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Introduction

Le droit est dans une large mesure l’expression d’une culture enchâssée dans une histoire, des institutions et une langue[1]. Par exemple, c’est par la langue, la culture d’origine française et la tradition juridique civiliste que les tenants d’une réforme constitutionnelle ont cherché à définir la différence québécoise dans la loi fondamentale[2]. De même, la Constitution des Nisga’a, rédigée dans la foulée d’un accord historique avec l’État[3], fait reposer sur le trio langue-culture-droit l’existence même de la nation nisga’a, qu’elle définit comme «the collectivity of those aboriginal people who share the language, culture, and laws of the Nisga’a»[4].

Il existe un lien étroit entre la valorisation des cultures juridiques des peuples autochtones et celle de leurs langues. La culture juridique d’une collectivité renvoie à l’ensemble des valeurs, des représentations, des discours, des techniques et des institutions relatives au droit, appréhendé du point de vue multiple de sa nature, de ses sources, de sa fonction et de sa mise en oeuvre. La culture juridique peut être celle d’opérateurs spécialisés du droit, mais elle peut aussi recevoir l’acception plus large de conscience juridique populaire qui détermine la place du droit et du système juridique dans une société donnée[5]. Lorsque la langue d’une culture juridique disparaît, «c’est cette culture juridique qui est menacée de disparaître parce qu’elle est privée de son seul moyen naturel d’expression et, surtout, de communication : sa langue d’origine, sa langue du coeur et de l’esprit»[6]. Créatrice de symboles, de mythes et de concepts, la langue forge le droit[7] et exprime l’altérité dans le droit[8]. Dans le cas où elle exprime la domination, la langue fausse ou déracine le droit de l’autre, tel qu’en atteste, par exemple, la rédaction des «coutumes indigènes» d’Afrique et d’Asie dans l’idiome du colonisateur européen[9].

À partir du constat d’une corrélation entre la diversité des cultures juridiques et la diversité linguistique, cette étude de trois accords d’autonomie gouvernementale conclus au Canada au cours de la dernière décennie vise à vérifier dans quelle mesure ces accords peuvent être considérés comme des instruments de valorisation des cultures juridiques et des langues autochtones[10]. La première partie, la plus substantielle, analyse la place accordée aux cultures juridiques autochtones dans les accords, alors que la seconde partie traite de la reconnaissance des langues autochtones comme véhicules de cultures juridiques distinctives.

I. L’ébauche d’une relative diversité juridique intra-étatique par la mobilisation des cultures juridiques autochtones

Un regard pluraliste sur la réalité du droit admet l’existence et l’effectivité normative de cultures juridiques autochtones en marge de l’ordre étatique. Le pluralisme juridique est à la fois un champ d’étude et un courant théorique qui repose fondamentalement sur la remise en cause du monopole de l’État dans la production du droit[11]. Le pluralisme «postule l’existence simultanée de plusieurs systèmes juridiques, notamment non-étatiques, en relation d’opposition, de coopération ou d’ignorance réciproque»[12]. Au sens strict, il n’y a un véritable pluralisme normatif que lorsque plusieurs ordres juridiques se manifestent simultanément, dans un même espace, pour une même situation et à l’égard des mêmes personnes[13]. Le terme plus général de «plurijuridisme» pourrait également rendre compte de l’existence de plusieurs ordres juridiques, coordonnés ou non, qui s’appliquent simultanément dans un espace donné, mais sans nécessairement viser les mêmes situations et les mêmes personnes[14]. L’analyse plurielle du droit ou des droits, en plus de mettre en évidence les manifestations non étatiques de la juridicité, étudie les problèmes d’internormativité qui en résultent, c’est-à-dire «[l’e]nsemble des phénomènes constitués par les rapports qui se nouent et se dénouent entre deux catégories, ordres ou systèmes de normes»[15].

Conformément à cette grille analytique et méthodologique, cet article fait ressortir dans quelle mesure les accords d’autonomie gouvernementale institutionnalisent, au sein de la sphère étatique, la reconnaissance des cultures juridiques autochtones à travers la reconnaissance des droits autochtones extra-étatiques. L’expression «droit autochtone extra-étatique» renvoie à des règles de droit dont le foyer autochtone de production se trouve entièrement ou substantiellement à l’extérieur des instances de l’État. Par ailleurs, les communautés autochtones peuvent produire, au sein d’organes étatiques, un droit de type «légiféré» dans l’exercice de pouvoirs de réglementation administrative délégués par l’État. C’est le cas, par exemple, des conseils de bande prévus par la Loi sur les Indiens, par lesquels ceux-ci peuvent, sous le contrôle des autorités gouvernementales, édicter des règlements administratifs applicables sur les terres communautaires appelées réserves[16]. Le droit ainsi produit s’arrime alors directement à l’appareil législatif et judiciaire de l’État et ne constitue pas à proprement parler un droit autochtone extra-étatique.

Par ailleurs, le droit autochtone extra-étatique n’est pas nécessairement traditionnel, puisqu’il n’est pas toujours issu d’un lignage précolonial[17]. Cet univers normatif sui generis embrasse simultanément des règles ancrées dans une tradition juridique chtonienne sans cesse revisitée[18] et d’autres qui procèdent de pratiques contemporaines. Ces dernières sont souvent consignées dans des codes rédigés par des juristes formés dans les grandes facultés universitaires et inspirés par ce que les contemporains appellent une lecture actuelle de l’identité juridique autochtone[19]. Ces manifestations du droit autochtone ont en commun d’émerger substantiellement en marge du droit étatique, même si ce dernier les reçoit ultimement, tout en les filtrant ou en les déformant à des degrés variables.

A. Une ouverture prudente aux droits autochtones extra-étatiques

Le droit canadien, après une longue période de refoulement colonial des droits autochtones, s’ouvre avec une évidente circonspection aux cultures juridiques autochtones. Au début de la colonisation européenne du Canada, l’État n’a pu, ni sans doute voulu, imposer le droit occidental aux sociétés indigènes, dont le soutien militaire et commercial était un enjeu déterminant dans la rivalité des couronnes française et anglaise en Amérique du Nord. Cependant, sitôt la domination de la Grande-Bretagne acquise et le mouvement de peuplement exogène massivement enclenché, le colonisateur a continuellement étendu son droit, qu’il considérait supérieur, aux populations autochtones vivant sur les territoires annexés à la couronne. Contrairement aux pratiques observées ailleurs dans l’empire colonial britannique, le colonisateur n’a pas systématiquement reconnu un véritable statut personnel autochtone de droit coutumier relevant de la compétence de tribunaux autochtones ou tribaux encadrés par le droit étatique[20]. Toutefois, malgré la façade moniste du droit officiel, la coutume a continué de régir la vie d’un grand nombre d’autochtones, notamment dans la sphère familiale, tout en s’adaptant au changement[21].

Jusqu’à récemment, exception faite de quelques dispositions législatives éparses incorporant la «coutume» à des fins très spécifiques et limitées[22], l’une des rares manifestations claires d’une réception étatique explicite des droits autochtones «coutumiers» se trouvait dans quelques décisions des tribunaux des Territoires du Nord-Ouest traitant du mariage et de l’adoption[23]. Le fort peuplement autochtone et l’isolement géographique de la zone nordique et arctique du pays, de nature à entraver l’accès aux institutions de droit étatique, expliquent probablement la teneur de ces décisions[24]. Elles n’ont pas d’emblée fait jurisprudence sur l’ensemble du territoire méridional canadien, où se trouve concentrée la population de peuplement exogène. Aujourd’hui, une seule province, la Colombie-Britannique, et deux territoires fédéraux se sont dotés d’une loi donnant effet à l’adoption coutumière autochtone en droit étatique[25].

La réception tardive et partielle d’un ordre juridique autochtone d’origine extra-étatique dans le droit postcolonial, applicable à un faisceau de matières intéressant les communautés autochtones, pourrait toutefois s’accélérer à la faveur de la reconnaissance des droits ancestraux ou issus de traités dans la Loi constitutionnelle de 1982[26]. En effet, la doctrine des droits ancestraux appliquée par la Cour suprême accorde aux droits autochtones extra-étatiques une place, bien que limitée[27], néanmoins réelle. Cette question a toutefois été fouillée dans d’autres articles[28] et il convient de s’attarder ici plus particulièrement aux accords d’autonomie gouvernementale conclus au cours des dernières années. Ces ententes ont permis de réfléchir à la question de la reconnaissance par l’État des droits autochtones extra-étatiques. Au moment de définir les sources du droit autochtone contemporain, le rôle de la coutume a été un enjeu symbolique et pratique de grande importance.

Les accords n’investissent pas tous le référent coutumier de la même charge normative. Ainsi, l’Accord nisga’a mentionne expressément que la coutume nisga’a n’est pas une source formelle de droit[29]. Seule la loi votée par le législateur nisga’a et la législation déléguée qui en découle ont vocation à exprimer le droit nisga’a dans le cadre de l’accord. En revanche, ce dernier confère un rôle de conseil dans le processus législatif à des institutions traditionnelles[30], notamment pour l’interprétation des Ayuuk, lois traditionnelles nisga’a[31]. Ces lois devraient d’autant plus inspirer le législateur que la Constitution des Nisga’a les engage à respecter «the authority of our Ayuuk,and the wisdom of our elders»[32]. Par ailleurs, rien dans l’accord ne s’oppose à ce que la loi nisga’a incorpore la coutume nisga’a par renvoi, dès lors que les dispositions de l’accord sont respectées.

L’Accord tlicho[33] reconnaît quant à lui un rôle aux coutumes du peuple tlicho en certaines matières bien précises. Outre l’adoption de droit coutumier, qui est expressément validée aux fins de la détermination du statut des personnes tlicho[34] et la prise en compte des coutumes dans les affaires relatives à la garde d’enfants[35], la loi tlicho peut prévoir des sanctions compatibles avec «la culture et les coutumes de la Première nation tlicho»[36]. Ces mêmes coutumes doivent être prises en considération dans la poursuite des infractions aux lois tlicho et dans l’application de ces lois par les tribunaux étatiques[37]. Il appert que des principes associés au droit traditionnel peuvent non seulement servir de référence pour élaborer le contenu de certaines lois, mais aussi faire office de droit supplétif dans leur application. Par ailleurs, la culture juridique tlicho peut de manière générale guider la vie constitutionnelle de la Première Nation, puisque la tradition orale porteuse de cette culture sert à l’interprétation de la Constitution tlicho[38].

Cependant, l’affirmation la plus résolue de la vitalité du droit coutumier dans l’ordre juridique autochtone se trouve dans l’Accord inuit[39], qui permet aux Inuits du Labrador de prévoir dans leur constitution «la reconnaissance du droit coutumier des Inuit et l’application du droit coutumier des Inuit aux Inuit concernant toute matière qui relève de la compétence et de l’autorité du Gouvernement Nunatsiavut»[40]. Le constituant inuit s’est prévalu de ce pouvoir pour énoncer que le droit coutumier des Inuits[41] forme le droit commun fondamental des Inuits du Labrador dans les domaines qui relèvent de la compétence du gouvernement du Nunatsiavut[42]. En conséquence, le droit coutumier s’applique aux Inuits en l’absence de loi inuit régissant une situation donnée. Il coexiste avec la loi inuit qui ne lui est pas contraire et prévaut sur la norme législative en cas de conflit, à moins que le législateur inuit n’ait expressément écarté la coutume[43]. Le législateur inuit peut en outre rédiger la coutume dans la langue inuit et lui donner force de loi[44]. Toutefois, en l’absence d’une telle «codification», la coutume s’impose aux autorités administratives et aux juges dès que la preuve de son existence et de son contenu est apportée en tant que question de fait[45]. Il s’agit là de l’un des exemples les plus remarquables d’une volonté de réhabilitation d’une normativité singulièrement autochtone, même si le droit inuit se trouve malgré tout astreint au respect de diverses normes et principes directeurs prévus par l’accord[46].

En somme, bien qu’elles n’accordent pas toutes une place de choix à la coutume vivante, les nouvelles constitutions autochtones en font, à des degrés variables, une source matérielle ou formelle de droit. À la faveur de cette mobilisation d’un droit autochtone d’origine extra-étatique, nous serons certainement témoins de mesures expérimentales de rénovation du droit traditionnel et d’hybridation des droits indigène et occidental. Cette entreprise de construction d’un droit à la fois nouveau et ancré dans la tradition revient au premier chef à la communauté, dont les pratiques et les aspirations contemporaines fournissent la matière normative de base.

S’il survient un conflit sur le sens ou la portée de ce droit coutumier ou inspiré de la coutume et que les voies informelles ne le résolvent pas, il est possible de saisir un organe étatique de règlement des différends. Celui-ci doit être apte à trancher ce différend d’une manière attentive aux cultures juridiques autochtones afin de garantir une démarche respectueuse de la diversité juridique. Il existe, autrement dit, une corrélation fonctionnelle entre le respect des identités juridiques et l’organisation judiciaire. Or, cette corrélation n’est pas clairement mise en oeuvre par les nouveaux accords.

B. Une timide atténuation du centralisme judiciaire étatique

Étienne Le Roy définit ainsi le pluralisme judiciaire : «Le pluralisme judiciaire repose sur l’affirmation qu’à la pluralité des “mondes”, c’est-à-dire des appartenances collectives avec leurs identités propres, correspondent non seulement des normes spécifiques mais aussi, au moins potentiellement, des modes propres de règlement des différends»[47]. Le droit colonial britannique tel qu’appliqué au Canada, différent sur ce point de sa pratique observée en Afrique, n’a jamais formellement reconnu de «justice indigène», c’est-à-dire l’existence et l’autorité d’instances coutumières ou tribales spéciales pour lesquelles les autochtones sont les justiciables exclusifs ou principaux. Sous réserve de quelques dispositions législatives[48] et de certains modes de détermination de la peine réservant un traitement singulier aux autochtones confrontés à la justice de l’État[49], les personnes autochtones évoluent au sein du même système de justice que l’ensemble de la population canadienne et québécoise. Les juridictions étatiques ordinaires sont compétentes à l’égard des autochtones pour l’application de toute loi ou règle de droit issue de l’ordre étatique ou reconnue par celui-ci.

Comme le démontre la jurisprudence relative à l’adoption chez les autochtones, un conflit entre des particuliers mettant en cause une norme coutumière autochtone doit ultimement être porté devant le juge étatique, dans la mesure où les justiciables autochtones veulent se prévaloir d’une décision ayant valeur exécutoire au regard de la loi[50].

L’intervention des juridictions étatiques ou sous tutelle étatique n’est pas sans soulever le problème, emblématique des colonisations juridiques, de la «falsification» du droit autochtone d’origine extra-étatique. Celui-ci subit parfois une captation institutionnelle ou un alignement sur la norme étatique causé par des magistrats peu versés dans les traditions juridiques autochtones et peu sensibles à la diversité juridique. Aux yeux de certains observateurs de l’expérience africaine, le supposé «droit coutumier» résultant de ce processus ne serait plus qu’un «artefact colonial et postcolonial»[51]. Pour rendre compte des altérations propres à la judiciarisation étatique du contentieux coutumier, A.N. Allott propose l’expression «judicial customary law» désignant «the law recognised by the superior courts, and which might differ substantially from the customary law actually followed by the people whose law it was, and who in theory in a customary-law system can alone give legal recognition to a customary rule»[52]. Régis Lafargue traite pour sa part de la «coutume judiciaire» et évoque le rôle des juridictions étatiques dans l’application du droit coutumier en Nouvelle-Calédonie, qu’il définit comme «un droit jurisprudentiel inspiré des normes traditionnelles» ou encore «une “reconstruction” jurisprudentielle du droit traditionnel»[53].

Certes, le monisme judiciaire canadien semble appelé à connaître une timide atténuation à la faveur de l’application des accords d’autonomie gouvernementale, mais il appert que l’expansion du phénomène de la «coutume judiciaire» au Canada ne pourra être évitée. En effet, même si l’Accord nisga’a et l’Accord inuit autorisent les autorités autochtones à constituer, maintenir et organiser des juridictions particulières (la «Cour Nisga’a» et la «Cour inuit») pour l’application des lois autochtones[54], divers procédés utilisés dans ces accords viennent tantôt contenir, tantôt nier l’autonomie du droit judiciaire et de la justice autochtones face au modèle étatique.

Ainsi, les accords imposent à la juridiction autochtone le respect des principes d’indépendance judiciaire, d’impartialité et d’équité[55]. Si les accords s’étaient limités à cet encadrement normatif général, il aurait été possible d’y voir une méthode souple d’harmonisation pleinement compatible avec un certain pluralisme respectueux des cultures juridiques autochtones. Énoncer des principes directeurs communs aux droits étatique et autochtone, tout en laissant aux institutions autochtones une ample latitude dans l’aménagement du régime précis apte à satisfaire ces principes, aurait en effet favorisé une «harmonisation conçue comme un processus de rapprochement de systèmes juridiques qui restent différents»[56].

Or, les accords attribuent de surcroît à l’État le pouvoir de contrôler le respect des principes directeurs, en lui octroyant un veto sur des aspects majeurs de la législation autochtone. Un tel veto permet à l’État, au niveau provincial, d’exiger, si telle est sa position, une large mesure d’unification hégémonique du droit judiciaire par la transposition des normes étatiques dans le droit autochtone. Ainsi, la juridiction autochtone ne peut exercer sa compétence que si le gouvernement provincial approuve sa structure, sa procédure et le mode de sélection de ses juges[57]. De même, les mesures de supervision et les règles de destitution des juges doivent se conformer de manière générale à celles qui s’appliquent aux juges étatiques provinciaux[58]. Par exemple, le législateur inuit ne peut adopter de normes de qualification et de compétence judiciaires autres que celles convenues avec les autorités provinciales[59].

Une telle crispation hiérarchique de la part de l’État étonne, puisque les institutions autochtones prévues par les accords sont de toute manière assujetties à la Constitution canadienne, y compris la Charte canadienne[60], qui garantit le respect de la primauté du droit, de l’indépendance de la magistrature et de la justice fondamentale.

Malgré tout, en supposant un minimum d’engagement pour la diversité juridique de la part des autorités provinciales, certaines normes peuvent être adaptées au particularisme autochtone. Par exemple, les accords ne prescrivent pas d’exigences précises relativement à la formation des juges des tribunaux autochtones en ce qui a trait à leur maîtrise des langues, de la culture et des traditions juridiques autochtones. Hormis le manque de volonté politique, rien ne s’oppose à ce que les autorités provinciales et autochtones s’entendent pour exiger des candidats à la magistrature autochtone, non seulement qu’ils soient membres du Barreau de la province, mais aussi qu’ils possèdent ou s’engagent à acquérir une connaissance suffisante de la langue, de la culture et de la tradition juridique autochtones. Cela paraît d’autant plus impérieux que les idiomes autochtones comptent, tel qu’il sera expliqué plus loin, parmi les langues juridiques officielles des institutions autochtones et qu’il faut donc en principe les connaître pour dire le droit. La nomination des juges étant la prérogative exclusive des autorités autochtones, celles-ci sont à même d’assurer le respect de ces exigences et de ne faire accéder à la magistrature que les individus les mieux qualifiés[61].

L’Accord nisga’a autorise par ailleurs la cour autochtone à recourir aux services d’aînés pour agir comme assesseurs afin de favoriser le respect des valeurs et des méthodes traditionnelles dans le processus de jugement ou de détermination de la peine[62]. En outre, dans la mesure où les principes d’impartialité et d’équité sont respectés, les lois autochtones peuvent édicter des règles de preuve modulées en fonction du contexte culturel propre à la gouvernance autochtone[63]. Un régime sui generis a d’ailleurs été prévu dans la Constitution inuit pour l’admission et l’administration de la preuve de la coutume inuit[64].

Néanmoins, en dépit d’une certaine ouverture à leurs cultures juridiques, les juridictions autochtones demeurent entièrement intégrées à l’organisation judiciaire du pays. Elles y occupent d’ailleurs un échelon inférieur par rapport aux juridictions étatiques ordinaires telles que les cours supérieures et les cours d’appel. Les affaires initialement tranchées par un juge autochtone peuvent donc se retrouver par la suite devant des magistrats étatiques habilités à dire le droit autochtone, y compris le droit coutumier, sans nécessairement connaître les langues ni les cultures juridiques autochtones[65]. Le système juridictionnel conserve de la sorte un caractère essentiellement unitaire propice au développement d’une variante canadienne du «droit coutumier judiciaire», cette espèce juridique hybride issue d’un dialogue entre la juridiction autochtone et le juge étatique.

La capacité des peuples autochtones de mobiliser leurs cultures juridiques peut par ailleurs être renforcée par la protection et la promotion des langues qui en sont le véhicule. Les accords d’autonomie gouvernementale abordent cette question.

II. Vers une revalorisation des langues autochtones comme langues juridiques

Les langues autochtones énoncent la conception de ces peuples des rapports sociaux, de leur relation à l’environnement, aux autres cultures et au cosmos. Elles sont donc une clé d’accès aux cultures juridiques autochtones :

Integral to the legal medium for passing down culture, Aboriginal languages generate the essence of the distinctive cultures. Expressive of the Aboriginal people’s spiritual relationship with nature, with others, and with their Creator, they are central to Aboriginal identity, family, bonding, and kinship ties. They are as significant for profound insights into the Aboriginal culture and cognition as they are central to legal skills such as negotiating and reaching consensus.

Non-Aboriginal scholars and courts may study Aboriginal heritage and jurisprudence, but only those who have been taught within the system itself and in its language can really comprehend it[66].

Quand les langues européennes et autochtones se rencontrent dans le champ juridique, comme lors de la négociation de traités, leurs univers de sens se confrontent parfois aux limites de l’irréconciliable[67].

Les peuples autochtones ont historiquement connu une longue répression linguistique aux conséquences incalculables sur leur capacité de préserver et de renouveler leurs cultures juridiques. Il est aujourd’hui de plus en plus question de protéger, de promouvoir et même de revivifier le patrimoine linguistique autochtone[68]. Cet enjeu juridico-culturel a refait surface de manière singulièrement douloureuse lors du contentieux, des ententes hors cour et des excuses officielles engendrées par le traitement de générations d’enfants autochtones dans les pensionnats fédéraux[69].

A. La répression historique des langues autochtones

Dans l’histoire canadienne, le sort réservé aux nombreuses langues originellement présentes sur le territoire est l’un des avatars les plus sinistres du colonialisme assimilateur. À l’image de ce qui advint souvent des peuples leur ayant donné vie, les langues autochtones ont longtemps été refoulées et marginalisées.

L’ancienne politique fédérale en matière d’éducation des autochtones reflète de manière exemplaire cette mentalité colonialiste[70]. Dès la mise en place du régime fédéral, le système d’éducation réservé aux «Indiens» démontre une volonté de les assimiler et de les fondre dans le groupe majoritaire dominant. Ainsi, au fil des décennies, des mesures gouvernementales clairement assimilatrices sont mises en place : éducation des jeunes «Indiens» dans des contextes complètement étrangers à leur culture, c’est-à-dire dans une langue étrangère (l’anglais ou le français), dans un milieu véhiculant les valeurs majoritaires dominantes et souvent dans des institutions situées en dehors de leur communauté. À certains moments, l’État fédéral a adopté des mesures d’intégration des jeunes «Indiens», qui n’étaient en fait qu’une forme amoindrie d’assimilation, en acceptant que les provinces jouent un rôle dans l’éducation des autochtones. Par conséquent, plusieurs enfants autochtones ont été éduqués dans les mêmes écoles que celles des majorités anglophone et francophone du pays.

Cette politique d’assimilation des Premières Nations par le réseau scolaire a été un échec relatif, car il n’en a jamais résulté une complète assimilation de toutes ces communautés. Certaines langues autochtones s’en sont trouvées gravement affectées, alors que d’autres ont résisté un peu mieux, en grande partie en raison de l’isolement géographique de leurs communautés[71]. Certains idiomes autochtones ont donc survécu et s’il n’est plus question aujourd’hui d’en interdire l’usage, le défi de leur préservation et de leur revitalisation est dans la plupart des cas titanesque.

Selon le recensement de 2006, il y aurait plus de soixante langues autochtones encore parlées sur le territoire canadien, mais la majorité de ces langues ne sont pratiquées que par de très petites communautés de mille locuteurs ou moins. Les langues autochtones comptant le plus de locuteurs sont le cri (87 285), l’inuktitut (32 000), l’ojibway (30 225), l’oji-cri (12 435) et la langue innue, l’innu aimum (11 080)[72]. Ce sont aussi à ces langues que les spécialistes accordent le plus de chances de survie[73]. À l’exception de celles-ci, la diversité linguistique du Canada disparaît peu à peu. Toujours selon les données du recensement de 2006, 69 pour cent des Inuits, 29 pour cent des personnes issues des Premières Nations et 4 pour cent des Métis ont déclaré pouvoir parler une langue autochtone[74]. En considérant la population autochtone dans son ensemble, celle-ci a donc très fortement été assimilée au plan linguistique. Il faut toutefois noter l’usage persistant des idiomes indigènes parmi les autochtones vivant sur le territoire traditionnel de leur communauté. Par exemple, dans le cas des Premières Nations, en moyenne 51 pour cent de la population des réserves parle une langue autochtone, comparativement à 12 pour cent de la population hors réserve[75]. La proportion de locuteurs de la langue ancestrale atteint la presque totalité de la population dans certains territoires communautaires.

Aucune langue autochtone n’est élevée au rang de langue officielle de l’État et ne bénéficie d’une protection particulière au niveau de l’État fédéral ou provincial. Certains textes infra-constitutionnels à vocation régionale, régissant la gouvernance de certaines parties septentrionales du territoire canadien, accordent toutefois un statut privilégié à quelques langues autochtones. Ainsi, la Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut inclut les langues autochtones régionales parmi les langues officielles des institutions territoriales, garantissant leur usage dans le fonctionnement de ces institutions et dans leurs relations avec les citoyens, sans toutefois leur conférer une parfaite égalité de statut avec l’anglais et le français[76]. La législation en vigueur dans le territoire du Yukon est similaire[77].

B. La place des langues autochtones dans les accords d’autonomie gouvernementale

Indépendamment de tout accord d’autonomie gouvernementale, le droit constitutionnel collectif[78] d’un peuple autochtone à l’usage, à la préservation et à l’autorégulation de sa langue ancestrale trouve un fondement constitutionnel dans l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[79]. Celui-ci reconnaît et confirme les droits ancestraux des peuples autochtones en tant que composantes intégrales de leurs cultures distinctives[80]. L’usage et la préservation de la langue autochtone comptant parmi les manifestations les plus incontestables de l’héritage culturel précolonial d’un peuple[81], il fait peu de doute que l’utilisation et l’enseignement de cette langue constituent des droits ancestraux reconnus par la Constitution, auxquels les autorités étatiques ne peuvent porter atteinte de manière arbitraire[82].

Les traités peuvent également confirmer l’existence d’un droit ancestral linguistique et en préciser certaines modalités d’exercice. Une volonté de protéger l’usage des langues autochtones dans les administrations locales ou régionales cries, inuits et naskapies était d’ailleurs déjà présente dans le premier traité moderne que fut la Convention de la Baie-James et du Nord québécois[83] et dans sa législation de mise en oeuvre[84]. Les récents accords d’autonomie gouvernementale viennent donner une protection constitutionnelle accrue au rôle des langues autochtones dans la production du droit autochtone.

Conformément aux pouvoirs qui leur sont attribués et reconnus par l’Accord inuit[85], les Inuits du Labrador se sont donné une constitution qui fait de l’inuttut et de l’anglais les langues officielles de l’entité autonome[86]. Ainsi, toutes les lois, politiques et décisions des autorités inuits doivent être publiées dans ces deux langues[87]. Cette constitution précise que l’inuttut est «the [p]rimary [l]anguage of Nunatsiavut» et elle constitue donc le véhicule privilégié du droit coutumier formant le socle de l’ordre juridique inuit. En outre, les membres des institutions inuits ont le droit d’utiliser l’inuttut dans le cadre de leurs fonctions, tous les Inuits ont le droit de communiquer avec les institutions inuits en inuttut et les publications officielles, y compris les projets de lois, doivent comporter une version en inuttut[88].

Les autres accords d’autonomie gouvernementale étudiés contiennent également des dispositions qui permettent de faire de la langue autochtone une des langues officielles au sein des institutions autochtones[89]. Toutefois, même si les constitutions adoptées dans la foulée de ces traités confèrent aux langues nisga’a et tlicho un statut officiel et comportent elles-mêmes une version en langue autochtone[90], elles sont moins exigeantes que celle des Inuits du Labrador et elle s’abstiennent notamment d’énoncer une liste aussi précise de droits linguistiques. Cette différence tient peut-être au fait que l’inuttut est encore une langue politique[91] parlée quotidiennement par une proportion non négligeable de la population[92], contrairement aux langues nisga’a et tlicho. La Constitution nisga’a exige tout de même du gouvernement nisga’a qu’il respecte et favorise l’usage de la langue autochtone, ce qui autorise la mise en place de mesures spéciales visant sa promotion et sa revitalisation[93]. Les constitutions ne vont toutefois pas jusqu’à nier le statut prééminent de l’anglais en tant que langue juridique[94].

En somme, les langues autochtones étant fortement minoritaires au pays et historiquement fragilisées, l’affirmation de leur rôle dans la production et la diffusion du droit répond à la question politique fondamentale de leur légitimité dans la sphère juridique. Toutefois, une simple garantie constitutionnelle formelle ne pourra, à elle seule, en assurer la pérennité dans la vie sociale, économique et juridique des autochtones.

Conclusion

Les accords d’autonomie gouvernementale de la dernière décennie marquent une ouverture prudente aux droits autochtones extra-étatiques. Ils se montrent plutôt accueillants aux langues ancestrales, sans pour autant renoncer au bilinguisme juridique ni remettre en cause la primauté officielle de l’anglais dans l’interprétation des lois fondamentales autochtones.

La vie politico-juridique des nouvelles institutions ne fait toutefois que commencer, ce qui interdit toute conclusion hâtive quant à leur aptitude à mobiliser les cultures juridiques autochtones dans l’exercice de leurs fonctions attribuées par les accords. Les juridictions autochtones n’ont même pas encore vu le jour et il faudra sans doute attendre quelque temps avant qu’elles puissent effectivement administrer les lois autochtones, compte tenu des importantes ressources requises pour leur mise en place et leur fonctionnement.

La marginalisation juridique et linguistique ayant fait son oeuvre, les espoirs de revitalisation et de pérennisation des cultures juridiques autochtones demeurent incertains, malgré l’évolution récente du droit canadien en ce sens. En effet, plusieurs langues et cultures juridiques autochtones sont presque éteintes et il faudra plusieurs années avant qu’un nombre important de collectivités accède à un véritable ordre de gouvernement doté de compétences économiques et culturelles substantielles en vertu des mécanismes des accords d’autonomie gouvernementale. Cependant, il ne faut pas sous-estimer la résilience des cultures juridiques autochtones, qui ont survécu à ce jour sans et malgré l’État, ni tenir la forteresse du monisme colonial pour durablement inexpugnable. N’est-ce pas du moins l’espoir qui transparaît, par exemple, de l’affirmation remarquable d’un droit commun coutumier dans la nouvelle constitution du Nunatsiavut ?