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Introduction

Le droit est aujourd’hui confronté à diverses configurations familiales qui s’écartent du modèle conjugal traditionnel. Dès 2002, le législateur québécois a reconnu la filiation homoparentale et rendu accessible la procréation assistée aux femmes seules et aux couples de femmes[1]. Toutefois, il a toujours maintenu la construction de la filiation sur le modèle du couple parental. L’enfant québécois peut à la rigueur n’avoir qu’un seul parent légalement reconnu, ou encore avoir deux parents de même sexe, mais pas un de plus[2]. Or, l’augmentation du nombre de familles monoparentales et recomposées se confirme[3] et de nouveaux modes d’accès à la maternité et à la paternité se développent grâce à l’adoption ou à la procréation assistée (homoparentalité, dons de gamètes et d’embryons, gestation pour autrui). Le législateur est maintenant confronté aux enjeux législatifs entraînés par ces modifications aux structures familiales.

Quelle place faut-il reconnaître, ou non, aux autres acteurs de la scène familiale qui viennent aujourd’hui remettre en question le principe traditionnel selon lequel un enfant ne pourrait jamais avoir plus que deux parents? Pensons aux beaux-parents dans les familles recomposées, aux parents d’origine des adoptés, surtout lorsque l’adoption survient à un âge où l’adopté les a non seulement connus, mais a pu développer avec eux une relation soutenue, aux adultes qui font des arrangements de coparentalité, aux grands-parents de droit ou de fait appelés à jouer un rôle parental dans la vie de leurs petits-enfants, etc. Le droit québécois continue, le plus souvent, d’ignorer leur existence ou de les effacer juridiquement. Cependant, depuis 2006, de nouvelles dispositions législatives sur l’adoption et sur l’exercice de l’autorité parentale sont en discussion[4]. Si, au départ, la réflexion du législateur s’orientait vers la reconnaissance de la pluriparenté (en introduisant une forme additive d’adoption) et de la pluriparentalité (en permettant d’étendre l’exercice de l’autorité parentale à des tiers), elle a finalement conduit vers un rétrécissement de ces concepts. En effet, le cumul des filiations d’origine et d’adoption, sauf dans certains cas d’adoption coutumière autochtone, n’est désormais plus envisagé. Le partage de l’autorité parentale est réduit au cas où un parent qui l’exerce seul souhaiterait le faire conjointement avec son nouveau conjoint.

Le présent article porte un regard rétrospectif sur le processus de cette réforme. Il examine comment la raison d’être du projet d’introduire une adoption sans rupture dans le Code civil du Québec semble avoir été perdue de vue en cours de route et il met en lumière que cela s’est fait à la faveur d’une redéfinition implicite de la notion de filiation. En première partie, nous constatons les limites du droit québécois en matière de filiation et d’adoption (I). Par la suite, nous analysons les propositions successives de réforme du régime québécois de l’adoption énoncées depuis 2007 (II). Finalement, nous constatons que, dans la recherche de l’intérêt de l’enfant adopté, l’enjeu identitaire prévaut désormais sur l’enjeu d’appartenance familiale (III). Cette priorisation s’exerce notamment par le biais d’une individualisation de la filiation qui n’a pourtant fait l’objet d’aucune discussion préalable. L’opportunité d’un tel changement, pourtant loin d’être anodin, n’a aucunement été expliquée ou justifiée.

Notre analyse porte essentiellement sur les dispositions les plus controversées de la réforme, qui sont celles relatives à la possibilité d’accorder une reconnaissance légale à la filiation d’origine d’un enfant adopté. En conséquence, elle ne traite pas des dispositions qui facilitent l’accès aux origines et les retrouvailles pour les adoptés, ni celles qui autorisent les ententes de communication entre les parents d’origine et les adoptants. Sur ces aspects, le principe de la réforme fait l’objet d’un large consensus, car elle répond aux revendications traditionnelles en faveur d’une plus grande ouverture de l’adoption sans pour autant remettre en cause le principe selon lequel un enfant ne peut jamais avoir plus de deux parents[5].

Ce parcours analytique met en lumière une orientation législative qui résiste à la reconnaissance de la pluriparenté, même lorsqu’elle existe déjà dans les faits. Il démontre également qu’au-delà d’une réforme de l’adoption, c’est toute la filiation qui fait actuellement l’objet d’un travail implicite de redéfinition.

I. Les limites actuelles du droit québécois en matière de filiation et d’autorité parentale

Les débats entourant les différents modèles familiaux montrent que leur définition et leur reconnaissance semblent de plus en plus complexes. Un rappel des notions de filiation, de parenté et de parentalité s’avère donc nécessaire (A), avant d’énoncer brièvement les raisons qui militent en faveur d’une réforme du régime actuel d’adoption (B).

A. La nécessité de distinguer la filiation, la parenté et la parentalité

Au sens juridique, la filiation est le lien créé entre un enfant et ses parents. En droit québécois, la filiation peut être fondée sur les liens du sang[6], sur un jugement d’adoption ou sur un projet parental avec contribution génétique d’un tiers[7]. Elle entraîne l’attribution à l’enfant du nom de l’un et/ou de l’autre de ses parents[8], auxquels elle confère la tutelle et l’autorité parentale qu’ils exercent conjointement[9]. Elle crée aussi une obligation alimentaire réciproque entre l’enfant et ses parents[10]. Un autre élément essentiel de la filiation est qu’elle inscrit l’enfant dans une parenté[11], c’est-à-dire dans un groupe multigénérationnel de personnes reliées entre elles par un lien de parenté en ligne directe ou en ligne collatérale[12]. Elle assigne ainsi à l’enfant une place spécifique dans la chaîne des générations en fonction de normes juridiques et coutumières qui, en Occident, tiennent compte simultanément des deux ascendances parentales[13].

Le droit québécois associe des droits et des obligations à cette parenté cognatique (incluant les ascendants et collatéraux des lignes maternelle et paternelle), notamment à travers ses règles successorales[14]. Il le fait aussi en reconnaissant le droit des grands-parents à des relations personnelles avec leurs petits-enfants[15], ou encore, en obligeant le directeur de la protection de la jeunesse à placer un enfant auprès de membres de sa proche parenté désireux de l’accueillir et aptes à le faire, lorsque cela est possible, plutôt que de le confier à une famille d’accueil qui lui est étrangère[16].

La parenté est à distinguer de la parentalité. Or, la confusion règne parfois entre ces deux notions quand la filiation est envisagée uniquement sous l’angle de la maternité et de la paternité, sans tenir compte du fait que la filiation a aussi pour effet d’inscrire l’enfant dans un groupe de parenté cognatique[17]. Quant à la parentalité, elle réfère aux dimensions pratiques et affectives de la prise en charge d’un enfant. La parentalité est habituellement le fait des père et mère légaux, mais d’autres adultes peuvent aussi jouer un rôle parental auprès d’un enfant : un beau-parent, des parents d’accueil, ou un « coparent » dans un arrangement de procréation assistée engageant jusqu’à trois ou quatre partenaires. Ces adultes peuvent ainsi tisser des liens informels d’identification, de solidarité et de transmission avec l’enfant semblables à ceux qui découlent de la paternité ou de la maternité légale, mais qui se déploient avec des effets symboliques et sociaux limités. En effet, le fait que ces liens ne soient pas reconnus juridiquement rend leur pérennité fragile, ce qui conduit différents acteurs à revendiquer leur consécration par le droit.

Plusieurs considèrent aujourd’hui que la parentalité constitue le fondement véritable de la filiation, puisqu’elle crée les conditions concrètes nécessaires au développement d’un lien psychique d’identification et d’attachement entre l’enfant et ses parents[18]. D’autant plus qu’il arrive souvent que les décisions du directeur de la protection de la jeunesse et celles des tribunaux justifient la rupture définitive du lien entre un enfant et ses parents d’origine par le fait que ses parents d’accueil sont devenus ses « parents psychologiques »[19]. Toutefois, dans l’état actuel du droit québécois, la prise en charge de l’enfant reste une conséquence de la filiation, et non pas sa cause ou son fondement. Les personnes qui ont recueilli l’enfant doivent recourir à l’adoption pour se voir conférer les droits et devoirs parentaux à son égard[20].

Dans le même ordre d’idées, les propositions successives de réforme de l’adoption présentées jusqu’à présent lient étroitement la reconnaissance de la filiation à l’existence d’un lien d’identification significatif pour l’enfant avec son parent, mais tiennent finalement très peu compte de la filiation en tant que modalité d’inscription dans le lien social et vecteur d’appartenance à une parenté.

B. Les enjeux juridiques et anthropologiques de la réforme de l’adoption et de l’autorité parentale

Actuellement, l’adoption québécoise est uniquement plénière, c’est-à-dire substitutive et exclusive. Elle rompt tous les liens de droit entre l’enfant adopté et sa famille d’origine, le dotant d’une nouvelle filiation[21] et d’un nouvel acte de naissance qui fait état de sa nouvelle identité[22]. Elle fait donc des adoptants les seuls parents de l’adopté, lequel a les mêmes droits et obligations à l’égard de sa famille adoptive que s’il y était né[23].

La rupture opérée par l’adoption plénière est souvent perçue comme inévitable et allant de soi. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, avant la réforme du droit de la famille de 1980[24], qui a entraîné la réforme de l’adoption et son introduction au Code civil du Québec, l’adoption québécoise pouvait difficilement se qualifier exclusivement en tant qu’adoption plénière[25]. La loi n’établissait pas clairement que l’adoption avait pour effet de rompre le lien de filiation préexistant. En conséquence, les auteurs se prononçaient en faveur du maintien des droits successoraux entre l’enfant légitime adopté et sa famille d’origine[26]. La question ne se posait pratiquement pas concernant les enfants illégitimes, puisque à cette époque, ils n’héritaient pas ab intestat de leurs parents, peu importe qu’ils aient été adoptés on non, et la très grande majorité d’entre eux avaient été dotés d’un acte de naissance portant la mention « nés de parents inconnus »[27]. S’agissant plus particulièrement des enfants légitimes adoptés par le nouveau conjoint ou la nouvelle conjointe d’un parent, la Loi sur l’adoption de 1969 établissait clairement que l’acte de naissance de l’adopté devait faire état de la filiation d’origine de l’enfant[28]. De plus, la doctrine affirmait sans ambages que l’enfant légitime, puis adopté, conservait ses droits successoraux à l’égard de sa famille d’origine. Cette loi de 1969 mettait ainsi en lumière les particularités de l’adoption de l’enfant du conjoint, une réalité plus fréquente qu’on le croit[29].

Encore aujourd’hui, l’adoption plénière reconnaît des effets résiduels permanents au lien de parenté d’origine puisqu’elle laisse subsister des empêchements au mariage ou à l’union civile entre l’enfant adopté et les membres de sa famille d’origine[30]. De plus, elle ne donne pas toujours la même extension à la parenté adoptive qu’à la parenté par le sang, car le tribunal peut permettre, dans certaines circonstances, un mariage ou une union civile entre l’adopté et un membre de sa fratrie adoptive[31]. Enfin, elle ne rompt pas la filiation établie entre un enfant et son parent quand c’est le conjoint de ce parent qui l’adopte[32].

L’adoption ne peut intervenir que dans l’intérêt de l’enfant[33]. Aucune réforme de l’adoption ne peut être envisagée si elle ne se fonde pas, au départ, sur cette priorité. Toutefois, l’intérêt particulier de l’enfant défini en fonction de son âge (l’enfant au sens de puer) ne coïncide pas toujours avec l’intérêt de ce même enfant lorsqu’il est considéré sous l’angle de sa filiation et de la place qu’elle lui assigne dans sa famille et dans la société (l’enfant au sens de filius)[34]. Ainsi, l’adoption peut être souhaitable pour l’enfant, parce qu’elle lui offre la garantie d’une famille aimante et stable, mais la rupture totale de sa filiation d’origine peut ne pas l’être. Cette situation peut se produire notamment en cas d’adoption de l’enfant du conjoint, d’adoption intrafamiliale ou encore d’adoption d’un enfant déjà grand.

1. L’adoption de l’enfant du conjoint

À la suite d’un consentement spécial à l’adoption donné en faveur du conjoint du père ou de la mère d’un enfant[35], l’adoption préserve le lien entre ce parent et son enfant[36]. Elle rompt, par contre, celui qui relie l’enfant à son autre parent d’origine et aux autres membres de sa parenté, y compris les grands-parents et d’éventuels demi-frères et demi-soeurs. Elle fait coïncider la filiation légale avec les relations qui se tissent au quotidien en remplaçant le parent d’origine par le parent psychologique et social. L’intérêt de l’enfant n’est cependant pas toujours servi au mieux par ce procédé. Par exemple, sa mère devenue veuve ne peut consentir à ce que son beau-père l’adopte sans provoquer une coupure légale définitive entre son enfant et la parenté de son père décédé. Aussi, son père d’origine ne peut consentir à son adoption par le nouveau conjoint de sa mère sans que ce geste soit assimilé à un abandon, alors que des circonstances d’éloignement ou d’incapacité peuvent expliquer ce consentement en dehors de toute intention de délaissement ou de tout refus d’assumer ses responsabilités. Il ne faut pas négliger non plus la manière dont cette rupture peut être vécue par l’enfant. De plus, il faut savoir que la loi est parfois moins sévère, non seulement en droit civil[37], mais également en common law[38], quant aux effets de l’adoption.

2. L’adoption intrafamiliale

Un consentement spécial à l’adoption peut être donné en faveur d’un ascendant de l’enfant, d’un parent en ligne collatérale jusqu’au troisième degré ou du conjoint de cet ascendant ou parent[39]. À titre d’exemple, si les grands-parents maternels deviennent les parents adoptifs, l’enfant acquiert le statut de frère ou de soeur de sa mère d’origine et d’oncle ou tante des autres enfants que celle-ci a pu avoir. L’adopté se trouve exclu de sa famille paternelle d’origine, peu importe l’implication antérieure de celle-ci auprès de l’enfant et son désir de continuer à s’investir auprès de lui. De telles adoptions plénières créent des situations familiales d’autant plus complexes qu’elles se modifient au fil des années. Par exemple, lorsques les adoptants vieillissent ou décèdent, les parents d’origine peuvent vouloir être reconnus comme tels, mais leur statut légal contredit leurs prétentions. Ces adoptions avaient autrefois pour but de garder secrète une naissance hors mariage en l’attribuant officiellement à une grand-mère encore jeune. Elles évitaient aussi à l’enfant d’être confié à des étrangers et d’être définitivement séparé de son milieu d’origine. Ce souci de maintenir l’enfant auprès des membres de sa famille justifie encore aujourd’hui l’adoption intrafamiliale qui fait suite au retrait de l’enfant de son milieu familial immédiat par les représentants du directeur de la protection de la jeunesse.

3. L’adoption de l’enfant déjà grand

Quant à l’enfant déjà grand, l’adoption constitue pour lui un projet de vie permanent que le directeur de la protection de la jeunesse a la responsabilité de mettre en oeuvre s’il considère que l’adoption est la mesure la plus susceptible d’assurer le respect des droits de l’enfant[40]. Si celui-ci a vécu ses premières années avec ses parents ou d’autres proches parents et s’il a gardé des contacts avec eux, il s’identifie généralement à sa famille d’origine. Or, la famille d’accueil qui veut l’adopter représente, elle aussi, sa famille, une famille en plus, qui a pris le relais de ses parents défaillants sans toutefois les remplacer entièrement aux yeux de l’enfant. Ainsi, certains enfants qui gagneraient à être adoptés ne sont pas considérés comme cliniquement adoptables ou refusent de consentir à leur adoption. Le tribunal peut parfois hésiter à les déclarer admissibles à l’adoption en vertu des liens, réels ou symboliques, qui les unissent à leurs parents ou à leur famille d’origine[41].

En résumé, parce qu’elle est substitutive, l’adoption plénière peut se révéler simultanément favorable et contraire à l’intérêt de l’enfant. La rupture qu’elle opère peut, dans certains cas, être atténuée ou mitigée en mettant de côté les règles de confidentialité et en contournant la prohibition des contacts directs entre parents d’origine et d’adoption. Toutefois, les diverses formes d’adoption ouverte[42] ou d’ententes de communication entre familles d’origine et d’adoption — qui ne bénéficient actuellement d’aucune reconnaissance légale[43] — dépendent du bon vouloir des adoptants. Elles ne peuvent pas être une condition préalable au consentement à l’adoption des parents ou du tuteur. Dans un monde idéal, elles peuvent offrir aux familles « l’espace pour construire et pour vivre, dans le factuel, leurs propres arrangements »[44], mais l’état des connaissances sur l’adoption ouverte indique que les échanges postérieurs à l’adoption se limitent habituellement à des contacts écrits ou téléphoniques espacés et qui vont en s’amenuisant[45]. L’adoption ouverte peut donc difficilement être considérée comme une avenue fiable pour préserver l’intégrité des liens d’appartenance de l’adopté à sa famille d’origine. Elle ne peut donc pas non plus être considérée comme l’équivalent, en common law, de l’adoption simple du droit civil français, par exemple[46].

Une adoption dite additive ou inclusive permettrait que la filiation adoptive s’ajoute à la filiation d’origine sans aller jusqu’à modifier l’appartenance familiale et l’état civil de l’enfant d’une manière aussi radicale que le fait l’adoption plénière[47]. Toutefois, le paradigme actuel du tout ou rien dans l’adoption ne l’autorise pas[48]. C’est pourquoi, dans le cadre de la réforme législative, il a été proposé d’introduire au Code civil du Québec l’adoption sans rupture de la filiation d’origine, ainsi que le partage et la délégation de l’autorité parentale, afin de moduler de manière plus souple et mieux adaptée aux besoins variables des enfants l’établissement de la filiation et l’attribution de l’autorité parentale.

II. De l’acceptation de principe au rejet d’une forme d’adoption additive

L’adoption plénière telle que nous la connaissons est un artefact juridique relativement récent. Elle n’a d’ailleurs que progressivement remplacé, en pratique, les modalités informelles très diverses de placement et d’adoption qui ont toujours rendu possible, au gré des besoins et des stratégies familiales, la circulation des enfants d’un foyer à un autre. Dans le large continuum de ces diverses modalités, elle se situe à l’opposé de la garde temporaire et se distingue aussi radicalement du fosterage[49], car elle détache complètement et définitivement l’enfant de ses premiers parents. Elle s’est développée d’abord dans les juridictions de common law qui ont longtemps ignoré la cession volontaire des droits parentaux à un tiers dans une perspective de protection de l’enfant[50]. C’est dans cette même perspective que la loi québécoise sur l’adoption de 1924[51] reprend presque mot pour mot la loi ontarienne de 1921[52]. L’adoption n’a d’ailleurs que tardivement été intégrée dans les dispositions du Code civil du Québec sur la filiation[53]. Les pays de tradition civiliste, qui ont une histoire plus ancienne de l’adoption, l’appréhendent comme une institution de filiation résultant de la volonté des parties en cause et s’articulant autour d’enjeux familiaux et de parenté, plutôt que seulement comme un mécanisme de protection[54]. Plusieurs pays d’origine et d’accueil des enfants adoptés permettent d’ailleurs une adoption additive[55], dite adoption simple, qui coexiste habituellement avec le modèle devenu internationalement hégémonique[56] de l’adoption plénière.

L’adoption simple crée un lien de filiation entre l’adopté et ses parents adoptifs, mais conserve la filiation déjà établie avec sa famille d’origine[57]. L’enfant adopté sous la forme simple est donc reconnu comme appartenant simultanément à deux familles, à deux réseaux de parenté. Tous les droits reliés à l’autorité parentale sont cependant transférés aux adoptants. Toutefois, la survie du lien de filiation d’origine justifie que l’enfant conserve le droit à des relations personnelles avec ses ascendants d’origine. Seuls des motifs graves peuvent faire obstacle à ce droit[58].

Nous examinerons plus particulièrement le mécanisme de l’adoption sans rupture de la filiation d’origine proposé dans l’avant-projet de loi soumis en 2009[59] (A), dans la foulée des recommandations du Groupe de travail sur l’adoption. Nous verrons comment cette proposition a d’abord été vidée de sens dans le projet de loi 81[60] (B), puis abandonnée dans le projet de loi 47[61] (C).

A. La proposition initiale d’une adoption sans rupture de la filiation antérieure dans l’avant-projet de loi

L’adoption simple française[62], par exemple, aurait pu servir d’inspiration dans l’élaboration des propositions de réforme du régime québécois de l’adoption. Toutefois, ce modèle n’a pas été retenu, notamment parce qu’il laisse intervenir des motivations autres que celle de donner des parents et une famille à un enfant, comme se donner un héritier ou faciliter la transmission de son patrimoine.[63] De plus, à moins qu’un lien psychologique significatif relie l’enfant à sa famille d’origine, un critère dont l’appréciation reste certes difficile, des experts consultés par le Groupe de travail sur l’adoption craignaient que cette forme d’adoption, si elle ne correspondait pas très étroitement au vécu de l’enfant, ne constitue pour lui un rappel perpétuel de son statut d’adopté[64]. Ce point de vue a eu un poids considérable dans l’élaboration des recommandations qui ont ensuite guidé la rédaction de l’avant-projet de loi. Compte tenu de la place occupée par l’intérêt de l’enfant et l’interprétation qui en est faite par les services de protection de l’enfance, il pouvait difficilement en être autrement.

Une formule originale d’adoption additive a donc, dans un premier temps, été proposée par le Groupe de travail sur l’adoption[65], puis a été reprise dans l’avant-projet de loi. Elle a été appelée « adoption sans rupture »[66] pour bien marquer la distance prise avec le modèle de l’adoption simple. Cette proposition a été faite en considérant que la finalité première de l’adoption est l’établissement d’une « véritable relation parentale »[67] et que les demandes pour une adoption additive avaient principalement souligné la valeur identitaire de la filiation d’origine, mais n’avaient pas précisé les effets juridiques particuliers qui devraient continuer d’en découler[68]. Ces considérations ont mené à l’élaboration d’un modèle « hybride » à mi-chemin entre l’adoption simple et l’adoption plénière, centré d’abord sur la protection des liens d’adoption. En permettant la survie de liens significatifs pour l’enfant, ce modèle pourrait favoriser son intégration dans sa famille adoptive en évitant de le placer en conflit de loyauté entre ses parents d’origine et ses parents adoptants.

Les deux aspects principaux de cette proposition, qui exclut les adoptions internationales[69], concernent la condition nécessaire au prononcé de l’adoption sans rupture et les effets juridiques reconnus à la filiation d’origine maintenue.

Concernant la condition nécessaire au prononcé de l’adoption sans rupture, les modifications apportées à l’article 573 du Code civil du Québec par cet avant-projet de loi se lisent comme suit :

Le tribunal peut décider que l’adoption n’a pas pour effet de rompre le lien préexistant de filiation afin de préserver des liens d’appartenance significatifs pour l’enfant avec sa famille d’origine. Il peut en être ainsi, notamment, dans les cas d’adoption d’un enfant plus âgé, d’adoption par le conjoint du père ou de la mère de l’enfant, ou d’adoption par un ascendant de l’enfant, un parent en ligne collatérale jusqu’au troisième degré ou par le conjoint de cet ascendant ou parent. Il s’assure que l’adoptant et les parents d’origine connaissent les effets d’une telle adoption[70].

Cet article n’est pas rédigé dans l’esprit de maintenir tous les droits de l’adopté à l’égard de sa famille d’origine, mais plutôt dans celui de préserver certains liens significatifs avec celle-ci, en s’abstenant de rompre la filiation. Il pourrait s’agir de liens d’attachement parent-enfant susceptibles d’être confirmés par une évaluation psychologique, mais aussi de relations avec la fratrie, les grands-parents ou d’autres proches. Ces liens significatifs pourraient probablement être préservés pour leur seule dimension symbolique, sans qu’ils donnent nécessairement lieu à des droits de visite ou à des contacts dans l’immédiat.

Les trois situations qui, selon l’avant-projet de loi, pourraient justifier l’adoption sans rupture — l’adoption d’un enfant plus âgé, celle de l’enfant du conjoint et l’adoption intrafamiliale — ne sont pas les seules possibles[71]. En commission parlementaire[72], certains participants ont donc critiqué le recours au mot « notamment » qui précède cette énumération. Ils auraient préféré que la disposition soit clairement limitative[73]. Dans le même esprit, d’autres ont recommandé que la prépondérance de l’adoption plénière sur l’adoption sans rupture soit explicitement affirmée, afin que cette dernière ne soit considérée que dans des cas exceptionnels[74]. L’Ordre des psychologues du Québec a aussi recommandé qu’il soit bien précisé dans la loi « que les liens sont significatifs dans la mesure où ils sont avérés, sont de nature affective et sont profitables pour l’enfant »[75], véhiculant ainsi une vision de la filiation et de l’intérêt de l’enfant qui ne tient pas compte des dimensions culturelles et sociales des relations familiales.

L’avant-projet de loi attribue des effets juridiques très limités à l’adoption sans rupture. Au nom de famille d’origine de l’enfant s’ajoute celui de l’adoptant, marquant ainsi sa double appartenance familiale, sauf si le tribunal en décide autrement[76]. Les mentions relatives à la filiation d’origine apparaissent à l’acte de naissance[77]. Aucun droit ne subsiste toutefois entre l’adopté et ses père et mère d’origine, sinon une obligation alimentaire subsidiaire imposée à ces derniers, dans les cas rares où l’enfant ne pourrait obtenir d’aliments de la part de ses parents adoptifs[78].

L’adoption sans rupture proposée par l’avant-projet de loi atténue donc à peine l’exclusivité du lien adoptif. Au cours des débats qui ont suivi, les justifications invoquées pour limiter ainsi les droits de l’adopté à l’égard de sa famille d’origine ont été les mêmes que celles invoquées pour écarter le modèle de l’adoption simple qui permet de faire place à des considérations familiales autres que le désir de créer un lien parent-enfant. En contexte québécois, comme plusieurs l’ont déjà soulevé, la liberté de tester, l’abolition des droits de mutation successorale et les règles fiscales permettent de donner ou transmettre à une personne qui ne nous est pas légalement apparentée[79].

En commission parlementaire, plusieurs intervenants ont dénoncé le maintien d’une obligation alimentaire subsidiaire qui donnait pourtant une forme tangible, bien que minimale, au maintien de la filiation d’origine. L’Ordre des psychologues du Québec l’a perçu comme un risque de fragilisation du lien adoptif, estimant que cette obligation pourrait être source de confusion pour l’enfant adopté et que les parents adoptifs, « pour leur part, pourraient ne pas s’investir pleinement en tant que parents devant ce qui ne semble pas une reconnaissance complète de leur responsabilité à l’égard de leur enfant »[80]. En revanche, certains étaient d’avis que « l’octroi de droits résultant du lien d’origine doit être envisagé dans une perspective de réciprocité et ces droits doivent pouvoir attester d’un lien s’étendant à d’autres personnes apparentées que les seuls parents d’origine »[81]. Pour cette raison, ils privilégiaient le maintien de droits successoraux reconnaissant l’appartenance à la parenté d’origine. Cette option a aussi été suggérée par la Chambre des notaires[82]. L’enjeu successoral n’a pas autrement été abordé dans les débats autour de ce projet de réforme, comme s’il n’avait pas d’importance ou de pertinence particulières. Or, dans plusieurs des États américains, la loi prévoit que l’enfant adopté, nécessairement sous la forme plénière, peut, à certaines conditions, conserver son statut d’héritier ab intestat à l’égard de ses parents d’origine[83].

La Fédération des Parents Adoptants du Québec s’est formellement opposée à l’adoption sans rupture du lien de filiation d’origine[84]. L’Association des Parents pour l’Adoption Québécoise a fait valoir la même position en ce qui concerne l’adoption des enfants placés en banque mixte[85]. Cependant, la majorité des intervenants se sont montrés plutôt favorables à la proposition, mais uniquement dans les circonstances particulières énoncées par l’article 573 du Code civil du Québec tel que libellé dans l’avant-projet de loi[86]. Sauf exception, les intervenants ont privilégié un écart minimal par rapport au statu quo de l’adoption plénière qui n’accorde aucune reconnaissance aux parents d’origine. L’attribution d’un nom double est apparue à plusieurs comme pouvant fragiliser l’intégration de l’enfant dans sa famille adoptive et comme devant, conséquemment, être laissée au choix des adoptants eux-mêmes[87]. Si le maintien d’une obligation alimentaire subsidiaire a été accepté par certains, il semble que ce soit précisément parce l’objectif poursuivi était de conférer un effet juridique à la relation au seul bénéfice de l’adopté, sans accorder de droit à ses parents d’origine[88]. Nous sommes d’avis que l’intérêt de l’adopté a été principalement compris comme étant, non pas de continuer d’appartenir à sa famille d’origine, mais uniquement de conserver un lien symbolique ou psychologique avec son parent.

Dans son mémoire, la Chambre des notaires du Québec a appuyé le projet d’une adoption sans rupture en considérant que le tribunal pourrait décider de la prononcer en se fondant « non seulement sur la préservation des liens d’appartenance significatifs (qui relèvent du vécu de l’enfant), mais également sur la seule sauvegarde de son identité [...] et ce, même en l’absence de liens d’appartenance significatifs »[89]. Elle a vu dans la préservation de l’identité d’origine de l’adopté « une deuxième finalité »[90] de l’adoption sans rupture qui « présente l’avantage d’une certaine objectivité par rapport au caractère subjectif des liens d’appartenance significatifs »[91], ce qui la rend moins susceptible d’une interprétation restrictive. Le mémoire proposait donc d’y faire référence de manière plus claire et directe afin d’éviter de telles interprétations restrictives qui conduiraient au rejet de l’adoption sans rupture au profit de l’adoption plénière[92]. En pratique, les arguments soulignant la dimension identitaire des liens d’origine ont, semble-t-il, été compris comme réduisant la pertinence de l’adoption sans rupture à la seule préservation de cette dimension. Ils ont ainsi pu contribuer à ce que l’intérêt pour l’enfant adopté de continuer d’appartenir à sa famille d’origine soit confondu avec le besoin que chacun peut avoir de connaître ses origines.

La lecture des échanges survenus en commission parlementaire permet de constater que le maintien de la parenté d’origine n’a jamais été compris ou défendu comme une finalité importante et légitime de l’adoption sans rupture par les autorités gouvernementales les plus directement concernées. Ainsi, la ministre de la Justice d’alors, Kathleen Weil, a mentionné plusieurs fois que l’intention première de l’adoption sans rupture de son avant-projet de loi était, en reconnaissant son identité d’origine, de débloquer le processus d’adoption pour l’enfant plus âgé suivi par le directeur de la protection de la jeunesse[93]. La future ministre déléguée aux Services sociaux et à la Protection de la jeunesse du gouvernement qui allait ensuite déposer le projet de loi 47 en 2013, Véronique Hivon, était aussi d’avis que finalement « beaucoup reconnaissent le besoin identitaire. Mais est-ce que ce besoin-là [...] doit passer par le double lien de filiation ou plutôt par une reconnaissance autre [...] »[94]. Il est par ailleurs intéressant de constater que l’adoption des enfants sous la protection du directeur de la protection de la jeunesse a pris toute la place dans les débats parlementaires, alors que l’adoption sans rupture avait, au départ, été pensée surtout pour les adoptions intrafamiliales et les adoptions de l’enfant du conjoint. Le fait qu’aucun groupe de pression ne représente l’intérêt des différents acteurs dans ces situations explique peut-être que ces adoptions ne reçoivent pas toute l’attention qu’elles mériteraient de la part du législateur et que leur spécificité ait été rapidement éclipsée au profit d’autres cas de figure.

B. Une adoption sans rupture redéfinissant la filiation sous le projet de loi 81

Le projet de loi 81[95] a été déposé en juin 2012, un peu plus de deux ans après l’étude de l’avant-projet de loi en commission parlementaire. La version remaniée de l’adoption sans rupture qu’il propose s’écarte considérablement de l’avant-projet de loi et reflète encore plus fortement les résistances à l’égard d’une adoption inclusive. Cette version n’a pas été discutée par les parlementaires puisque le projet de loi 81 a été remplacé, dès l’année suivante, par le projet de loi 47[96]. Il importe néanmoins d’en faire l’analyse, car elle traduit une orientation qui semble être celle désormais privilégiée par le législateur, laquelle consiste à délaisser l’enjeu de la reconnaissance d’une double appartenance familiale et à redéfinir la filiation d’origine d’une manière très restrictive.

Le nouvel article 542.1 proposé par le projet de loi 81 pour introduire le chapitre du Code civil du Québec sur l’adoption se lit comme suit :

L’adoption établit un lien de filiation entre l’enfant et l’adoptant. Pour la filiation paternelle ou maternelle préexistante, l’adoption est soit plénière, soit sans rupture. L’adoption plénière rompt le lien de filiation entre l’enfant et son parent d’origine. L’adoption sans rupture le maintient en vue de protéger pour l’enfant une identification significative à son parent d’origine[97].

Par l’adoption sans rupture, il ne s’agit plus de préserver des liens d’appartenance à la famille d’origine, mais uniquement de protéger une identification significative au parent d’origine. Le concept d’identification indique que c’est la dimension psychologique de la relation au parent qui compte. Aucune énumération de circonstances particulières pour lesquelles l’adoption sans rupture pourrait être appropriée n’est faite. De plus, ce n’est plus le tribunal qui décide si l’adoption sera plénière ou sans rupture; il accueille ou refuse la demande qui lui est faite au moment de l’ordonnance de placement[98].

L’un des avantages de l’adoption sans rupture serait de faciliter le consentement à l’adoption pour certains enfants, notamment les enfants plus âgés, qui est une prérogative des détenteurs de l’autorité parentale. Dans l’état actuel du droit, les deux parents doivent consentir « si la filiation de l’enfant est établie à l’égard de l’un et de l’autre »[99]. Si l’un d’eux est décédé, déchu de l’autorité parentale ou dans l’impossibilité de donner son consentement, le consentement de l’autre suffit[100]. Si aucun des parents ne peut consentir et que l’enfant est pourvu d’un tuteur, c’est ce dernier qui doit consentir[101]. Le tribunal peut, dans l’intérêt de l’enfant, passer outre à l’absence de consentement et déclarer l’enfant admissible à l’adoption[102].

Avec le projet de loi 81, ces consentements sont donnés soit en vue d’une adoption plénière, soit en vue d’une adoption sans rupture, soit indifféremment en vue de l’une ou de l’autre et ce, « pour chacun des liens de filiation de l’enfant »[103]. Par exemple, la mère dont le conjoint est décédé pourrait consentir à une adoption sans rupture à son propre égard et à une adoption plénière à l’égard du père, ou vice-versa[104]. La même règle s’applique si le consentement est donné par les deux parents[105]. Ceci pourrait faciliter l’obtention de leur consentement quand l’un souhaite sortir définitivement de la vie de son enfant, alors que l’autre veut maintenir ses liens avec celui-ci. Toutefois, il faut supposer que les deux parents devraient s’entendre sur les deux liens de filiation : chacun d’eux ne pourrait pas limiter son consentement à son propre lien de filiation avec l’enfant. Autrement, il faudrait admettre que le législateur remet en question le principe d’un exercice conjoint de l’autorité parentale en préconisant un dédoublement du consentement parental à l’adoption et en permettant un désaccord quant à ce consentement.

Dans le cas d’une adoption sans rupture, le projet de loi 81 prévoit que le parent avec qui le lien de filiation est maintenu soit inscrit au nouvel acte de naissance[106]. La transmission de son nom est possible, mais elle n’est pas imposée[107]. Dans le droit actuel, l’adoption plénière confère à l’adopté les nom et prénoms choisis par l’adoptant, à moins que le tribunal décide, à la demande de l’adoptant ou de l’adopté, de lui laisser ses nom et prénoms d’origine[108]. Le projet de loi 81 prévoit une règle différente. L’adoption sans rupture confère à l’adopté un nom composé de deux parties, l’une provenant du nom de son parent d’origine avec lequel un lien est maintenu et l’autre du nom de famille de l’adoptant, à moins que le tribunal, à la demande de l’adopté ou de l’adoptant, n’en décide autrement[109]. Si l’adopté portait le nom du parent avec lequel le lien est rompu, il reçoit celui de l’autre, qu’il n’a jamais porté, combiné à celui de l’adoptant. Compte tenu de l’intérêt de l’enfant à la stabilité de son identité civile, on peut s’étonner que le projet de loi 81 n’ait pas prévu la conservation d’une partie du nom d’origine de l’enfant plutôt que d’une partie du nom du parent avec lequel le lien est maintenu. Toutefois, une telle demande peut être faite au tribunal. La copie d’acte de naissance délivrée à la suite d’une adoption sans rupture ne mentionnera le lien de filiation maintenu que sur demande[110], une possibilité qui n’avait pas été précisée dans l’avant-projet de loi.

L’adoption sans rupture proposée par le projet de loi 81 a, par ailleurs, tous les effets d’une adoption plénière, c’est-à-dire qu’elle est exclusive et substitutive. L’obligation alimentaire subsidiaire est disparue. Aucun droit ni devoir découlant normalement de la filiation ne subsiste. Aucune parenté d’origine n’est reconnue. Comme tout adopté, l’enfant cesse d’appartenir à sa famille d’origine, sous réserve des empêchements de mariage ou d’union civile et du maintien du lien préexistant de filiation, et les effets de toute filiation préexistante prennent fin[111]. De plus, l’article 579.1 proposé établit que : « [p]our l’application des lois et des actes juridiques, à moins d’une disposition contraire, la parenté d’une personne ne comprend pas la personne dont le lien préexistant de filiation est maintenu par une adoption sans rupture »[112].

La mention « à moins d’une disposition contraire » soulève plusieurs questions d’interprétation. Ce libellé peut s’expliquer par les empêchements de mariage ou d’union civile dans la famille d’origine et par la reconnaissance que le projet de loi 81 accorde à l’adoption coutumière autochtone lorsqu’elle crée une nouvelle filiation, y compris lorsqu’elle laisse subsister des droits et des obligations entre l’enfant et ses parents d’origine[113]. Pourrait-on égalemment y voir la possibilité d’une adaptation au cas par cas des effets de l’adoption sans rupture selon la volonté des parties en présence, en faisant un parallèle avec la coutume autochtone? Cette dernière hypothèse semble toutefois peu probable compte tenu des réticences que l’adoption sans rupture du lien de filiation d’origine suscite. Quoi qu’il en soit, le nouvel article 579.1 est pour le moins contradictoire avec l’idée d’une adoption sans rupture du lien de filiation d’origine. En effet, comment peut-on du même souffle dire que le lien de filiation n’est pas rompu et que l’enfant ne fait plus partie de sa parenté d’origine? Encore une fois, cette disposition traduit une conception étriquée de la filiation qui se trouve réduite à un simple lien juridique entre deux individus.

Cette adoption, que l’on continue de qualifier de sans rupture ne relève plus d’une intention de reconnaissance d’une double appartenance familiale et, par conséquent, d’une forme de pluriparenté. Elle offre plutôt un degré de plus dans la gradation des autres dispositions du projet de loi 81 qui mettent un terme à l’adoption strictement confidentielle. Elle a donc pu être décrite comme une modalité « civiliste » — entendre ici « un ordonnancement juridique systématique et explicite »[114] — de l’adoption ouverte par laquelle les adoptants, s’ils le désirent, peuvent « honorer les origines »[115] de leur enfant et dans certains cas favoriser la continuité d’une relation familiale qui n’a plus d’existence juridique. Cet objectif n’est toutefois pas du tout le même que celui qui justifiait au départ l’introduction d’une forme additive d’adoption.

Le sort réservé à l’adoption sans rupture dans le projet de loi 81 est à mettre en relation avec le libellé de certaines de ses dispositions qui conduisent à une redéfinition de la filiation en elle-même.

Dès la disposition préliminaire, le projet de loi 81 introduit un nouveau vocabulaire pour parler de la filiation d’origine de l’enfant adopté. Celle-ci devient « la filiation paternelle ou maternelle préexistante »[116]. En dissociant ainsi les composantes paternelle et maternelle de la filiation d’origine, cette formulation implique que l’enfant n’arrive pas à l’adoption doté d’une filiation unifiée. L’existence de deux parents qui peuvent avoir des volontés et des capacités parentales différentes conduit donc à une assignation de deux filiations distinctes dont les destins sont désormais à considérer séparément. Le projet de loi permet que l’adoption soit sans rupture à l’égard de l’un des parents, et plénière à l’égard de l’autre[117]. Notons que seule la filiation d’origine est ainsi décomposée, scindée en deux, dans le texte du projet de loi. En effet, l’adoption, continue, pour sa part, de créer une filiation unifiée : « [l]’adoption confère à l’adopté une filiation qui succède à sa filiation paternelle et maternelle préexistante »[118].

De cette conception d’une filiation d’origine divisée ou démultipliée découle implicitement une nouvelle conception de la parenté. La parenté de l’enfant destiné à l’adoption n’est plus cognatique (constituée de parents des deux côtés), mais bilatérale (deux lignes parallèles d’affiliation). Toutefois, les formulations introduites par le projet de loi 81 ne véhiculent pas l’idée d’une filiation créatrice de parenté. Elles définissent la filiation comme un lien juridique ne reliant que deux individus. Ce lien pourrait éventuellement subsister après l’adoption, mais sans entraîner aucun droit, ni obligation. La filiation d’origine est ainsi réduite à un lien nominal entre personnes autrement étrangères l’une à l’autre. Sa portée n’est plus qu’identitaire. Le projet de loi 81 propose en somme d’instituer un degré minimal de filiation inédit jusqu’à présent.

L’institution de cette forme minimale de filiation, présentée comme une alternative à l’adoption plénière, était difficilement viable. Elle a finalement été abandonnée en faveur du statu quo, c’est-à-dire une rupture complète de la filiation d’origine en toutes circonstances.

C. La disparition de l’adoption additive au profit d’une reconnaissance formelle du lien préexistant de filiation dans le projet de loi 47

Déposé en juin 2013, le projet de loi 47[119] propose une version remaniée du projet de loi 81. Les effets juridiques recherchés sont les mêmes, mais les nouvelles formulations employées lèvent, en partie, les ambiguïtés de la version précédente. Il n’est plus question d’un lien de filiation maintenu entre l’adopté et un parent qui ne lui est plus apparenté, ni même d’une adoption sans rupture.

L’article 542.1 du CcQ proposé par le projet de loi se lit comme suit :

L’adoption établit une filiation entre l’enfant et l’adoptant, laquelle succède à la filiation préexistante de l’enfant. Pour la filiation paternelle ou maternelle préexistante, l’adoption peut, en vue de protéger pour l’enfant une identification significative à son parent d’origine, être assortie d’une reconnaissance formelle du lien de filiation, bien que celui-ci soit rompu.[120]

Les consentements à l’adoption sont donnés : « soit en vue d’une adoption qui a pour effet de rompre le lien de filiation entre l’enfant et son parent, soit en vue d’une telle adoption assortie d’une reconnaissance formelle de ce lien, soit indifféremment en vue de l’une ou de l’autre »[121].

La problématique relative au consentement parental, qui relève de l’autorité parentale conjointe, dont nous avons fait état à propos du projet de loi 81, subsiste. Lorsque la filiation de l’enfant est établie à l’égard de ses deux parents d’origine, les deux doivent consentir, suivant l’article 551 du Code civil. Toutefois, le projet de loi ne dit pas si le consentement de chacun d’eux doit aussi être donné au regard du lien qui unit l’enfant à l’autre parent. Tout porte à croire que ce serait le cas. En revanche, lorsque le consentement est donné par le tuteur, le projet de loi 47 précise qu’il doit être donné pour « chacun des liens de filiation de l’enfant »[122]. Plus loin, l’article 577 al. 3 proposé précise que : « [l]’adopté cesse d’appartenir à sa famille d’origine, quoiqu’il puisse y avoir une reconnaissance formelle de ses liens préexistants de filiation et sous réserve des empêchements de mariage ou d’union civile »[123].

L’adoption substitutive reprend donc toute la place, même s’il est possible de faire inscrire à l’acte de naissance de l’adopté les mentions relatives à l’identité du parent d’origine[124]. Aucune circonstance particulière justifiant une telle reconnaissance n’est précisée, mais le critère décisif demeure la préservation d’une identification significative au parent d’origine[125]. Comme dans l’adoption sans rupture du projet de loi 81, le nom attribué à l’enfant est alors constitué d’une partie provenant du nom du parent d’origine reconnu et d’une partie provenant du nom de famille de l’adoptant, à moins que le tribunal en décide autrement à la demande de l’adoptant ou de l’adopté[126].

Très peu de réactions au projet de loi 47 ont été publiées, car aucune consultation formelle n’a été tenue. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a cependant produit un mémoire dans lequel elle mentionne à juste titre : « si le modèle retenu vise à satisfaire les besoins identitaires de l’enfant, la Commission se demande s’il pourra permettre de répondre à d’autres besoins que peuvent avoir certains enfants, en particulier dans le contexte d’une recomposition familiale »[127]. Elle constate ainsi laconiquement que le projet de réforme législative ne tient pas compte de l’intérêt des enfants pour lesquels le projet d’introduire une adoption additive ou sans rupture au Code civil du Québec a d’abord été élaboré. Le projet de loi 47 ne répond pas aux besoins de l’enfant qui gagnerait à être adopté par le conjoint ou la conjointe de l’un de ses parents sans pour autant cesser d’être le fils ou la fille de son autre parent, ce qui maintiendrait son lien de parenté avec les autres membres de sa famille d’origine. Le projet de loi 47 continue d’ignorer les particularités de l’adoption intrafamiliale. Celle-ci continuera donc de conférer à l’adopté un statut familial ambigu. Elle a pour effet d’enfermer l’enfant dans la famille d’un seul de ses parents, même quand l’autre, ou d’autres membres de sa famille, ses grands-parents par exemple, se sont impliqués positivement auprès de lui. Le projet de loi 47 réduit à bien peu les besoins de l’enfant placé dans une famille adoptive de la Banque mixte qui a déjà vécu avec ses deux parents, qui se reconnaît comme membre de ces deux familles et qui peut avoir une fratrie qui n’a pas été placée en vue d’adoption. Dans ces circonstances, l’enfant n’a pas nécessairement intérêt à perdre ces liens, mais il a également besoin d’être adopté par la famille dans laquelle il vit un enracinement durable.

Comme c’était le cas dans le projet de loi 81, le projet de loi 47 définit la filiation d’origine de l’adopté comme une filiation divisée, scindée en deux composantes[128], alors que la filiation adoptive est indivisée[129].

En cas d’adoption internationale, les lois canadiennes sur l’immigration exigent que le consentement donné à l’étranger le soit en vue d’une adoption qui, au Canada, aura pour effet de rompre la filiation d’origine de l’enfant. Pour cette raison, le projet de loi 81 de 2012 précisait qu’en adoption internationale, le tribunal ne pourrait prononcer une ordonnance de placement en vue d’une adoption sans rupture[130]. Dès lors que le projet de loi 47 revient au modèle unique de l’adoption plénière, il aurait pu permettre d’étendre aux adoptions internationales la reconnaissance formelle du lien préexistant de filiation qui a été rompu. Or, il la prohibe explicitement à l’article 568.1 al. 3 : « [t]outefois, lorsque l’enfant est domicilié hors du Québec, le tribunal ne peut pas prononcer une ordonnance de placement en vue d’une adoption assortie d’une reconnaissance formelle d’un lien préexistant de filiation »[131].

Le consentement donné à l’étranger en vue d’une adoption qui rompt le lien de filiation d’origine ne fait pourtant pas obstacle à la mention du nom des parents d’origine sur l’acte de naissance d’un adopté ou à la transmission de ce nom, d’autant plus que les enfants adoptés entrent habituellement au pays dotés de papiers d’identité faisant état de leur filiation d’origine. On s’explique donc mal qu’un traitement identique soit imposé sans nécessité à tous les enfants adoptés à l’étranger et sans tenir compte de leurs intérêts particuliers. En effet, certains proviennent de pays qui n’imposent aucune règle de confidentialité en adoption ou qui ne connaissent qu’une adoption additive ou sans rupture.

III. La prévalence de l’enjeu identitaire sur l’enjeu de l’appartenance et l’individualisation de la filiation

Jusqu’ici, nous avons analysé les différentes étapes de la réforme législative qui a conduit à la mise au rancart de l’adoption sans rupture. Certaines hypothèses pourraient expliquer le choix qui a été fait de renoncer à ce mécanisme juridique pourtant jugé par plusieurs être en mesure de répondre aux besoins de certains enfants. Les principaux facteurs qui apparaissent susceptibles d’expliquer ou d’avoir influencé cette décision sont : la prévalence de l’enjeu identitaire dans les discours sociaux actuels sur l’adoption (A), l’individualisation croissante des rapports familiaux (B) et la diversité des formes de pluriparenté qui sont aujourd’hui revendiquées (C).

A. La prévalence de l’enjeu identitaire en matière d’adoption

Dès les consultations menées par le Groupe de travail sur l’adoption, il est apparu clairement que, pour plusieurs intervenants, le seul objectif pertinent ou légitime pouvant justifier l’introduction d’une adoption sans rupture devait être celui de préserver pour l’enfant un lien significatif particulier[132]. La préservation de ce lien devait se faire en fonction du seul intérêt de l’enfant. Elle ne devait pas non plus amenuiser le statut et les droits des adoptants. La place reconnue à la famille d’origine de l’enfant devait donc être limitée au maximum. Cette vision a dicté la proposition de compromis reprise dans l’avant-projet de loi, qui consiste à préserver la filiation d’origine sans l’assortir d’aucun droit hormis l’obligation alimentaire subsidiaire pour le parent d’origine. Cette même vision a ensuite guidé les reformulations du projet de loi 81 et du projet de loi 47, qui réduisent l’adoption sans rupture au maintien du lien d’identification à un parent d’origine. Une position sans doute plus facile à défendre politiquement car acceptable par un plus grand nombre. Mais la réforme qui est maintenant proposée répond-elle mieux aux besoins des enfants pour lesquels une forme additive d’adoption avait été envisagée? Il nous semble bien que non.

Le droit de l’enfant adopté de connaître ses parents et d’avoir accès aux renseignements sur ses origines est reconnu dans les conventions internationales et dans les législations de plusieurs pays. Au Québec, bien que la législation sur ce point ait été grandement assouplie depuis les années 1980, les règles de confidentialité entourant l’adoption demeurent encore restrictives [133]. Sur ce sujet, le projet de réforme de l’adoption a fait l’objet d’un large consensus dès le départ. Les informations relatives aux origines seront accessibles aux adoptés, y compris aux personnes adoptées avant la réforme, sous réserve d’un veto de divulgation ou de contact de la part des intéressés[134]. De plus, des ententes de communication entre parents d’origine et d’adoption seront autorisées[135]. L’adoption assortie de la reconnaissance formelle du lien de filiation préexistant qui émane du projet de loi 47 s’inscrit dans cette même logique. Elle ne constitue qu’un moyen supplémentaire pour ne pas effacer toute trace de la filiation antérieure.

Cependant, l’enjeu de la reconnaissance des origines est très différent de l’enjeu de la continuité des liens d’appartenance familiale qui justifierait l’adoption sans rupture. De plus, il ne concerne pas les mêmes personnes. Les enfants pour lesquels l’adoption sans rupture a d’abord été pensée, ne sont pas en général des enfants abandonnés[136]. Plusieurs de ces enfants ne changent pas de famille à la suite de l’adoption, ils changent de place dans l’ordonnancement des relations familiales. L’adoption plénière n’est donc pas toujours la solution la plus adéquate pour nombre d’entre eux. Ainsi, les adoptions de l’enfant du conjoint, intrafamiliales et d’enfants déjà grands ne posent pas tant un problème de reconnaissance du parent d’origine qu’un problème éthique de reconnaissance de l’intérêt de l’enfant à demeurer membre à part entière de sa famille d’origine. Peut-on rompre les liens familiaux d’un enfant quand cela peut aller à l’encontre de son intérêt immédiat ou à plus long terme? Or, les histoires de cas pertinentes pour réfléchir à cet enjeu éthique semblent avoir été oubliées. Au lieu de cela, l’image de parents d’origine perturbés qui viendraient menacer l’équilibre fragile de l’enfant adopté et de sa nouvelle famille a dominé les réflexions. Elle a aussi fait perdre de vue l’intérêt de certains enfants que l’adoption plénière prive sans nécessité du maintien d’un lien juridique avec leur père ou mère, parfois leurs frères et soeurs, ou leurs grands-parents d’origine.

B. L’individualisation croissante des rapports familiaux

Nous avons souligné l’oscillation, dans les textes de propositions de lois, entre une acception classique de la filiation et une autre qui la scinde en deux composantes paternelle et maternelle indépendantes l’une de l’autre et même, dans le projet de loi 81, qui la réduit à son degré minimal en ne lui faisant plus porter aucun effet juridique de création de parenté. Cette remise en cause implicite de ce qu’est la filiation est révélatrice de la résistance face à un projet d’adoption sans rupture qui aurait permis que la filiation d’origine continue d’être créatrice de parenté. La filiation adoptive a été protégée et confirmée dans son caractère unifié et exclusif ainsi qu’en tant qu’inscription dans la famille et la parenté des adoptants. À l’opposé, la filiation d’origine des enfants placés en vue d’adoption a fait l’objet d’un travail de déconstruction qui en a fait une filiation à part, différente, et qui a simultanément vidé le principe d’une adoption additive de sa substance.

Des changements législatifs plus anciens ont peut-être pavé la voie à une filiation divisée et sans effet de parenté. Depuis l’élimination des différences entre filiations légitimes et illégitimes avec la réforme du droit de la famille de 1980, on a cessé de penser la filiation d’un enfant comme affectant sa position par rapport à ses ascendants, puisque tous les enfants se trouvent à égalité sur ce plan[137]. Avec le passage de la puissance paternelle à l’autorité parentale partagée[138], on a commencé à penser à chacun des deux parents dans le couple plutôt qu’à une unité matrimoniale solidaire, d’autant plus que se sont multipliées les naissances hors mariage, les ruptures et les recompositions, rendant encore plus visibles les divisions conjugales. Avec l’abolition de l’obligation alimentaire entre grands-parents et petits-enfants, en 1996[139], on a cessé de penser la parenté comme un lien de droit, pour la concevoir plutôt comme un lien de solidarité et d’affection. La révision de la Loi sur la protection de la jeunesse[140] a formellement renforcé une association déjà très présente dans les pratiques cliniques et judiciaires entre le lien parent-enfant et la notion psychologique de l’attachement[141]. L’esprit de toutes ces modifications n’a jamais été de réduire le caractère unifié de la filiation établie à l’égard de deux parents, ni sa portée en tant qu’inscription dans une parenté cognatique (incluant les parents des deux côtés). Néanmoins, elles semblent avoir induit une lecture collective plus attentive au lien parent-enfant individualisé. Il a donc été possible d’imaginer qu’un enfant adopté conserve sa filiation avec l’un de ses parents et pas avec l’autre, sans pour autant que cette filiation ait un effet juridique ou de parenté (dans le projet de loi 81) ou d’imaginer qu’il garde un lien purement formel avec l’un de ses parents et pas avec l’autre, tout en n’étant plus l’enfant d’aucun des deux (dans le projet de loi 47). Plus surprenant encore, ces innovations juridiques ont été présentées comme des alternatives à l’adoption plénière.

La question se pose de savoir s’il est pertinent de continuer de s’engouffrer dans cette nouvelle brèche ouverte dans le droit de la filiation. À notre avis, la prudence est de mise et la notion de filiation ne saurait ainsi être transformée sans plus ample examen des répercussions sur l’ensemble du droit familial et des diverses autres dispositions qui font entrer en ligne de compte la filiation et la parenté.

C. Les revendications de la reconnaissance juridique d’autres formes de pluriparenté

Parmi toutes les circonstances qui créent pour un enfant des affiliations multiples et soulèvent conséquemment la question de reconnaître ou non la pluriparenté sur le plan légal, l’adoption constitue le cas de figure le plus simple. En effet, l’adoption additive ne signifierait pas la reconnaissance de configurations filiatives inédites dans notre droit[142], mais simplement la préservation de liens de parenté déjà établis. Dans l’intérêt de l’enfant, ces liens de parenté seraient autorisés à coexister avec ceux découlant de la filiation adoptive, mais les deux filiations demeureraient bien distinctes. D’autres formes familiales posent bien autrement l’enjeu de la pluriparenté en posant celle de la place à reconnaître pour les tiers intervenant dans la procréation assistée. L’égalité des droits individuels des adultes face à l’institution de la filiation est alors en cause, plutôt que le principe de l’intérêt de l’enfant. Ces situations font partie du contexte général à partir duquel on doit réfléchir au contournement de l’enjeu de la pluriparenté par les propositions législatives élaborées dans les projets de loi 47 et 81.

Les débats actuels sur la procréation assistée, comme les débats sur l’adoption, sont dominés par la question du secret des origines[143]. Faut-il rendre l’identité des donneurs de sperme ou d’ovules accessible aux enfants qui voudraient la connaître ou faut-il s’en tenir à la règle actuelle de l’anonymat des dons de gamètes[144]? Le fait que cette question mobilise l’attention ne doit pas faire oublier celles qui sont soulevées par les procréations assistées faisant intervenir un tiers connu du couple parental, qui peut parfois avoir choisi de participer à leur projet au-delà de la seule étape de la conception. Quelle place de parenté reconnaître à ce tiers, surtout lorsqu’il contribue en tant que « coparent » à un projet familial élaboré à trois ou quatre? Devrait-on lui octroyer, ou non, le statut de parent légal? Par ailleurs, dans les cas de gestation pour autrui, la mère d’intention devrait-elle être reconnue mère légale dès la naissance? Ou la mère gestationnelle devrait-elle plutôt consentir à l’adoption en sa faveur, ce qui faciliterait des retrouvailles éventuelles avec celle-ci? L’adoption sans rupture serait-elle une solution à envisager dans de tels cas[145]? L’enfant ferait-il alors partie de la parenté de son parent biologique? Serait-il plutôt préférable, dans tous ces cas, de privilégier une simple mention sur l’acte de naissance de la contribution apportée par un tiers? La réforme de l’adoption pourrait avoir une incidence importante sur la manière dont les revendications associées à ces questions vont évoluer.

Conclusion

Les trois textes de propositions de lois examinés constituent des jalons importants du processus de réflexion gouvernemental sur la réforme de l’adoption amorcé en 2006. Les comparer l’un à l’autre permet d’en comprendre les lignes directrices et les points de tension. Seul leur aspect le plus fortement controversé a été abordé en détails, et c’est celui qui a d’ailleurs suscité le plus de changements d’un texte à l’autre. Alors qu’au départ il était question d’offrir à certains enfants la possibilité d’être adoptés tout en continuant d’appartenir à leur famille d’origine, ce projet d’adoption additive reconnaissant une double appartenance familiale a finalement été abandonné. Seule la possibilité de conserver la trace du père ou de la mère d’origine sur l’acte de naissance et dans le nom de l’enfant adopté a été retenue. Cet aboutissement, qui a pris près de huit ans, n’est toutefois que provisoire. Le projet de loi 47, qui est mort au feuilleton en mars 2014, sera vraisemblablement remanié par le prochain ministre de la Justice en tenant compte des travaux entrepris par son ministère au cours de la dernière année, en vue de proposer des axes de réforme du droit de la famille québécois[146]. La réforme de l’adoption reste donc à ce jour en chantier et l’approfondissement de ses enjeux est toujours d’actualité.

Les principales questions soulevées dans cet article sont celles de la pluriparenté et de l’avenir de la filiation en tant que mécanisme de création de la parenté. Elles sont nécessairement à l’arrière-plan des réflexions actuelles sur une réforme plus large du droit familial. Or, les modalités de reconnaissance d’un parent d’origine dans les projets de loi 81 et 47 en proposent une définition restrictive, comme si ce parent d’origine avait été pensé comme un tiers ayant contribué à la conception de l’enfant, plutôt que comme un parent. Parce que l’adoption sans rupture du projet de loi 81 n’attribue qu’une place nominale au père ou à la mère d’origine, elle constituerait une connexion identitaire mieux adaptée à la reconnaissance du rôle d’une mère porteuse ou d’un autre tiers dans la procréation assistée par don de gamètes ou d’embryons. En effet, elle ne préserve ni la filiation ni les liens de parenté qui en découlent. Quant à l’adoption assortie d’une reconnaissance d’un lien préexistant de filiation dans le projet de loi 47, elle désactive ce lien de façon encore plus nette.

Les situations qui semblent s’accorder le mieux aux dernières propositions législatives soulèvent donc des enjeux très éloignés de ceux qui ont justifié, au départ, l’introduction en droit québécois d’une adoption additive. Celle-ci demeure une proposition pertinente et ne devrait pas être abandonnée au profit des mécanismes prévus dans les projets de loi 81 et 47. La proposition initiale de maintenir l’adopté dans sa famille d’origine aurait moins d’impact sur la notion de filiation et la cohérence du droit de la famille que celles qui ont été mises de l’avant par la suite. Il importait peut-être de faire ces détours pour mesurer les avantages et les inconvénients de chaque option. L’adoption sans rupture du lien de filiation d’origine suscite de fortes résistances chez les adoptants « classiques » qui privilégient l’adoption plénière d’un enfant sans famille[147]. Il importe toutefois de rappeler que ce ne sont pas eux qui sont concernés par l’adoption sans rupture, mais plutôt des personnes qui adoptent un enfant de leur propre famille ou un enfant qui vit, de fait, une double appartenance familiale. Comprendre les finalités de l’adoption sans rupture du lien de filiation d’origine nécessite de déplacer son regard de l’adoption des enfants sans famille pour le tourner vers ces enfants. Il s’agit d’un changement de perspective qui ne semble pas avoir été fait au fil des différentes réformes proposées.

Les propositions examinées ici sont, à certains égards, décevantes, mais elles auront eu le mérite de mettre en relief la nécessité d’aborder collectivement les enjeux de cette réforme dans une perspective plus large, avant de prétendre en faire le tri définitif. Nous ne maîtrisons pas encore l’ensemble des tenants et aboutissants de ces propositions, de sorte qu’elles semblent se transformer au gré des pressions exercées par les uns et les autres. Il ne faut pas envisager la réforme de l’adoption en vase clos, mais dans la perspective qu’elle constitue autant une institution de filiation qu’un mécanisme de protection de l’enfant.