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En 1999, Condition féminine Canada faisait preuve d’avant-garde en commandant trois études sur la traite des êtres humains au Canada[1]. Le sujet était alors nouveau. Il faisait même sourire : il ne pouvait pas y avoir de traite d’être humain au Canada, entendre l’esclavage, parce que l’esclavage avait été éradiqué depuis longtemps. Pourtant la communauté internationale se mobilisait en réponse à la recrudescence de ce phénomène mondial. En 2002, le Canada signait le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des Personnes, en particulier des femmes et des enfants[2]. Le législateur canadien a ensuite modifié la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[3] et le Code criminel[4] pour y inclure une infraction sur la traite d’être humain. Les médias rapportent de temps à autre des cas de traite au Canada[5]. Il est toutefois difficile de chiffrer cette réalité souterraine. Le Département d’État des États-Unis considère le Canada comme un pays de destination, de transit ou même comme un pays d’origine dans le domaine de traite d’être humain pour des fins de prostitution ou de travail forcé. Il juge aussi que le Canada ne fournit pas tous les efforts pour enrayer ce phénomène[6]. Un ouvrage s’est penché sur le phénomène de la traite d’être humain au Canada.

Benjamin Perrin, dans son livre Invisible Chains: Canada’s Underground World of Human Trafficking, dénonce l’inefficacité des mesures canadiennes, le peu de fonds investis par les autorités, le manque de coordination entre les paliers de gouvernement et les corps policiers, le peu de condamnation de criminels dans le domaine, les faibles sentences imposées par les tribunaux, le manque de formation des policiers et des magistrats ainsi que le peu d’aide accordée aux victimes de la traite. L’ouvrage prend le parti des victimes qui ne sont pas des criminelles et qui ne peuvent se sortir des pièges dans lesquels elles sont tombées. Son ouvrage lance un véritable cri d’alarme face à l’inaction du Canada qui ne respecte pas ses engagements internationaux en matière de protection des victimes, de prévention de la traite d’être humain et de punition des trafiquants. Soulignons que l’auteur est membre fondateur du Future Group, une ONG canadienne qui vise à combattre la traite d’être humain et l’exploitation sexuelle des enfants[7]. Il a lui-même séjourné au Cambodge au début des années 2000 pour travailler sur le terrain avec des ONG qui venaient en aide aux victimes de traite pour des fins de prostitution. Sa croisade canadienne contre la traite a pris naissance lorsqu’il s’est aperçu que le Canada était aussi un lieu de traite.

L’auteur donne de nombreux exemples du Canada comme pays de destination, de transit, et pays source pour la traite d’être humain, surtout à des fins de prostitution. Un chapitre est réservé aux jeunes filles amérindiennes, qui sont des proies faciles pour les réseaux de prostitution canadiens. Sans les demandes grandissantes des clients, il serait plus facile d’enrayer le phénomène. Il aborde aussi le tourisme sexuel des Canadiens vers l’Asie et le laxisme du Canada dans ce domaine. Seuls quatre Canadiens ont été condamnés entre 1997 et 2010 pour tourisme sexuel avec des mineurs à l’étranger[8]. Il décrit les méthodes toujours renouvelées employées par les proxénètes pour piéger les jeunes filles. Internet a grandement facilité leur travail : à titre d’exemple, le site Craigslist propose, parmi d’autres services et biens offerts, les services sexuels de femmes[9]. L’auteur se penche sur le travail forcé, une autre forme de traite d’être humain pour laquelle il n’y a pas encore eu de condamnation pénale au Canada.

Après avoir présenté les initiatives canadiennes intéressantes et les bonnes pratiques en Belgique, aux États-Unis, en Italie et en Suède pour enrayer ce phénomène, l’auteur propose des mesures que le gouvernement fédéral devrait adopter, dont un plan d’action efficace et la mise sur pied d’un organisme chargé d’analyser la situation au Canada et de faire rapport annuellement à la Chambre des communes. Il existe bien un Groupe de travail interministériel sur la traite des personnes qui regroupe plusieurs ministères et organismes. Cependant, ce groupe semble inactif. L’auteur suggère aussi une meilleure coordination entre les corps policiers, des mesures provinciales et un réel travail entre les autorités gouvernementales et les ONG. Il considère aussi que les parents ont un rôle à jouer pour protéger les enfants des prédateurs sexuels qui sévissent sur Internet. L’industrie du tourisme doit aussi s’autodiscipliner : elle doit surveiller les habitudes de ses clients. Finalement, chaque citoyen et citoyenne doit se sentir personnellement concerné par cette réalité et doit dénoncer tout fait suspect à la police.

L’ouvrage s’adresse clairement au grand public. Ainsi, l’auteur utilise des exemples de cas canadiens de traite pour sensibiliser son lectorat à cette triste réalité. Les personnages ont des prénoms et reviennent régulièrement dans l’ouvrage. La lectrice a ainsi l’impression de pouvoir suivre l’histoire de chaque personnage. Le style est direct, presque journalistique ; le vocabulaire est simple ; les paragraphes sont courts et les titres sont provocateurs, parfois un peu trop. Par exemple, le chapitre 5 portant sur le Canada comme pays source de la traite s’intitule « Buying Local, Canadian Victims », ou encore « First Nations, Last Chance » pour le chapitre sur les jeunes femmes amérindiennes victimes de la prostitution et de la traite à l’intérieur des frontières canadiennes. Les références bibliographiques sont placées à la fin de l’ouvrage, tout comme les explications méthodologiques. Un site web, qui permet aux citoyens de signer une pétition pour mettre fin à l’offre de services sexuels sur le site Craigslist, accompagne l’ouvrage[10]. Une part des profits générés par la vente du livre seront versés pour aider les victimes de la traite.

En ce sens, l’ouvrage ressemble beaucoup à celui de l’Américain Kevin Bales[11]. Ce choix éditorial peut être agaçant à la longue pour un lectorat aguerri. La logique du plan de l’ouvrage n’est pas toujours claire. Ainsi, le chapitre 5, « Buying Local, Canadian Victims » et le chapitre 10, « Homegrown Human Traffickers » abordent le phénomène de la traite au Canada, alors qu’ils auraient pu être regroupés. Il me semble que la structure de l’ouvrage et sa mise en page répondent à des impératifs d’accessibilité. Pour atteindre son objectif de sensibilisation à ce phénomène, l’auteur manque parfois de nuance. Ainsi, il affirme à plusieurs reprises dans son livre qu’avant l’adoption des articles 279.01 et s. du Ccr, aucun article ne portait spécifiquement sur la traite d’être humain. Des profanes pourraient croire que les criminels pouvaient s’en sauver, ce qui n’est pas le cas. D’autres articles du Ccr pouvaient être invoqués pour condamner les auteurs de traite (par exemple, ceux en matière de prostitution[12].

La méthodologie de Perrin est intéressante et témoigne d’un nouveau courant de recherche parmi les chercheurs juristes. L’auteur a mené des entretiens auprès de cinquante personnes : policiers, fonctionnaires, procureurs, travailleurs sociaux et représentants d’ONG travaillant auprès de femmes victimes de traite un peu partout au Canada. Pour des raisons d’éthique et compte tenu de la difficulté de les retracer, il n’a pas rencontré de femmes victimes de la traite. Il s’est cependant basé sur des dossiers de cour qui rapportent les propos des victimes ainsi que sur des études. L’auteur a aussi analysé la législation, la jurisprudence, la doctrine, les rapports d’experts et les manuels administratifs dans le domaine de la traite. Un certain nombre d’études canadiennes sur le sujet ne sont cependant pas mentionnées[13]. On note que les journaux constituent une source importante d’information.

L’auteur a déposé une quarantaine de demandes d’information en vertu de la Loi sur l’accès à l’information[14] pour obtenir des rapports ou d’autres documents gouvernementaux. Cette source supplémentaire d’information permet de mieux comprendre la situation au Canada. Ainsi, on apprend qu’une enfant de onze ans arrivée seule à l’aéroport de Montréal a été gardée pendant une semaine dans un centre de détention pour immigrants en compagnie d’adultes avant d’être placée en isolation pendant trois semaines, sans que des intervenants en matière de protection de la jeunesse ne puissent s’occuper d’elle. Un organisme communautaire l’a prise en charge. Une demande d’information dévoile que les autorités canadiennes ne s’entendent pas entre elles. Ainsi, des policiers de la GRC considéraient qu’une mineure était victime de traite, alors que les autorités de l’immigration refusaient de lui accorder un permis de résidence temporaire. Cette information met en lumière la tension qui anime le débat sur la traite : protéger les victimes, surtout des femmes et des filles, ou protéger les frontières.

L’étude de Perrin est pertinente entre autres parce qu’elle souligne le peu de condamnations au Canada pour traite d’être humain. Jusqu’en 2009, toutes les condamnations pour traite d’être humain au Canada avaient été prononcées à la suite de plaidoyers de culpabilité, sans motifs écrits du tribunal. Il est donc difficile pour les procureurs de suivre les enseignements jurisprudentiels dans les poursuites intentées pour traite d’être humain. D’avril 2007 à avril 2009, parmi les trente personnes qui ont été accusées de traite d’être humain au Canada, seules cinq ont été condamnées. Toutes ces affaires concernent des cas de traite de femmes et de mineures canadiennes. La Couronne choisit souvent de porter des accusations pour des infractions qui sont reliées à la traite, comme le fait de vivre des fruits de la prostitution[15], plutôt qu’en vertu des articles sur la traite. Selon l’auteur, les peines ne sont pas sévères et ne découragent pas les criminels impliqués. Que faut-il conclure de ce petit nombre de condamnations : que le manque de coordination entre les différentes instances gouvernementales permet à des criminels de s’en sauver? Ou qu’il y a en effet peu de cas de traite au Canada et donc que des ressources supplémentaires ne sont pas nécessaires ? Les recherches de l’auteur nous portent à adopter la première explication.

En plus de condamner les autorités gouvernementales pour leur inertie, Perrin critique beaucoup la rédaction des articles 279.01 et s. Ccr adoptés en 2005 portant sur la traite d’être humain. Selon lui, ces articles sont trop étroits et limitent les possibilités de condamnation[16]. Il affirme que l’infraction canadienne de traite d’être humain ne répond pas aux exigences du Protocole de Palerme[17].

Il critique l’exigence de la preuve de la peur de la victime. Ainsi, selon la définition d’exploitation donnée à l’article 279.04 (a) Ccr[18], la victime de la traite doit avoir peur pour sa sécurité ou celle d’autres personnes. Dans une affaire de proxénétisme[19], le tribunal n’a pas cru que la victime avait eu peur pour sa sécurité, car elle considérait le proxénète comme son petit ami. Ce dernier a été condamné pour avoir vécu des fruits de la prostitution[20] et non pour traite d’être humain.

À mon avis, le critère de la peur ne nuit pas aux victimes de traite. D’abord, il ne faut pas accorder trop d’importance à un premier jugement dans le domaine. Je ne crois pas que la décision du juge soit motivée par une définition trop étroite de l’exploitation, mais plutôt par son manque d’information sur la situation réelle des victimes de traite. Ces dernières peuvent adopter des stratégies de survie.

Ensuite, les gestes posés par le trafiquant (recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne, etc.) doivent mener à de l’exploitation (ou à une tentative d’exploitation)[21]. L’article 279.04 Ccr définit l’exploitation comme le fait que la victime croit qu’un refus de sa part d’obtempérer aux demandes du trafiquant puisse mettre en danger sa sécurité et celle d’autres personnes qu’elle connaît. Le critère d’évaluation de l’exploitation est à la fois objectif (« est raisonnable compte tenu du contexte ») et subjectif (« à ce qu’ils lui fassent croire »). Comme le démontre le critère d’évaluation subjectif de l’exploitation, l’état d’esprit de la victime (sa conviction personnelle) est très important. Se pose la question de la manifestation de sa peur : la peur doit-elle se manifester et comment ? La victime doit-elle tenter de se sauver, d’appeler les policiers?

Le contexte doit être pris en compte : très souvent, elle ne pourra pas se sauver. Par exemple, la victime mesure sa situation de dépendance et le déséquilibre des forces en présence. Elle n’a pas de documents (passeport) ; elle sait qu’elle se trouve sur le territoire de façon illégale (elle n’ira donc pas se plaindre aux autorités policières de peur d’être déportée) ; elle ne parle pas la langue ; et elle est totalement seule (pas de famille ou d’amis pour l’aider). Elle est en quelque sorte prisonnière de la situation. Son inaction (ou ce qui ressemble à de l’inaction) ou sa soumission ne doit pas être considérée comme une forme de consentement, qui de toute manière n’est pas un moyen de défense valide[22]. Ces questions sur les « bonnes réactions de la victime » ont déjà été posées en matière de violence conjugale et d’agressions sexuelles. La peur et l’état de soumission font que les femmes ne sont pas toujours en mesure d’adopter ce qu’une personne externe à la situation peut considérer comme « les bonnes réactions ». À mon avis, le critère de la peur qui est au coeur de l’exploitation est à l’avantage de la victime. Il faut former les juges aux réalités des victimes de la traite.

Perrin fait aussi valoir que le terme « sécurité » utilisé à l’article 279.04 Ccr est trop étroit et n’inclut pas la sécurité psychologique des victimes de la traite. Dans certains cas, le proxénète préférera utiliser une violence psychologique pour contrôler sa victime. Il faut pourtant savoir que le terme « sécurité » a été interprété par les tribunaux canadiens comme incluant aussi la sécurité mentale, psychologique et émotionnelle[23]. À mon avis, les inquiétudes de l’auteur ne sont donc pas fondées.

Dans un souci d’allégement du fardeau de la preuve, l’article 279.01 Ccr ne mentionne pas la preuve des moyens coercitifs employés par le trafiquant, comme le fait le Protocole de Palerme[24]. Concrètement, cette différence signifie que la preuve de mensonge, de fraude, de menace ou de tout autre moyen coercitif n’est pas nécessaire. Ainsi, une personne peut entrer légalement ou illégalement au Canada tout en sachant la nature de son travail et peut par la suite devenir victime de traite de personnes si le trafiquant a posé des gestes (recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne) et qu’il y a exploitation ou intention d’exploitation de sa part. Le fait que la définition canadienne n’exige que la preuve des gestes posés par le trafiquant et de l’objectif visé (exploitation) répond aux exigences du Protocole de Palerme.

Autre aspect positif dans la rédaction de l’article, les gestes posés par le trafiquant (recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne) peuvent aussi se manifester par « un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne ». En matière de prostitution[25], les tribunaux ont défini le terme « influence » : « L’exercice d’influence inclut des comportements moins contraignants. Sera considérée comme une influence, toute action exercée sur une personne en vue d’aider, encourager ou forcer à s’adonner à la prostitution »[26]. Ainsi, le proxénète indiquera à la prostituée le lieu de son travail et les vêtements qu’elle doit porter, lui imposera de lui téléphoner à toutes les trois heures, développera une relation amoureuse avec elle, etc. La définition canadienne va donc au-delà des exigences du Protocole de Palerme.

Contrairement au Protocole de Palerme, qui ne propose pas de définition de la traite, mais en donne plutôt des exemples[27], le Ccr n’exige pas de qualifier les conséquences des agissements de l’accusé (par exemple, la prostitution, l’esclavage ou la servitude pour dettes). Le Ccr va donc plus loin que le Protocole de Palerme en offrant une définition très large de l’exploitation qui est en mesure d’englober toutes les nouvelles formes d’esclavage. Est ainsi évité tout le débat sur la définition de l’esclavage ou de la servitude pour dettes. Rappelons que le consentement de la victime n’est pas une défense valide[28].

Comme la majorité des cas connus de traite au Canada portent sur la prostitution, l’auteur prend position contre la légalisation de la prostitution et en faveur du modèle suédois qui criminalise les clients et non les prostituées[29]. Pour lui, la prostitution alimente la traite : on ne peut éradiquer la traite sans criminaliser la prostitution. Ironie du sort, cet ouvrage est sorti à peu près en même temps que le jugement de la Cour supérieure de l’Ontario, Bedford v Canada (AG)[30], qui a invalidé les articles du Ccr sur la prostitution, parce qu’ils portaient atteinte à la sécurité des prostituées en les forçant à se cacher pour offrir leurs services[31]. Lier la solution de la traite d’être humain à la criminalisation de la prostitution peut nuire aux victimes de la traite : les lobbys en faveur de la légalisation de la prostitution sont très actifs et le gouvernement fédéral n’interviendra pas rapidement dans le dossier.