. Cela se caractérise par une descente vers l’individu et ses aspirations notamment dans la littérature managériale nord américaine (Gomez-Mejia et al, 2007; Dessler et al., 2005). Dans le courant des années 1990, le basculement d’une « logique de poste » à une « logique de compétences » (Zarifian, 1988) a certes représenté une opportunité pour un retour à l’analyse du travail. C’est ce que l’introduction du concept de compétence en GRH pouvait laisser augurer (Foucher, 2016). Mais, le plus souvent, en pratique, la gestion des compétences fait référence au travail prescrit (les compétences requises) plutôt qu’au travail réel (les compétences effectivement mobilisées). Par ailleurs, un glissement s’est opéré conduisant, notamment, selon l’expression de Zarifian (2009) de la recherche de « productivité du travail » à une « productivité de l’emploi », souvent synonyme, pour cet auteur, de réduction des effectifs salariés. Dans des activités où les impératifs catégoriques prolifèrent (processus formalisés, normes qualité, etc.), il est tentant de confondre le travail avec ce qu’il est censé être.

Depuis les années 2000, les discours des DRH font de plus en plus référence au modèle individualisant que décrivent Pichault et Nizet (2013) (personnalisation du lien salarial, centré sur la notion de compétences, parcours spécifique à chaque collaborateur considéré comme la principale ressource de l’entreprise) et qui s’incarne dans la « gestion des talents » dont le niveau d’analyse est la personne (Chambers et al., 1998).

Le travail réduit à des indicateurs

De nombreux auteurs s’inquiètent de cet éloignement progressif du travail. Ils y voient le résultat combiné de l’éloignement du terrain des centres de décision propre à la financiarisation des stratégies d’entreprise et de la progression de l’outillage gestionnaire qui résume le travail à la seule quantification de sa valeur économique. De Gaulejac (2005) parle ainsi de « quantophrénie » pour dénoncer la tendance, qu’il juge maladive, à rapporter toute activité humaine à des indicateurs chiffrés. Dejours (2003), voit dans les ambitions portées par les démarches généralisées de management par la qualité une occasion d’escamoter toute forme de débat sur le travail réel, nécessairement constitué d’imprévus et d’improvisation. Plus récemment encore, Gomez (2013) ou Dujarier (2010) alertent sur les démarches de pilotage qui par souci de simplification cognitive ou, pire, par souci d’entretenir le déni sur la réalité du travail humain, ne permettent pas d’intégrer le travail dans le champ des préoccupations managériales.

Une crise du travail qui s’impose aux organisations

Ce constat d’éloignement est d’autant plus problématique que la question du travail se réinvite dans la sphère managériale autour de la thématique des risques psychosociaux et de la souffrance au travail. Vézina et al. (2011) évaluent à 25 % la part des travailleurs québécois exposés à la fois à des contraintes physiques et à des contraintes psychosociales. Les enquêtes nationales françaises (Beque et Mauroux, 2017) concluent à une dégradation tendancielle des conditions de travail. Pour toutes les catégories socio-professionnelles et dans l’ensemble des secteurs d’activité, le nombre des contraintes pesant sur le rythme de travail a augmenté engendrant une intensification du travail et de la pression temporelle. Les marges de manoeuvre et l’autonomie ont également régressé (Becque et Mauroux, 2017). Tous ces éléments combinés permettent d’expliquer la montée des comportements hostiles et des pathologies associées au travail toxique : stress, épuisement professionnel…

Le problème s’amplifie en France depuis des décennies. Toutefois, les premières dénonciations émanant de psychiatres (Dejours, 1998; Hirigoyen, 1999) sont longtemps restées confidentielles. Il aura fallu la médiatisation de situations dramatiques dans quelques entreprises fortement exposées à la fin des années 2000 (Pezé, 2010; Allard-Poesi et Hollet-Audebert, 2014) pour que la question de la qualité du travail devienne un élément central du débat public et un enjeu politique.

Les progrès sont maigres et tardent à venir. Même si les dernières enquêtes européennes (Eurofound, 2016) ou canadiennes (Fan et Smith, 2018) mettent en évidence une stabilisation voire une amélioration des conditions de travail, entre un quart et un tiers des salariés enquêtés se disent encore insatisfaits.

Les effets de la mauvaise qualité du travail sont délétères. Coutrot (2018) souligne par exemple que la géographie des conditions de travail dégradées épouse celle des comportements électoraux abstentionnistes ou extrémistes. De même, certains prospectivistes estiment que le travail va perdre de sa centralité dans la société sous l’effet de l’automatisation et du chômage de masse persistant, en France notamment (Attali, 2007; Méda, 2010). D’autres soulignent le fait que le travail reste le lieu où peut se réaliser l’injonction moderne à la réalisation de soi, mais que lorsque cette dernière est contrariée, le désengagement peut monter (Lallement, 2007; Crawford, 2009; Méda et Vendramin, 2013). Parallèlement, le travail, de plus en plus orienté vers l’innovation et le service est de plus en plus intellectuel et relationnel et donc exigeant sur le plan de l’engagement subjectif (Boisard, 2009). Les nouvelles formes d’organisation caractérisées par des organigrammes aplatis pour rechercher la responsabilisation des salariés et le fonctionnement de collectifs plus souples, plus « agiles » et plus coopératifs posent avec insistance la question des solidarités et des relations sociales dans les organisations. Si dans leurs principes, ces mutations semblent en rupture avec les dérives tayloriennes, leurs conséquences sur le travail restent encore largement imprévisibles, entre libération et émancipation (Getz, 2009) ou nouvelles formes d’exploitation (Linhart, 2015).

Mal appréhendées, ces mutations sont constitutives d’une crise du travail qui s’impose aux organisations et dont les contours semblent désormais avoir été bien cernés par la littérature. Ainsi Dejours (1998) montre comment l’intensification du travail et le manque de reconnaissance se traduisent en souffrance psychique et engendrent de la violence. De Terssac et al. (2008) quant à eux insistent sur les effets de la perte de repère liée à la précarité et au travail de moins en moins répétitif qui rendent nécessaire un travail d’organisation aussi permanent qu’invisible et qui se traduit par une mobilisation excessive des individus amenés à se « défoncer » ou se « défausser » pour pallier les insuffisances de l’organisation. Si tous les auteurs ne sont pas catastrophistes, tous insistent sur la nécessaire prise en compte du travail réel pour prévenir les risques psychosociaux (Clot, 2015) répondre au sentiment de déception et au désengagement qui semblent caractériser le rapport des salariés à leur travail (Méda et Vendramin, 2013). Dans ce deuxième cas, l’enjeu a minima est celui de l’attraction, de la rétention et de la mobilisation de la main-d’oeuvre en jouant sur le levier de la qualité de vie au travail qui passe par un travail de qualité (ANACT, 2010). Le travail semble ainsi resurgir parmi d’autres sujets « refoulés » par la gestion des ressources humaines (Dietrich et Pigeyre, 2014).

Confronter les représentations managériales du travail aux constats établis par la littérature

La présente recherche vise à mieux comprendre la façon dont les dirigeants résolvent la tension créée par la cohabitation des deux phénomènes précédemment évoqués : d’une part l’invisibilisation du travail dans les réflexions et pratiques gestionnaires et d’autre part la montée des préoccupations liées à la qualité de vie au travail et à la soutenabilité psychique et physique des modes de management contemporains. Au-delà des discours, la question se pose de savoir si les dirigeants réinvestissent ce champ essentiel de la vie des entreprises et, dans l’affirmative, comment ils s’en saisissent.

Dans une perspective plutôt compréhensive, visant à faire émerger les représentations sociales d’une communauté de dirigeants au sujet du travail, cet article se décline en une série de sous questionnements : le travail pénètre-il le champ des préoccupations des dirigeants ou est-il pour eux une abstraction lointaine ? Quels sont les problèmes qu’ils y associent ? Quelles réponses envisagent-ils d’y apporter ? Ce faisant, cette recherche se donne pour objectif de questionner la thèse formulée par Gomez (2013) ou Dujarier (2010) d’un travail rendu invisible aux yeux d’un management désincarné. Notre article voudrait apporter sa contribution au débat, confrontant les représentations des dirigeants aux analyses des experts et participant ainsi au dialogue entre pratique de la gestion et recherche sur la gestion, mais aussi au dialogue entre les sciences de gestion et les autres disciplines des sciences humaines.

Méthodologie

Collecte des données

Afin de faire émerger cette représentation sociale du travail, nous avons mené 33 entretiens semi-directifs auprès de dirigeants d’entreprises et de managers de haut niveau dans des entreprises industrielles (Directeurs généraux, responsables de centres de R&D, directeurs de sites de production et Directeurs des Ressources Humaines). Ces entretiens se sont déroulés dans le cadre d’une étude sur les transformations du travail commandée par l’Union des Industries et Métiers de la Métallurgie (UIMM), une fédération patronale regroupant, dans le domaine de la métallurgie, les principales entreprises françaises.

L’analyse a volontairement été restreinte au secteur de l’industrie afin de conserver une homogénéité dans les caractéristiques du travail. Nous nous sommes concentrés sur des entreprises de taille suffisamment importante pour ne garder que des dirigeants possiblement éloignés du travail. De fait l’échantillon contient essentiellement des responsables de très grandes entreprises, mais quelques Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI) ont également été incluses dans le spectre de l’enquête.

Le choix d’interviewer les seuls dirigeants appelle une justification. Ce choix est fondé sur les enseignements de la théorie des représentations sociales. Moscovici (1961) a formulé ce concept pour désigner des univers d’opinions, d’informations et de croyances qui, sont une forme de connaissance socialement élaborée, et partagée par les membres d’un groupe social. Elles orientent les comportements, car elles ont aussi une « visée pratique concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet,1989, p. 36). Or, s’agissant des dirigeants ceux-ci ont, plus que d’autres, la capacité à transformer le monde du travail dans un sens conforme à leurs représentations, d’où le focus mis sur cette population.

Les entretiens ont été introduits de façon à placer le répondant en situation d’identifier des problèmes et des enjeux liés au travail dans son entreprise et au-delà et de préciser ce qui devait être entrepris pour y faire face. Après présentation de l’équipe de recherche, le thème de la discussion était introduit par la consigne suivante « pourriez-vous nous dire quels sont les enjeux liés au travail que vous entrevoyez pour les 15 prochaines années et ce que votre entreprise fait pour s’y préparer ? ». Au-delà de cette consigne introductive, les chercheurs se sont limités à des relances et des reformulations sans induire de thématiques particulières. La dimension prospective introduite dans le questionnement n’avait pas pour but de construire une représentation de l’avenir, mais de conduire le répondant à monter en généralité en se coupant de sa compréhension quotidienne des enjeux liés au travail. Les interlocuteurs se sont révélés prolixes sur un tel sujet général, les entretiens ont duré entre une et deux heures. Ils ont été systématiquement enregistrés et intégralement retranscrits.

Le tableau 1 reprend la liste des entretiens.

TABLEAU 1

Entretiens réalisés

Entretiens réalisés

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Stratégie d’exploitation du matériau qualitatif

Le matériau ainsi collecté a fait l’objet d’une première analyse statistique (Méthode Alceste) suivie d’une analyse de contenu plus traditionnelle.

La méthode Alceste (Analyse des Lexèmes Co-occurrents dans les Enoncés Simples d’un Texte) développée par Reinert (1993) permet de repérer statistiquement les mots d’un corpus qui sont rapprochés par les locuteurs. Cette méthode ne se substitue pas à une analyse de contenu classique dans la mesure où elle ne permet pas de faire émerger le sens des discours énoncés. Pour cela une activité d’interprétation par le chercheur reste nécessaire. Elle constitue toutefois un préalable intéressant. L’absence d’intelligence du logiciel permet tout d’abord de repérer les grandes thématiques développées par les locuteurs sans qu’interviennent les préconceptions du chercheur. La méthode permet ainsi de porter une « attention flottante » au matériau réduisant le risque de circularité inhérent à tout recherche qualitative (Dumez, 2016). La mesure statistique permet en outre de détecter les répétitions et redondances interprétées comme des points sur lesquels les locuteurs insistent. Dans le cadre de corpus issus d’entretiens, cette insistance n’est évidemment pas étrangère aux relances faites par les chercheurs. Il n’en reste pas moins que la répétition des cooccurrences procure un bon indicateur de l’importance prise par une thématique dans la discussion.

Enfin, la méthode s’attache à faire ressortir des « mondes lexicaux », c’est-à-dire des espaces de référence au sein desquels les locuteurs peuvent émettre leurs « points de vue ». Dans le cas où les locuteurs sont nombreux, les mondes lexicaux peuvent être entendus comme des « lieux communs » socialement construits qui s’imposent aux locuteurs bien plus qu’ils ne les choisissent (Reinert, 1993). L’identification de ces mondes lexicaux permet ainsi de faire émerger les représentations sociales qui fédèrent ou au contraire divisent une communauté et qui s’expriment dans le même monde lexical, c’est-à-dire dans les mêmes termes : « Il ne s’agit donc pas, à travers l’analyse statistique, de chercher des synthèses à partir des faits élémentaires, mais plutôt de donner un cadre sémiotique acceptable à une communauté, pour débattre des objets dont elles ont l’expérience par ailleurs » (Reinert, 2007, p. 28). La méthode permet toutefois de s’approcher de cette synthèse en orientant le chercheur vers les catégories de discours récurrentes au sein du corpus. Le logiciel identifie en outre les segments de textes qui, d’un point de vue statistique, sont les plus représentatifs d’un monde lexical et qu’on peut considérer comme des abrégés de ce dernier.

La méthode de statistique lexicale permet enfin de rechercher des associations statistiques entre monde lexicaux et toute variable introduite par le chercheur pour caractériser les textes inclus dans le corpus. Lorsque le corpus est composé, comme c’est le cas ici, d’entretiens, la méthode permet d’attribuer tel ou tel monde lexical à telle ou telle catégorie de locuteur. Il s’agit in fine de préciser « qui dit quoi ». A des fins exploratoires, tous les entretiens ont été codés de façon à préciser s’ils correspondent ou non d’une part à des responsables de la fonction Ressources Humaines et d’autre part à des dirigeants d’entreprises de taille intermédiaire. L’hypothèse sous-jacente à ce codage est qu’il est possible (mais pas certain, nous le verrons) que les membres de la fonction RH et les dirigeants des entreprises de taille intermédiaire entretiennent une proximité fonctionnelle ou géographique plus grande avec le travail et ses problématiques.

La méthode Alceste nous a paru particulièrement indiquée dans le cadre de cette recherche. Il s’agit en effet ici plus d’explorer ce qui entre dans le champ des préoccupations des dirigeants interrogés que de décrire, comprendre et interpréter les activités gestionnaires qui sont les leurs. En somme, l’objet de ce travail de recherche consiste à prendre la mesure de l’intensité de la réflexion des dirigeants sur le travail et d’identifier ce qui, dans le travail est susceptible de poser des problèmes qui appelleraient des régulations gestionnaires spécifiques.

Pour autant, l’analyse ne s’est pas limitée à cette phase statistique. Les entretiens ont été relus et leurs significations débattues par les chercheurs impliqués dans la collecte afin de faire émerger les dimensions du travail qui semblaient faire l’objet d’initiatives gestionnaires et celles qui semblaient au contraire être délaissées par les différents acteurs interrogés. Les premières analyses ont fait l’objet de restitutions et de discussions auprès des représentants de l’UIMM et de syndicats de salariés.

Résultats

Le corpus initial, composé de 33 entretiens contient, après nettoyage, 230 970 occurrences. Le logiciel de statistiques lexicales (Iramuteq) propose une partition en 6494 segments de textes qui peuvent être classés à 99.48 %, ce qui indique une forte homogénéité du corpus.

La classification descendante hiérarchique propose trois partitions successives du corpus pour aboutir à 4 classes soit 4 mondes lexicaux.

Chacune de ces classes regroupe environ un quart des segments de textes classés (respectivement 26.86 %, 23.25 %, 23.76 % et 26.13 %). La méthode statistique cherche avant tout à constituer à chaque partition des groupes de mots, mais la taille des classes n’entre pas en ligne de compte dans son analyse. En l’occurrence, elles sont de taille comparable, ce qui témoigne du fait que les différentes thématiques constituent des champs de préoccupations d’intensité équivalente dans les discours managériaux collectés. D’autres hypothèses peuvent toutefois être émises. Une première tiendrait à la composition de l’échantillon, composé pour moitié de DRH et pour l’autre moitié de cadres dirigeants extérieurs à la fonction RH. Toutefois, comme on le verra, les discours des différentes catégories de dirigeants ne sont pas systématiquement opposés. Une autre hypothèse tiendrait au rôle joué par les chercheurs lors de la réalisation des entretiens qui, par leurs relances, aurait pu orienter la discussion et équilibrer les thèmes abordés. La grille d’entretien n’était toutefois pas suffisamment structurée pour systématiser artificiellement cet équilibrage. Ce biais serait alors parfaitement inconscient et partagé par l’ensemble des chercheurs impliqués dans la démarche de collecte. Quelle qu’en soit l’origine, la construction de ces quatre classes de taille similaire offre une synthèse claire des propos tenus puisqu’à la fois la quasi-totalité du matériau se trouve classée et le contenu des classes est, nous semble-t-il facilement interprétable.

La figure 1 résume cette classification. Dans chaque case nous avons fait figurer la liste des mots les plus significativement associés à la classe ainsi qu’un segment de texte typique de cette classe qu’il est possible de considérer comme un verbatim illustratif des propos tenus au sein de ce monde lexical. Il est à souligner que ces mots et ces verbatim sont sélectionnés par le logiciel en fonction de la force de leur association statistique à leur classe d’appartenance. Nous avons, pour chacune des partitions, proposé une étiquette faisant référence au vocabulaire inclus dans la classe. Nous rendons compte de ces partitions successives en suivant l’ordre des partitions opérées par l’algorithme de classification, en complétant l’analyse par le choix d’autres verbatim issus de l’analyse de contenu plus classique menées sur ce même matériau. Les mots en italiques sont les mots identifiés par le logiciel comme étant particulièrement représentatifs du monde lexical.

Classe 1 : L’entreprise dans son environnement économique mondialisé

Le premier monde lexical représente un peu plus du quart du corpus global (26.86 %). Il est statistiquement associé aux dirigeants qui ne font pas partie de la fonction RH. Cette classe de mots renvoie clairement au registre de la spécialisation internationale des économies. Il y est question de différents pays (France, Europe, Chine, Amérique) et d’implantations d’activités (entité, filiale, usine, centrale nucléaire). Les dirigeants pointent tout d’abord la mondialisation et l’éclatement des chaines de valeurs :

Moi, je regarde à l’échelle d’une usine; on a comme sous-traitants des grands groupes industriels, des petites PME qui peuvent être en Inde au Brésil ou en Chine ou encore plus loin.

Directeur du développement durable, électroménager

Ce mouvement a pour conséquence, pour l’industrie, en France, une focalisation sur des activités à forte valeur ajoutée pour compenser les coûts salariaux élevés (coûts, cher) qui pénalisent les activités de pure production. Cela relève pour les managers d’une évidence :

Et en général si vous l’expliquez bien, tout le monde le comprend bien parce qu’on sait en lisant les journaux et en regardant la télévision, que c’est une course qui ne s’arrête jamais. C’est à dire qu’il y a toujours un pays à plus bas coût que vous.

Directeur général, Equipements industriels

Les positionnements stratégiques sont alors tirés par l’innovation, la qualité et la proximité avec les clients. Les compétences collectives doivent faire l’objet d’ajustements :

Si on ne relance pas, si on ne ré-innove pas, si on n’investit pas massivement sur la recherche et le développement pour faire de nouveaux produits, développer de nouvelles activités, donc faire en sorte que l’Europe et les États-Unis redonnent cet élan d’innovation.

Directeur de la production, Textile

Le contexte ainsi posé débouche sur des analyses plus spécifiquement consacrées au travail et à son organisation qui font l’objet des trois autres classes de mots.

Classe 2 : Recrutement, mobilités et formation professionnelle : l’impératif d’individualisation de la GRH

Le deuxième thème représente un peu moins d’un quart du corpus global (23.25 %). Cette classe de mots qui est relativement plus présente dans les discours de DRH et des dirigeants des grandes entreprises renvoie à l’univers du recrutement, de la mobilité et de la formation professionnelle (recruter, formation, trouver, bouger, former, évoluer, apprentissage, attirer). Ces discours précisent les profils de compétences dont leurs entreprises ont besoin (expertise, expérience, compétences) et les mettent en regard avec les classifications professionnelles usuelles (cadres, techniciens, ouvrier, ingénieur). Les préoccupations internes à ce monde lexical sont également fortement structurées par la perception d’un renouveau des générations qui met la gestion des ressources humaines au défi de l’individualisation (jeune, ancien, génération, équilibre) :

Les jeunes générations, ils n’ont pas connu l’ancien temps donc ils ne comprennent pas le système administré et centralisé.

DRH, Composants électroniques

FIGURE 1

Résultats de la classification descendante hiérarchique

Résultats de la classification descendante hiérarchique

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Synthétiquement, les résultats expriment des représentations partiellement différenciées selon la taille de l’entreprise et le rôle du dirigeant interviewé (voir tableau 2).

L’idée générale qui se dégage de ce sous-corpus est que la gestion des ressources humaines doit s’adapter aux contraintes du marché du travail. La main d’oeuvre qualifiée semble rare et les défis industriels imposent une montée en compétence générale. Les entreprises doivent donc désormais repenser les carrières et les évolutions professionnelles, sortir des logiques statutaires traditionnelles et individualiser la relation d’emploi pour attirer les profils en pénurie.

Là, de plus en plus, ceux qui arrivent, les jeunes générations qui arrivent, quand tu leur dis : « on verra dans dix ans pour ta carrière « , c’est bon, ils ont compris, ils s’en vont. Donc eux, poussent pour évoluer plus rapidement, pour avoir un job plus complexe, plus transversal, et puis nous, on veut des gens plus affutés, qui se posent des questions sur l’environnement au travail, qui soient plus intelligents en termes de situation.

DRH, Ingénierie

Les préoccupations relevant de ce monde lexical renvoient à la difficulté qu’ont les entreprises à satisfaire les attentes d’une main d’oeuvre mieux formée et plus exigeante.

Il faut que l’on enrichisse ce contenu pour que ces jeunes qui ont beaucoup réfléchi pendant leurs deux ou trois ans après le bac trouvent un épanouissement intellectuel dans la nature des problèmes qu’ils auront à régler et qu’ils n’aient pas que le sentiment d’être des exécutants.

DRH, Constructeur automobile

Cet ensemble de discours met bien en évidence l’expertise des DRH en matière de recrutement et l’attention portée aux individus dans une logique d’attraction et de fidélisation des talents : il faut répondre aux attentes. La question du contenu du travail et de la satisfaction des salariés est ainsi posée comme un enjeu RH majeur. Cela peut conduire à des initiatives visant à reconfigurer les postes de travail, mais l’objectif est bien de les rendre plus attractifs et la contrainte en toile de fond est celle des évolutions des attentes des jeunes générations, plus que la remise en cause des excès de pratiques antérieures d’organisation industrielle.

TABLEAU 2

Synthèse des résultats

Synthèse des résultats

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Classe 3 : Une nouvelle organisation du travail

La troisième classe fait émerger un monde lexical plus spécifiquement attribué aux dirigeants qui ne font pas partie de la fonction RH et aux dirigeants des entreprises de taille intermédiaire. Il représente 23.76 % du corpus total. Le vocabulaire employé marque tout d’abord la mise en place de changement récents ou imminents et une rupture par rapport à une période passée (mettre en place, à un moment donné, maintenant). Le lexique utilisé fait référence à l’univers de la production (outil, atelier, machine, ligne, pièce). L’ensemble est marqué par les rythmes de la production industrielle, l’idée de rapidité et donc de productivité (heure, jour, cycle, temps). C’est donc dans les organisations de taille plus réduite que les contraintes du travail de production sont les mieux prises en compte par les dirigeants, qui de fait sont amenés à jouer un rôle de supervision plus assumé. La flexibilité et l’adaptabilité sont également signalées par la présence de mots tels que lean, souplesse, flux ou efficience.

On est en train de travailler beaucoup l’autonomie de l’opérateur surtout avec le management visuel des encours. C’est-à-dire quand un opérateur responsable d’une ou deux ou trois machines doit savoir la tâche qu’il a à faire ou le plan de charge de la journée, il n’attend pas une consigne de la maîtrise qui lui donne son plan de charge puisqu’il a au pied de la première machine, visuellement, l’encours qui l’attend. Il connaît sa capacité de flux de la journée donc il en déduit ce qui en sortira et du coup il peut organiser son temps entre ces deux, trois machines. Il peut gérer les risques de goulot. Il peut, avec la poly-compétence qu’on développe, faire l’appoint sur un poste goulot le jour J, aller dépanner un camarade qui est plus loin dans la ligne pour faire éclater ce goulot-là, etc.

Directeur de la Stratégie, Aéronautique

On voit bien apparaitre derrière ces discours le constat de prescriptions nouvelles touchant le travail : le management encourage l’autonomie, l’opérateur doit savoir ce qu’il a à faire… Ces nouvelles formes d’organisation, que l’on peut relier à l’exigence générale de positionnement sur des activités à haute valeur ajoutée, passe également par une redéfinition du fonctionnement des équipes et une révision du rôle des superviseurs et des modalités de partage de l’information (opérateur, chef, demander, expliquer, réunion de service, contrôle, mail). Ces évolutions résultent de contraintes liées à l’organisation de la production, mais sont mises en lien avec des aspirations nouvelles des salariés :

On a un changement de comportements au niveau de la hiérarchie. C’est à dire que cette génération d’aujourd’hui est très autonome, a besoin de travailler par objectifs mais ne supporte pas forcément qu’on soit systématiquement à la suivre au quotidien.

Directeur de la production, Textile industriel

Et surtout si vous mettez en place des choses. Si vous écoutez sans rien faire, au bout d’un moment, il n’y a rien à écouter. Les gens disent « bon ça va, il nous pose des questions, ça sert à rien ».

DGA, Equipements industriels

L’univers de la production et de l’activité de travail est un thème ainsi repris par les dirigeants interrogés. Ils expriment bien la prescription de nouvelles façons de travailler imposées autant par les nouvelles contraintes de la production que par les attentes des nouvelles générations.

Classe 4 : le travail, un thème de négociation

La dernière classe représente le dernier quart du corpus (26,13 %). Elle est marquée par la domination du mot travail mis en lien avec l’idée d’un renouveau (avenir, changement). Il ne s’agit pas ici de décrire le travail, mais plutôt d’insister sur le fait que ce dernier pose question et nécessite qu’on y réfléchisse de façon collective (penser, question, sujet). Cette thématique est davantage portée par les DRH que par les autres dirigeants. La taille de l’entreprise semble ne pas influer significativement la tenue de ce type de discours.

Et donc pour ce qui est de l’entreprise, ça va poser des questions de sens, d’organisation du travail, de contenu du travail, plus aiguës que par le passé. Plus complexes. Voilà. […] je vois aussi de la complexité, avec des salariés, ou des contributeurs, mais est-ce qu’on pourra toujours parler de salariés, ça, je ne sais pas, qui vont être de plus en plus dans des mondes parallèles, parfois imbriqués, parfois interdépendants, plus qu’aujourd’hui, et plus complexes à vivre et à gérer.

DRH, Energie

Un des enjeux sous-jacents à ce monde lexical est la construction de formes de régulation qui équilibrent les aspirations individuelles et le maintien de collectifs de travail (individuel, collectif, solidarité, contrat). Cette réflexion passe de façon évidente par le dialogue social avec les syndicats mais aussi par la mise en place de nouvelles formes de lien social avec la hiérarchie (Confiance, information, communication).

Donc je pense qu’il faut effectivement avoir une qualité de dialogue social qui soit bonne et qui soit entretenue, être le plus transparent possible. Ça peut nous jouer des tours, c’est, ce que l’on essaie de pratiquer, au mieux, je ne sais pas si on le fait super bien, mais on essaie d’être le plus transparents.

DRH, Sidérurgie

On travaille de chez soi aussi, quel que soit le niveau et du coup on a introduit Facebook mais ça ce n’est pas si vieux, ça doit dater d’il y a six, sept ans où on l’a rendu libre en disant « on est en train de mettre du contrôle, ça sert à rien » arrêtons de penser d’abord que les gens ne travaillent pas, ça c’est le fameux contrat de confiance, ce sera essentiel demain parce que la relation au travail sera une relation où on ne sera pas en permanence là.

DRH, Matériaux de construction

Un thème tout particulier de ce dialogue social semble tourner autour de la question de la reconnaissance des performances. Les salariés devant être sans cesse plus impliqués dans la production (cf. supra), la thématique de la rémunération émerge comme une préoccupation RH centrale (objectifs, performance, reconnaissance, intéressement, augmentation). L’idée générale qui se dégage de ce monde lexical est bien que la complexité des nouvelles formes de travail génère des tensions pour lesquelles les DRH ont peu de solutions au-delà de la rémunération. On voit aussi que si des solutions doivent être apportées, elles émergeront de la négociation avec des partenaires informés des contraintes (les travailleurs, les syndicalistes) et non d’une réflexion managériale isolée.

Après, le collectif doit avoir une rétribution aussi sur la réalisation des deliveries […] C’est pour cela que les systèmes d’intéressement ou de participation qui sont liés au résultat me semblent assez appropriés à embarquer tout le monde dans un projet collectif.

DRH, Equipementier automobile

La santé au travail et les risques psychosociaux : un non-sujet pour les dirigeants ?

Un dernier résultat intéressant mérite d’être souligné : aucun des mondes lexicaux identifiés ne fait directement référence à une crise du travail qui se manifesterait par la montée de tensions, alors même que la recherche avait pour ambition de voir comment les dirigeants se saisissaient de cette question. Il est probable qu’une analyse de contenu classique nous aurait amenés à porter une attention particulière à ce thème. Le recours à la statistique lexicale permet de donner à cette thématique l’importance mineure qui lui revient dans les discours collectés. Ce résultat inattendu nous a conduit à rechercher de façon plus classique les occurrences de la thématique de la souffrance au travail. Force est de constater que le matériau offre peu de pistes de ce côté.

A titre d’illustration le mot « souffrance » est utilisé à 6 reprises par 4 dirigeants sur les 33 rencontrés. Dans la moitié des cas, l’enjeu du discours est de minimiser ou déplacer la critique. Ainsi, le premier locuteur fait de la souffrance comme du plaisir au travail une affaire individuelle qui reste difficile à traiter dans le cadre collectif du dialogue social :

On traite le collectif alors qu’on parle de souffrance au travail qui est quand même très individuelle. Le plaisir est très individuel.

Directeur de la stratégie, électronique

Le deuxième aborde le thème de la souffrance sous l’angle d’une inclination franco-française à se plaindre et à tout critiquer

Alors là-dessus, une espèce d’ambiance un peu franchouillarde. Là je pense qu’on est sur une spécificité franco-française où le travail est perçu comme une souffrance […] Donc arrêtez de nous bassiner, on fait tout pour éviter les accidents. Donc arrêtez de dire que tout est souffrance, tout est nul, etc.

DRH, Matériaux de construction

Un problème réel lié à la souffrance n’est évoqué qu’à deux reprises. La première fois pour poser les bases d’une réflexion prospective qui inclut la possibilité d’une dégradation des conditions de travail liée aux nouvelles formes d’organisation.

Parce qu’on s’est quand même un peu renseigné sur le sujet avant : c’est un travail de plus en plus dématérialisé, de plus en plus flexible, etc. qui pouvait amener plutôt soit à de l’épanouissement, de l’enrichissement soit on a aussi tous les ingrédients pour la souffrance au travail.

DRH, Matériaux de construction

La seconde fois, le dirigeant interrogé reconnait bien l’existence d’un problème, longtemps occulté, lié aux conditions de travail, mais estime que les choses évoluent positivement, notamment parce que la souffrance n’est plus tolérée.

Il ne faut pas oublier non plus que déjà aujourd’hui et j’espère que dans 15 ans, ce sera plus le cas mais il y a des souffrances qu’on connait depuis deux ou trois ans, un peu plus mais des souffrances récentes dans les organisations qui étaient beaucoup moins manifestes ou sur lesquelles on communiquait beaucoup moins il y a une quinzaine d’années. Je pense que dans 10 ans ou 15 ans, plus rien de tout cela ne passera.

Directeur Production, Equipements industriels

De la même manière, le thème du stress (6 occurrences) ou des risques psychosociaux (7 occurrences) est loin de constituer le coeur des discours collectés. D’une manière générale, les problèmes liés à la qualité de vie au travail sont plutôt mis au regard de problématiques de mobilisation des salariés, notamment lorsque leur activité nécessite un engagement subjectif (travail intellectuel, travail collaboratif). Le thème de la concurrence entre employeurs sur le marché du travail lorsque les « talents » sont en position de force est également récurrent.

La méthode d’entretien ayant fait le choix de ne pas induire de thèmes particuliers, il n’est pas possible de dire si l’absence de cette thématique est le résultat d’une occultation consciente ou inconsciente du sujet par les dirigeants interrogés ou la manifestation d’une certaine pudeur à évoquer des thématiques douloureuses ou embarrassantes. Toutefois, on peut retenir que ce thème n’apparait jamais significativement dans aucun des 33 entretiens ne serait-ce que pour évoquer des généralités sur le travail dans l’industrie.

Discussion : le travail tenu à distance

Les 33 entretiens menés auprès de managers et de DRH issus d’entreprises industrielles, exploités par une méthode associant analyse de contenu et statistiques lexicales permettent de dresser le constat selon lequel la globalisation renouvelle les exigences pesant sur le travail. Pour autant, ces exigences ne semblent pas faire l’objet de modalités d’action particulières.

Le travail autonome et collaboratif masque la persistance du travail de stricte exécution

En effet, la main d’oeuvre recherchée est de plus en plus qualifiée et polyvalente pour des organisations de plus en plus flexibles. Il s’agit de permettre un positionnement sur des activités à forte valeur ajoutée (séries courtes, lancement de produits nouveaux, innovation…). Les dirigeants se révèlent assez précis sur les modes opératoires qu’il convient de prescrire et de soutenir. Le travail qu’ils dessinent à l’avenir sera, selon leurs perceptions, plus autonome et plus relationnel et fera davantage appel à la capacité d’initiative des opérateurs.

La question qui appelle la vigilance du management en général et de la gestion des ressources humaines en particulier, est celle de la production ou de l’attraction de ces compétences rares. La réflexion est nourrie sur le fonctionnement du marché du travail. Notamment, les dirigeants relèvent que le système éducatif français s’est détourné de la production de compétences industrielles. Les filières de formation se sont progressivement taries. Par ailleurs, le constat est fait que ces métiers souffrent d’une image dégradée dans l’opinion publique.

La question de la soutenabilité des formes de travail actuelles n’est pas vraiment au centre de leur discours. Il y a peut-être là le résultat d’un biais introduit par la grille d’entretien qui visait à collecter des représentations prospectives. Il n’est pas fondamentalement étonnant que les dirigeants interrogés ne s’inscrivent pas spontanément dans la perspective dessinée par les tenants d’une analyse critique des organisations et du travail. Pour autant, comme cela a été montré, très peu sont préoccupés des risques associés à la permanence d’un travail industriel taylorisé comme des risques liés à l’émergence de nouvelles formes d’organisation dont on peut deviner certains effets délétères (Linhart, 2015). Le travail réel et ses difficultés sont donc tenus à distance. Ce processus d’évitement emprunte un schéma discursif qui mérite d’être mis en avant comme une des contributions de cette recherche. Ce schéma contient deux déplacements imbriqués.

Déplacement n° 1 : ne pas évoquer le travail qu’on souhaiterait voir disparaitre

Les dirigeants parlent du « nouveau » travail quitte à délaisser l’« ancien ». Ce déplacement nous semble traduire une forme d’euphémisation, procédé rhétorique consistant à atténuer l’expression de faits considérés comme déplaisants dans le but d’adoucir la réalité. Selon eux, « l’ancien travail » est amené à disparaitre progressivement. Il y a là nous semble-t-il un premier angle mort de la réflexion sur le travail et un déplacement de l’attention du travail qui pose problème vers le travail satisfaisant. Les discours considèrent comme acquis le fait que le travail de pure exécution, sans grande valeur ajoutée est voué à disparaitre, ce qui permet de concentrer l’attention sur le travail de conception (ingénieurs), d’encadrement (cadres) ou sur le travail d’exécution qui nécessite des qualifications poussées (la soudure en est l’archétype). Les ouvriers spécialisés, les manutentionnaires ou les employés des services administratifs ne font pas partie du système de représentation des dirigeants. Pourtant, comme on l’a vu précédemment, le travail posté, répétitif, cadencé par la machine s’est singulièrement développé au cours des dernières années. Coutrot (2018) classe d’ailleurs les ouvriers de la métallurgie parmi les catégories socioprofessionnelles qui ont les conditions de travail les plus difficiles.

Partant du principe que ces métiers disparaissent, les dirigeants en viennent à imaginer des solutions qui portent plus sur la transition de l’ancien modèle vers le nouveau que sur les problématiques propres à l’un ou l’autre de ces modèles. Le phénomène qui appellerait des initiatives gestionnaires est celui de l’accompagnement des individus dans la transition. C’est la raison pour laquelle les discours insistent sur la négociation, sur la formation, sur le rôle du management et très peu sur les problématiques propres au travail, à son contenu, à sa conception et à son organisation.

Déplacement n° 2 : Le travail abandonné à lui-même

Cette transition vers le nouveau travail est présentée comme souhaitable à deux titres. D’une part, du point de vue des entreprises le basculement vers les nouveaux formats d’organisation est présenté comme inéluctable. D’autre part les dirigeants attribuent aux « jeunes générations » le rejet des relations hiérarchiques et des modes d’organisation tayloriens et une forte aspiration à se réaliser par un travail enrichi, élargi et mené en autonomie tel que théorisé par Hackman et Oldham (1976). Il y a ainsi un déplacement des responsabilités des niveaux auxquels le travail est décidé vers les niveaux auxquels il est expérimenté.

Cette appétence prêtée aux « jeunes » permet en effet de renvoyer la question de la régulation du travail au plus bas niveau et aux individus eux-mêmes. La compétence combinée à l’autonomie et à la responsabilisation forme les contours des « talents » recherchés. D’une certaine manière, le travailleur talentueux est, aux yeux des dirigeants, celui qui précisément sait faire face aux ambigüités des situations de travail et qui dispose de suffisamment de ressources pour déjouer les situations toxiques. Il en est de même des managers qui doivent apprendre à lâcher prise sur leurs équipes. Pour cette catégorie professionnelle également, on en appelle à des compétences managériales rares. Pourtant on sait que le travail managérial lui aussi présente des risques qui pourraient mériter quelques modalités de gestion, d’autant qu’il a subi ces dernières années, particulièrement au niveau de l’encadrement intermédiaire, d’importantes transformations (Thomas et Linstead, 2002; Bolduc et Baril-Gingras, 2010).

On le voit, le travail et les questions qu’il soulève semblent appréhendés en fonction d’un principe de subsidiarité qui en appelle à la prise d’initiative locale, voire individuelle. Ce faisant, le travail des salariés sur le terrain est potentiellement rendu invisible aux strates supérieures de l’encadrement qui n’ont pas à en faire l’expérience concrète.

Conclusion : Un terrain à (ré)investir pour le management

Ces résultats témoignent d’un éloignement des dirigeants de la sphère du travail qui s’exprime aussi bien sur un mode géographique, avec l’éloignement des sièges sociaux des sites de production, que sur un mode organisationnel (développement de la sous-traitance, de l’intérim, du télétravail, etc.) ou sur un mode cognitif, avec une moindre attention portée au terrain au profit des données supposées en rendre compte : les indicateurs clés de performance. Cet éloignement est toutefois moins marqué dans les entreprises de taille intermédiaire que dans les grandes organisations.

Lorsque la création de valeur et la rationalité organisationnelle sont censées guider l’action, pourquoi ne pas croire qu’elles le font et qu’on peut déduire la réalité du travail de la connaissance conjuguée des objectifs économiques et des principes gestionnaires de base ? Avec l’éloignement des centres de décision de leurs bases opérationnelles, la mise à distance du travail s’auto-alimente et s’auto-amplifie. Cet éloignement est la source de tensions que les dirigeants tentent de réduire par différents mécanismes.

Premièrement, ils se centrent sur le travail d’innovation, la collaboration entre professionnels de haut niveau… laissant dans l’angle mort le « travail d’exécution » considéré sans grande valeur ajoutée. On parle beaucoup des cadres, des ingénieurs ou des ouvriers très qualifiés, rares sur le marché du travail. Toutefois, si notre article tend plutôt à montrer que les dirigeants se tiennent à distance du travail, il peut également permettre de discuter l’hypothèse d’une reconquête de l’autonomie par les centres opérationnels. Plusieurs travaux permettent en effet de soutenir cette thèse. La première explication peut se poser en termes d’analyse des jeux de pouvoir. La sociologie des organisations (Crozier et Friedberg, 1977) a tout d’abord relevé le fait que les acteurs locaux pouvaient avoir intérêt à chercher à s’autonomiser à l’égard de toute forme de contrôle provenant d’un centre stratégique potentiellement intrusif et animé par des velléités de domination. Dans cette perspective dessinée par Reynaud (1989), on comprend que les acteurs locaux pourraient chercher à renforcer des formes autonomes de régulation sociale. Dans la même veine, l’analyse des jeux de pouvoir conduit à supposer que toute forme de connaissance sur le travail réel détenue par la hiérarchie renforcerait la position de cette dernière vis-à-vis des opérateurs et du management local.

Deuxièmement, corollaire du point précédent, le travail qui pose problème, spécialement le travail industriel d’exécution a disparu du scope des dirigeants de grandes structures, sinon de l’entreprise. Il s’est éloigné du siège de l’entreprise, puisqu’il est désormais externalisé, voire délocalisé. Et, si ce n’est pas encore le cas il est perçu par nos interlocuteurs comme devant l’être à un horizon rapproché du fait de l’automatisation.

Troisièmement, la distance à l’égard du travail puise sa justification dans une demande d’autonomie qui serait formulée par les nouvelles générations. La crise du travail serait en outre l’expression de la difficulté des plus anciens ou/et plus fragiles à s’adapter au nouveau contexte productif. Cette représentation procède d’un processus de naturalisation. Selon Beauvois (1994), ce processus, fondé sur une norme sociale d’internalité - chacun est libre et cause de ce qui lui arrive –, serait une puissante forme de régulation qui évite de questionner les choix d’une organisation et réduire les problèmes de travail à des dysfonctionnements individuels (individus peu performants, peu engagés, stressés, etc.).

Enfin, toujours selon les dirigeants interviewés, le travail et les problèmes qui en découlent seraient une question pour les managers de terrain, que l’on dit justement de proximité – sans doute pour souligner la distance des autres. Le développement de soft-skills via des formations adaptées devrait, pense-t-on, leur permettre de s’affronter aux problèmes soulevés.

La prise en compte du travail par les dirigeants ne va donc pas de soi. Il apparaît toutefois nécessaire, comme le suggère Suarez-Thomas (2015) de sortir du « paradigme du management des risques psychosociaux » pour s’affronter à la réalité des situations de travail et prévenir les troubles de santé dont leur méconnaissance peut être l’origine. C’est sans doute un enjeu de santé psychique, mais aussi de performance économique (Sarnin, Caroly, Douillet, 2011). L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS, 2017) a évalué que la dépression et l’anxiété ont un impact économique important, estimant à 1000 milliards de dollars (US $) par an le coût de la perte de productivité qu’elles entraînent pour l’économie mondiale. A l’inverse, la qualité de vie au travail, facteur d’attractivité et d’engagement des salariés, a des effets bénéfiques sur la performance économique et peut constituer un levier de compétitivité (Bourdu et al., 2016).