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Introduction

Le présent article a pour objet de démontrer que, si l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[1] confère des droits linguistiques aux peuples autochtones du Canada, la Couronne a une obligation positive de protéger les langues autochtones. Cette étude reprend ainsi l’intuition d’auteurs comme Fontaine[2] ou Leitch[3] qui s’entendent pour dire que les principes élaborés par la Cour suprême du Canada en matière de droits relatifs aux langues officielles, garantis à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés[4] (Charte), devraient avoir une certaine application en matière de droits linguistiques autochtones qui, eux, seraient protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Il s’agit de la première analyse en profondeur de cette intuition. Fontaine propose une obligation positive qui serait fondée sur une obligation morale de pallier les effets dévastateurs qu’ont eu les pensionnats sur les cultures et les langues autochtones. Nous irons plus loin en proposant que l’obligation positive de l’État est une obligation proprement juridique : elle découle d’une interprétation de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 à la lumière des principes adoptés par la Cour suprême dans sa jurisprudence portant sur les droits relatifs aux langues officielles.

Leitch, pour sa part, propose l’existence d’un droit autochtone à l’éducation en langue autochtone. Bien que nous soyons d’accord avec cette thèse dans son ensemble, notre approche sera plus nuancée. Nous proposons l’existence d’un droit à la vitalité linguistique, c’est-à-dire un droit à ce qu’une langue soit préservée, employée et transmise de génération en génération. L’éducation en langue autochtone est bien entendu une composante fondamentale dans la réalisation de ce droit. Cependant, le droit à l’éducation, même s’il existe, n’est pas nécessairement applicable à bon nombre de communautés linguistiques autochtones.

Par exemple, un droit à l’éducation serait d’application difficile dans la communauté taguiche qui, aujourd’hui, compte moins d’une dizaine de locuteurs[5]. L’application du droit à l’éducation suppose l’existence d’une communauté de locuteurs qui sont en mesure de fonder et d’entretenir des écoles ou autres institutions pédagogiques. Dans le cas du taguiche, l’application à la vitalité linguistique passerait d’abord par des efforts de revitalisation linguistique. Selon la thèse que nous proposons, l’État aurait une obligation de financer de tels efforts. Ainsi, l’obligation d’assurer la vitalité linguistique pourrait se manifester différemment d’une communauté à l’autre selon les besoins linguistiques de chacune d’elles. Nous établirons d’abord que les langues autochtones bénéficient d’une protection constitutionnelle pour ensuite cerner la nature et la portée de cette protection. Les auteurs qui ont réfléchi à la question s’accordent pour dire que la Couronne a une obligation positive à l’endroit des langues autochtones et de leurs locuteurs. Ce consensus se fonde largement sur des arguments d’ordre moral ou politique, plutôt que sur des considérations de nature juridique. En particulier, d’aucuns ont noté que les politiques assimilationnistes de l’État canadien ont largement contribué à l’agonie des langues autochtones. En effet, la politique des pensionnats a contribué sans aucun doute à l’extinction accélérée des langues autochtones. Nous laisserons aux auteurs autochtones le soin de raconter cette histoire, dramatique et rebutante[6].

Pour nos fins, il est important de noter que, des 61 langues autochtones parlées au Canada, seules trois ont une chance de survie, soit le cri, l’ojibway et l’inuktitut[7]. Même si cet argument est susceptible d’influer le législateur, il en serait autrement en ce qui concerne les tribunaux. Bien que la Couronne soit en grande partie responsable du déclin des langues autochtones, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il existe une obligation juridique de réparer les dégâts, encore moins une obligation constitutionnelle. Cet article s’attardera à jeter les bases d’une justification juridique de l’obligation positive qui incombe à l’État de protéger la vitalité réelle des langues autochtones. Selon nous, et comme le proposent aussi Fontaine et Leitch, l’obligation positive de la Couronne à l’endroit des langues autochtones prend sa source d’abord dans l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, mais aussi dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada qui porte sur les droits des communautés de langue officielle garantis par la Charte à l’article 23. Bien entendu, il existe des différences fondamentales entre l’article 23 et l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. D’abord, l’article 23 ne confère de droits qu’aux communautés de langue officielle. Ensuite, l’article 23 fait partie intégrante de la Charte alors que l’article 35 lui est extrinsèque, limitant ainsi les réparations rendues par le paragraphe 24(1) qui ne s’applique qu’aux articles de la Charte. Cependant, nous sommes d’avis que certains principes établis dans la jurisprudence qui interprète l’article 23 sont pertinents à l’interprétation de l’article 35.

Ceci ne veut pas dire cependant que les langues autochtones se voient accorder le statut de langues officielles de facto. Nous prétendons que l’obligation positive de la Couronne découle de la nature des droits linguistiques eux-mêmes : dans plusieurs arrêts concernant les langues officielles, la Cour suprême du Canada énonce le principe suivant lequel la protection constitutionnelle d’une langue n’a aucun sens si la Couronne ne prend pas de mesures proactives pour la protéger[8]. Une protection de principe n’empêchera jamais une langue de mourir dans les faits[9]. Il faut donc changer la situation linguistique vécue, soit « l’écologie langagière »[10], ce qui implique une intervention étatique.

Afin de replacer notre argumentation dans son contexte, nous commencerons par accomplir une synthèse de la doctrine portant sur les droits linguistiques des peuples autochtones reconnus par l’article 35. Nous définirons ensuite la portée de l’obligation positive qui incombe à l’État de protéger les langues autochtones à la lumière de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada en matière de droits linguistiques et des normes internationales.

I. Les droits linguistiques autochtones en tant que droits ancestraux

Contrairement aux articles 16 à 23 de la Charte, qui garantissent des droits linguistiques aux communautés de langue officielle, le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ne fait pas mention explicite de droits linguistiques autochtones :

35. (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

35. (1) The existing aboriginal and treaty rights of the aboriginal peoples of Canada are hereby recognized and affirmed.

Seuls les « droits ancestraux » et « issus de traités » des peuples autochtones sont protégés en vertu du paragraphe 35(1). Nous nous pencherons plus particulièrement sur les droits ancestraux, à savoir si leur portée peut inclure des droits linguistiques. Dans l’affirmative, nous approfondirons plus avant la nature exacte de ces droits. Nous nous limiterons à l’examen de la vitalité linguistique comme droit ancestral en passant outre à l’analyse des divers traités qui devrait faire le sujet d’une étude ultérieure. Il s’agit là d’une omission intentionnelle : notre étude est d’une portée plus large alors que l’étude des traités nécessite un examen plus détaillé et approfondi du cadre juridique dans lequel évoluent des communautés précises.

Bien que la Cour suprême du Canada se soit penchée à plusieurs reprises sur la définition des termes « droits ancestraux » contenus à l’article 35[11], la question de savoir s’ils incluent des droits linguistiques n’a toujours pas été confirmée par la Cour. Ceci dit, à notre avis, il est possible d’inférer de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada que les droits ancestraux incluent effectivement des droits linguistiques, bien qu’il soit difficile de définir, sur ce seul fondement, la portée et la nature précise de ces droits.

Dans l’arrêt Van der Peet, la Cour suprême du Canada énonce très clairement quels sont les critères définitoires d’un droit ancestral. Pour résumer très brièvement, afin de constituer un droit ancestral, une activité doit correspondre à une pratique, coutume ou tradition faisant « partie intégrante de la culture distinctive »[12] du peuple autochtone concerné. Ainsi, il ressort clairement de l’arrêt Van der Peet que les droits ancestraux comprennent des droits liés à la protection de pratiques culturelles et qu’ils ne se limitent pas à des revendications foncières[13]. Or, comme le souligne le Rapport de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme, la protection de la culture passe irrémédiablement par la langue : « la langue est en outre la clef du progrès culturel. Certes langue et culture ne sont pas synonymes, mais le dynamisme de la première est indispensable à la préservation de la seconde »[14]. Il apparaît dès lors raisonnable de dire que le concept de « pratique culturelle », autochtone ou non, comprend l’usage d’une langue[15]. Les rapports étroits entre la culture et la langue ont d’ailleurs été reconnus par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mahé[16]. Bien que cet arrêt ait été rendu dans le contexte des communautés de langue officielle, il n’y a pas lieu, à notre avis, de faire exception à ce principe en ce qui concerne les peuples autochtones :

[I]l est de fait que toute garantie générale de droits linguistiques, surtout dans le domaine de l’éducation, est indissociable d’une préoccupation à l’égard de la culture véhiculée par la langue en question. Une langue est plus qu’un simple moyen de communication; elle fait partie intégrante de l’identité et de la culture du peuple qui la parle.[17]

La Cour suprême du Canada réitère dans ce passage un principe déjà énoncé dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba[18], dans lequel il est dit que

[l’]importance des droits en matière linguistique est fondée sur le rôle essentiel que joue la langue dans l’existence, le développement et la dignité de l’être humain. C’est par le langage que nous pouvons former des concepts, structurer et ordonner le monde autour de nous. Le langage constitue le pont entre l’isolement et la collectivité, qui permet aux êtres humains de délimiter les droits et obligations qu’ils ont les uns envers les autres, et ainsi, de vivre en société.[19]

Il devient dès lors possible de formuler un syllogisme. D’une part, selon Van der Peet, les pratiques culturelles autochtones sont protégées; d’autre part, tel que le reconnaît l’arrêt Mahé, langue et culture sont inextricablement liées. En conséquence, les langues autochtones sont protégées au même titre que les pratiques culturelles. Il nous faut toutefois apporter deux nuances importantes à cette affirmation.

D’abord, l’articulation d’un syllogisme ne suffira sans doute pas à convaincre un tribunal de l’existence d’un droit ancestral à la vitalité linguistique. La preuve du droit ancestral devra être faite au moyen d’éléments de preuve concrets. La nature de ceux-ci variera selon les cas et aura un impact sur la définition précise du droit linguistique reconnu. Étant donné ce caractère variable, nous n’aborderons pas la question de la preuve ancestrale, notre étude étant principalement centrée sur des questions de droit. Aux fins de cette étude, nous présumerons que la preuve concrète de ce droit ancestral aura été faite avec succès. Il convient simplement de noter que cette question demeure d’une importance fondamentale.

Ensuite, le lien que trace Mahé entre langue et culture est synchronique et vivant. Or, dans Van der Peet, une pratique culturelle relevant d’un droit ancestral ne sera protégée que si elle existait à l’époque précoloniale, soit avant le contact avec les Européens. Survient donc le danger que seules les pratiques culturelles archaïques et figées dans un passé lointain soient protégées. Cette exigence est difficilement conciliable avec la réalité linguistique : les langues, autochtones ou non, sont des phénomènes sociaux dont le renouveau perpétuel est un signe de vitalité. Protéger une langue revient à lui insuffler cette vitalité en finançant et en promouvant les institutions qui permettent la transmission et le développement de celle-ci[20].

Enfin, il convient de noter que l’inclusion de droits linguistiques parmi les droits ancestraux autochtones est reconnue par la Cour suprême des États-Unis, dont les décisions en la matière ont fortement influencé la définition des droits ancestraux au Canada[21]. Cette approche est d’ailleurs conforme à celle adoptée par la Finlande, la Nouvelle-Zélande, la Colombie et le Nicaragua, qui, comme le Canada, doivent composer avec des minorités linguistiques autochtones[22]. Ainsi, il est raisonnable que l’article 35 protège les langues autochtones à titre de pratiques culturelles faisant partie intégrante de leur culture distinctive.

Cependant, le fait qu’elles soient protégées ne donne pas nécessairement lieu à une obligation positive de la Couronne de prendre des mesures pour assurer le développement de ces langues ou même pour garantir leur vitalité en créant des institutions semblables à celles qui jouent ce rôle pour les langues officielles. Quoi qu’il en soit, nous argumenterons dans la prochaine section que si une obligation positive existe, c’est sur l’article 35 qu’elle pourra être fondée. Même s’ils font miroiter la possibilité d’une obligation positive en matière de droits linguistiques autochtones, nous partageons l’avis de Richstone qu’une telle obligation positive ne peut s’ancrer dans l’article 15, ni, à l’instar de McGilp et Dassios, dans l’article 27[23].

En ce qui concerne l’article 15, outre le fait que la langue n’est pas toujours un motif reconnu de discrimination[24], la Couronne ne pourrait être forcée d’agir que dans le cas d’une contravention à l’article 15, c’est-à-dire en présence d’une action discriminatoire à l’égard des locuteurs d’une langue autochtone[25]. Ainsi, l’obligation positive de corriger les effets de la discrimination en question ne pourrait être qu’en rapport à une action étatique précise. Ceci, à notre sens, ne fait pas naître un droit linguistique analogue aux droits linguistiques dont profitent les communautés de langue officielle, c’est-à-dire le droit collectif d’être assuré de sa sécurité linguistique[26].

Selon la thèse de Tarnopolsky, une réclamation fondée sur l’article 27, conjuguée avec l’article 15, pourrait fonder l’ordonnance d’un tribunal enjoignant la Couronne à financer des programmes de soutien à une culture minoritaire. Une telle ordonnance serait justifiée selon cet auteur s’il y existait une inégalité de financement entre deux groupes culturels[27]. Sans vouloir critiquer cette thèse de façon détaillée, nous nous limiterons à dire qu’elle serait d’application limitée dans le contexte linguistique. Les programmes assurant la protection des communautés de langue officielle sont très bien financés par le gouvernement canadien, surtout relativement aux programmes de soutien aux langues autochtones. Selon nous, il serait malgré tout difficile de prétendre que ce sous-financement constitue de la discrimination au sens de l’article 15, discrimination qui, en plus, irait à l’encontre du principe de multiculturalisme enchâssé à l’article 27 où il est établi que toute interprétation de la Charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel du Canada. Le constituant, en promulguant les articles 16 à 23, a créé un État bilingue, c’est-à-dire que deux langues ont été déclarées officielles à l’exclusion de toute autre langue. Il s’agit déjà là d’une discrimination, au sens très large, qui s’inscrit au coeur de l’identité canadienne telle que la conçoit le constituant. Il s’ensuit — pour le meilleur ou pour le pire — que les langues officielles seront privilégiées par rapport aux autres langues. Ainsi, alléguer l’existence d’une discrimination dans un tel contexte linguistique reviendrait à alléguer que la Charte est elle-même discriminatoire, ce que ne peuvent admettre les principes d’interprétation.

Ceci n’empêche pas pour autant les peuples autochtones de réclamer un financement accru de ces programmes de soutien linguistique en se fondant sur l’article 35[28]. Une telle réclamation ne revient toutefois pas à revendiquer l’égalité avec les langues officielles. C’est ici que réside la différence entre le traitement juridique des langues autochtones et des langues immigrantes, ces dernières ne profitant d’aucune protection constitutionnelle, si ce n’est des garanties incertaines de l’article 27.

II. La nature des droits linguistiques autochtones

Si l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 garantit des droits linguistiques aux peuples autochtones, quelle est la nature de cette protection? Sur ce point, ni la jurisprudence ni la doctrine n’offrent de réponses définitives. Les éléments de réponse qu’offre la doctrine sont sommaires. De plus, les auteurs qui s’aventurent sur ce terrain ont aussi des opinions variables quant à l’ouverture potentielle des tribunaux.

Richstone, même s’il reconnaît que des droits linguistiques autochtones pourraient être protégés par l’article 35, se montre sceptique quant à la portée des obligations qui en découleraient pour le gouvernement :

Les tribunaux admettraient sans doute volontiers que la constitutionnalisation des droits linguistiques autochtones a pour effet de protéger les langues autochtones contre toute action gouvernementale qui tenterait d’en prohiber l’usage. Constituerait ainsi un acte enfreignant l’article 35 le déni du droit de chaque peuple autochtone d’utiliser sa langue à l’intérieur de ses institutions représentatives. Cependant, et ceci rejoint nos conclusions relativement à l’étendue de l’article 27 de la Charte, il est difficile de voir dans l’article 35 un « droit-créance » permettant aux peuples autochtones de réclamer des subventions publiques pour l’apprentissage et le développement de leurs langues.[29]

Richstone n’est prêt à reconnaître qu’une obligation négative en vertu de l’article 35, bien qu’il reconnaisse qu’une obligation positive pourrait naître des obligations qui incombent au Canada en vertu du droit international. Les conventions internationales auxquelles réfère Richstone, soit la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[30] (Déclaration) et la Convention (nº 107) relative aux populations aborigènes et tribales[31] de l’Organisation internationale du travail, étaient en cours de révision au moment où il écrivait[32]. Nous allons voir que ces conventions internationales n’ouvrent pas la porte à une obligation positive, mais que d’autres instruments de droit international appuient effectivement la thèse de Richstone[33].

En revanche, d’autres auteurs, qui s’appuient par analogie sur le régime américain des droits ancestraux, sont d’avis qu’il existe une obligation positive à la charge de l’État de protéger les langues autochtones :

This [American] analysis may be relevant to the protection of linguistic rights of cultures other than French and English in Canada. As indicated, the Supreme Court of Canada has held that freedom of expression includes the right to use the language of one’s choice, and has stated that “language is not merely a means of interpersonal communication [or] carrier of content… Language is content [Ford].” Thus, governmental programs which fund one language group, but not another, in the schools or for public advocacy purposes, constitute a direct interference with the content of individual thought, belief and expression. As such, Canadian governments should not be permitted to “prefer” particular language groups in expending public funds because to do so is akin to a government “preference” for particular ideas or beliefs. Government must be neutral with respect to ideology, and, in our opinion, also with respect to culture and language.[34]

Il faut souligner que l’affirmation de McGilp et Dassios s’applique aussi bien aux langues parlées par les communautés immigrantes qu’aux langues autochtones. Ces auteurs proposent donc que la Couronne assume une obligation positive à l’égard de l’ensemble de ces langues. Cependant, comme nous l’avons expliqué plus haut, si les langues autochtones n’ont pas de statut officiel, l’article 35 leur confère tout de même un statut de langues protégées, ce qui les distingue des langues immigrantes. L’article 35, interprété à la lumière de la jurisprudence portant sur les droits linguistiques, ouvre la porte à une obligation positive générale, c’est-à-dire, dont l’existence n’est pas tributaire de chaque cas d’espèce.

À l’opposé, Slattery propose qu’un statut de langue officielle de facto soit reconnu aux langues autochtones en vertu de la protection dont elles bénéficient à l’article 35[35]. Dans les sections qui suivent, nous offrirons une position plus nuancée, à savoir que les droits linguistiques autochtones, s’ils jouissent d’un statut constitutionnel singulier, se distinguent néanmoins des droits conférés aux communautés de langue officielle. Plus précisément, à notre avis, l’État assume une obligation positive à l’endroit des langues autochtones, ce qui les différencie des langues immigrantes. Cette obligation positive possède toutefois un contenu sensiblement différent de l’obligation positive de l’État à l’égard des communautés de langue officielle.

Le contenu de l’obligation de l’État à l’endroit des langues autochtones est défini par les besoins et les intérêts des peuples autochtones, alors que celle qui se rattache aux communautés de langue officielle est définie par la Constitution ou la législation. Reconnaître aux langues autochtones le statut de langues officielles de facto reviendrait à leur conférer des droits analogues à ceux que possèdent les communautés de langue officielle en vertu de la Constitution, par exemple, le droit des administrés de communiquer avec les autorités fédérales en langue autochtone. Selon nous, l’obligation de la Couronne envers les langues autochtones se limiterait à favoriser leur survie.

C’est d’ailleurs l’approche recommandée par le Rapport du groupe de travail sur les langues autochtones, dont les études démontrent que le statut de « langue officielle » n’a pas nécessairement d’impact sur la vitalité d’une langue. Les auteurs de ce rapport favorisent une approche communautaire, en vertu de laquelle le gouvernement fédéral garantirait aux peuples autochtones les moyens de prendre en main la vitalité de leurs langues[36]. Les besoins de chaque communauté étant différents, les modalités de ces programmes de prise en main varieraient d’une communauté à l’autre.

Les origines distinctes des droits linguistiques autochtones et des droits relatifs aux langues officielles font ressortir une autre différence importante. Les droits linguistiques autochtones sont des droits implicites aux droits ancestraux garantis, alors que les droits relatifs aux langues officielles sont des droits constitutionnels exprès. La Couronne a donc une obligation positive en matière linguistique envers tous les peuples autochtones dans la mesure où chacun de ceux-ci, au moment de leur contact avec la Couronne, parlait une langue autochtone. La situation est tout autre aujourd’hui, la majorité des langues autochtones étant en voie d’extinction, lorsqu’elles ne sont pas déjà éteintes. L’obligation positive de la Couronne s’étendrait donc aussi aux peuples autochtones dont la langue est aujourd’hui éteinte. Par conséquent, cette obligation positive aurait pour contenu de fournir aux communautés autochtones les moyens de revitaliser leurs langues dans la mesure du possible.

A. L’obligation positive de l’État comme corollaire des droits linguistiques

Nous proposons dans cette section que l’obligation positive due aux peuples autochtones en matière de langues découle de la nature même des droits linguistiques. Ainsi, l’obligation positive de l’État en matière de droits linguistiques n’a pas de lien nécessaire avec le pouvoir des tribunaux d’ordonner à l’État de légiférer dans un but réparateur, comme le permet le paragraphe 24(1) de la Charte. Même si l’article 35 est extrinsèque à la Charte, l’obligation positive de l’État en matière de droits linguistiques autochtones découle de la nature du droit linguistique lui-même, ce qui est d’ailleurs reconnu par les divers instruments de droit international en matière de protection des droits linguistiques que nous aborderons à la fin de cette étude. Afin d’étayer notre position, nous nous appuierons d’abord sur la thèse de Green, selon laquelle les droits linguistiques, en raison de leur caractère singulier, supposent une obligation positive de l’État. Nous référons ensuite, par analogie, aux obligations positives qui incombent à l’État en matière de langues officielles.

Comme le fait remarquer Bastarache, l’évolution récente des droits linguistiques a fait de ceux-ci des droits fondamentaux[37]. Bastarache réfère à titre d’exemple à la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques[38], qui comporte des dispositions en ce sens, ou encore les arrêts de la Cour suprême du Canada Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba[39] et R. c. Mercure[40]. L’existence d’un droit fondamental n’entraîne pas nécessairement une obligation positive à la charge de l’État. Nous songerons par exemple à la liberté d’expression : un droit fondamental selon la Cour suprême du Canada[41], qui n’entraîne toutefois pas d’obligation positive de la part de l’État[42].

Quoi qu’il en soit, Green considère les droits linguistiques comme étant des droits fondamentaux spéciaux dans la mesure où ils sont collectifs[43]. Selon cet auteur, le caractère fondamental des droits linguistiques provient de ce qu’ils assurent la sécurité linguistique du particulier — la sécurité de pouvoir employer sa langue — qui ne peut être assurée sur le plan individuel sans assurer la sécurité linguistique collective du groupe[44]. Ainsi, le caractère fondamental des droits linguistiques ne se rattache pas au « rôle essentiel que joue la langue dans l’existence, le développement et la dignité de l’être humain »[45]; ce rôle essentiel ne justifierait que le droit de parler une langue quelconque, non pas celui de parler une langue spécifique[46].

Le caractère fondamental des droits linguistiques n’est pas non plus issu du fait que la perte d’une langue est une catastrophe culturelle et scientifique comme semble le proposer Fontaine par exemple[47]. Selon Green, ce dernier argument justifierait l’importance des droits linguistiques, mais non pas une obligation positive de l’État de protéger une langue en voie de disparition. À son avis, cette considération fait néanmoins des langues, dans leur dimension collective, des objets plus importants que leurs locuteurs dans la mesure où les langues feraient l’objet d’une protection étatique alors que les droits individuels de leurs locuteurs ne bénéficient pas nécessairement d’une protection active de la part de l’État[48]. En revanche, le concept de sécurité linguistique justifie non seulement le caractère fondamental des droits linguistiques, mais aussi l’obligation positive de l’État de la garantir. La sécurité linguistique ne peut exister sans investissements de la part de l’État[49].

Si on se fie à la thèse de Green, il n’existe aucune raison a priori de privilégier une langue plus qu’une autre. Si les droits linguistiques sont fondamentaux, ils le sont pour tous, auquel cas l’État aurait une obligation positive envers toutes les communautés linguistiques[50], incluant les langues autochtones. Pour Green donc, le régime de langues officielles qui existe au Canada est justifié entre autres par la « realpolitik » : le français et l’anglais sont langues officielles parce que les communautés linguistiques correspondantes détiennent le pouvoir démographique de faire éclater la fédération canadienne[51]. Greene soutient également que la taille des communautés de langues officielles justifie leur statut dans la mesure où chacune d’elles constituent une masse critique assurant une vitalité linguistique à long terme[52].

Ainsi, la thèse de Green justifie l’existence de droits linguistiques autochtones dans la mesure où les peuples autochtones sont des communautés linguistiques, qui, comme toute communauté linguistique, devrait avoir droit à une sécurité linguistique.

Toutefois, on ne pourra justifier sur cette base que les langues autochtones soient mieux protégées que les langues immigrantes. Nous ne pourrons pas non plus justifier que soient protégés les droits linguistiques des peuples autochtones dont la langue a disparu.

La protection constitutionnelle des langues autochtones n’est donc pas justifiée par un argument moral de la tenure de celui de Green, mais par un argument historique : la Couronne entretient un rapport spécial de nature fiduciaire avec les peuples autochtones, dont elle protège les droits ancestraux[53], y compris les droits linguistiques. Selon Green, ce genre de favoritisme linguistique n’est justifié dans une société démocratique que s’il ne cause pas de tort aux communautés linguistiques qui n’ont pas de droits linguistiques garantis. Sans accomplir une étude approfondie, il est possible de spéculer qu’une protection accrue des langues autochtones ne ferait pas de tort direct aux communautés linguistiques immigrantes. En revanche, le bilinguisme officiel canadien aurait causé des torts aux langues autochtones, auquel cas leur protection, du moins d’un point de vue politique, est d’autant plus pressante[54].

Si la Cour suprême du Canada n’a pas adopté, à notre connaissance, la thèse de Green de façon explicite, sa jurisprudence récente en matière de droits linguistiques énonce très clairement que les droits relatifs aux langues officielles entraînent une obligation positive de l’État de faire en sorte qu’ils puissent être exercés. La Cour suprême du Canada justifie cette approche en se basant sur des principes généraux de droit linguistique ainsi que des principes généraux d’interprétation constitutionnelle. Or, ces principes s’appliquent aux droits linguistiques autochtones.

La Couronne a une obligation positive d’agir pour favoriser le maintien et l’épanouissement des langues officielles. Dans un domaine tel que l’éducation, l’existence d’une obligation positive est évidente, car elle est prévue explicitement dans la Constitution[55]. Il en va de même pour l’obligation de légiférer dans les deux langues officielles, du moins, dans certains ressorts[56], ainsi que pour l’obligation de fournir des services dans les deux langues[57]. En plus de la Constitution, certaines provinces se sont imposé des obligations d’agir par la voie législative. Mentionnons à cet effet la Loi sur les services en français de l’Ontario[58], ou la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick[59].

Dans la même veine, il convient de citer l’article 530 du Code criminel[60], selon lequel un accusé peut subir son procès dans la langue officielle de son choix, peu importe où l’accusé subira son procès. Selon l’arrêt Beaulac[61], il découle de cette disposition que les cours provinciales et les cours supérieures doivent être en mesure d’entendre des procès dans les langues minoritaires des provinces où elles se situent. Il ne s’agit pas simplement d’un droit procédural auquel un tribunal peut déroger, mais d’un droit fondamental[62]. Qui plus est, il s’agit d’un droit fondamental qui nécessite une intervention active de l’État, car, comme le dit le juge Bastarache, les droits linguistiques « ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis »[63]. Le droit de subir son procès en français en Colombie-Britannique serait en effet vide de sens si l’appareil judiciaire était incapable de le mettre en oeuvre.

Une obligation positive incombe également à l’État en vertu de l’article 23 de la Charte, qui reconnaît le droit de faire instruire ses enfants dans l’une ou l’autre langue officielle, là où le nombre de locuteurs de ces langues le justifie. Le droit de faire instruire ses enfants dans une langue minoritaire entraîne l’obligation corollaire des provinces de créer des écoles dont l’enseignement est dispensé dans une langue officielle minoritaire. Les provinces doivent non seulement créer de telles écoles, mais leur gestion doit être assurée par la communauté minoritaire dont les enfants fréquentent ces écoles. Cette interprétation large, libérale et, surtout, téléologique de l’article 23, est adoptée par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Mahé et Arsenault-Cameron, qui, comme l’arrêt Beaulac, rejettent l’interprétation restrictive des dispositions linguistiques de la Charte adoptée par la Cour dans les arrêts Société des Acadiens c. Association of Parents[64], MacDonald c. Ville de Montréal[65] et Bilodeau c. Manitoba (P.G.)[66].

L’interprétation libérale des droits linguistiques est motivée par le caractère réparateur des dispositions linguistiques de la Charte[67]. Le caractère réparateur de l’article 530 du Code criminel justifie également son interprétation large et libérale[68]. Dans chacun de ces cas, le constituant ou le législateur cherchait à réparer une inégalité. Dans le cas de l’article 23, le constituant cherchait « à remédier à l’échelle nationale, à l’érosion progressive des minorités parlant l’une ou l’autre langue officielle et à appliquer la notion de “partenaires égaux” des deux groupes linguistiques officiels dans le domaine de l’éducation »[69]. Quant à l’article 530 du Code criminel, le législateur cherchait à remédier aux inégalités linguistiques inhérentes à l’appareil judiciaire[70].

Ainsi, les droits linguistiques, dans la mesure où ils poursuivent un objectif réparateur, entraînent une obligation positive de l’État de mettre en place des structures appropriées à des fins réparatrices. En ce qui concerne les langues officielles, l’objectif est de réparer une inégalité entre les deux communautés de langue officielle. Les obligations positives qu’entraîne cet objectif sont relativement claires : fonder des écoles, maintenir un appareil judiciaire bilingue, etc.

Il en est autrement pour les droits linguistiques autochtones. En effet, le texte de cet article ne laisse pas supposer qu’il existe une obligation positive de l’État à leur égard. Mais s’il est possible de démontrer que l’article 35 a lui aussi un objectif réparateur, il s’ensuivrait que les obligations de l’État face aux langues autochtones seraient elles aussi de nature positive.

L’article 35 a-t-il un objectif réparateur même s’il est extrinsèque à la Charte? Dans l’arrêt Sparrow[71], la Cour suprême reconnaît, comme c’est le cas pour les articles 16 à 23 de la Charte, que « la nature même du par. 35(1) laisse supposer qu’il y a lieu de l’interpréter en fonction de l’objet qu’il vise »[72]. Qui plus est, la Cour suprême cite avec approbation le jugement de la Cour d’appel, qui rejette une interprétation restrictive du paragraphe 35(1) :

Une telle interprétation du par. 35(1) ferait abstraction à la fois de ses termes et du principe selon lequel la Constitution doit recevoir une interprétation libérale et réparatrice. Nous ne pouvons accepter que ce principe s’applique avec moins de force aux droits ancestraux qu’à ceux garantis par la Charte, compte tenu particulièrement de l’histoire et de la méthode d’interprétation des traités et des lois concernant les Indiens commandée par des arrêts comme Nowegijick c. La Reine [référence omise].[73]

Ainsi, l’interprétation libérale et réparatrice du paragraphe 35(1) découlerait de la présence même de cette disposition dans la Constitution. Une telle interprétation du paragraphe 35(1) est d’autant plus justifiée qu’elle fait écho au principe élaboré dans Nowegijick[74], selon lequel les traités avec les peuples autochtones doivent bénéficier d’une interprétation libérale et réparatrice, l’honneur de la Couronne étant en jeu dans ses rapports avec eux.

Selon Slattery, le contexte dans lequel l’article 35 a été adopté lui confère son caractère réparateur :

When the Special Joint Committee on the Constitution agreed unanimously to insert the section [35], the occasion was treated by all parties as one of historic significance. The later deletion of the section, as the result of the federal-provincial accord of November 1981, caused a sharp reaction among native Canadians. Intensive lobbying and public demonstrations led to its reinstatement, in a slightly amended form. These facts suggest that section 35 was intended to operate in a remedial fashion.[75]

Si l’article 35 protège des droits linguistiques autochtones, et que cette protection entraîne une obligation positive de l’État de pallier les problèmes que subissent les communautés de langues autochtones, quelle réparation s’impose? Dans le cas des langues officielles, l’État cherche à réparer l’inégalité entre le français et l’anglais[76]. L’inégalité entre les langues autochtones et les deux langues officielles est indisputable. L’égalité linguistique est-elle pourtant l’objectif recherché? Nous ne nous attarderons que peu sur la question de la réparation, qui, comme nous l’avons souligné plus haut, devrait être taillée à la mesure des besoins de chaque communauté linguistique autochtone. Cependant, à ce sujet, les recommandations faites par le Rapport du groupe de travail sur les langues autochtones[77] ou le Report of the National First Nations Elders Language Gathering[78] constituent un point de départ intéressant.

Les modalités particulières des réparations convenables sont largement tributaires de faits que nous n’avons pas l’occasion ici d’apprécier comme, par exemple, la taille des communautés individuelles, le nombre de locuteurs d’une langue autochtone qu’on y trouve, le nombre d’enfants en bas âge, etc. Il convient malgré tout d’examiner la question préliminaire de savoir si une réparation est disponible. Rappelons que l’article 35 ne fait pas partie de la Charte. Une réclamation formulée en vertu de cette disposition ne peut se prévaloir du paragraphe 24(1), qui permet l’obtention de réparations pour toute violation de la Charte. Une violation de l’article 35 ne pourrait être sanctionnée que par le biais de l’article 52, qui permet l’annulation de toute loi incompatible avec la Constitution du Canada. L’obligation négative de la Couronne est donc tout au moins garantie.

Cette garantie n’exclut pas la possibilité d’une obligation positive, qui pourrait être reconnue par les tribunaux sur la base de leur compétence inhérente, mais aussi sur la base de la nature intrinsèque des droits linguistiques. C’est d’ailleurs le point de vue de Slattery, qui se montre optimiste quant à la possibilité d’obtenir des réparations convenables pour toutes réclamations faites en vertu de l’article 35[79]. Nous verrons dans la section suivante que dans de nombreuses actions fondées sur l’article 35, la réparation accordée est analogue aux réparations disponibles en droit administratif. Ces réparations peuvent avoir un effet positif dans le contexte des droits linguistiques[80]. Nous examinerons néanmoins s’il est possible d’obtenir des réparations plus concrètes et spécifiques.

B. L’obligation positive découlant de l’obligation fiduciaire

Nous verrons dans cette section que, contrairement à ce que propose de Varennes[81], il n’est pas clair que l’obligation positive de la Couronne envers les communautés linguistiques autochtones puisse découler ou être générée par l’obligation fiduciaire qui la lie aux peuples autochtones. La Cour suprême du Canada a confirmé, dans l’arrêt Guerin[82], l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones[83]. La nature de cette obligation reste nébuleuse dans le contexte plus large du droit canadien des fiducies[84], sans parler de son application au droit autochtone[85]. En vertu de cette obligation, la Couronne doit veiller aux intérêts des autochtones et se garder d’agir à leur encontre. Tel que l’expliquent Borrows et Rotman :

Fiduciary law’s primary purpose is to preserve the integrity of important, socially and/or economically valuable or necessary relationships that arise as a result of human interdependency. It also provides protection for beneficiaries who are involved in fiduciary relations from the potential for indecorous activities against their interests by unscrupulous fiduciaries.[86]

C’est sur la base de cette obligation fiduciaire que de Varennes fait reposer l’existence d’une obligation positive de la Couronne de protéger les langues autochtones[87]. De Varennes explique que ce devoir de protéger les langues autochtones implique l’obligation de fournir l’instruction publique et des services gouvernementaux en langues autochtones[88]. C’est apparemment la voie suivie par les États-Unis et la Finlande en cette matière[89].

Il est raisonnable de croire qu’une obligation positive envers une communauté linguistique entraîne l’obligation de créer des infrastructures communautaires garantes de la survie de cette langue. C’est d’ailleurs la position élaborée par la Cour suprême en la matière[90]. Cependant, s’il existe une obligation positive de la Couronne de protéger les langues autochtones, nous proposons que celle-ci ne repose pas nécessairement sur les obligations fiduciaires de la Couronne. Dans l’arrêt Guerin[91] la Cour suprême du Canada reconnaît la justiciabilité du rapport fiduciaire qui existe entre la Couronne et les peuples autochtones[92]. La relation fiduciaire se caractérise par un « large pouvoir discrétionnaire »[93] entre les mains de la Couronne, qu’elle doit exercer dans le meilleur intérêt des peuples autochtones[94]. Cette obligation ne se limite pas pour autant à des biens tangibles. Autrement dit, la Couronne peut avoir une obligation fiduciaire qui a pour objet des biens non tangibles, comme des droits de chasse et pêche[95]. Comme l’écrit le juge Binnie dans l’arrêt Wewaykum, il est tentant d’imposer à la Couronne, en vertu de cette obligation, « une responsabilité totale à l’égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes », ce qui, selon lui, est « aller trop loin »[96].

La Couronne a-t-elle une obligation positive d’agir dans l’intérêt des peuples autochtones en ce qui concerne leurs langues en vertu de cette obligation fiduciaire? Pour répondre à cette question, il faudra d’abord déterminer dans quel rapport fiduciaire s’ancrerait cette obligation positive. Comme le note Rotman, le rapport fiduciaire qui unit la Couronne aux peuples autochtones se manifeste de deux façons distinctes[97]. D’abord, la Couronne a une obligation fiduciaire générale envers les peuples autochtones. Cette obligation générale, qui remonte aux premiers contacts entre les peuples autochtones et les Européens, a pour effet que, dans ses rapports avec les peuples autochtones, l’honneur de la Couronne est toujours en jeu. La Couronne se doit d’agir avec honneur et circonspection « lorsqu’[elle] traite avec eux »[98]. Cette obligation générale n’oblige pas la Couronne à agir, mais, lorsqu’elle le fait, elle doit agir dans le meilleur intérêt des peuples autochtones. Comme le résume le juge Binnie pour la Cour dans l’arrêt Lax Kw’alaams c. Canada, « [l]’honneur de la Couronne est un principe général qui sous-tend tous les rapports de la Couronne avec les peuples autochtones, mais on ne peut y avoir recours pour créer des engagements qui n’ont jamais été pris »[99].

Par ailleurs, cette obligation fiduciaire donne lieu à un principe interprétatif, formulé comme suit par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Van der Peet :

En raison de cette obligation fiduciaire, et de l’incidence de cette obligation sur l’honneur de l’État, les traités, le par. 35(1) et les autres dispositions législatives et constitutionnelles protégeant les droits des peuples autochtones doivent recevoir une interprétation généreuse et libérale : R. c. George [référence omise].[100]

Ainsi, cette obligation fiduciaire générale constitue un cadre qui circonscrit les actions de la Couronne, sans toutefois les provoquer. Pour satisfaire à son obligation fiduciaire, la Couronne devra justifier toute action qui porte atteinte à un droit ancestral, en plus de donner voix aux intérêts des peuples autochtones[101]. Les réparations accordées en réponse à une violation reconnue de cette obligation sont analogues aux réparations accordées en droit administratif : une décision qui aura été prise sans tenir compte des intérêts autochtones sera annulée et renvoyée à l’instance décisionnelle[102]. Ce genre de réparation appelle une obligation positive de la Couronne de se comporter ou d’agir d’une certaine façon. La Couronne devra, par exemple, consulter les peuples autochtones concernés, et prendre une décision qui tiendra compte du résultat de ces consultations. L’obligation est donc positive, mais n’a pas la même force que l’obligation positive reconnue dans Mahé et Arsenault-Cameron, dans lesquels la Couronne a été contrainte de s’attaquer à un problème donné. Pour ce qui est des langues officielles, la force de l’obligation positive reconnue est justifiée par le texte constitutionnel. Il en est autrement pour les langues autochtones, leur protection constitutionnelle découlant de l’interprétation des termes généreux de l’article 35. Cependant, on ne saurait exclure complètement la possibilité qu’il existe une obligation positive de l’État en vertu de l’obligation fiduciaire qui serait applicable en matière de droits linguistiques autochtones. Une telle obligation devrait découler d’une promesse à cet égard, qu’il incomberait à l’État de garder pour que l’honneur de la Couronne reste sauf. C’est d’ailleurs un des arguments avancés par Leitch, qui voit dans la Proclamation royale de 1763 la promesse de protéger un droit autochtone à l’éducation en langue autochtone :

The Supreme Court […] expanded the scope of the fiduciary duty in Sparrow by agreeing with a lower court that the federal government has the “responsibility… to protect the rights of Indians arising from the special trust relationship created by history, treaties and legislation.”

It can, therefore, be asserted that the federal government has, and has always had, a fiduciary duty to protect the Aboriginal right of First Nations to educate their children in their own languages. That right was clearly part and parcel of the Royal Proclamation right to undisturbed possession of unceded land [italiques dans l’original].[103]

Malheureusement, Leitch n’explique pas pourquoi le texte de la Proclamation royale de 1763 devrait être interprété ainsi, à savoir que la possession paisible des terres non concédées implique nécessairement la protection d’un droit à l’éducation en langue autochtone, à supposer que ce droit est prouvé. Par conséquent, nous trouvons cette proposition peu convaincante. Il serait plus prometteur, à notre avis, de chercher ce genre de promesse dans les divers traités, ce qui sort du champ de notre étude, mais qui constitue une piste de recherche de valeur indubitable.

Ainsi, le contenu des droits linguistiques étant indéfini, il est difficile d’évaluer la force de l’obligation positive seulement à partir de l’obligation fiduciaire générale. La force de l’obligation positive en matière de droits linguistiques autochtones est plus évidente à la lumière de la nature même des droits linguistiques en général, illustrée dans la section précédente. Il est tout aussi difficile d’établir une obligation positive de cette nature sur la base du deuxième type d’obligation fiduciaire. Ce deuxième aspect de l’obligation fiduciaire est « spécifique », comme le décrit Rotman[104], en ce qu’il doit avoir pour objet un intérêt concret. Comme le remarque le juge Dickson dans l’arrêt Guerin, « l’obligation de fiduciaire qu’a sa Majesté envers des Indiens ne constitue […] pas une fiducie »[105]. L’obligation fiduciaire spécifique fait naître une obligation qui « tient […] de la nature d’une obligation de droit privé »[106]. Un manquement à l’obligation fiduciaire spécifique peut appeler une réparation en equity[107]. Ainsi, on pourra imaginer qu’un tribunal oblige la Couronne à agir de façon ciblée pour réparer un manquement qui aurait mené à la dégénérescence d’une langue autochtone donnée. Cependant, la démonstration qu’il existerait une fiducie ayant pour objet un bien culturel abstrait comme une langue fait toute la difficulté de cet argument.

Tout de même, comme l’affirment plusieurs auteurs, les politiques assimilationnistes du gouvernement fédéral, dont le système des pensionnats indiens, ont grandement contribué à la diminution dramatique de locuteurs de langues autochtones[108]. Pourrait-on voir là un manquement à l’obligation fiduciaire de la Couronne qui pourrait mener à une telle réparation? La perspective est intéressante, mais elle se heurte à des obstacles conceptuels importants. Dans l’arrêt Guerin, le juge Dickson impose un critère fondamental à la reconnaissance d’une obligation fiduciaire relative à un bien quelconque : le bien en question doit faire l’objet d’une cession à la Couronne[109]. La Couronne exerce dès lors un pouvoir discrétionnaire à l’endroit de ce bien, de sorte que les bénéficiaires sont vulnérables par rapport à la Couronne. Sans vouloir être trop légaliste dans notre approche, ce qui pourrait mener à la conclusion que l’obligation fiduciaire n’est pertinente qu’aux biens concrets, il est difficile de concevoir comment un peuple autochtone aurait pu céder sa langue. Le fait de parler une langue est une pratique culturelle, qui, comme le propose Richstone, devrait être assimilée aux droits ancestraux coutumiers[110]. En tant que pratique culturelle, une langue n’existe pas indépendamment de ses locuteurs[111]. Il est donc difficile d’établir un manquement si on ne peut établir l’objet de la fiducie[112].

C. L’obligation positive issue de l’ordre juridique international

Comme nous l’avons signalé plus haut, Richstone se montre sceptique quant à l’existence d’une obligation positive de la Couronne de maintenir et de développer les langues autochtones[113]. Il entrevoit tout de même la possibilité qu’une telle obligation existe en vertu d’instruments de droit international. Richstone mentionne particulièrement la Déclaration[114] et la Convention (nº 107) relative aux populations aborigènes et tribales[115] de l’Organisation internationale du travail à laquelle a succédé la Convention (nº 169) relative aux peuples indigènes et tribaux[116]. La possibilité qu’entrevoyait Richstone était des plus théoriques, car le Canada n’avait ratifié aucun de ces instruments au moment où il écrivait. Seule la Convention sur la diversité biologique[117], à laquelle le Canada a adhéré, faisait miroiter quelques espoirs, espoirs qu’identifiaient également les auteurs du Report on the Task Force, publié par le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest[118].

La Convention sur la biodiversité est plutôt ambigüe quant aux obligations exactes des pays signataires. En vertu du paragraphe 8(j), ces derniers s’engagent à « respecte[r], préserve[r] et maint[enir] les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique ». Il n’est pas clair d’abord si la langue fait partie des connaissances pertinentes. Selon une interprétation large et généreuse, on pourrait imaginer que la langue est effectivement pertinente, car les langues autochtones thésaurisent des savoirs particuliers relatifs aux milieux où elles se sont développées. Ceci dit, le paragraphe 8(j) est très clair lorsqu’il dit que cette protection doit se faire sous réserve « des dispositions de [l]a législation nationale ». Or, la législation canadienne, si elle offre une protection aux langues autochtones, n’est pas claire quant à la nature de cette protection, d’où l’intérêt de la présente étude.

Quant à la Déclaration, le Canada y donne maintenant son appui, bien qu’il ait été un des quatre pays à avoir voté contre au moment de son adoption[119]. La Déclaration contient tant des dispositions expresses que progressives en matière de protection des langues autochtones. Il est difficile cependant d’identifier avec précision quelles seront les retombées concrètes de ce changement de cap. Dans le communiqué qui explique sa nouvelle position, le Canada « réaffirme sa détermination à promouvoir et à protéger les droits des peuples autochtones » tout en insistant sur le fait qu’une déclaration n’est qu’un « document d’aspiration » qui « n’est pas juridiquement [contraignant], ne constitue pas une expression du droit international coutumier et ne modifie pas les lois canadiennes »[120]. Ce communiqué laisse penser que l’enthousiasme du gouvernement sur le plan international est assorti d’une tiédeur politique au plan interne.

Quoi qu’il en soit, l’appui du Canada à la Déclaration reste une bonne nouvelle pour les communautés de langue autochtone. Le premier alinéa de l’article 13 de la Déclaration reconnaît aux peuples autochtones « le droit de revivifier, d’utiliser, de développer et de transmettre aux générations futures leur histoire, leur langue, leurs traditions orales, leur philosophie, leur système d’écriture et leur littérature ». Le deuxième alinéa du même article stipule que :

Les États prennent des mesures efficaces pour protéger ce droit et faire en sorte que les peuples autochtones puissent comprendre et être compris dans les procédures politiques, juridiques et administratives, en fournissant, si nécessaire, des services d’interprétation ou d’autres moyens appropriés.

Le premier alinéa de l’article 14 reconnaît quant à lui le droit des peuples autochtones à la gouvernance de leurs institutions scolaires. Cependant, l’article 14 n’oblige pas les États à prendre des mesures pour aider les peuples autochtones à établir ces institutions, contrairement à ce que stipule l’article 23 de la Charte pour les communautés de langue officielle. Sur le plan scolaire, les États n’ont pris que des engagements limités : le deuxième alinéa reconnaît aux enfants autochtones le droit d’accéder à « tous les niveaux et à toutes les formes d’enseignement public, sans discrimination aucune » ce qui n’implique pas nécessairement que cet enseignement public soit dispensé en langue autochtone; les États ne s’engagent qu’à prendre des mesures efficaces pour que les enfants puissent accéder à un enseignement dans leur langue s’ils vivent à l’extérieur de leur communauté. Nous sommes d’avis que cet engagement plus circonscrit pourrait limiter l’aide financière du gouvernement à la mise sur pied ou à l’amélioration de programmes scolaires en langues autochtones, pourtant si essentiels à la transmission des langues.

Enfin, l’article 16 reconnaît aux peuples autochtones « le droit d’établir leurs propres médias dans leur propre langue ». L’alinéa 2 de cet article stipule que les États s’engagent par ailleurs de faire en sorte que « les médias publics reflètent dument la diversité culturelle autochtone », « sans préjudice à l’obligation d’assurer pleinement la liberté d’expression ». Une contribution financière et politique dans ce domaine de la part des États saurait donner une plus grande visibilité aux communautés de langues autochtones, visibilité qui attiserait leur vitalité en leur impartant un prestige qui leur fait souvent défaut.

Depuis la parution de l’article de Richstone, l’Assemblée générale des Nations Unies a aussi adopté la Déclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques[121]. Même si cette déclaration ne comporte aucune force juridique contraignante, l’obligation positive des États de « favoriser » ou de « promouvoir » les cultures, religions et langues minoritaires constitue l’un de ses principes sous-jacents. Il reste que les États membres pourront interpréter ces dispositions à leur guise. La déclaration impose aux États membres des obligations positives, surtout en matière d’éducation. Citons à cet effet le texte intégral de son article 4 :

Article 4

  1. Les États prennent, le cas échéant, des mesures pour que les personnes appartenant à des minorités puissent exercer intégralement et effectivement tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales, sans aucune discrimination et dans des conditions de pleine égalité devant la loi.

  2. Les États prennent des mesures pour créer des conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités d’exprimer leurs propres particularités et de développer leur culture, leur langue, leurs traditions et leurs coutumes, sauf dans le cas de pratiques spécifiques qui constituent une infraction à la législation nationale et sont contraires aux normes internationales.

  3. Les États devraient prendre des mesures appropriées pour que, dans la mesure du possible, les personnes appartenant à des minorités aient la possibilité d’apprendre leur langue maternelle ou de recevoir une instruction dans leur langue maternelle.

  4. Les États devraient, le cas échéant, prendre des mesures dans le domaine de l’éducation afin d’encourager la connaissance de l’histoire, des traditions, de la langue et de la culture des minorités qui vivent sur leurs territoires. Les personnes appartenant à des minorités devraient avoir la possibilité d’apprendre à connaître la société dans son ensemble.

  5. Les États devraient envisager des mesures appropriées pour que les personnes appartenant à des minorités puissent participer pleinement au progrès et au développement économiques de leur pays.

Tout au moins, l’article 4 de cette déclaration appuie le principe reconnu par la Cour suprême du Canada que les droits collectifs en matière de langue ou de culture sont dénués de sens si l’État ne prend pas des mesures positives pour que ces droits soient pleinement exercés. Dans son commentaire général[122] sur l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[123] (auquel le Canada est partie), le Haut-commissariat aux droits de l’Homme des Nations Unies réitère ce principe. Même si, à première vue, les obligations qui incombent aux États en vertu de l’article 27 semblent être négatives, le Haut-commissariat aux droits de l’Homme est d’avis que des obligations positives y sont implicites :

Article 27

Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue.

Bastarache voit la même obligation positive implicite[124] dans l’article 29 de la Convention relative aux droits de l’enfant, ratifiée par le Canada, qui requiert que l’éducation des enfants mette en valeur « le respect […] de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles »[125]. Selon nous, l’article 30 va encore plus loin dans ce sens :

Article 30

Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques ou des personnes d’origine autochtone, un enfant autochtone ou appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit d’avoir sa propre vie culturelle, de professer et de pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe.

L’article 30 est formulé de façon négative, mais nous sommes d’avis que l’obligation positive implicite peut être déduite aisément. Selon cet article, un enfant autochtone doit pouvoir « employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe », ce qui suppose non seulement un système d’éducation où il apprend à respecter sa langue, comme l’impose l’article 29, mais aussi où il apprend à l’employer. Qui plus est, pour que l’enfant emploie sa langue avec les membres de son groupe, y compris les adultes, on devra supposer qu’il existe d’autres institutions où l’enfant peut employer sa langue, comme la famille ou la bibliothèque. On suppose donc un devoir de l’État de soutenir et maintenir les institutions à la périphérie de l’école qui contribuent à la vitalité d’une langue. Si un État ne crée pas, ou ne soutient pas de telles institutions, l’enfant est effectivement privé d’employer sa langue, ce que l’article 30 interdit.

Enfin, nous tenons à noter que la ratification de la Convention nº 169 de l’Organisation internationale du travail serait souhaitable, car ses dispositions semblent bien adaptées aux réalités des communautés autochtones. L’article 28 de la Convention nº 169 impose l’obligation aux États ratificateurs d’établir un système d’éducation en langue autochtone lorsque « cela est réalisable » :

Article 28

  1. Lorsque cela est réalisable, un enseignement doit être donné aux enfants des peuples intéressés pour leur apprendre à lire et à écrire dans leur propre langue indigène ou dans la langue qui est le plus communément utilisée par le groupe auquel ils appartiennent. Lorsque cela n’est pas réalisable, les autorités compétentes doivent entreprendre des consultations avec ces peuples en vue de l’adoption de mesures permettant d’atteindre cet objectif.

  2. Des mesures adéquates doivent être prises pour assurer que ces peuples aient la possibilité d’atteindre la maîtrise de la langue nationale ou de l’une des langues officielles du pays.

  3. Des dispositions doivent être prises pour sauvegarder les langues indigènes des peuples intéressés et en promouvoir le développement et la pratique.

L’article 28 semble aussi tenir compte des divers degrés de vitalité des langues autochtones. Si une langue autochtone n’a pas la vitalité requise pour que soit développé un système d’éducation qui opère dans cette langue, l’État ratificateur devra tout de même prendre des dispositions pour sauvegarder la langue autochtone en question. Ceci pourrait signifier le développement de programmes communautaires dont l’objectif serait la transmission de la langue aux enfants de la communauté, ainsi que l’archivage des données linguistiques toujours existantes.

Conclusion

Les sources des droits linguistiques autochtones se résument donc à ceci : l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 confirme et reconnaît les droits ancestraux existants des peuples autochtones; les droits ancestraux incluent des pratiques culturelles[126]; or, langue et culture sont inséparables[127]. Il est donc raisonnable de croire qu’une langue est une pratique culturelle qui correspond à un droit ancestral. La protection des langues autochtones à l’article 35 établit tout au moins une obligation négative de l’État canadien de ne pas causer de tort aux langues autochtones. Toute législation dans ce sens pourrait être rendue inopérante en vertu du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

Cependant, cet état du droit tient plus de la constatation que de la consolation pour les locuteurs de langues autochtones et leurs descendants. Même si les politiques assimilationnistes du passé ont connu un succès funeste, cette approche n’a plus cours aujourd’hui, du moins, pas ouvertement. Les langues autochtones sont plutôt en proie à l’érosion des langues très minoritaires qui ont une histoire marquée par la colonisation et la répression systématique. Le nombre de leurs locuteurs diminue chaque année, faute d’avenir prometteur. Or, c’est justement cette érosion qu’il faut contrer si on souhaite que les langues autochtones soient promises à un lendemain.

Le français fait face à la même érosion là où il est minoritaire. Dans ce cas, les gouvernements fédéral et provinciaux sont intervenus avec des mesures proactives pour le protéger. Ces gouvernements sont d’accord que la survie du français nécessite une intervention positive de l’État, non pas parce qu’il s’agit d’une langue officielle, mais parce qu’il s’agit d’une langue comme une autre, qui, pour survivre, doit se cristalliser autour d’institutions fondamentales. Certains de ces gouvernements sont allés plus loin encore en constitutionnalisant l’égalité réelle des langues officielles pour réaliser l’égalité déjà théorique. Il en est de même pour les langues autochtones. Les institutions fonctionnant en langues autochtones favorisent non seulement la transmission de ces langues de génération en génération, mais aussi la perception par ses locuteurs qu’elles sont des langues utiles, car elles expriment une réalité à la fois immémoriale et contemporaine.

La Couronne a-t-elle une obligation positive envers les langues autochtones? Nous sommes d’avis que cette obligation existe en vertu de principes applicables aux droits linguistiques en général. D’abord, les droits linguistiques sont des droits fondamentaux collectifs, qui, pour qu’ils soient exercés, nécessitent la création d’institutions qui favorisent la survie et le développement des langues. Ensuite, cette obligation positive est justifiée par une interprétation « large, libérale et téléologique » des droits linguistiques autochtones, qui, comme les droits relatifs aux langues officielles, ont un objectif réparateur dans la mesure où l’article 35, tout comme l’article 23, a un objectif réparateur. L’existence d’une obligation positive de la Couronne en cette matière, si elle n’est pas explicite, est tout au moins sous-entendue par les instruments de droit international qui reconnaissent l’existence de droits linguistiques minoritaires.

Cet état de droit fait naître plus de questions que de réponses, nous en convenons. Même si cette obligation positive envers les communautés autochtones n’a pas été explicitement reconnue par le gouvernement canadien (fédéral ou provincial), se peut-il qu’il s’en acquitte tout de même volontairement au moyen de programmes spéciaux? Il existe en effet des programmes d’éducation élaborés pour certaines langues autochtones comme le cri[128], l’inuktitut[129], ou même le huron[130]. Le gouvernement canadien finance également des programmes-ressources, ou des programmes de revitalisation des langues autochtones[131]. Même s’il s’agit là de nobles efforts, les communautés autochtones, comme les statistiques[132], s’accordent pour dire que les langues autochtones s’érodent encore et toujours, ce qui laisse penser que ces programmes sont soit sous-financés, soit mal ciblés[133]. Une appréciation de leur impact pourra faire l’objet d’une étude future ou postérieure.

Enfin, que doit chercher à accomplir le gouvernement canadien au moyen de cette obligation positive? Pour les langues officielles, l’objectif est clair : l’égalité réelle. Nous sommes d’avis qu’il en est autrement pour les langues autochtones pour lesquelles l’objectif à réaliser est la vitalité réelle, c’est-à-dire la croissance du nombre de leurs locuteurs qui assureront ensuite leur perduration. Cet objectif se fonde sur une analogie avec les droits ancestraux en général, qui assurent, eux aussi, la survie de pratiques ancestrales à l’avenir.