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Introduction ᖃᐅᔨᑎᑦᑎᓂᖅ

La Loi sur la protection de la langue inuit[1] (LPLI) est une loi du Nunavut entrée en vigueur en 2008. Elle vise à protéger et à promouvoir la langue inuit[2], notamment en multipliant les occasions pour ses locuteurs de communiquer et de recevoir des services dans cette langue. La LPLI fait de la langue inuit l’une des langues d’affichage ainsi qu’une langue de travail au Nunavut. Les raisons identitaires et culturelles de procéder à un tel virage[3] sont soulignées dans son préambule. De plus, d’importants impacts socioéconomiques résultant de la revitalisation et de la généralisation de l’usage de la langue sont également escomptés[4], par exemple, en permettant aux Inuit de participer de manière plus entière au marché de l’emploi ainsi qu’à la vie économique en général[5].

Toutefois, les moyens privilégiés par le législateur afin d’atteindre ces objectifs de revitalisation et de réhabilitation de la langue inuit sont controversés. Certains croient que celui-ci a outrepassé ses pouvoirs en adoptant quelques-uns des articles de la LPLI[6]. La question s’était d’ailleurs posée sérieusement lors de l’important colloque sur les langues au Nunavut en 2010[7]. Le problème s’articule notamment autour du fait que la LPLI impose des obligations linguistiques aux « ministère[s], organisme[s] ou institution[s] du gouvernement fédéral »[8], qui sont tenus d’afficher dans la langue inuit les enseignes et panneaux publics de manière au moins aussi évidente que dans les autres langues[9]. Elle impose également à ces mêmes « ministère[s], organisme[s] ou institution[s] du gouvernement fédéral » d’offrir en langue inuit les services d’accueil destinés au « public en général »[10].

Au Canada, le pouvoir de légiférer relativement au statut, aux droits et aux privilèges d’une langue est normalement accessoire à un champ de compétence octroyé par la Loi constitutionnelle de 1867[11]. Par exemple, le législateur québécois a pu, en adoptant la Charte de la langue française[12], imposer le français comme langue de travail dans tous les domaines qui relèvent du commerce à l’intérieur de la province de Québec, un champ de compétence provincial en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867[13]. Les tribunaux considèrent qu’une telle loi d’ordre linguistique règlemente un aspect du commerce à l’intérieur de la province[14]. À l’inverse, le Québec ne peut pas prétendre assujettir les compagnies de chemins de fer à la Charte de la langue française puisque celles-ci relèvent de la juridiction fédérale[15].

La situation au Nunavut est différente. Nous avançons qu’il est loisible à l’Assemblée législative du Nunavut de faire de la langue inuit l’une des langues officielles du Nunavut et, ce faisant, d’imposer aux institutions fédérales présentes dans le territoire de communiquer et d’offrir des services en langue inuit. Selon nous, l’article 3 de la LPLI — par lequel l’Assemblée législative du Nunavut exige, entre autres, que les services destinés au « public en général » soient offerts en langue inuit par les institutions fédérales — est valide et le Nunavut détient un pouvoir tout à fait unique de légiférer en matière de langue sur son territoire. Ce pouvoir comporte évidemment des limites, mais demeure néanmoins plus vaste que celui de toute autre assemblée délibérative au Canada.

Après une brève mise en contexte et une présentation plus approfondie des différentes dispositions et des mécanismes de fonctionnement de la LPLI, nous expliquons la manière usuelle de conceptualiser le pouvoir de légiférer relativement au statut, aux droits et aux privilèges d’une langue. Nous analysons ensuite les principes qui sous-tendent cette approche et nous montrons que ceux-ci ne sont pas applicables à la situation du Nunavut. Pour y arriver, nous étudions les textes conférant des pouvoirs au Nunavut ainsi que le contexte et les raisons ayant mené à leur adoption. Finalement, après avoir démontré l’existence de ce large pouvoir du Nunavut, nous tentons d’en circonscrire les limites.

Cet article se limite à l’analyse de la décision du législateur d’imposer au gouvernement fédéral des obligations en matière de services et de communications dans tous les secteurs d’activité sur le territoire du Nunavut. Aucune décision judiciaire interprétant la LPLI et publiée dans un recueil de jurisprudence n’a été rendue jusqu’ici. Par contre, quelques décisions judiciaires ont déjà abordé la question de savoir si des organismes fédéraux peuvent être assujettis à la législation linguistique provinciale. Par exemple[16] dans l’affaire Société des Acadiens et Acadiennes du Nouveau-Brunswick Inc. c. Canada[17], la Cour a déterminé que les membres de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) désignés comme agents de la paix provinciaux en vertu d’une entente entre le Canada et le Nouveau-Brunswick sont tenus de respecter les obligations linguistiques imposées aux institutions du gouvernement du Nouveau-Brunswick par le paragraphe 20(2) de la Charte canadienne des droits et libertés[18] (la Charte canadienne). Ces obligations sont plus contraignantes que celles incombant au gouvernement fédéral en vertu du paragraphe 20(1) de la Charte canadienne. Dans une telle situation, la GRC « n’agit pas comme institution fédérale distincte pour l’administration de la justice au Nouveau-Brunswick; elle assume par contrat les obligations qui sont reliées à la fonction de service de police »[19]. Pour cette raison et seulement lorsqu’elle joue un tel rôle, la GRC est assujettie au paragraphe 20(2) de la Charte canadienne. La décision Société des Acadiens et Acadiennes du Nouveau-Brunswick Inc. c. Canada se distingue donc du cas du Nunavut puisque celui-ci assujettit à la LPLI les institutions fédérales alors même qu’elles agissent en tant qu’institutions fédérales distinctes.

Quant à la doctrine, bien qu’elle se soit penchée sur les droits linguistiques des peuples autochtones[20], elle s’est assez peu préoccupée du statut de la langue inuit en particulier[21]. Il existe un seul article se penchant plus directement sur la question de la validité de la démarche d’Iqaluit relativement à la LPLI. Le texte pose la question du pouvoir du Nunavut de prendre des mesures visant à faire la promotion de la langue de la majorité de ses habitants[22] et y répond par l’affirmative. Il présente également le nouveau régime législatif linguistique du Nunavut. Il évacue toutefois en quelques lignes la question précise de la validité de la démarche d’Iqaluit visant à assujettir les organismes et institutions du gouvernement fédéral à certaines obligations en matière de langue inuit. L’auteur affirme au sujet de la définition du terme « organisation » imposée par la LPLI :

Cette définition pose un problème sérieux au plan de sa validité et de son application. En effet, une province ne peut lier les autorités fédérales au moyen d’une loi. Le même principe s’applique ici d’autant plus que l’Assemblée législative du Nunavut est au plan juridique une déléguée du Parlement canadien. À notre avis, cette définition ne peut inclure les organismes fédéraux oeuvrant au Nunavut. Seul le Parlement peut intervenir à ce niveau.[23]

Or, une analyse plus poussée permet selon nous de reconsidérer cette position.

Il importe de tenter de contribuer à combler ce vide juridique, la LPLI étant issue d’un pari fait par le législateur quant à l’existence d’un lien de causalité entre des indicateurs socio-économiques alarmants dans les communautés inuit du Nunavut et la vitalité de la langue, en plus des considérations évidentes de conservation de la culture comme finalité en soi.

I. Mise en contexte ᐱᔾᔪᑕᐅᔪᖅ

A. Bref historique des lois linguistiques au Nunavut ᐱᒋᐊᕐᕕᐅᓃᑦ ᐅᖃᐅᓯᕐᓄᑦ ᐱᖁᔭᓕᕆᓂᕐᒧᑦ ᓄᓇᕗᒻᒥ

Le 1er avril 1999, le Nunavut a été séparé des Territoires du Nord-Ouest par sa loi habilitante, la Loi sur le Nunavut[24], adoptée pour mettre en oeuvre l’Accord entre les Inuit du Nunavut et Sa Majesté la Reine du Chef du Canada[25] (l’Accord). Il est à noter que l’Accord ne constitue pas une loi au sens traditionnel. Il s’agit d’un accord sur les revendications territoriales au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[26] et il lie les parties signataires. Une loi le ratifiant a par ailleurs été adoptée par le Parlement fédéral[27].

Une part centrale des revendications menant à la création du Nunavut concerne la langue inuit[28]. Paul Quassa, l’un des principaux négociateurs de la création du territoire, l’exprime en ces termes :

That’s the whole reason why the land claims took place, because we were losing our language… a lot of us who went to school, who were the first Inuit going to school, practically lost out on this because we were told not to speak our language and… I think that that’s part of the whole land claims process. Once you have the languages the culture is strong.[29]

Au moment de la création du Nunavut en 1999, la Loi sur les langues officielles[30] des Territoires du Nord-Ouest s’appliquait encore sur le territoire naissant du Nunavut. Cette loi, toujours en vigueur aux Territoires du Nord-Ouest actuels, accorde (et accordait au Nunavut) le statut de langue officielle aux langues crie, chipewyan, dogrib, gwich’in, inuktitut, esclave, anglaise et française. Elle confère à la population le droit de communiquer et de recevoir des services en anglais ou en français lors des interactions avec l’administration centrale ainsi qu’avec les institutions gouvernementales territoriales[31]. En ce qui a trait aux bureaux régionaux, locaux ou communautaires, cette loi prévoit que la vocation du bureau ou une demande importante doit justifier l’emploi d’une langue officielle autre que l’anglais ou le français[32]. Cette loi assurait de manière peu satisfaisante la protection et le développement de la langue des Inuit du Nunavut, qui se trouvaient noyés dans un vaste ensemble mal adapté à leurs besoins.

Dès 2002, le nouveau bureau du commissaire aux langues du Nunavut dépose auprès de l’Assemblée législative un rapport intitulé « Recommandations concernant les changements à apporter à la Loi sur les langues officielles »[33], qui souligne la nécessité pour le Nunavut d’adopter deux lois linguistiques. La première serait une nouvelle loi sur les langues officielles, qui retirerait le statut de langue officielle aux langues autochtones sans lien[34] avec le territoire du Nunavut et qui n’accorderait une égalité de statut qu’à trois langues, soit la langue inuit, le français et l’anglais. La deuxième imposerait quant à elle des mesures concrètes permettant de protéger et de renforcer la langue inuit. Cette seconde loi, la LPLI, a été adoptée en 2008 et est entrée en vigueur immédiatement. La nouvelle Loi sur les langues officielles[35], quant à elle, a reçu l’assentiment du Parlement fédéral en juin 2009[36] et est entrée en vigueur le 1er avril 2013.

B. Survol de la LPLI ᖃᓄᐃᓕᖓᓂᖓ ᐃᓄᐃᑦ ᐅᖃᐅᓯᖓᓂᒃ ᓴᐳᔾᔨᓂᕐᒧᑦ ᐱᖁᔭᐅᑉ

La LPLI s’inspire de mesures législatives adoptées ailleurs au Canada dans le but de protéger la langue et, en particulier, de la Charte de la langue française[37]. Elle est unique en son genre en ce sens que, juridiquement, elle pousse encore plus loin la logique de la Charte de la langue française. Elle a pour objectifs de répondre aux pressions assimilatrices subies globalement sur tout le territoire du Nunavut, de répandre l’usage de la langue inuit, ainsi que d’en rehausser la qualité[38]. S’appuyant sur l’hypothèse selon laquelle des gestes positifs posés à la fois par l’État et par le secteur privé permettront de protéger et de promouvoir la langue et la culture inuit, le législateur prévoit que l’affermissement de la langue ainsi envisageable ouvrirait la porte à une plus grande « dignité humaine » et promouvrait « l’autonomie » ainsi que « le bien-être social et culturel »[39] de tous les Nunavimmuts.

La LPLI s’attaque à trois sphères du domaine public cruciales à la survie linguistique et culturelle : l’éducation, la langue de travail et la langue de communication lors des interactions avec les institutions gouvernementales. Elle met en place au bénéfice des locuteurs de la langue inuit un ensemble de droits et impose un éventail d’obligations correspondantes. Par exemple, dans le domaine de l’éducation, elle accorde à tout parent le droit de faire instruire son enfant en langue inuit et oblige le gouvernement du Nunavut à rendre disponibles des programmes d’enseignement et du matériel didactique à cette fin[40]. Ce dernier devra également promouvoir le développement et l’apprentissage de la langue inuit chez les jeunes enfants, notamment en fournissant du matériel, des programmes et de la formation aux exploitants et au personnel de garderies[41]. Quant aux adultes désireux d’acquérir la langue ou d’en améliorer leur maîtrise, ils auront accès tant en milieu communautaire que scolaire à des programmes et à du matériel conçu spécialement pour eux[42].

La LPLI fait également de la langue inuit la langue d’usage de la fonction publique. Non seulement les employés jouissent-ils du droit de l’utiliser[43], mais les institutions territoriales ont la responsabilité d’éliminer les barrières à l’emploi qui se dressent devant ceux qui préfèrent parler la langue inuit lors du recrutement ou sur le lieu de travail. Lorsque la compétence dans une autre langue n’est pas une exigence professionnelle pour le poste, les institutions territoriales doivent présenter une offre active aux candidats les informant de la possibilité de postuler et de recevoir une entrevue entièrement en langue inuit. Les gestionnaires supervisant de tels employés doivent être compétents pour le faire en langue inuit et de la formation et des mises à niveau à cet effet sont prévues par la loi. De même, les communications internes auront lieu en langue inuit en plus de toute autre langue utilisée. La LPLI prévoit le développement et la publication de termes normalisés permettant la communication relative aux fonctions internes et externes des ministères en langue inuit[44].

Finalement, la LPLI exige que l’on puisse dorénavant communiquer avec toute institution du gouvernement en employant la langue inuit. Elle crée également un droit à des services spécifiques en cette langue (par exemple, les services de sauvetage ou les services de télécommunication)[45], en plus des services d’accueils et des services disponibles pour le « public en général »[46]. Par ailleurs, les municipalités ont l’obligation de fournir en langue inuit aux citoyens, sans égard au volume de la demande, les communications et les services tels que les panneaux de signalisation routière et les plaques portant le nom des rues, les avis publics, les contraventions, l’interprétation lors des séances du conseil municipal, les activités fournies par la municipalité visant le bien-être social ainsi que toute autre communication désignée par règlement[47]. En matière de visibilité de la langue, l’affichage, qu’il s’agisse de l’affichage d’une institution gouvernementale, d’une municipalité ou de tout affichage commercial d’un organisme du secteur privé, doit se faire en langue inuit en plus de toute autre langue.

La LPLI met en place un mécanisme assurant le respect des mesures qu’elle implante. Elle crée un poste de ministre des Langues dont le rôle est de coordonner l’application pleine et entière des droits et privilèges établis par la LPLI. Le ministre, en plus de faire la promotion de la langue inuit, élabore des programmes quant à son usage, son développement, son apprentissage et sa revalorisation. La LPLI innove en prévoyant la constitution d’un fonds de promotion des langues officielles visant à revaloriser la langue inuit ainsi qu’à assurer le renforcement de la vitalité des communautés francophones et de langue inuit[48]. Les sommes portées au crédit du fond proviennent d’amendes perçues au terme d’infractions à la LPLI, de dons ou d’avances de fonds de roulement affectés à cette fin par la Législature[49].

La LPLI prévoit également la constitution d’un office de la langue inuit, nommé Inuit Uqausinginnik Taiguusiliutiit[50]. Cet office veille à l’élargissement des connaissances et de l’expertise disponible relativement à la langue inuit[51] ainsi qu’à sa normalisation[52]. Pour y arriver, l’Inuit Uqausinginnik Taiguusiliuqtiit jouit du pouvoir de constituer des comités, de procéder à des examens et à des audiences, de recevoir des rapports, d’effectuer des sondages, d’administrer des tests à des fins de certification, de répertorier et de publier de l’information ainsi que de conseiller le ministre des Langues[53]. L’office doit soumettre au ministre des Langues ainsi qu’à l’Assemblée législative un rapport annuel[54] portant sur l’exécution de ses pouvoirs et de ses fonctions[55].

Finalement, la LPLI habilite un commissaire aux langues. Le commissaire aux langues existait déjà en vertu de la Loi sur les langues officielles[56], mais le législateur lui octroie le mandat supplémentaire de veiller au respect de la LPLI[57]. Cela signifie que le commissaire aux langues a pour tâche de prendre des mesures pour assurer la reconnaissance des droits, du statut et des privilèges de chacune des langues officielles (la langue inuit, le français et l’anglais), en plus de veiller au respect des dispositions spécifiques de protection de la langue inuit prévues dans la LPLI[58]. Ce faisant, il doit agir dans le respect des valeurs et principes fondamentaux de la culture inuit tels l’Aajiiqatigiinniq (la prise de décision par la discussion et le consensus) ou encore l’Inuuqatigiitsiarniq (le respect d’autrui et le souci de son bien-être)[59]. Il possède un pouvoir d’enquête, enclenché suite à la réception d’une plainte faisant état d’un manquement à la lettre ou à l’esprit de la LPLI[60] ou de sa propre initiative[61]. Ses pouvoirs d’enquête sont les mêmes que ceux d’un tribunal en matière civile et comprennent le droit de pénétrer dans des locaux occupés par une institution territoriale et de contraindre une personne à témoigner ou à produire des documents pertinents[62]. Suite à son enquête, le commissaire a le pouvoir de formuler des recommandations, de publier des renseignements à propos d’un organisme ou encore de présenter une demande de réparation devant la Cour de justice du Nunavut[63]. Lorsqu’elle est saisie d’une cause portant sur le respect de la LPLI, une telle cour de justice peut alors, en plus de prononcer toute autre réparation jugée convenable et juste dans les circonstances, ordonner à une organisation de prendre des mesures réparatrices particulières pour corriger ses pratiques. La Cour peut également préciser le rôle de supervision qu’elle jouera lors de la préparation d’un plan d’action pour le respect de la langue inuit ou de la réalisation d’une autre mesure visant à assurer le respect d’une ordonnance[64]. Il est intéressant de constater que le législateur a choisi de prévoir cette éventualité en toutes lettres. Cela permet d’entériner législativement et d’encourager un type de réparation accepté par la Cour suprême dans l’affaire Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (ministre de l’Éducation)[65], mais toujours controversé pour ceux qui considèrent qu’il tend à brouiller la démarcation entre les branches judiciaires et exécutives de l’État[66]. Par ce type de réparation, jusqu’alors octroyée en vertu de la Charte canadienne uniquement, une Cour de justice peut décider de superviser directement l’exécution d’un jugement ou d’une ordonnance dans la mesure où cela se révèle « convenable et juste », une expression utilisée à l’article 24 de la Charte canadienne.

C. L’article 3 de la LPLI et les obligations des « organisations » ᑎᑎᕋᖅᓯᒪᓂᖓ ᑖᒃᑯᓇᓂ ᐃᓄᐃᑦ ᐅᖃᐅᓯᖓᓂᒃ ᓴᐳᔾᔨᓂᕐᒧᑦ ᐱᖁᔭᕐᓂ ᖃᓄᐃᓕᐅᖅᑎᐅᓂᖏᓪᓗ “ᖃᑐᔾᔨᖃᑎᒌᑦ”

La LPLI constitue une expression de l’autonomie législative difficilement acquise par le Nunavut ainsi qu’une illustration de sa culture distincte et des défis particuliers qui l’animent. Tout en s’inspirant des modèles du « Sud », la LPLI crée des mécanismes novateurs pour remédier aux problèmes spécifiques qui se posent au Nunavut. Cet article s’intéresse à l’obligation des « organisations » d’offrir en langue inuit les services d’accueil, les services à la clientèle, ainsi que les services destinés au public et d’afficher dans cette langue les panneaux, enseignes et affiches publiques de manière au moins aussi évidente que dans les autres langues. C’est l’article 3 de la LPLI qui assujettit les organisations à un tel régime. En voici le libellé :

Obligations des organisations

3. (1) Conformément au présent article et aux règlements, le cas échéant, les organisations :

  1. affichent leurs panneaux et enseignes publics, y compris les signaux d’urgence et de sortie, en langue inuit en plus de toute autre langue qui pourrait être utilisée;

  2. exposent et diffusent leurs affiches et leur publicité commerciale, le cas échéant, en langue inuit en plus de toute autre langue qui pourrait être utilisée;

  3. veillent à ce que le texte en langue inuit de leurs panneaux, enseignes et affiches publics ainsi que de leur publicité commerciale soit au moins aussi en évidence que le texte en toute autre langue qui pourrait être utilisée;

  4. offrent en langue inuit les services d’accueil et les services à la clientèle ou aux usagers disponibles pour le public en général.

La LPLI exige par ailleurs des organisations qu’elles produisent un plan d’action détaillant les mesures qu’elles entendent prendre pour respecter la loi[67]. Le plan comprend les mesures, politiques et pratiques organisationnelles qui seront adoptées, ainsi qu’un échéancier et une indication du nombre de personnes qui seront en mesure de communiquer en langue inuit. Le plan doit être approuvé par le commissaire aux langues[68].

L’ampleur des devoirs imposés aux organisations est telle qu’il y a lieu d’analyser en profondeur les institutions ainsi visées. Une « organisation » est définie dans la LPLI comme comprenant les : « [o]rganisme[s] du secteur public, municipalité[s] ou organisme[s] du secteur privé »[69]. L’expression « organisme du secteur public » renvoie elle-même à la définition : « [m]inistère du gouvernement du Nunavut ou organisme public, ou ministère, organisme ou institution du gouvernement fédéral » [nos italiques][70]. Le terme « organisation » réfère donc, entre autres, aux institutions du gouvernement fédéral. En conséquence, la LPLI prétend contraindre le gouvernement du Canada et ses institutions à faire de la langue inuit une langue d’affichage et de communication tant orale qu’écrite. Étant donné l’importance et l’étendue de la présence du gouvernement du Canada au Nunavut[71], les mesures imposées permettent d’espérer, si elles sont appliquées efficacement, la généralisation de l’usage de la langue inuit dans toutes les sphères de la société au Nunavut.

Cependant, la question de savoir si le Nunavut détient bel et bien le pouvoir d’imposer de telles obligations linguistiques aux institutions du gouvernement fédéral se pose nécessairement, compte tenu de la manière traditionnelle de concevoir le pouvoir de légiférer par rapport à la langue. Nous soutenons qu’il est probable que les tribunaux concluront que l’article 3 de la LPLI tire sa validité d’un large pouvoir de légiférer quant au statut, aux droits et aux privilèges rattachés à la langue inuit conféré au Nunavut. Ce pouvoir permet au législateur du Nunavut d’exiger que le gouvernement fédéral utilise la langue inuit alors même qu’il agit à l’intérieur de ses champs de compétence. Au meilleur de nos connaissances, aucune autre juridiction n’a prétendu exiger que le gouvernement fédéral communique avec lui ou les membres du public dans une langue autre que le français ou l’anglais[72].

II. Le pouvoir de légiférer par rapport à la langue ᓴᙱᓂᖃᕐᓂᖅ ᐊᑐᓕᖅᑎᑦᑎᓂᐊᕐᓗᓂ ᐱᖁᔭᕐᓂᒃ ᐊᒃᑐᐊᓂᓕᖕᓂᒃ ᐅᖃᐅᓯᕐᓄᑦ ᐃᓕᖅᑯᓯᕐᓄᓪᓗ

A. La conceptualisation traditionnelle du pouvoir de légiférer par rapport à la langue ᐃᓕᖅᑯᓯᑐᖃᒃᑯᑦ ᐊᑐᕐᓂᖅ ᖃᓅᓂᖓᓂᒃ ᐃᓱᒪᒋᔭᖃᕐᓂᐊᕐᓗᓂ ᓴᙱᓂᕆᔭᐅᔪᒥᒃ ᐊᑐᓕᖅᑎᑦᑎᓂᐊᕐᓗᓂ ᐱᖁᔭᕐᓂᒃ ᐊᒃᑐᐊᓂᓕᖕᓂᒃ ᐅᖃᐅᓯᕐᓄᑦ ᐃᓕᖅᑯᓯᕐᓄᓪᓗ

1. Le partage des compétences en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 ᐊᒡᒍᖅᑕᐅᓂᖓ ᓴᙱᓂᕆᔭᐅᔫᑉ ᐱᖁᔭᔪᐊᑉ 1867-ᒥ ᓴᓇᔭᐅᓂᑰᑉ ᐊᑖᒍᑦ

Le pouvoir de légiférer en matière de langue est normalement accessoire à un champ de compétence octroyé à une province ou au gouvernement fédéral par la Loi constitutionnelle de 1867[73]. Cela signifie qu’il est réparti entre les deux ordres de gouvernement en fonction des autres compétences législatives respectivement allouées par cette loi. C’est ce qu’a énoncé la Cour suprême du Canada, d’abord dans la décision Jones c. Nouveau-Brunswick (P. G.)[74], puis dans l’affaire Devine c. Québec (P. G.)[75], et ce qu’elle a confirmé à multiples reprises subséquemment[76].

Dans l’arrêt Jones c. Nouveau-Brunswick (P. G.), il est question du pouvoir du Parlement fédéral d’adopter certaines dispositions de la Loi sur les langues officielles[77] faisant du français et de l’anglais des langues officielles[78]. On y allègue que les dispositions de la Loi sur les langues officielles débordent du cadre du pouvoir législatif fédéral et qu’au sein du régime fédéral canadien, à défaut de modifier la Loi constitutionnelle de 1867, aucun palier de gouvernement ne peut légiférer en matière de langue. Dans sa décision, la Cour suprême juge cependant loisible au gouvernement fédéral d’adopter ces dispositions en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867[79], qui prévoit que le Parlement peut faire des lois pour la « paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières » n’ayant pas été exclusivement assignées aux provinces, comme c’est le cas pour la langue. Dans cette affaire, il est également question d’une disposition de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick[80] ainsi que de l’article 23C de la Evidence Act[81] du Nouveau-Brunswick relativement à la compétence du gouvernement provincial de réglementer l’emploi des langues officielles devant les cours criminelles provinciales. Suivant le même principe, la Cour suprême du Canada décide que le Nouveau-Brunswick possède le pouvoir d’adopter ces dispositions en vertu du paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui confère aux provinces le pouvoir relativement à l’administration de la justice, y compris la procédure en matières civile et criminelle. La Cour suprême reconnaît donc des pouvoirs concomitants aux deux ordres de gouvernement de légiférer en matière de langue dans le domaine judiciaire puisque ce domaine complexe possède plusieurs facettes, dont certaines peuvent être de ressort provincial et d’autres de ressort fédéral.

Dans l’affaire Devine c. Québec (P. G.)[82], il est question de la validité de dispositions de la Charte de la langue française, une loi du Québec visant notamment à réglementer l’usage du français au sein du commerce intérieur de la province. Comme cette compétence relève de la province en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, les dispositions visées sont jugées intra vires de l’Assemblée nationale du Québec (bien que certaines seront jugées invalides pour d’autres raisons). Si les dispositions en question avaient visé une institution ou une activité relevant de la compétence législative du Parlement, elles auraient été ultra vires de la province. Ainsi, la langue n’est pas une matière législative indépendante; elle est accessoire à l’exercice de la compétence législative attribuée respectivement au Parlement ou aux assemblées législatives provinciales par la Loi constitutionnelle de 1867.

2. Le cas des municipalités ᐱᖁᔭᖅ ᐱᔾᔪᑎᖃᕐᓗᓂ ᕼᐋᒻᓚᒋᔭᐅᔪᓂᒃ

Un territoire ressemble à une municipalité parce que, tout comme elle, il est une créature de législation déléguée. On dit de la législature du Nunavut qu’elle adopte des « lois », et on l’assimile couramment à une province, car le Parlement lui a délégué certains pouvoirs analogues à ceux d’une province. Selon plusieurs, ces ordonnances s’apparentent peut-être plus à des règlements[83]. Il faudrait toutefois étudier l’impact de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui protège l’Accord à l’origine de la création du Nunavut pour affirmer de manière plus certaine si les pouvoirs du Nunavut ont été constitutionalisés. Rappelons que l’Accord est protégé par la Loi constitutionnelle de 1982 en vertu de l’article 35 et que la Loi sur le Nunavut en découle.

Pour l’instant, et sous réserve de futures décisions des tribunaux quant à l’impact de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 sur le statut du Nunavut, l’étude de la transformation graduelle de l’interprétation des lois habilitantes des municipalités en ce qui a trait à leur pouvoir de prendre des mesures de protection de la langue constitue une analogie pertinente. Tout comme le Nunavut, les municipalités sont des créatures de législation déléguée, c’est-à-dire qu’elles sont créées par une entité lui déléguant ses propres pouvoirs. Cette entité « mère » tire elle-même sa capacité de la Loi constitutionnelle de 1867, mais pour connaître les compétences législatives de l’entité nouvelle, il faut plutôt regarder sa loi habilitante. Les mêmes principes d’interprétation législative s’appliquent à l’analyse des lois habilitantes des municipalités et à celles du Nunavut. Ils illustrent à quel point les dispositions habilitantes permettant de prendre des mesures de protection et de développement de la langue doivent être interprétées généreusement et de manière libérale.

Historiquement, les tribunaux ont interprété assez restrictivement le pouvoir des municipalités de prendre des règlements en matière de langue, soutenant qu’il était nécessaire que leur loi habilitante octroie très précisément et explicitement le pouvoir de le faire. Les clauses générales de types « omnibus » étaient jugées insuffisantes à fonder un tel pouvoir. On en est graduellement venu à affirmer que les municipalités ne possédaient tout simplement pas le pouvoir de prendre des mesures en la matière[84]. En Ontario, c’est en 1986 que le problème s’est posé devant les tribunaux, dans l’affaire Re Trumble et al. and Town of Kapuskasing[85]. La Haute Cour de justice de l’Ontario avait décidé que le conseil municipal d’une municipalité majoritairement francophone du nord de la province n’avait pas le pouvoir de prendre un règlement[86] désignant officiellement la municipalité comme étant bilingue. Le conseil municipal s’était fondé sur une disposition omnibus de sa loi habilitante, la Municipal Act[87], lui permettant d’adopter des règlements relativement au bien-être de ses citoyens. Dans cette affaire, la Haute Cour de justice a statué que le règlement était ultra vires, c’est-à-dire que la municipalité ne détenait pas le pouvoir de le prendre, au motif que sa loi habilitante ne traitait pas du sujet ni ne l’autorisait expressément à règlementer en la matière, que ce soit par le biais de la disposition omnibus, ou encore par celui d’une disposition autorisant la fourniture de services dans les deux langues. Pour la Cour, bien que la municipalité détenait le pouvoir de désigner des postes bilingues, elle ne possédait pas celui de prendre des mesures quant à l’égalité du statut, des droits et des privilèges d’une langue. Le règlement de la ville de Kapuskasing a donc été déclaré invalide.

En 1993, la Cour suprême du Canada confirmait dans la décision R c. Greenbaum[88] cette approche stricte de l’interprétation des lois habilitante des villes. Il était question dans cette affaire du pouvoir de la ville de Toronto de prendre un règlement concernant l’étalage sans permis de marchandises sur une route. La Cour suprême affirmait à ce sujet que « les municipalités doivent leur existence aux lois provinciales. En conséquence, elles ne peuvent exercer que les pouvoirs qui leur sont expressément conférés par une loi provinciale »[89]. Ce raisonnement a également été suivi en 1993 par la Division générale de la Haute Cour de justice de l’Ontario, dans la décision Chaperon c. Sault-Ste-Marie[90]. Le conseil municipal de Sault-Ste-Marie avait adopté une résolution faisant de l’anglais la langue officielle de la municipalité[91]. Celle-ci se fondait sur la version de l’époque de la loi sur les municipalités également en cause dans l’affaire Re Trumble et al. and Town of Kapuskasing : une disposition générale autorisant le conseil à prendre des règlements visant le bien-être des citoyens ainsi qu’une disposition autorisant le conseil à prendre ses résolutions, adopter des procédures, conduire ses affaires, etc. en anglais et en français[92]. Interprétant une fois encore de manière très restrictive les dispositions de la loi, le tribunal conclut que le conseil municipal ne possédait pas le pouvoir de prendre le règlement en cause : « The field of language legislation belongs to the federal and provincial governments. Municipalities do not have the power to legislate except in narrow areas of responsibility under the Municipal Act and the French Language Services Act, conferred upon them by the legislature »[93]. Le règlement pris par la municipalité succomba à l’examen de la Cour.

L’état du droit a ainsi longtemps voulu que les lois habilitantes de paliers inférieurs de gouvernement soient interprétées de manière restrictive. Cette approche semblait découler du pouvoir sans réserve des provinces de légiférer relativement aux municipalités[94] et reflétait aussi le courant interprétatif dominant selon lequel le sens littéral des mots choisis par le législateur devait primer. Toutefois, l’accent progressivement placé sur l’interprétation contextuelle des lois[95] a peu à peu conduit à un bouleversement majeur en droit municipal. La décision Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville)[96] rendue en 1994 constituait le prélude à un tournant conceptuel en la matière. Dans cette affaire, le conseil municipal de la ville de Vancouver avait adopté une résolution selon laquelle il cesserait de faire affaire avec Shell Canada jusqu’à ce que le groupe se départisse de ses investissements en Afrique du Sud, une mesure s’inscrivant dans le mouvement de boycottage mondial visant à faire tomber le régime de l’apartheid. Shell soutenait que la résolution n’était pas compatible avec des « fins municipales », c’est-à-dire avec la loi habilitante de la municipalité, la Vancouver Charter, qui prévoyait que le conseil municipal pourvoyait au « bon gouvernement de la ville »[97]. La majorité des juges de la Cour suprême du Canada interpréta restrictivement les pouvoirs implicites octroyés par une telle disposition générale. Toutefois, la minorité dissidente, menée par la juge McLachlin et comprenant le juge en chef Lamer ainsi que les juges L’Heureux-Dubé et Gonthier, mit pour sa part l’accent sur une interprétation « libérale » et « circonspecte » plutôt que sur la traditionnelle interprétation « étroite » et « interventionniste », favorisant ainsi l’efficacité des conseils municipaux. À son avis, une interprétation plus souple de l’étendue des pouvoirs légaux des municipalités s’accorde mieux avec la nature moderne de plus en plus complexe de celles-ci. De plus, selon la minorité, des clauses de type « bon gouvernement » font foi de la volonté du législateur d’empêcher les tribunaux de court-circuiter la volonté des conseils élus.

Ce raisonnement a été repris, entre autres en 2001 dans l’affaire 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville)[98]. Cette affaire phare en droit de l’environnement a confirmé le pouvoir de la municipalité de Hudson de prendre des mesures pour interdire l’usage de certains pesticides qu’elle jugeait poser un risque à la santé de ses citoyens. La Cour y entérine le raisonnement selon lequel en l’absence d’un pouvoir spécifique d’agir dans un domaine précis, une disposition générale de la loi habilitante fait l’affaire. La juge l’Heureux-Dubé écrit :

Dans l’arrêt R. c. Sharma, [1993] 1 R.C.S. 650, p. 668, notre Cour reconnaît que le « principe selon lequel, en tant qu’organismes créés par la loi, les municipalités [TRADUCTION] “peuvent exercer seulement les pouvoirs qui leur sont conférés expressément par la loi, les pouvoirs qui découlent nécessairement ou vraiment du pouvoir explicite conféré dans la loi, et les pouvoirs indispensables qui sont essentiels et non pas seulement commodes pour réaliser les fins de l’organisme” (Makuch, Canadian Municipal and Planning Law (1983), à la p. 115) ». Y sont inclus les pouvoirs en matière de « bien-être général » conférés par la loi provinciale habilitante, sur laquelle les municipalités peuvent se fonder [nos italiques].[99]

Cette manière de voir les choses sera finalement consacrée dans la décision United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville)[100], sous la plume du juge Bastarache. La Cour y souligne le besoin de souplesse rendu nécessaire par la complexité grandissante des villes modernes, ainsi que la nécessité de recourir à l’approche moderne d’interprétation législative maintenant préconisée par la Cour.

Les gouvernements municipaux ont depuis bénéficié de cette interprétation généreuse de leurs pouvoirs. En particulier, la nouvelle approche a servi à favoriser la progression vers l’égalité de statut du français et de l’anglais dans plusieurs municipalités. La décision Canadians for Language Fairness c. Ottawa (Ville)[101], rendue en 2006, en constitue un bon exemple. À l’origine de cette affaire se trouve la décision du conseil municipal de la grande ville d’Ottawa, peu après la fusion l’ayant constituée, d’imposer à la nouvelle ville fusionnée l’ancienne et plus généreuse politique de bilinguisme de la ville d’Ottawa. Le règlement contesté reconnaît le « caractère bilingue de la Ville d’Ottawa »[102] et énonce l’intention de la ville « [d’]accorder les mêmes droits, statuts et privilèges aux deux groupes de langues officielles »[103]. La corporation Canadians for Language Fairness, une coalition de quelques contribuables s’opposant à la politique de bilinguisme de la ville, argumentait notamment qu’Ottawa n’a pas le pouvoir de légiférer en matière de langue en vertu de sa loi habilitante[104], celle-là même dont il avait été question dans les affaires Sault St-Marie et Kapuskasing.

En utilisant la technique d’interprétation moderne adoptée par la Cour suprême dans United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville)[105] ainsi que les articles 8 et 9 de la Loi de 2001 sur les municipalités[106], la juge Métivier de la Cour supérieure de justice conclut que la Ville d’Ottawa a agi à l’intérieur de ses pouvoirs et confirme la validité du règlement municipal sur le bilinguisme[107]. La juge Métivier a également rendu un jugement semblable dans l’affaire Galganov c. Russell (Township)[108]. À l’origine de cette poursuite se trouve la décision de la ville de Russel de prendre un règlement rendant obligatoire l’affichage commercial bilingue. Le règlement se fonde sur les alinéas 11(2)(5) et 11(3)(7) de la Loi de 2001 sur les municipalités, qui octroient à une municipalité le pouvoir de règlementer les panneaux et enseignes sur son territoire ainsi que la culture. La juge Métivier interprète encore une fois la loi habilitante en utilisant la méthode moderne, qui permet une interprétation généreuse donnant effet au but de la loi. Elle conclut que le règlement est valide[109], une décision confirmée par la Cour d’appel de l’Ontario[110]. La ville de Dieppe au Nouveau-Brunswick a récemment connu un épisode similaire[111]. Le conseil municipal de cette communauté constituée d’environ 80 pour cent[112] de locuteurs de langue française y a voté un règlement exigeant que le français soit nettement prédominant dans l’affichage commercial extérieur. Or, deux compagnies de panneaux-réclames avaient annoncé leur intention de contester cette règlementation en Cour, mais ont finalement décidé de ne passer aux actes[113], possiblement en raison des jugements ontariens en la matière.

En somme, en Ontario, une municipalité peut légiférer en matière de langue française pourvu qu’elle le fasse à l’intérieur des pouvoirs conférés par sa loi habilitante. Celle-ci est interprétée largement selon la technique d’interprétation moderne. On tient compte des besoins variés des municipalités modernes, de plus en plus complexes, de même que de la difficulté pour le législateur de prévoir dans le menu détail chacun des pouvoirs nécessaires au bon fonctionnement d’une telle entité. Dans ce contexte, les tribunaux se sont montrés prêts à accepter qu’une clause générale prévoyant des pouvoirs résiduaires fonde la compétence de légiférer par rapport à la langue française.

Une telle interprétation libérale de la loi habilitante du Nunavut et de l’Accord est de mise. Ces derniers sont bien plus préciss que les lois habilitantes des municipalités en cause dans les différentes décisions étudiées : l’étude du cas des municipalités ne fait que montrer à quel point l’interprétation des lois habilitantes doit être généreuse dans un contexte moderne où la nécessité de mesures permettant de protéger ou de développer une langue officielle se fait sentir, d’autant plus qu’on ne peut s’attendre à ce que le législateur prévoie dans le menu détail chaque application d’une disposition qu’il édicte dans une loi habilitante. Avant d’analyser la loi habilitante du Nunavut et l’Accord, il est cependant nécessaire d’expliquer les raisons rendant opportun le rejet du cadre conceptuel traditionnel du pouvoir de légiférer en matière de langue normalement utilisé pour délimiter les compétences législatives dans le cas des provinces et du gouvernement fédéral.

B. Le cas du Nunavut : pourquoi le cadre conceptuel traditionnel du pouvoir de légiférer en matière de langue comme étant accessoire à un champ de compétence ne s’y applique pas ᖃᓄᐃᒻᒪᑦ ᐃᓕᖅᑯᓯᑐᖃᒃᑯᑦ ᖃᓅᓂᖓᓄᑦ ᐃᓱᒪᒋᔭᖃᕐᓂᐊᕐᓗᓂ ᓴᙱᓂᕆᔭᐅᔪᒥᒃ ᐊᑐᖅᑎᑦᑎᓂᐊᕐᓗᓂ ᐱᖁᔭᕐᓂᒃ ᐊᒃᑐᐊᓂᓕᖕᓂᒃ ᐅᖃᐅᓯᕐᓄᑦ ᐃᓕᖅᑯᓯᕐᓄᓪᓗ ᐊᑐᕈᓐᓇᙱᒻᒪᖔᑦ ᓄᓇᕗᒻᒧᑦ

C’est par nécessité, parce que la langue n’a pas fait l’objet d’une allocation exclusive et explicite à un ordre de gouvernement (provincial ou fédéral) en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, que la Cour suprême a décidé que le pouvoir de légiférer en la matière serait accessoire à un champ de compétence existant. Elle affirme : « Une loi prescrivant qu’une ou des langues doivent ou peuvent être utilisées dans certaines situations sera classée à des fins constitutionnelles non comme une loi relative à la langue, mais comme une loi relative à l’institution ou aux activités visées par la disposition »[114]. C’est en fait un simple problème pratique — et historique — qui a mené à l’adoption de cette doctrine.

Ce constat fait resurgir la question : le Nunavut possède-t-il le pouvoir d’adopter l’article 3 de la LPLI et d’imposer aux institutions du gouvernement fédéral d’offrir des services et de communiquer sur ses panneaux d’affichage en langue inuit? Comment un territoire comme le Nunavut peut-il se targuer d’imposer l’usage d’une langue autre que le français ou l’anglais aux institutions du gouvernement fédéral? En fait, la manière traditionnelle d’aborder la question du pouvoir de légiférer par rapport à la langue comme étant accessoire à un champ de compétence ne s’applique pas au cas du Nunavut. Les pouvoirs dont il dispose émanent de législation déléguée et non pas directement de la Constitution. Lui appliquer le raisonnement inhérent à la Loi constitutionnelle de 1867 résulterait de la simple habitude et serait injustifié. Il est donc nécessaire d’examiner la source réelle des pouvoirs législatifs du Nunavut en matière linguistique. Pour ce faire, nous devons nous tourner vers sa loi habilitante ainsi que l’Accord. Rappelons que dans le cas des municipalités, ce pouvoir n’est souvent octroyé que par une interprétation large et téléologique de certaines dispositions relatives aux pouvoirs résiduaires de ces municipalités. La loi habilitante du Nunavut et l’Accord sont autrement plus précis. Le Nunavut se trouve dans une situation unique au Canada. Afin de mieux apprécier ces textes, il est d’abord nécessaire de rappeler brièvement les méthodes d’interprétation législatives utilisées par les tribunaux.

III. Interprétation des dispositions pertinentes de la LPLI ᑐᑭᓕᐅᖅᑕᐅᓂᖏᑦ ᐃᓄᐃᑦ ᐅᖃᐅᓯᖓᓂᒃ ᓴᐳᔾᔨᓂᕐᒧᑦ ᐱᖁᔭᐅᑉ ᐊᒃᑐᐊᓂᓖᑦ ᐊᑐᖅᑕᐅᔭᕆᐊᓖᑦ

A. Principes d’interprétation ᐊᑐᖅᑕᐅᓪᓗᐊᑕᖅᐸᒃᑐᑦ ᑐᑭᓕᐅᕆᓂᐊᕐᓗᓂ

Selon le principe moderne d’interprétation, les lois doivent être lues en tenant compte de leur contexte. Le principe moderne d’interprétation permet de donner effet au but de la loi en fonction de l’entièreté de son texte ainsi que du contexte de son adoption. Cette formulation de l’auteur Drieger a inlassablement été reprise par la Cour suprême du Canada : « Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »[115]. La Loi d’interprétation du Nunavut entérine par ailleurs à son article 10 cette approche adoptée par les tribunaux : « Tout texte est réputé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet »[116].

Les règles d’interprétation sont en général non contraignantes, elles constituent des outils de travail : le lecteur choisit l’outil le mieux adapté à la tâche qui l’occupe[117]. Plusieurs règles d’interprétation permettent donc de mettre en oeuvre le principe moderne. En général, le lecteur recourt au premier abord au sens courant et grammatical des mots, dans la mesure où cette démarche permet de préserver l’harmonie de la disposition avec l’ensemble de la loi et de donner effet à l’intention du législateur[118]. Les tribunaux se fient également de plus en plus aux préambules, car ceux-ci permettent de bien ancrer une loi dans son contexte et de déterminer son caractère véritable. On l’utilise pour établir l’objet de la loi, son caractère d’ordre public ou non, ainsi que sa portée[119]. Selon Côté, c’est cette règle qui s’impose aujourd’hui, et non plus la règle littérale prescrivant qu’on ne tienne compte du préambule qu’en cas d’ambiguïté ou d’obscurité dans la loi[120]. La Loi d’interprétation du Nunavut entérine par ailleurs cette règle de common law à son article 11 : « Le préambule fait partie du texte et en constitue l’exposé des motifs »[121]. Finalement, il existe en interprétation législative certaines présomptions incontournables. L’une d’entre elles veut que le législateur ait connaissance des autres lois en vigueur lorsqu’il édicte une loi. Cette présomption de connaissance des lois empêche le lecteur de supposer que le législateur agit par incompétence ou par ignorance[122].

Avant de tenter d’interpréter la loi habilitante du Nunavut et l’Accord, il importe de diriger notre attention vers l’article 35 de Loi constitutionnelle de 1982[123]. Cette disposition « reconnaît et confirme » les « droits existants et issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis » des peuples autochtones. L’article 35 ne peut être ignoré lorsqu’il s’agit d’esquisser les traits du paysage législatif dans lequel s’inscrit la LPLI. La question de savoir jusqu’à quel point l’article 35 constitutionnalise l’autonomie du Nunavut est une question complexe qui dépasse le cadre de cet article, mais soulignons rapidement que l’article 35 a peut-être pour effet de protéger l’Accord et par conséquent, pourrait peut-être également protéger certains pouvoirs délégués aux Inuit du Nunavut. Quant à la question de savoir si les langues autochtones sont protégées en vertu de l’article 35, elle n’a toujours pas été soumise aux tribunaux, mais plusieurs auteurs[124] s’entendent pour dire que les droits ancestraux protégés par l’article 35 comprennent des droits relatifs à la langue[125]. Toutefois, bien qu’elle soit tout à fait intéressante et d’actualité, nous n’aborderons pas davantage cette question dans le cadre de cet article, puisqu’il existe au Nunavut un accord sur les revendications territoriales qui, considéré conjointement avec la Loi sur le Nunavut, offre un cadre juridique prometteur pour assurer la protection et le développement de la langue inuit.

Au même titre qu’il est nécessaire de considérer l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 pour brosser une esquisse complète du paysage juridique qui sous-tend la LPLI, il importe de garder à l’esprit le principe constitutionnel non écrit de protection des minorités. Les principes non écrits sont des règles constitutionnelles qui ne sont pas textuellement présentes dans la Constitution, mais qui « ressortent de la compréhension du texte constitutionnel lui-même »[126]. Ils permettent de faire face aux problèmes qui ne sont pas prévus dans le texte et constituent un ensemble exhaustif de règles permettant à la Constitution d’évoluer avec la société. Le principe de protection des minorités, exposé en détail par la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec[127], constitue selon toute vraisemblance « une expression que la Cour suprême n’a pas voulue limitative et qui, compte tenu de l’histoire, inclut visiblement les peuples autochtones »[128]. Dans ce renvoi, la Cour suprême affirme au sujet des principes constitutionnels non écrits : « l’évolution de nos arrangements constitutionnels a été marquée par l’adhésion aux principes de la primauté du droit, le respect des institutions démocratiques, la prise en compte des minorités, l’insistance sur le maintien par les gouvernements d’une conduite respectueuse de la Constitution »[129]. Puis, au sujet de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et de la manière dont il reflète le principe non écrit de la protection des minorités :

La « promesse » de l’art. 35, comme l’appelle l’arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, à la p. 1083, reconnaît non seulement l’occupation passée de terres par les autochtones, mais aussi leur contribution à l’édification du Canada et les engagements spéciaux pris envers eux par des gouvernements successifs. La protection de ces droits, réalisée si récemment et si laborieusement, envisagée isolément ou dans le cadre du problème plus large des minorités, reflète l’importance de cette valeur constitutionnelle sous-jacente.[130]

En interprétant la loi habilitante du Nunavut et l’Accord, il est impératif de garder en tête le principe constitutionnel de la protection des minorités et en particulier, l’engagement explicite, la « promesse » inscrite dans la Constitution de veiller à ce que cette minorité puisse prendre les moyens pour s’épanouir et se raffermir au sein du Canada.

B. Analyse de la LPLI à l’aide des principes d’interprétation législative ᐊᑐᖅᑎᑦᑎᓂᖅ ᐊᑐᖅᑕᐅᓪᓗᐊᑕᖅᐸᒃᑐᓂᒃ ᑐᑭᓕᐅᕆᓂᐊᕐᓗᒍ ᐃᓄᐃᑦ ᐅᖃᐅᓯᖓᓂᒃ ᓴᐳᔾᔨᓂᕐᒧᑦ ᐱᖁᔭᖅ

Nous proposons donc d’analyser l’article 3 de la LPLI dans le but de déterminer sa validité, c’est-à-dire de déterminer si le législateur du Nunavut possède le pouvoir d’imposer aux institutions du gouvernement fédéral l’affichage en langue inuit ainsi que l’offre de ses services au public en cette langue. Pour des fins de commodités, voici reproduit dans son entièreté l’article 3 de la LPLI :

Obligations des organisations

3. (1) Conformément au présent article et aux règlements, le cas échéant, les organisations :

  1. affichent leurs panneaux et enseignes publics, y compris les signaux d’urgence et de sortie, en langue inuit en plus de toute autre langue qui pourrait être utilisée;

  2. exposent et diffusent leurs affiches et leur publicité commerciale, le cas échéant, en langue inuit en plus de toute autre langue qui pourrait être utilisée;

  3. veillent à ce que le texte en langue inuit de leurs panneaux, enseignes et affiches publics ainsi que leur publicité commerciale soit au moins aussi en évidence que le texte en toute autre langue qui pourrait être utilisée;

  4. offrent en langue inuit les services d’accueil et les services à la clientèle ou aux usagers disponibles pour le public en général.

Services spécifiques devant être fournis en langue inuit

(2) Une organisation communique avec le public en langue inuit lorsqu’elle fait la prestation des services suivants :

  1. les services essentiels, y compris :

    1. les services ou les interventions de secours ou de sauvetage, ou les services ou les interventions d’urgence semblables, y compris les services d’admission ou de répartition,

    2. les services de santé ainsi que les services médicaux et pharmaceutiques;

  2. les services aux ménages et les services d’hébergement ou d’accueil, y compris :

    1. les services de restauration, d’hôtellerie, d’hébergement ou d’habitation, ainsi que les services en établissement,

    2. les services de base pour les ménages, y compris la distribution d’électricité, de combustible et d’eau ainsi que les services de télécommunications;

  3. les autres services désignés par règlement que le commissaire en conseil estime appropriés parce qu’ils sont essentiels par nature ou qu’ils entraînent des conséquences importantes pour les particuliers.

Communications

(3) En plus des exigences du paragraphe (1), les communications avec le public visées au paragraphe (2) sont :

  1. tous les avis, les mises en garde pu les directives adressées aux usagers ou aux consommateurs de service;

  2. les comptes mensuels, les factures et les réclamations semblables, adressés à des personnes qui peuvent être des locuteurs de la langue inuit;

  3. les autres communications que le commissaire en conseil peut désigner par règlement.

Communications orales et écrites

(4) Le paragraphe (3) s’applique aux communications orales et écrites.

Accommodement pour les organismes du secteur privé

(5) Le commissaire aux langues, après avoir reçu une présentation ou une demande aux termes de la partie 4, et la Cour de justice du Nunavut, après avoir reçu une demande aux termes de la partie 4, peuvent dispenser un organisme du secteur privé d’une obligation qui serait autrement imposée par le présent article et la remplacer par une exigence moins rigoureuse relativement aux communications ou aux services en langue inuit si, selon le cas :

  1. l’organisme du secteur privé est créé à des fins reliées principalement au patrimoine, à l’expression, au renforcement ou à la promotion d’une communauté culturelle ou linguistique autre qu’inuit;

  2. le commissaire aux langues ou la Cour de justice du Nunavut, selon le cas, est convaincu que le respect du présent article imposerait autrement à l’organisme du secteur privé une contrainte excessive.

La première étape de l’analyse consiste à déterminer si le terme « organisation » employé dans la LPLI renvoie réellement aux institutions du gouvernement fédéral aux fins de l’exercice des prérogatives lui étant attribuées par la Loi constitutionnelle de 1867. La LPLI définit ainsi l’expression organisation : « Organisme du secteur public, municipalité ou organisme du secteur privé »[131]. Elle définit à son tour l’expression « organisme du secteur public » de la manière suivante : « Ministère du gouvernement du Nunavut ou organisme public, ou ministère, organisme ou institution du gouvernement fédéral »[132].

Il paraît clair que le législateur entendait donner un sens large au terme « organisation » afin que celui-ci s’applique aux institutions fédérales dans la mesure prévue par la LPLI elle-même. Premièrement, le législateur a créé plusieurs définitions semblables, mais non identiques, qu’il n’utilise pas de manière interchangeable. Ainsi, il définit également, dans la LPLI, les expressions « organisme public » et « institution territoriale » :

« institution territoriale »

S’entend :

  1. du gouvernement du Nunavut;

  2. des organismes judiciaires ou quasi judiciaires;

  3. de l’Assemblée législative;

  4. des organismes publics.

« organisme public »

Sauf disposition contraire d’un règlement, s’entend d’un organisme qui est, à la fois :

  1. créé par les lois du Nunavut;

  2. placé sous l’autorité d’un ministre ou du Conseil exécutif;

  3. désigné comme tel aux termes du paragraphe 1(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques.[133]

Cette démarche élimine toute ambiguïté et il faut en conclure que ces définitions pointues jouent chacune un rôle précis. Lorsqu’il utilise le terme « organisation », le législateur entend bel et bien renvoyer aux « organismes du secteur public », qui comprennent explicitement les institutions du gouvernement fédéral. Sinon, il aurait utilisé l’expression « institution territoriale », qui est défini largement, mais n’inclut pas les institutions du gouvernement fédéral. En somme, le législateur a défini deux expressions, l’une englobant les institutions du gouvernement fédéral et l’autre non, et utilise la première dans un nombre plus restreint de situations. Cela montre qu’il entend précisément que la LPLI s’applique aux institutions du gouvernement fédéral dans certaines situations déterminées.

De plus, suivant le sens courant des mots, les formulations « les organisations [...] affichent leurs panneaux et enseignes publics [...] en langue inuit en plus de toute autre langue »[134] et « les organisations [...] offrent en langue inuit les services d’accueil et les services à la clientèle ou aux usagers disponibles pour le public en général »[135] signifient que toutes les organisations, y compris celles du gouvernement fédéral, devront, dans tous les cas visés, faire usage de la langue inuit. Il n’y a ici aucune ambigüité ou incohérence par rapport au reste de la loi incitant à nous écarter du sens ordinaire des mots. Cette formulation ne permet pas non plus de conclure que le législateur souhaitait limiter cette obligation en fonction d’une doctrine du partage des pouvoirs entre les provinces et le Parlement ou d’un quelconque autre critère.

L’article 3 de la LPLI vise donc bel et bien les institutions du gouvernement fédéral. Il est possible de se questionner sur les raisons de l’importance, aux yeux d’Iqaluit, d’assujettir les institutions du gouvernement fédéral à l’article 3 de la LPLI, compte tenu de la controverse ainsi engendrée. Pour mieux comprendre, il est utile d’étudier le préambule de la loi.

Le préambule de la LPLI s’attarde aux rapports historiques de subordination de la culture et de la langue inuit par rapport aux cultures et aux langues du « Sud ». Il fait état du désir du législateur, pour des raisons identitaires, de protéger la langue et la culture inuit, jusqu’alors absents du coeur même de la plupart des institutions publiques présentes sur le territoire. Le préambule fait état des préoccupations du législateur quant à l’assimilation rapide des locuteurs de la langue inuit. Pour répondre à ces pressions, il préconise de réintroduire la langue inuit non seulement comme langue d’éducation et de travail, mais aussi comme « langue d’usage quotidien dans la prestation de services et dans les communications avec le public dans tous les secteurs de la société du Nunavut » [nos italiques]. Le législateur pose également dans le préambule le droit « inhérent » des Inuit du Nunavut d’utiliser la langue inuit et postule « qu’une action positive est nécessaire pour protéger et promouvoir la langue inuit et l’expression culturelle inuit ». Ainsi, l’on considère que des gestes concrets sont « nécessaire[s] pour améliorer les conditions défavorables aux personnes dont la langue inuit est la seule langue, la langue maternelle ou la langue préférée, et pour s’attaquer à la discrimination systémique dont elles font l’objet ». Le préambule de la LPLI esquisse également un lien entre la vitalité de la langue et de la culture inuit et la vitalité socio-économique au Nunavut, par la promotion de « l’engagement significatif des locuteurs de la langue inuit à tous les paliers de la gouvernance et dans le développement socio-économique au Nunavut ».

Compte tenu de ces buts ambitieux, la LPLI vise manifestement à englober le plus d’acteurs possible, afin de donner une chance réelle à ces objectifs d’être atteints. Les institutions du gouvernement fédéral occupant une importance déterminante dans des pans entiers de la société au Nunavut, il semble raisonnable d’avoir jugé nécessaire de les assujettir à la LPLI pour en maximiser l’efficacité.

Bien sûr, il importe maintenant d’établir si ce pouvoir qu’a exercé Iqaluit lui était réellement dévolu. Pour ce faire, la deuxième étape consiste à analyser le texte des dispositions pertinentes de la loi habilitante ainsi que de l’Accord, dans une démarche analogue à celle qu’on effectue traditionnellement pour cerner les pouvoirs règlementaires d’une municipalité. Comme toujours, cette analyse doit se réaliser sans perdre de vue le texte dans son ensemble ni le contexte de son adoption. Les discours et débats des parlementaires peuvent aider à comprendre ce contexte et nous instruire quant à l’interprétation correcte à donner aux dispositions en cause.

C. Analyse des textes conférant certains pouvoirs au Nunavut ᐊᑐᖅᑎᑦᑎᓂᖅ ᐊᑐᖅᑕᐅᓪᓗᐊᑕᖅᐸᒃᑐᓂᒃ ᑐᑭᓕᐅᕆᓂᐊᕐᓗᒍ ᐃᓄᐃᑦ ᐅᖃᐅᓯᖓᓂᒃ ᓴᐳᔾᔨᓂᕐᒧᑦ ᐱᖁᔭᖅ

Le Nunavut est constitué par la Loi sur le Nunavut[136], adoptée pour mettre en oeuvre l’Accord[137]. Les deux textes doivent donc se lire de pair. Nous nous interrogeons sur l’intention législative parlementaire à l’époque de leur adoption respective. Le Parlement souhaitait-il vraiment octroyer la compétence de légiférer en matière de langue au Nunavut, tout simplement? Si oui, quelles sont les limites de ce pouvoir? S’apparente-t-il à ce qui aurait été octroyé si, au moment d’adopter la Loi constitutionnelle de 1867, la langue avait constitué un chef de compétence?

En réalité, le Parlement n’a pas octroyé un pouvoir absolu au Nunavut de légiférer par rapport à la langue. Il ne peut d’ailleurs déléguer plus de pouvoirs qu’il n’en possède. Pour cette raison, il lui a imposé une seule limite expresse : le Nunavut ne peut pas prendre de mesures qui nuiront au statut du français et de l’anglais, les deux langues officielles du Canada. En dehors de cette limite, le pouvoir de légiférer sur la langue dont jouit le Nunavut est vaste. Au meilleur de nos connaissances, c’est la première fois que le Parlement permet à un autre ordre de gouvernement de légiférer dans des domaines traditionnellement considérés de compétence fédérale. Penchons-nous d’abord sur la Loi sur le Nunavut.

1. La Loi sur le Nunavut ᓄᓇᕗᒻᒧᑦ ᐱᖁᔭᖅ

L’article 23 de la Loi sur le Nunavut constitue, pour le Nunavut, l’équivalent des articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour les provinces et le gouvernement fédéral : cet article détermine ses compétences législatives. L’alinéa 23(1)(n) de la Loi sur le Nunavut prévoit précisément la compétence générale de légiférer en matière de langue sur tout le territoire, sans égard au domaine ou à l’objet visé par la législation. Il prévoit également l’étendue de ce pouvoir. Voici l’extrait pertinent du libellé du paragraphe 23(1) :

23. (1) Sous réserve de toute autre loi fédérale, la législature a compétence pour légiférer en toute matière comprise dans les domaines suivants :

[…]

  1. la préservation, l’utilisation et la promotion de la langue inuktitut, dans la mesure où les lois qui en résultent ne portent pas atteinte au statut du français et de l’anglais, ni aux droits afférents; [nos italiques]

On trouve au paragraphe 23(2) une disposition de « limitation des pouvoirs » qui stipule :

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de conférer à la législature des pouvoirs plus étendus, à l’égard des divers domaines qui y sont énumérés, que ceux qu’attribuent aux législatures provinciales les articles 92 et 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans des domaines similaires.

Suit ensuite son paragraphe 3 :

(3) Sous réserve de toute autre loi fédérale, le paragraphe (2) n’a pas pour effet d’empêcher la législature d’adopter des lois de portée générale applicables aux Indiens et aux Inuit.

L’article 23 confère ainsi expressément au Nunavut le pouvoir de légiférer par rapport à la langue. Quant à la disposition de limitation des pouvoirs voulant que la législature du Nunavut ne bénéficie pas de pouvoirs plus grands que ceux des provinces dans les domaines énumérés à la Loi constitutionnelle de 1867, elle ne régit pas la situation en l’espèce puisqu’elle s’applique aux domaines « énumérés » dans la Loi constitutionnelle de 1867 et que l’alinéa 23(1)(n), qui porte sur la préservation, l’utilisation et la promotion de la langue, ne trouve pas d’équivalent dans cette loi. Un argument voulant que la langue soit une compétence implicitement énumérée, ou, du moins, soit comprise dans les compétences octroyées en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 en vertu du traitement jurisprudentiel dont elle a été l’objet, serait probablement jugé incompatible avec l’intention du législateur d’octroyer la compétence de légiférer par rapport à la langue telle qu’elle apparaît à la lecture de la loi dans son ensemble, à la lecture de l’Accord, ainsi que des débats parlementaires. Il est par ailleurs à noter que la Loi sur le Nunavut prévoit que les pouvoirs du Nunavut se déploient sans limiter la capacité du Parlement d’adopter d’autres lois « de portée générale » s’appliquant au Nunavut[138].

Iqaluit a interprété le pouvoir octroyé par l’article 23 de la Loi sur le Nunavut comme lui permettant de légiférer en ce qui a trait à la langue quant à l’ensemble des activités se déroulant sur son territoire, sans se soucier d’un raisonnement importé de la jurisprudence découlant de l’interprétation de la Loi constitutionnelle de 1867[139]. Le discours du ministre de la Culture, de la Langue, des Aînés et de la Jeunesse du Nunavut, prononcé à Iqaluit en vue de l’adoption imminente de la LPLI, de même que les échanges ayant suivi ce jour-là, illustrent bien la volonté de ne pas tenir compte de cette conceptualisation traditionnelle du pouvoir de légiférer en matière de langue en même temps qu’ils permettent de saisir le contexte politique et culturel de l’adoption de la LPLI :

Mr. Chairman, before we start our detailed discussions, I would like to take a moment to review why Bill 7 is so important. What I have said before bears repeating—for too long Inuit have been denied basic services in their language. There is an absence in Canadian society of understanding, respect, basic rights and the means that are necessary to achieve substantive equality between speakers of the Inuit language and those that speak the other two official languages. Our unilingual elders are being disadvantaged in their homeland. With the dominance of English in many aspects of our society, youth are concerned about losing their ability to speak the Inuit language, and even more so when they become young parents struggling to pass this important part of their ancestral heritage to their children. Our language is endangered. We cannot take this lightly for language is at the heart of Inuit culture. It reflects the generations who came before and their relationship to our Arctic world. It speaks of who we are, how we view our surroundings, and how we wish our children to know their world. To lose one’s language is to lose an essential part of one’s identity. In fact, the survival of our language is crucial to the survival of Inuit as a distinctive people and to our dream for what Nunavut is and will become.[140]

Le ministre précise un peu plus loin les trois objectifs de la LPLI :

Mr. Chairman, the Inuit Language Protection Act has three main objectives which focus on language use in daily life, education and the workplace. The bill contains provisions to ensure that the Inuit language is:

  • A language used daily in services and communication with the public throughout all sectors of Nunavut society;

  • A language of instruction in a school system that prepares children to enter adult life having a rich knowledge of the Inuit language and full ability to use it; and

  • A language of work in territorial institutions thus supporting a representative public service and the full participation of Inuit in it [nos italiques].[141]

Hunter Tootoo, député d’Iqaluit Centre, prendra également la parole à plusieurs reprises au cours de la journée. Il aborde dès le départ la question controversée de la validité de l’application de certaines dispositions de la LPLI au gouvernement fédéral :

There are also some questions I know that will come up in regard to who is bound by this legislation. I know that there have been comments made in the media by the government in the past on this legislation and its authority to… or it’s the federal government and public federal bodies and agencies. I think we need to have those comments clarified on the record, in the air, so that everybody knows where things are at in that aspect. […]

The next definition I want to get on the record is the public sector body. In here it says, […] means a department of the Government of Nunavut or public agency, or a federal department, agency or institution.” Would that include the Canada Post Corporation, or any federal government office or department? Thank you, Mr. Chairman.

Chairman (interpretation): Thank you. Minister Tapardjuk.

Hon. Louis Tapardjuk (interpretation): All the bodies that work in the federal government and federal government departments are the ones that would be impacted by this legislation, Mr. Chairman.[142]

Se trouve ici une confirmation de l’interprétation faite par le législateur du Nunavut du pouvoir lui étant octroyé par l’article 23 de la Loi sur le Nunavut, ainsi que de l’interprétation à donner à l’article 3 de la LPLI. Le ministre confirme que cet article s’applique au gouvernement fédéral, peu importe le domaine de compétence dont il s’agit. En somme, les dispositions étudiées devraient être interprétées comme conférant au Nunavut le pouvoir de prendre des mesures relatives à la langue au sens large, presque comme s’il s’agissait d’une juridiction octroyée à part entière (bien que bornée par quelques limites), permettant au Nunavut d’imposer des obligations au gouvernement fédéral dans des domaines de compétence fédérale. Considérons maintenant un autre texte important pour le Nunavut, l’Accord[143].

2. L’Accord sur des revendications territoriales conclu entre les Inuit de la région du Nunavut et Sa Majesté la Reine du chef du Canada ᐱᖁᔭᖅ ᐱᔾᔪᑎᖃᕐᓗᓂ ᐃᒃᐱᒋᔭᖃᑦᑎᐊᕐᓂᕐᒥᒃ ᐊᖏᖃᑎᒌᒍᑎᒥᒃ ᐃᓄᖕᓄᑦ ᓄᓇᕗᒻᒥᒃ ᓄᓇᑖᖅᓯᒪᕝᕕᐅᔪᒥᒃ ᑯᐃᓐ-ᒧᓪᓗ ᑭᒡᒐᖅᑐᐃᓪᓗᓂ ᐱᔪᓐᓇᐅᑎᒋᔭᐅᔪᓂᒃ ᑲᓇᑕᒥᐅᓄᑦ

L’Accord constitue l’autre texte important à analyser en vue de comprendre le contexte à l’origine de la délégation des compétences législatives du Parlement du Canada au Nunavut en matière de langue. Les termes de l’Accord, qui s’inscrit dans la mouvance de l’autonomie gouvernementale, montrent qu’une des raisons mêmes de la création du Nunavut était de favoriser la prise de mesures autonomes par le peuple inuit afin d’assurer une protection accrue et un développement de la langue et la culture inuit. L’Accord traite de la promotion de la culture dans son préambule, ainsi qu’en son chapitre 37. Son préambule[144] énonce :

Attendu :

que les Inuit, représentés par la Fédération Tungavik du Nunavut, revendiquent sur la région du Nunavut, décrite en détail au chapitre 3, un titre ancestral fondé sur leur utilisation, exploitation et occupation – traditionnelles et actuelles – des terres, des eaux et de la banquise côtière qui s’y trouvent, suivant leurs us et coutumes;

[…]

que les parties ont négocié le présent accord sur des revendications territoriales dont les objectifs sont les suivants : […] favoriser l’autonomie et le bien-être culturel et social des Inuit [nos italiques].

Le chapitre 37 de l’Accord prévoit quant à lui :

37.1.1 Les principes suivants guident la mise en oeuvre de l’Accord et se reflètent dans le plan de mise en oeuvre :

[…]

  1. L’objectif que prévoit l’Accord et qui consiste à favoriser l’autonomie et le bien-être social et culturel des Inuit doit se refléter dans la mise en oeuvre de celui-ci; [...] [nos italiques].

On énonce ainsi clairement l’objectif de favoriser l’autonomie du peuple inuit et son épanouissement culturel, non seulement dans le préambule de l’Accord, mais aussi dans son corps même. En interprétant une disposition de la Loi sur le Nunavut telle que l’alinéa 23(1)(n), il est impératif de garder à l’esprit que la Loi sur le Nunavut est une loi mettant en oeuvre des dispositions de l’Accord[145], un texte protégé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[146].

Au moment de l’adoption du projet de loi C-132, la Loi concernant la création du territoire du Nunavut destinée à devenir la Loi sur le Nunavut, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de l’époque, Thomas Siddon, prononce un discours[147]. Il débute en soulignant sa fierté du travail acharné, échelonné sur de longues années, aboutissant à l’Accord. D’entrée de jeu, il prononce les paroles suivantes, appuyant l’interprétation selon laquelle le Parlement avait bel et bien l’intention d’octroyer un pouvoir unique en son genre à Iqaluit, lui octroyant pleine compétence pour légiférer en matière de langue :

Le nouveau gouvernement territorial aura les mêmes pouvoirs législatifs qu’ont à l’heure actuelle les autres gouvernements territoriaux. En outre, la Loi sur le Nunavut donne à l’Assemblée législative le pouvoir de légiférer dans le but précis de mettre en vigueur l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut et de préserver et défendre l’inuktitut [nos italiques].[148]

Ce passage semble indiquer que le Parlement octroyait ainsi au Nunavut les mêmes pouvoirs qu’aux autres gouvernements territoriaux, en plus des pouvoirs nécessaires à la mise en oeuvre des buts précis de l’Accord, visant à donner à Iqaluit des pouvoirs extraordinaires permettant la préservation et la défense de la langue inuit. M. Jack Iyerak Anawak, député de Nunatsiaq[149], prend ensuite la parole en inuktitut et en français. Il précise :

Les revendications territoriales et la création du Nunavut sont des éléments essentiels de l’autodétermination des Inuits. Ces derniers ont été pendant trop longtemps écartés de la prise de décisions économiques et politiques importantes qui avaient un impact sur leurs vies. Grâce à l’accord sur les revendications territoriales et à la création du Nunavut, nous reprenons enfin le contrôle de nos propres affaires. Par ces moyens, nous assurons aussi la protection et le rehaussement de notre identité comme peuple distinct, c’est-à-dire notre culture, notre langue, notre mode de vie [nos italiques].[150]

Ces extraits illustrent qu’un aspect important, voire primordial, de la création du Nunavut était d’octroyer un très large pouvoir aux Inuit leur permettant de prendre les mesures nécessaires à la protection et au développement de leur langue et afin qu’ils puissent s’épanouir au sein du Canada tout en protégeant leur identité particulière.

Bref, les dynamiques uniques ayant mené à la création du Nunavut nous interdisent d’y appliquer la manière traditionnelle de conceptualiser le pouvoir de légiférer quant au statut, aux droits et aux privilèges d’une langue. À ce sujet, il est intéressant de noter qu’à l’époque de ces débats, treize ans après le premier référendum sur la sécession du Québec et deux ans à peine avant le deuxième, les souvenirs des désirs sécessionnistes au Québec sont vifs et frais à la mémoire de plusieurs[151]. L’idée d’accorder une latitude législative considérable à un peuple distinct lui permettant de fleurir au sein du cadre fédéral canadien plutôt que de s’y sentir étouffé semblait considérée favorablement par une portion importante des parlementaires. Plusieurs débats sur l’autonomie gouvernementale autochtone en général, ou simplement, sur l’importance de favoriser la diversité culturelle, se sont tenus de manière parallèle aux débats et discours concernant la création du Nunavut. Voici un extrait d’une intervention d’Ethel Blondin[152], députée de la circonscription Western Arctic, à propos de la place qu’occupent les peuples autochtones au Canada, qui permet de mieux comprendre la saveur des échanges de l’époque :

La motion d’identité nationale recouvre toute une gamme de questions, d’idées et de sentiments : absence de conflits, loyauté envers le gouvernement national, absence de risque de sécession, harmonie et bonne entente entre les gens de divers coins du pays, fierté et sentiment d’être Canadien, coopération plutôt que tension entre divers ordres de gouvernement, priorité accordée à l’identité nationale plutôt qu’aux intérêts régionaux et sentiments de satisfaction ou d’insatisfaction qui découle de notre appartenance au pays. Ce sont là autant de facettes de la cohésion sociale nationale. [...] Je parlerai aujourd’hui de la mesure proposée du point de vue de ses effets sur les aspirations autochtones et leur patrimoine distinctif. Au fil des ans, le Canada a été affligé de nombreux problèmes d’unité nationale ou de cohésion sociale. L’attention s’est portée dernièrement sur le conflit entre francophones et anglophones et la perspective de souveraineté nationale du Québec. [...] Idéalement, la diversité ethnique devrait être un facteur de développement de l’identité nationale.[153]

Ce contexte historique permet de saisir à quel point les parlementaires ont pu être favorables à l’octroi de pouvoirs élargis au nouveau territoire qu’ils constituaient, afin de permettre une réelle prise de contrôle par les Nunavimiuts de leur langue et de leur culture, assurant ainsi une destinée paisible et un plein épanouissement à ce peuple qui enrichirait le Canada par sa diversité plutôt que de s’y sentir écrasé.

IV. Limites au vaste pouvoir du Nunavut de légiférer en matière de langue ᐃᓱᓕᑦᑕᕐᓂᖏᑦ ᐊᖏᔪᒻᒪᕆᐅᑉ ᐱᔪᓐᓇᐅᑎᒋᔭᐅᔫᑉ ᐊᑐᓕᖅᑎᑦᑎᓂᐊᕐᓗᓂ ᐱᖁᔭᕐᓂᒃ ᐊᒃᑐᐊᓂᓕᖕᓂᒃ ᐅᖃᐅᓯᕐᓄᑦ ᐃᓕᖅᑯᓯᕐᓄᓪᓗ

A. Les limites contenues dans la Loi sur le Nunavut elle-même ᐃᓱᓕᑦᑕᕐᕖᑦ ᓇᓂᔭᐅᔪᑦ ᑕᕝᕙᓂᒻᒪᕆᒃ ᐱᖁᔭᕐᒥ

La première frontière du vaste pouvoir du Nunavut de légiférer en matière de langue se trouve dans l’article 23 de la Loi sur le Nunavut[154]. Elle découle à la fois des obligations constitutionnelles du gouvernement canadien envers les deux langues officielles du Canada et d’une dynamique politique et historique particulière. La première Loi sur les langues officielles fédérale est entrée en vigueur en 1969[155]. Cette loi a fait du français et de l’anglais les langues officielles du Canada, leur a garanti un statut égal et a octroyé au public le droit de communiquer avec les institutions fédérales dans la langue officielle de son choix, lorsque la demande le justifie. Or, dans la loi créant les Territoires du Nord-Ouest[156], le statut, les droits et les privilèges de la langue française ne sont pas précisés. La question s’est alors posée de savoir si la Loi sur les langues officielles fédérale ou l’article 20 de la Charte canadienne pouvait assurer la prestation de services en français par le gouvernement territorial, qui est institué par législation fédérale[157]. En mars 1984, le Parlement voulut modifier la Loi sur les Territoires du Nord-Ouest[158] afin d’y introduire une disposition assurant la protection du français. La réaction des Territoires du Nord-Ouest fut négative, et, après négociation, une entente fut conclue selon laquelle ces derniers adopteraient leur propre loi sur les langues officielles qui reconnaîtrait le statut du français et accorderait un droit de recevoir des services de la part des institutions territoriales en cette langue[159]. En vertu de cette entente, le gouvernement du Canada prenait en charge les coûts liés à la mise en oeuvre des mesures. Le Parlement inséra dans la Loi sur les Territoires du Nord-Ouest une disposition empêchant que la nouvelle Loi sur les langues officielles résultant de l’entente puisse être modifiée sans son approbation[160].

La Loi sur le Nunavut est entrée en vigueur en 1999. Elle prévoit que les lois des Territoires du Nord-Ouest n’ayant pas été abrogées à la date de son entrée en vigueur[161] sont applicables au territoire du Nunavut. Cela assure une transition en douceur de l’ancienne entité juridique vers la nouvelle. Puisque la Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest n’a pas été révoquée avant l’entrée en vigueur de la Loi sur le Nunavut, elle se trouvait automatiquement en vigueur au Nunavut. Le statut du français et de l’anglais ne peut être modifié sans l’assentiment du Parlement fédéral[162]. C’est une manière pour le Parlement fédéral de s’assurer du respect de sa propre Loi sur les langues officielles[163], mais également du respect des dispositions linguistiques de la Charte canadienne, qui garantissent l’égalité de statut et de privilèges de l’anglais et du français dans les institutions du gouvernement fédéral. C’est donc parce qu’elle abroge l’ancienne Loi sur les langues officielles reçue des Territoires du Nord-Ouest que la nouvelle Loi sur les langues officielles du Nunavut, a dû être approuvée par le Parlement, contrairement à la LPLI. Les pouvoirs des Territoires du Nord-Ouest sont, après tout, de législation fédérale déléguée et il s’agit là d’une protection de grande importance pour le Canada.

En effet, la question de savoir si les obligations linguistiques applicables aux institutions fédérales s’appliquent aux territoires fédéraux et, plus précisément, si le gouvernement territorial est assimilable à une institution du « Parlement et du gouvernement du Canada » au sens des articles 16 à 20 de la Charte canadienne, demeure ouverte[164]. Dans le premier arrêt Québec (P. G.) c. Blaikie[165], qui posait la question de la constitutionnalité de certaines dispositions de la Charte de la langue française[166], la Cour suprême avait statué que les « lois » dont il est fait mention à l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867)[167] réfèrent également à la législation déléguée. En 1981, dans la deuxième affaire Québec (P. G.) c. Blaikie[168] concernant l’application de ce même article 133 aux règlements adoptés par le gouvernement provincial de même qu’aux règlements municipaux (entre autres), la Cour suprême concluait que l’article 133 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique s’applique effectivement aux règlements qui constituent de la législation déléguée, ainsi qu’aux règles de pratique adoptées par les tribunaux judiciaires et quasi judiciaires. La Cour concluait toutefois que l’article 133 ne s’applique pas aux règlements d’organismes municipaux ou scolaires[169].

En somme, selon la deuxième affaire Blaikie, les règlements adoptés par le gouvernement sont considérés comme une extension du pouvoir législatif et, à ce titre, sont couverts par l’article 133, mais pas ceux adoptés par des organismes municipaux. Dans l’affaire R. v. St-Jean[170], il était question de la validité, en vertu de l’article 133, d’un constat d’infraction au code routier produit en anglais seulement. La question à trancher était de savoir si une ordonnance du Yukon devait être considérée comme une loi du Parlement. Les demandeurs argumentaient entre autres que le gouverneur en conseil constituait une institution du gouvernement et du Parlement du Canada au sens du paragraphe 16(1) de la Charte canadienne[171]. La Cour suprême du Yukon a rejeté l’argument, affirmant que les rédacteurs de la Charte canadienne n’avaient pas envisagé une telle possibilité et statuant que l’article 30 et l’alinéa 32(1)(b) de la Charte canadienne assimilent à certaines fins le Yukon aux autres provinces du Canada[172]. La Cour souligne également que les lois territoriales entrent en vigueur après avoir été confirmées par le lieutenant-gouverneur en conseil et non par le Parlement fédéral, le commissaire agissant comme chef de l’exécutif du territoire et non comme représentant du cabinet fédéral[173]. En vertu de cette décision, l’article 133 ne s’appliquerait donc pas aux « lois » édictées par les institutions territoriales. Les institutions de la législature du Yukon sont donc considérées comme distinctes (quoique subordonnées) des institutions du Parlement fédéral. Les auteurs Robert Leckey et André Braën contestent vigoureusement le raisonnement du juge Meyers et affirment que « [d]ans chaque territoire, la législature agit en lieu et place du Parlement, exerçant une fonction législative générale »[174]. Ils soutiennent de plus que la Cour n’a pas tenu compte de l’article 31 de la Charte canadienne selon lequel « [l]a présente Charte n’élargit pas les compétences législatives de quelque organisme ou autorité que ce soit »[175]. D’après eux, pour cette raison, les territoires ne peuvent en aucun cas être assimilés aux provinces et ils sont assujettis aux obligations fédérales en matière de langue.

De toute manière, même si, selon l’état actuel de la jurisprudence, la législature du Yukon et, par extension, celle du Nunavut ne sont pas soumises aux mêmes exigences que le Parlement du Canada en matière de langue, n’oublions pas que la protection du français et de l’anglais est assurée par la législation linguistique : la nouvelle Loi sur les langues officielles du Nunavut l’assure et elle ne peut être modifiée sans l’aval du Parlement. Cette limite en matière d’égalité de statut du français et de l’anglais est donc en pratique imposée au Nunavut sans qu’il soit nécessaire de trancher la question de son assujettissement aux obligations linguistiques fédérales en tant qu’institution du Parlement fédéral. D’ailleurs, dans l’affaire Fédération franco-ténoise c. Canada (P. G.)[176] la Cour a refusé de se prononcer sur la question de l’applicabilité des dispositions linguistiques de la Charte canadienne aux Territoires du Nord-Ouest puisqu’en adoptant sa Loi sur les langues officielles, le législateur a appliqué, sur son territoire, les mêmes protections et obligations que celles prescrites par la Charte canadienne :

Comme je l’ai signalé plus haut dans le jugement, le libellé des art. 16 à 20 de la Charte [canadienne] et celui des dispositions équivalentes de la [Loi sur les langues officielles] des [Territoires du Nord-Ouest] sont très semblables. D’autre part, la Loi sur les langues officielles] des [Territoires du Nord-Ouest] prévoit un mécanisme flexible dont le libellé ressemble beaucoup au par. 24(1) de la Charte [canadienne] relativement à l'obtention d'une réparation efficace en cas de violation. Le Parlement s'est assuré, en vertu de son adoption de l'art. 43.1 de la [Loi sur les Territoires du Nord-Ouest], que les droits garantis par la [Loi sur les langues officielles] des [Territoires du Nord-Ouest] ne seront pas limités par l'abrogation ou la modification de celle-ci. Étant donné ces circonstances, il est évident que la [Loi sur les langues officielles] des [Territoires du Nord-Ouest] et l’art. 43.1 de la [Loi sur les Territoires du Nord-Ouest] constituent des réponses législatives à l’initiative de la Charte [canadienne] visant à protéger et à promouvoir les deux langues officielles partout au Canada.[177]

Les limites imposées à la législature du Nunavut afin d’assurer la protection du français et de l’anglais sont donc claires et les statuts, les privilèges et les droits de ces deux langues sont intacts, même en ce qui a trait aux obligations en vertu de la Charte canadienne, qui se trouvent à être imposées de manière indirecte.

Un observateur hypothétique adoptant le point de vue selon lequel les territoires constituent des institutions du Parlement fédéral pourrait peut-être, en se penchant sur la nouvelle Loi sur les langues officielles du Nunavut, se poser la question de la validité de l’adoption d’une langue officielle autre que le français et l’anglais par un territoire sans l’obtention préalable d’une modification constitutionnelle en bonne et due forme. Ce raisonnement, en plus de présumer que les lois sur les langues officielles adoptées par les territoires sont invalides, prend également pour prémisse que conférer un statut officiel à une langue autochtone dans un territoire donné nuit au français ou à l’anglais et, donc, fait violence au paragraphe 16(1) de la Charte canadienne. Nous sommes en désaccord avec cette prémisse qui omet de concilier le paragraphe 16(1) de la Charte canadienne, le principe non écrit de protection des minorités et l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Toutefois, cette hypothèse intéressante permet d’illustrer, par un raisonnement a contrario, que la nouvelle Loi sur les langues officielles du Nunavut (et, par extension, la LPLI, qui ne fait que donner corps à l’idée d’une troisième langue officielle instaurée par cette loi) ne nuit pas au statut du français et de l’anglais puisque si le contraire était vrai, cela impliquerait vraisemblablement que la Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest serait invalide, une affirmation qui ne saurait être avancée sérieusement.

Ainsi, le Parlement fédéral octroie au Nunavut un large pouvoir de légiférer en matière de langue, limité seulement dans la mesure où il ne doit pas porter atteinte aux droits et aux statuts des langues française et anglaise. La question se pose alors de savoir si le fait d’exiger que l’affichage en langue inuit soit au moins aussi évident que l’affichage dans les autres langues officielles porte atteinte aux droits et aux statuts du français et de l’anglais[178]. Il est peu probable que ce soit le cas. La LPLI n’exige pas que la langue inuit soit nettement prédominante, mais plutôt, qu’elle soit simplement aussi évidente. Le français et l’anglais jouissent tous deux d’une égalité de statut; il n’enlève rien au statut de l’anglais que la version française se trouve tout à côté de manière aussi évidente, et inversement. L’exigence en matière d’égalité de statut du français et de l’anglais requiert simplement qu’une langue ne prime pas sur l’autre. Au Québec, le français doit être affiché de manière nettement prédominante par rapport aux autres langues[179], toutefois, dans cette province, la loi ne prescrit pas une égalité de statut entre le français et l’anglais, mais bien une prédominance du français. Cela ne pose aucun problème : il relève du pouvoir de la province de légiférer par rapport au statut, aux droits et aux privilèges de la langue française dans les domaines qui relèvent de ses champs de compétence, conformément à la Loi constitutionnelle de 1867, dans la mesure où elle respecte la Charte canadienne.

Il semble qu’Iqaluit soit consciente de cette limitation à son pouvoir. En plus de la limite explicitement prévue par le Parlement à l’article 23 de la Loi sur le Nunavut, la nouvelle Loi sur les langues officielles du Nunavut[180] adoptée par le Nunavut protège explicitement l’anglais et le français en reconnaissant leur égalité de statut, de droits et de privilèges[181]. De plus, cette loi reconnaît explicitement dans son préambule l’obligation de protéger et de promouvoir la vitalité de la communauté francophone, de même que la nécessité d’assurer tant aux communautés inuit que francophone les ressources nécessaires au renforcement de leur expression culturelle et de leur vitalité collective[182]. La LPLI spécifie également à son alinéa 2(1)(a) qu’elle ne porte pas atteinte au statut du français et de l’anglais[183]. Le ministre de la Culture, de la Langue, des Aînés et de la Jeunesse affirmait d’ailleurs à ce sujet, toujours dans le cadre de son discours en comité plénier précédant l’adoption de la LPLI :

Mr. Chairman, I will conclude by emphasizing that through Bill 7, we will be taking direct and comprehensive action to fulfill our obligation under Article 32 of the Nunavut Land Claims Agreement to respond to the linguistic goals and objectives of Inuit and their land claim rights. The Inuit Language Protection Act affirms the inherent right to the use of the Inuit language in Nunavut and outlines the actions government is required to take to protect and promote it. At the same time, it affirms the commitment of the Government of Nunavut to uphold the English and French language rights of our citizens [nos italiques].[184]

Cet extrait semble indiquer que la législature, tout en assurant la protection de la langue inuit, ne délaisse pas celle des langues française et anglaise. Il est vraisemblable que la législature est tout à fait consciente des limites à son pouvoir de promotion et de protection de la langue inuit, un pouvoir qu’elle ne peut exercer au détriment de la protection des langues française et anglaise.

B. L’argument de la liberté d’expression ᐃᓱᒪᖅᓲᑎᖃᕐᓂᕐᒥᒃ ᐅᖃᓪᓚᒍᓐᓇᕐᓂᕐᒧᑦ ᐊᐃᕙᔾᔪᑕᐅᔪᖅ

Certains détracteurs des mesures de protection de la langue, notamment en ce qui a trait à la langue d’affichage dans le secteur commercial, ont tenté d’argumenter que celles-ci briment la liberté d’expression garantie à l’alinéa 2(b) de la Charte canadienne. La question de savoir si l’alinéa 2(b) de la Charte canadienne comprend la liberté de s’exprimer dans la langue de son choix s’est tout d’abord posée au Québec, dans les affaires Ford c. Québec et Devine c. Québec[185]. La Charte de la langue française, dans sa première mouture, exigeait l’absence de toute autre langue que le français sur les panneaux commerciaux, afin de s’assurer que le « visage linguistique » du Québec soit, et continue d’être français, en concordance avec sa situation démographique. Des commerçants avaient été mis à l’amende pour non-respect de la loi et contestaient sa validité. L’affaire s’est rendue en Cour suprême. La Cour confirma tout d’abord, pour la première fois, que le discours commercial tombe sous le coup de l’alinéa 2(b) de la Charte canadienne[186]. Ensuite, elle détermina que la liberté d’expression comprend la liberté de s’exprimer dans la langue de son choix :

La langue est si intimement liée à la forme et au contenu de l’expression qu’il ne peut y avoir de véritable liberté d’expression linguistique s’il est interdit de se servir de la langue de son choix. Le langage n’est pas seulement un moyen ou un mode d’expression. Il colore le contenu et le sens de l’expression.[187]

Quant à savoir si l’exigence de s’exprimer uniquement en français sur les panneaux d’affichage brime la liberté d’expression, la Cour y répondit par l’affirmative. De plus, selon celle-ci, cette atteinte ne se justifie pas en vertu de l’article premier de la Charte canadienne, qui prévoit dans quelle circonstance une atteinte à la Charte canadienne peut se révéler justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique[188]. Selon la Cour, des mesures alternatives permettant de parvenir au même but, tout en garantissant une moindre entrave à la liberté d’expression, sont disponibles : la présence d’une autre langue d’affichage en plus du français, même si celui-ci doit apparaître de manière prédominante, serait un moindre mal acceptable. Une telle mesure brimerait certes l’alinéa 2(b), mais serait justifiable en vertu de l’article premier :

Puisque la preuve soumise par le gouvernement indique que la prédominance de la langue française ne se reflétait pas dans le « visage linguistique » du Québec, les mesures prises par le gouvernement auraient pu être conçues spécifiquement pour régler ce problème précis tout en restreignant le moins possible la liberté d’expression. Alors qu’exiger que la langue française prédomine, même nettement, sur les affiches et les enseignes serait proportionnel à l’objectif de promotion et de préservation d’un « visage linguistique » français au Québec et serait en conséquence justifié en vertu des Chartes québécoise et canadienne, l’obligation d’employer exclusivement le français n’a pas été justifiée. On pourrait exiger que le français accompagne toute autre langue ou l’on pourrait exiger qu’il soit plus en évidence que d’autres langues. De telles mesures permettraient que le « visage linguistique » reflète la situation démographique du Québec où la langue prédominante est le français. Cette réalité devrait être communiquée à tous, citoyens comme non-citoyens, quelque soit leur langue maternelle. Cependant, l’usage exclusif du français ne résiste pas à l’examen fondé sur le critère de la proportionnalité et ne reflète pas la réalité de la société québécoise.[189]

À la suite de cette décision, le législateur québécois a modifié la Charte de la langue française pour exiger que le français soit utilisé de manière prédominante sur les panneaux d’affichage plutôt qu’exclusivement[190]. On peut en conclure que lorsque la mesure attentatoire aux droits est d’importance proportionnelle au but recherché tout en assurant l’atteinte la plus minimale possible dans les circonstances, la Cour la considérera vraisemblablement conforme à la Charte canadienne. L’analyse de la validité de l’article 3 de la LPLI au regard du critère de la liberté d’expression est certainement assujettie à ce raisonnement juridique récemment reconfirmé par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Galganov c. Russel[191]. Dans cette affaire, dont il a déjà été question plus haut, deux activistes contestaient la validité d’un règlement sur l’affichage bilingue adopté par la municipalité de Russel. Ils argumentaient, entre autres choses, que le règlement porte atteinte à l’alinéa 2(b) de la Charte canadienne. Pour les motifs énoncés par la Cour suprême dans les affaires Ford et Devine, la Cour d’appel confirma que l’obligation de s’exprimer dans une autre langue en plus de celle de son choix constitue certes une atteinte à l’alinéa 2(b), mais une atteinte minimale et proportionnelle à l’objectif important et légitime de protection et d’égalité de statut des langues française et anglaise.

Dans ce contexte, il est fort peu probable que les tribunaux considèrent que la LPLI brime la liberté d’expression d’une manière injustifiable dans le cadre d’une société libre et démocratique. Celle-ci ne devrait donc normalement pas constituer un obstacle ou une limite insurmontable à l’application de l’article 3 de la LPLI. De plus, il n’est pas du tout clair qu’un « ministère, organisme ou institution » du gouvernement fédéral jouit du droit constitutionnel de s’exprimer en vertu de la Charte canadienne.

Conclusion ᐃᓱᓕᓐᓂᖓ

La LPLI est une loi audacieuse qui met en place un système complet de protection, de revalorisation et de revitalisation de la langue inuit. Parmi les mesures adoptées, certaines exigent que les institutions du gouvernement fédéral fournissent leurs services destinés au « public en général » en langue inuit ainsi que d’afficher ses panneaux en leur langue, en plus de toute autre langue. La question sérieuse de savoir si le Nunavut détient le pouvoir d’assujettir le gouvernement fédéral à ces mesures de protection de la langue inuit se pose et s’est effectivement posée dans le cadre de l’adoption de la LPLI. Jamais au Canada un corps législatif n’a prétendu posséder exclusivement sur son territoire le pouvoir de légiférer par rapport à la langue. Ce pouvoir a traditionnellement été exercé de manière accessoire à un champ de compétence octroyé en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867[192] et donc de manière concurrente par les provinces et le législateur fédéral. Or, il n’y a pas lieu d’importer un tel raisonnement dans le cadre juridique régissant les pouvoirs législatifs du Nunavut. Celui-ci possède bel et bien le pouvoir de légiférer par rapport à la langue sur son territoire, y compris en ce qui concerne les institutions du gouvernement fédéral.

En effet, le Nunavut n’est pas une province et le raisonnement juridique faisant appel à la jurisprudence entourant la Loi constitutionnelle de 1867 ne s’y applique pas. Il faudra plutôt se référer à sa loi habilitante et à l’Accord pour s’informer de ses pouvoirs législatifs. La jurisprudence au sujet du pouvoir des municipalités de légiférer quant à la langue aide à comprendre le processus approprié d’analyse des lois habilitantes du Nunavut, puisque les deux sont des créatures de législation déléguée. Dans le cas des municipalités, c’est grâce à l’utilisation de la méthode moderne d’interprétation large et libérale que l’existence du pouvoir de règlementer en matière de langue officielle a enfin été reconnue, alors même que les lois habilitantes n’offraient généralement que des dispositions de pouvoirs résiduels ne mentionnant pas la langue. La même méthode d’interprétation législative s’applique à la loi habilitante du Nunavut et à l’Accord, sans toutefois qu’une interprétation aussi généreuse soit nécessaire, car contrairement à celles des municipalités, la loi habilitante du Nunavut est limpide au sujet de la langue. Cela peut s’expliquer par le fait qu’au terme de travaux de longue haleine et de négociations ardues, le Parlement fédéral souhaitait, au moment de la création du Nunavut, permettre à ce nouveau territoire d’enfin prendre de manière autonome des mesures freinant l’érosion accélérée de la langue inuit. Cette intention se révèle clairement à la lecture de la Loi sur le Nunavut[193] de même qu’à celle de l’Accord[194]. La lecture des débats à la Chambre des communes en témoigne également.

Peu après sa création, le Nunavut s’est empressé de légiférer par rapport à la langue. Pour assurer un maximum d’efficacité aux mesures ainsi adoptées, il y a assujetti le gouvernement fédéral, important pourvoyeur de services et entité omniprésente dans la vie des Nunavimiuts. Il l’a fait sans ambiguïté. Les discours et débats prononcés en vue de l’adoption de la LPLI confirment cette position. Le principe constitutionnel non écrit de la protection des minorités ainsi que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 appuient une telle démarche.

Évidemment, ce pouvoir est circonscrit par certaines limites, notamment l’interdiction de porter atteinte au statut, droits et privilèges des langues anglaise et française. La LPLI exige que la langue inuit soit utilisée de manière au moins aussi évidente que les autres langues officielles, et non pas de manière prédominante. Il est peu probable que les tribunaux jugent que d’exiger un tel emploi de la langue inuit en matière d’affichage porte atteinte au statut des langues anglaise et française.

Cette réflexion au sujet de la LPLI éclaire quelques facettes seulement d’un sujet fort complexe et soulève plusieurs autres questions. Par exemple, une province comme le Nouveau-Brunswick pourrait-elle mieux protéger l’érosion du français avec l’aide du Parlement, qui, moyennant une certaine dose de volonté politique, pourrait lui déléguer son pouvoir accessoire complémentaire de légiférer en matière de langues[195]? Bien sûr, les ordres de gouvernement protègent jalousement leurs compétences… et, pourtant, le gouvernement fédéral s’est bel et bien départi de ce pouvoir dans le cas du Nunavut. De la même manière, plusieurs peuples autochtones au Canada, devant l’assimilation possible et dangereusement imminente, pourraient vraisemblablement choisir de prendre de plus en plus de mesures visant à protéger leur langue et leur culture. Certaines Premières nations pourraient-elles, dans le cadre de la délégation de pouvoirs en vertu du processus d’autonomie gouvernementale, acquérir un pouvoir analogue à celui du Nunavut en matière de langue? L’état périlleux dans lequel se trouve un nombre important de langues pourrait le justifier.