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Introduction

La capacité de raisonner en utilisant des relations proportionnelles résulte d’un processus complexe qui est long à assimiler. De nombreuses expériences concrètes variées sont nécessaires pour comprendre la nature d’une relation proportionnelle et il faut plus de temps encore pour acquérir la capacité de faire des applications abstraites [traduction libre][1].

Voilà une citation qui semble tout droit tirée d’un bon vieux manuel pour le juriste en herbe. Et pourtant... cet énoncé est à l’attention des matheux passionnés de proportionnalité arithmétique, géométrique, harmonique, continue, multiple, etc. Ouf! me direz-vous. La proportionnalité appartient à la petite école et la voie juridique constitue l’échappatoire absolue aux mathématiques. Pas si vite. La notion de « proportionnalité » trouve également un terrain d’application au sein de la discipline juridique. Mieux, elle imprégnerait même toutes les sphères du droit...

Ceci étant, restons téméraires et tentons de caractériser la proportionnalité mathématique. En substance, on peut la définir comme un « rapport de grandeur entre les parties d’une chose, entre l’une d’elles et le tout »[2]. Il y a donc bien une volonté d’évaluer certains éléments par rapport à d’autres (grandeurs, concepts ou données). Tout raisonnement proportionnel suppose, d’une part, l’existence d’une « métrique » qui peut être plus ou moins précise, et d’autre part, une organisation particulière et logique des données — « [o]n ne peut comparer des poires et des prunes; il faut ordonner ses idées d’abord et classifier les éléments à comparer dans les bonnes catégories »[3]. À partir de là, il existe une large variété de processus de résolution et de modes d’analyse[4]. Aussi étrange que cela puisse paraître, ces caractéristiques de la proportionnalité mathématique recoupent parfaitement ceux de la proportionnalité juridique.

Malgré tout, la proportionnalité mathématique est avant tout quantitative et, en ce sens, « on perçoit mal la transposition à cette science approchée et qualitative qu’est le droit »[5]. De même, la langue, la plaidoirie et le droit viennent nécessairement teinter le concept de proportionnalité[6]. Pour simplifier encore la donne, le mot proportionnalité a une double appartenance au langage courant et légal[7]. Une certitude se dégage progressivement : la proportionnalité juridique tient aussi bien de la simplicité apparente que de la complexité inhérente.

Face à un tel désordre, il convient de faire un tour complet sur nous-mêmes pour revenir au point de départ : la procédure civile au Québec. Lors de la réforme du Code de procédure civile en 2003[8], le législateur a cherché à y insuffler un vent de fraîcheur en codifiant un certain principe de « proportionnalité procédurale ». En substance, l’action des parties et des tribunaux devrait désormais être inspirée par « une même préoccupation de proportionnalité entre, d’une part, les procédures prises, le temps employé et les coûts engagés et, d’autre part, la nature, la complexité et la finalité des recours »[9]. Depuis ce jour, la proportionnalité s’est progressivement infiltrée dans tous les recoins de la procédure civile[10]. Tout praticien pourra réciter une foule d’anecdotes impliquant, de près ou de loin, la proportionnalité procédurale (qu’il s’agisse d’obtenir le transfert d’un dossier dans un autre district judiciaire, d’abréger des interrogatoires préalables, d’interpréter des règles de procédure, etc.)[11]. Le nouveau Code de procédure civile[12] ne déroge pas à cette tendance. Lui aussi élève la proportionnalité au rang de « principe directeur »[13].

Cette situation est cependant loin d’être limitée à la procédure civile québécoise. Dans le reste du Canada et partout dans le monde, on constate l’« irrésistible ascension »[14] de la proportionnalité, et ce, quel que soit le domaine du droit[15]. Il y aurait une sorte de mutation du modèle de régulation globale où le règne de la loi (générale, abstraite et prévisible) céderait le pas au principe de proportionnalité (particulière, concrète et aléatoire)[16]. Comme l’explique Sébastien Van Drooghenbroeck, « sous sa bannière émergerait, en tous lieux, une commune manière de dire le droit “en situation” par la pesée des intérêts conflictuels, de juger l’action à l’aune des buts qu’elle se fixe et des préjudices qu’elle occasionne »[17]. La proportionnalité est devenue omniprésente[18], un peu comme une « lingua franca »[19], une « baguette magique »[20] ou un « “couteau suisse” de l’argumentation juridique et du débat judiciaire »[21].

Aussi indiscutable soit ce phénomène de « proportiomania »[22], il suscite également un arrière-goût de trop peu. En l’occurrence, une question brûle les lèvres : comment la proportionnalité est-elle passée d’un état de simple concept à celui de véritable principe de droit? Plus particulièrement, quels sont les principaux jalons de la proportionnalité depuis son éclosion jusqu’à son épanouissement en procédure civile? En nous interrogeant ainsi, nous admettons comme Gustave Flaubert que « bien des choses s’éclaireraient si nous connaissions notre généalogie ».

Une difficulté majeure réside dans le fait que la proportionnalité est aujourd’hui un terrain de recherche aussi éparpillé[23] que bouillonnant[24]. Ce concept est appréhendé et compris différemment selon le domaine de droit, l’ordre juridique et la terminologie légale. À titre d’exemple, on comprend aisément le fossé qui sépare le principe de proportionnalité en droit européen[25] de celui en droit judiciaire privé québécois[26]. À ceci s’ajoute la diffusion de la proportionnalité dans de nombreuses disciplines relatives aux sciences humaines, dont la philosophie, la science politique et la sociologie[27]. Dans un tel contexte, l’objectif de retracer la généalogie de la proportionnalité dans le contexte juridique se veut ambitieux, pour ne pas dire éminemment périlleux. Cependant, n’était-ce pas Claude Lévi-Strauss, ethnologue qui, rappelons-le, avait également une formation de philosophe et de juriste[28], qui expliquait :

La tâche essentielle de quelqu’un qui consacre sa vie aux sciences humaines, c’est de s’attaquer à ce qui semble le plus arbitraire, le plus anarchique, le plus incohérent, et d’essayer de découvrir un ordre sous-jacent ou du moins d’essayer de voir s’il existe un ordre sous-jacent[29].

Sensible à cette invitation lévi-straussienne, le présent travail se veut précisément proposer une possible histoire de la proportionnalité[30]. Pour ce faire, nous adopterons une périodisation usuelle, souvent critiquée[31], mais toujours reprise[32], axée sur une flèche du temps en trois époques successives[33]. Premièrement, la phase prémoderne marque les balbutiements de la proportionnalité, tant sur le plan philosophique que normatif (I). Deuxièmement, la phase moderne révèle une différence de réception de la proportionnalité entre le droit public et le droit privé (II). Troisièmement, la phase postmoderne se caractérise par une propagation exponentielle de la proportionnalité au sein de l’ensemble des branches du droit et des ordres juridiques (III). Un avertissement préliminaire s’impose ici : cet article s’inscrit volontairement dans un paradigme alternatif du droit[34] — par opposition au paradigme dominant qui porte exclusivement sur le droit positif[35]. L’objectif est bien de démontrer que la proportionnalité est un domaine de recherche éclaté, mais dont les fragments ont beaucoup en commun.

I. La proportionnalité prémoderne, l’impulsion

Le mot « proportionnalité » vient du bas latin proportionalitas (signifiant même sens[36]) qui dérive lui-même de proportio (signifiant rapport, analogie[37]). Ainsi, comme l’explique Vannes, la « proportionnalité » est « formée de la particule pro qui signifie “en échange de”, et de celle de portio qui se traduit par “part, rapport, portion”, ce qui amènerait à la signification, dans l’expression pro portione de “pour sa part” » [italiques dans l’original][38]. On peut même remonter plus loin en introduisant la racine grecque analogia. Par la suite, l’utilisation courante du terme « proportion » s’est perdue au XIIIe siècle (seules les mathématiques y faisaient référence) pour réapparaître au XVIIe siècle[39]. À l’heure actuelle, de nombreuses locutions font partie du langage ordinaire, telles que « hors de proportion », « à proportion », « toutes proportions gardées », etc.[40] La professeure Vannes pousse plus loin l’analyse littérale et en vient à la conclusion suivante, à laquelle nous souscrivons entièrement :

Ces expressions ont une idée commune, celle d’équilibre qu’il faut respecter entre les différents éléments d’une chose unique ou multiple. La proportionnalité exprime le respect d’un rapport de grandeur entre deux éléments, rapport devant rester constant et que l’harmonie qui en découle est établie par la circonstance que, lorsqu’un élément change, l’autre change dans le même rapport de grandeur[41].

À nos fins, ce détour étymologique vise à démontrer que l’expression « proportionnalité » remonte à des temps anciens et que son acception a évolué au fil du temps. Ceci se vérifie d’autant plus dans le contexte juridique; c’est tout l’objet de la présente partie. Selon nous, la période prémoderne rend compte de deux tendances principales en matière de proportionnalité : d’une part, les prémisses philosophiques sont jetées (A), d’autre part, les prémices normatives se révèlent (B). Que le lecteur nous pardonne le subtil recours aux homophones prémisses et prémices : alors que le premier réfère à « une proposition faite au début d’un exposé, dont on déduira des conséquences ou des conclusions »[42], le second — toujours utilisé au pluriel — désigne plutôt « le début, le commencement de quelque chose »[43].

A. Les prémisses philosophiques de la proportionnalité

« Un homme sans ancêtres est un arbre sans racines, un ruisseau sans source ». Ce proverbe chinois prend davantage de sens dans le contexte de la proportionnalité. En effet, les travaux des Anciens baignent tous entiers dans un souci récurrent et systématique de proportionnalité à la manière d’un véritable topos[44]. En ce sens, il serait déraisonnable de ne pas laisser Orphée se retourner en paix.

Durant la période prémoderne, on peut par exemple retracer les origines de la proportionnalité dans la distribution des biens, récompenses et honneurs (just distribution), dans la détermination d’une sanction (just sentencing) et dans la décision de mener une guerre (just war)[45]. Les Anciens ont en commun cette même « détestation de l’Ubris » et le « rejet des extrêmes »[46]. Il est toutefois possible de cibler trois auteurs particulièrement préoccupés par la proportionnalité, et ce, tant sur le plan intrinsèque que symbolique : Aristote (1), Cicéron (2) et Saint Thomas d’Aquin (3).

1. La proportionnalité aristotélicienne

La proportionnalité doit à Aristote ce que l’enfant doit à son père; son traité Éthique à Nicomaque établit à lui seul le lien de paternité, sans que soit nécessaire le moindre test ADN. La proportionnalité est en effet au coeur de cet ouvrage et, plus généralement, de la pensée aristotélicienne.

Dans son article « The General Principle of Proportionality and Aristotle »[47], le professeur Engle établit clairement le lien unissant le principe de proportionnalité et le patrimoine aristotélicien[48]. Selon une approche en entonnoir, il démontre ainsi que « proportionality as a principle of law arose out of the Aristotelian concept of justice »[49]. Résumons les trois étapes principales de son raisonnement :

  • La théorie du Droit : On doit à Aristote la célèbre distinction entre les normes conformes à la nature (physikon) et celles conformes à la loi (nomikon)[50]. Autrement dit, le droit naturel (dikê) et le droit positif (nomoi). Selon lui, ces deux formes de droit coexistent et sont éminemment complémentaires[51].

  • La théorie de la Justice : Aristote envisage la justice par le prisme de nombreuses typologies. Il en est cependant une particulièrement intéressante à nos fins : la distinction entre la justice commutative et la justice distributive. D’un côté, la justice commutative « intervient dans les transactions, rapports ou échanges en fonction d’une égalité arithmétique (A = B) »[52]. De l’autre côté, la justice distributive considère que le partage des biens et des honneurs doit être proportionnel au mérite, c’est-à-dire selon une égalité de rapport (A ≠ B)[53]. En prenant de la hauteur, la différence entre justice commutative et justice distributive[54] transpose l’opposition traditionnelle entre égalité et équité[55]; il appartient au juge de naviguer entre ces deux pôles. Aristote est d’ailleurs on ne peut plus explicite sur le sujet :

    Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question[56].

  • La théorie de la proportionnalité : Partant de ces postulats, on perçoit aisément la place déterminante de la proportionnalité dans la pensée aristotélicienne. Comme le relève Engle, « [i]n Aristotle, proportionality is justice as the right ratio the relationship between a distributive principle and the shares apportioned thereby »[57]. La proportionnalité est au coeur de la justice distributive[58] et vise à répartir les biens de manière proportionnelle en fonction des biens de chacun et de leur mérite. Au delà de l’égalité simple entre les biens et les personnes, il faut envisager une répartition proportionnelle selon les personnes, les biens, les charges partagées ou distribuées[59]. On retrouve d’ailleurs cette idée dans le Digeste sous la formule « la Justice est la ferme et perpétuelle volonté de donner à chacun ce qui lui est dû » (en latin, iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuendi) [notre traduction][60].

Dans la même veine, la proportionnalité est intimement liée à la théorie de la mesure de Platon et au Dikaion d’Aristote[61]. Selon ces conceptions, le droit est avant tout appréhendé en tant que phénomène sociétal et, partant, de proportion. Le Dikaion peut d’ailleurs se définir comme « une proportion (celle que [l’on] reconnaît [...] bonne) entre des choses partagées entre des personnes; un proportionnel (terme neutre), un “analogon” » [italiques dans l’original][62].

En définitive, Aristote est le premier à se rapporter à la proportionnalité en tant que norme de répartition entre les droits de l’un et de l’autre[63]. Selon lui, « [l]a justice est à son tour une sorte de médiété, non pas de la même façon que les autres vertus, mais en ce sens qu’elle relève du juste milieu, tandis que l’injustice relève des extrêmes »[64].

2. La proportionnalité cicéronienne

La proportionnalité est également un topos qui irrigue l’ensemble des travaux de Cicéron. Bien au-delà d’une certaine conception de la justice, la proportionnalité serait inhérente à la Cité et, plus largement, au cosmos[65]. Comme le résume Thomas Poole, dans l’oeuvre de Cicéron, proportionality lies at the heart of a dense set of relations, imbricated in a theory of distribution, a theory of justice, a theory of the city or state, a theory of social and political order, and ultimately a theory (or metaphysics) of cosmic harmony[66].

Pour Cicéron, il y aurait donc un lien étroit entre l’ordre cosmique et les règles politiques. En évitant tout concept mathématique ou géométrique, peu approprié au public romain de l’époque, il parle plutôt d’harmonia et de concordia dans la conduite de la chose publique[67]. Cependant, ne nous trompons pas, l’idée de proportionnalité est toujours on ne peut plus présente. L’extrait suivant, tiré de La République, est à cet égard des plus révélateurs :

De même que la flûte et la lyre, la mélodie et les voix, de la diversité de leurs accents forment un concert que les oreilles exercées ne pourraient souffrir s’il était plein d’altérations ou de dissonances, et dont l’harmonie et la perfection résultent pourtant de l’accord d’un grand nombre de sons dissemblables; ainsi de l’alliance des différents ordres de l’État et de leur juste tempérament résulte ce concert politique qui naît, comme l’autre, de l’accord des éléments les plus opposés. Ce que l’on nomme harmonie dans la musique, dans l’État c’est la concorde, le lien le plus parfait de la société humaine, la garantie la plus sûre de la force des États [nos italiques][68].

Par ailleurs, Cicéron décrit la loi véritable comme la droite raison, qui s’accorde avec la nature, répandue en tous, immuable et impérissable (en latin, est quidem vera lex, recta ratio, naturae congruens, diffusa in omnes, constans, sempiterna); concrètement il s’agit du juste ratio, de l’idéale proportion[69]. Cette idée prend davantage de consistance, du moins sur le plan juridique, à deux égards. En premier lieu, la proportionnalité devrait toujours entrer en ligne de compte lors de la détermination d’une sanction (just sentencing)[70]. Il s’agit là d’un principe bien connu à l’heure actuelle, selon lequel la peine infligée doit être proportionnelle au crime commis. En deuxième lieu, la proportionnalité devrait également guider la décision de mener une guerre (just war)[71]. La guerre s’apparente à un procédé de dernier recours et, par essence, vise le rétablissement ou la préservation de la justice. Il faut donc faire preuve de proportionnalité avant de déclarer la moindre hostilité.

Au bout du compte, Cicéron vient concrétiser et réaliser la conception aristotélicienne de la proportionnalité[72]. Loin de s’en tenir aux questions de répartition, il ébauche les théories de la peine proportionnelle et de la guerre juste, qui seront par la suite respectivement reprises en droit pénal et en droit international.

3. La proportionnalité aquinienne

Saint Thomas d’Aquin a également apporté une pierre substantielle à l’édifice. La pensée thomiste envisage le rapport à Dieu selon une analogie de la proportionnalité : Dieu et les hommes sont des êtres complètement différents, mais sont néanmoins analogues, parce que Dieu est au monde céleste ce que les hommes sont au monde terrestre[73]. Selon une perspective plus juridique, la proportionnalité « was further refined by Aquinas in the law of self-defense of states »[74] dans la mesure où « Aquinas presented the first decomposition of Aristotle’s concept into the now known multi-step proportionality procedure »[75].

En effet, dans son ouvrage Somme théologique, Saint Thomas d’Aquin vient poser trois conditions pour qualifier une guerre de « juste »[76]. Premièrement, seule la puissance publique dispose de l’autorité pour déclarer une guerre; un particulier n’a donc aucune prérogative (auctoritas principis — autorité). Deuxièmement, il faut toujours avoir une cause juste pour mener une guerre; l’ennemi doit avoir commis une faute préalable (causa justa — légitimité). Troisièmement, l’intention des hostilités doit être droite et ne dissimuler aucune haine personnelle; concrètement, les opérations doivent se limiter à réparer l’injustice, plutôt que punir l’ennemi (intentio recta — nécessité). S’agissant de ce dernier critère, on peut y voir une manifestation explicite de la proportionnalité : l’usage de la violence doit être proportionné à l’injustice commise par l’ennemi, sans être excessive[77].

Par la suite, Grotius reprend cette conception dans son traité Droit de la guerre et de la paix[78] et vient ériger la proportionnalité en matière de guerre juste en un véritable principe général de droit[79]. La proportionnalité s’appliquerait non seulement aux rapports interétatiques (droit international), mais également à ceux intraétatiques (droit interne). Ce faisant, « Grotius thus transitions the concept into modernity and links the idea of justice as proportion (ratio) to the idea of interest, balancing as a method for dispute resolution »[80].

B. Les prémices normatives de la proportionnalité

Dans un contexte strictement normatif, les vestiges de la proportionnalité remontent à des temps anciens, avant même l’Antiquité. Le Code d’Hammourabi constitue l’un des plus vieux textes introduisant une dose de proportionnalité par le biais de la célèbre loi du talion (1). Par la suite, en droit romain, le Corpus Iuris Civilis édicte une forme de proportionnalité en matière de légitime défense (2). Enfin, en Angleterre, la Magna Carta vient assurer une proportionnalité des peines aux citoyens (3). Sans prétendre à l’exhaustivité, ces différents exemples témoignent plutôt des prémices pénales de la proportionnalité[81].

1. Le Code d’Hammourabi et la loi du talion

Comme certains ont déjà pu le relever[82], le concept normatif de proportionnalité trouve ses premières traces dans le Code d’Hammourabi, sous le royaume de Babylone en 1750 av. J.-C. Plus précisément, la fameuse loi du talion[83] exige la proportionnalité entre l’infraction commise et la sanction à purger — le mot « talion » tire d’ailleurs son origine du latin talis signifiant « semblable »[84]. Cette idée de proportionnalité entre le crime et la peine irrigue ainsi les plus de deux cents articles du Code d’Hammourabi. Qu’il nous suffise de citer successivement les articles 196 et 200 :

196. Si un homme a crevé l’oeil d’un homme libre, on lui crèvera un oeil.

200. Si un homme a fait tomber les dents d’un homme de même condition que lui, on fera tomber ses dents[85].

Au delà de la nature du crime, il faut également prendre en compte le rang de la victime. Le Code d’Hammourabi distingue en effet trois catégories sociales distinctes dans la population : l’awiloum (l’homme par excellence), le moushkenoum (l’homme du commun) et le wardoum (l’esclave). L’article 202 fait d’ailleurs nettement ressortir cette caractéristique :

202. Si un homme a frappé le cerveau d’un homme de condition supérieure à lui, il sera frappé en public de 60 coups de nerf de boeuf[86].

Dans le Code d’Hammourabi, la peine doit donc être proportionnelle, premièrement au crime, et deuxièmement au rang de la victime. Comme l’explique Franz Wieacker, la rationalité de cette règle ne vise pas tant à assouvir la soif de vengeance personnelle qu’à préserver l’ordre et la stabilité au sein de la société[87]. Par la suite, la loi du talion a été transposée dans l’Ancien Testament sous la formule générique « oeil pour oeil, dent pour dent »[88]. De même, le Coran fait plusieurs références explicites au talion[89].

2. Le Corpus Iuris Civilis et la légitime défense

Une forme de proportionnalité peut également être décelée en droit romain en matière de légitime défense. En effet, lorsqu’une agression violente et injuste est dirigée contre une personne, celle-ci peut, en cas de nécessité, repousser la force par la force; l’objectif est d’éviter un mal irréparable[90]. Cependant, la défense n’est légitime que si elle est nécessaire, c’est-à-dire qu’il n’existe aucune possibilité d’échapper autrement à l’agression et au mal irréparable[91]. Par ailleurs, la défense ne doit jamais dégénérer en attaque[92]. L’ensemble de ces éléments montre que la défense, pour être qualifiée de légitime, doit être nécessaire et proportionnée à l’attaque. En cas d’agression dirigée contre un bien, une riposte corporelle serait disproportionnée puisque « la voie judiciaire suffit pour la réparation complète d’un mal qui concerne exclusivement les biens »[93]. A contrario, en cas d’atteinte à l’intégrité de l’agressé, ce dernier pourrait défendre son existence par tout moyen, et il serait proportionné de tuer l’agresseur. Cette dernière situation s’assimile à la résurgence temporaire d’un état naturel antérieur à la société.

Le Digeste vient d’ailleurs codifier le principe de légitime défense et ses restrictions de la manière suivante :

On y rapporte aussi le droit de repousser la violence et les injures car ce droit autorise tout ce qui est fait pour la défense de son corps; et la nature ayant mis entre tous les hommes une certaine alliance, c’est un crime que d’attenter à la vie d’un autre homme[94].

Là encore, la défense à une attaque doit être nécessaire et proportionnée. Il est permis de « repousser la violence et les injures » car « c’est un crime que d’attenter à la vie d’un autre homme ». Ce qui revient de fait à adopter un comportement proportionné par rapport à l’assaut.

Dans le même sens, et cette fois de manière encore plus explicite, le Code de Justinien reconnaît le droit d’user de la force pour défendre sa propriété sous réserve de modération :

A person lawfully in possession has the right to use a moderate degree of force to repel any violence exerted for the purpose of depriving him of possession, if he holds it under a title which is not defective[95].

En droit romain, la proportionnalité trouve donc un terrain d’application dans le domaine spécifique de la légitime défense. Cependant, selon certains, les jurisconsultes du Code de Justinien percevaient plus largement la justice comme une volonté constante et perpétuelle d’attribuer à chacun son dû[96].

3. La Magna Carta et la proportionnalité des peines

La Magna Carta (1215) s’inscrit dans la droite ligne de la loi du talion et vient y rajouter une couche concernant la proportionnalité des peines. On peut ainsi y lire à son article 14 :

14. Un homme libre ne pourra être frappé d’amende (amercietur) pour un petit délit que proportionnellement à ce délit; il ne pourra l’être pour un grand délit que proportionnellement à la gravité de ce délit, mais sans perdre son fief (salvo contenemento suo). Il en sera de même des marchands auxquels on laissera leur négoce. Les paysans de seigneurs autre que nous-mêmes seront aussi frappés d’amende, s’ils viennent à l’encourir, sans perdre leurs instruments de labour; et aucune de ces amendes ne sera imposée que sur le serment de douze hommes probes et loyaux du voisinage. — Les comtes et barons ne pourront être frappés d’amende que par leurs pairs, et proportionnellement au délit commis. — Aucune personne ecclésiastique ne sera frappée d’amende, selon la valeur de son bénéfice ecclésiastique, mais selon sa tenure laïque et l’importance du délit[97].

Ces dispositions pénales témoignent en fait d’une double forme de proportionnalité : 

« Objective », parce que contenue dans la loi, par un système d’échelle de peines, le juge peut déterminer la proportionnalité entre la sanction et la gravité de l’infraction ou du délit. « Subjective », parce que dans le système de l’échelle des peines, le juge apprécie l’importance de la sanction au regard de la personnalité de l’intéressé, de ses antécédents et du contexte de l’espèce[98].

Aujourd’hui, la plupart des systèmes pénaux reconduisent ce principe de proportionnalité des peines. À titre d’exemple, l’article 718.1 du Code criminel du Canada[99] contient une dose de proportionnalité, quoiqu’il doit être interprété selon différentes formes de rétributivisme (la proportionnalité peut ainsi être vindicatoire, expiatrice, hégélienne, restauratrice ou symbolique)[100].

En substance, que faut-il en conclure? Essentiellement, deux éléments. Premièrement, la proportionnalité imprègne le droit depuis des siècles, voire des millénaires, quoique sous des appellations voilées et variées. Deuxièmement, la proportionnalité a fait ses premières dents en matière pénale, notamment en matière de détermination des peines et de légitime défense. En ce sens, la période pré-moderne marque les balbutiements de la proportionnalité en tant que principe de droit (l’impulsion). Nous allons voir que la période moderne s’inscrit dans la droite ligne de cette tendance, tout en conférant une nouvelle dimension à la proportionnalité (la réception).

II. La proportionnalité moderne, la réception

Le raisonnable, la prudence, le juste, la mesure et l’équité. Sans l’esprit vivifiant de ces abstractions, résolument fuyantes au demeurant, le droit ne serait que lettre morte. La proportionnalité appartient à ce même registre. Elle imprègne le droit depuis la nuit des temps, comme les développements antérieurs en témoignent. Cependant, elle se démarque également par son caractère éminemment protéiforme et insaisissable — comme nous le verrons, le terme en tant que tel n’est apparu que récemment dans le vocabulaire juridique[101]. La proportionnalité s’apparente donc à « l’ossature inapparente du droit »[102] et inspire « le droit, en secret, à la manière dont les muses inspirent les poètes »[103].

Ceci étant, est-ce à dire que la proportionnalité a constamment suscité l’intérêt à travers les âges? La réponse tend plutôt vers la négative. Lors de la période féodale, tout comme le droit écrit et codifié, la proportionnalité est tombée en désuétude[104]. Cependant, le Siècle des Lumières (XVIIIe siècle) marque un regain de curiosité pour la proportionnalité. Il s’agit d’un moment charnière dans l’histoire de la proportionnalité et on peut y voir le passage vers une conception plus moderne. À tout le moins, c’est la position que nous défendrons dans cette partie. Pour ce faire, nous mobiliserons la traditionnelle summa divisio droit privé/droit public, qui souligne efficacement les différences de réception de la proportionnalité. Alors que la proportionnalité constitue un principe explicite de droit public (A), elle s’apparente plutôt à une pratique implicite en droit privé (B).

A. La proportionnalité comme principe explicite de droit public

À moins d’avoir le don de passer entre les gouttes, le publiciste aura nécessairement été confronté, à un moment ou à un autre de sa pratique, au principe de proportionnalité. Et ce, que ce soit en droit international, européen, de l’Union européenne, administratif ou constitutionnel. En substance, l’idée est toujours la même : « l’autorité publique [...] doit respecter au mieux les droits des personnes et, par conséquent, ne restreindre ceux-ci que dans la stricte mesure où cela est nécessaire à l’intérêt général »[105]. Cette assertion générale a permis à la proportionnalité de s’imposer en principe incontournable du droit public.

Malgré ce succès, il serait erroné de déduire que la proportionnalité s’est infiltrée en droit public par effraction, sans frapper à la porte. Il est en effet possible de jalonner le développement du principe de proportionnalité en trois périodes successives. En premier lieu, le temps de la gestation : le Siècle des Lumières est irrigué par un désir de « modération » et représente un terreau favorable à la consécration juridique de la proportionnalité (1). En deuxième lieu, le temps de la naissance : les origines de la proportionnalité remontent au droit administratif prussien et, plus particulièrement, au juriste Carl Gottlieb Svarez (2). En troisième lieu, le temps de la maturité : la proportionnalité s’est propagée en droit public à la fois sur le plan matériel et territorial (3).

1. La gestation : le Siècle des Lumières et la soif de modération

L’avènement du principe de proportionnalité est indissociable à un contexte bien spécifique : le Siècle des Lumières. Lors de cette période, les philosophes érigent la modération en une vertu absolue qui devrait gagner les esprits et la politique[106]. Madame de Staël note ainsi que « les extrêmes sont dans la tête des hommes, mais point dans la nature des choses »[107]. Dans le même sens, et contre toute attente, Rousseau considère que « [c]’est moins la force des bras que la modération des coeurs, qui rend les hommes indépendants et libres »[108]. Enfin, Montesquieu condamne sévèrement les extrêmes et, partant, introduit le sacro-saint principe de séparation des pouvoirs. Par ailleurs, il appréhende avant tout la justice comme un rapport de convenance entre deux choses. Nous reproduisons à cet égard un extrait de l’Esprit des lois, aussi élégant que saillant : « Si vous montez trop haut vous brûlerez la demeure céleste, si vous descendez trop bas, vous réduirez en cendres la Terre : n’allez point trop à droite, vous tomberiez dans la Constellation du Serpent; n’allez point trop à gauche vous iriez dans celle de l’Autel : tenez-vous entre les deux »[109].

À ce stade, nous renvoyons à l’ouvrage d’Aurelian Craiutu, A Virtue for Courageous Minds: Moderation in French Political Thought[110], qui jalonne l’idée de modération de 1748 à 1830. À nos fins, nous retiendrons qu’il n’y a qu’un pas entre le concept politique de modération et le principe juridique de proportionnalité[111].

Dans la même veine, on peut établir un lien entre la notion de contrat social et le principe de proportionnalité. Comme l’indique le professeur Barak, « these new developments viewed the relationships between citizens and their ruler in an entirely new light: It was the citizens who provided their ruler with powers limited powers and those powers were granted only if they would be used for the people’s benefit, not the ruler’s »[112].

2. La naissance : Carl Gottlieb Svarez et le droit administratif allemand

Pour la plupart des publicistes, la conception moderne du principe de proportionnalité remonte au droit administratif prussien du XVIIIe siècle[113]. Plus particulièrement, Carl Gottlieb Svarez y a joué un rôle de premier plan[114].

Svarez est un des rédacteurs du Code civil prussien de 1794[115], et il a exercé les fonctions de ministre de la Justice et d’enseignant auprès du roi en devenir, Frédéric Guillaume III[116]. Il est aujourd’hui considéré comme l’un des juristes les plus éminents de sa génération. Selon Svarez, qui écrivait à l’ère et à l’horizon du Siècle des Lumières, « the state has the right to restrict the rights of an individual only to the extent that is necessary to protect the freedom and safety of all the others »[117]. Par la suite, il formalise cette idée au sein du Code civil prussien en ces termes : « the office of the police is to take the necessary measures for the maintenance of public peace, security, and order »[118]. Concrètement, l’action policière doit nécessairement être guidée par la raison (en lien avec le concept de « mesures nécessaires »)[119] et la liberté individuelle s’envisage comme un droit naturel[120]. À ce stade, il convient de souligner que le terme « proportionnalité » n’a jamais été utilisé par Svarez[121], même si l’ensemble de ses travaux y réfère implicitement.

Lors de la seconde moitié du XIXe siècle, la conception svarezienne a pris davantage de consistance en droit administratif prussien. En effet, pour la première fois, on voit apparaître le terme « proportionnalité » (VerhaltnismaBigkeit) dans la littérature administrative allemande[122], toujours dans le contexte spécifique de l’intervention policière (Polizeirecht). Au delà de cette couverture doctrinale, la plus haute instance administrative prussienne (Oberverwaltungsgericht) a repris et raffiné la notion de « mesures nécessaires » en établissant un test sui generis[123]. En substance, la conduite policière est considérée illégale advenant qu’elle soit disproportionnée.

Dans l’article « Proportionality Balancing and Global Constitutionalism »[124], les auteurs Sweet et Mathews s’intéressent à la généalogie de la proportionnalité en droit public. Au terme d’une analyse chronologique détaillée, ils démontrent que : « By the end of the nineteenth century, the principle of proportionality enjoyed a secure place in administrative law, both in judicial decisions and scholarly treatises »[125]. À nos fins, retenons que le développement de la proportionnalité en droit administratif allemand est le résultat d’un double processus : d’une part, la translation d’un concept philosophique à un principe juridique (de la conception svarezienne au Code civil prussien), d’autre part, le passage d’une couverture doctrinale à une réception jurisprudentielle (de la littérature prussienne à la Cour administrative suprême).

Cependant, ce n’est pas tout. La proportionnalité s’est également propagée au droit constitutionnel allemand à la fin du XIXe siècle. Même si la Loi fondamentale (Grundgesetz) n’y réfère pas expressément, la proportionnalité a en effet été perçue comme un véritable principe constitutionnel[126]. Vu la nature relative de la plupart des droits de la Loi fondamentale (à l’exception du droit absolu à la « dignité humaine »), la proportionnalité devrait toujours se situer en trame de fond[127]. Comme le résume Aharon Barak,

in each case, the court must find a proper purpose and a rational connection between the means used by the limiting statute and the proper purpose, the absence of less intrusive means, and a proper balance between the limitation on the right and the benefit gained by the limiting statute[128].

Sans prétendre à l’exhaustivité, ces différents éléments témoignent du long chemin parcouru par la proportionnalité en droit administratif allemand. Premièrement, la proportionnalité est reconnue en tant que concept philosophique. Deuxièmement, elle colore l’idée de « mesures nécessaires » en matière coercitive. Troisièmement, elle est reconnue comme principe de base en matière constitutionnelle. Quatrièmement, elle est inhérente à l’État de droit (Rechstaat).

En prenant de la perspective, on peut même dire que le principe a évolué d’une prohibition de disproportionnalité (Uebermassverbot — l’État ne doit pas agir trop largement) à une obligation de proportionnalité (Verhaeltnismaessigkeit — l’État doit mettre en oeuvre des moyens proportionnés pour légitimer son action)[129].

3. La maturité : le principe de proportionnalité en droit public

La proportionnalité trouve ses origines en droit administratif allemand. Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là, bien au contraire. En effet, la proportionnalité a progressivement gagné ses galons en tant que véritable principe de droit public. Cette promotion est le résultat d’un double processus : la proportionnalité s’est à la fois propagée sur le plan matériel et sur le plan territorial. Présentons successivement ces deux tendances.

Premièrement, depuis le début du XXe siècle, la proportionnalité s’est étendue à de nombreuses branches du droit public (ratione materiae). Au delà du droit administratif et du droit constitutionnel, la proportionnalité s’est répandue à bien d’autres domaines. On parle ainsi de proportionnalité en droit européen, notamment pour interpréter la Convention européenne des droits de l’homme : « According to the European Court of Human Rights, the concept of proportionality with all its components, including proportionality stricto sensu (balancing) is a central feature of human rights according to the Convention »[130]. De même, la proportionnalité est un principe de droit de l’Union européenne, repris du droit allemand par la Cour de justice de l’Union européenne[131] et formalisée dans les termes suivants : « En vertu du principe de proportionnalité, le contenu et la forme de l’action de l’Union n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités »[132]. De surcroît, la proportionnalité trouve un champ d’application en droit international, notamment dans le cadre de la légitime défense[133]. Enfin, dans le cadre du droit international humanitaire, la proportionnalité se cristallise ainsi : les opérations militaires doivent être réalisées en veillant à éviter de provoquer des pertes ou des dommages parmi les personnes et les biens civils « qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu »[134].

Deuxièmement, lors de la seconde moitié du XXe siècle, la proportionnalité s’est propagée au sein des ordres juridiques nationaux et supranationaux (ratione loci). Comme nous l’avons évoqué, la proportionnalité est un principe central en droit européen et de l’Union européenne. Mais ce n’est pas tout. Le principe de proportionnalité s’est également étendu à l’Europe de l’Ouest (France, Belgique, Espagne, Portugal, Suisse, etc.), aux membres du Commonwealth (Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande, etc.), en Asie (Hong Kong, Corée du Sud, etc.) et en Amérique du Sud (Colombie, Pérou, etc.)[135]. Plus particulièrement, au Canada, le principe de proportionnalité joue un rôle déterminant en droit constitutionnel depuis 1986[136] et a été largement couvert par la doctrine[137].

Compte tenu la nature du présent travail, nous n’approfondirons pas davantage sur ces différentes manifestations de la proportionnalité, pourtant tout aussi passionnantes les unes que les autres. Cependant, nous reproduisons ci-dessous un schéma d’Aharon Barak qui illustre aisément cette migration du principe de proportionnalité en droit public[138] :

Figure 1

The migration of proportionality

The migration of proportionality

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B. La proportionnalité comme pratique implicite de droit privé

Comme nous l’avons démontré, à partir du XVIIIe siècle, la proportionnalité a progressivement acquis ses marques de noblesse en tant que véritable principe de droit public. La proportionnalité s’est en effet longtemps cachée dans l’ombre du droit privé, ce qui ne veut pas pour autant dire qu’elle était inexistante. Elle s’assimilait à une pratique non avouée — par opposition au principe véritable — pourtant belle et bien cruciale dans le développement du droit privé. En fait, d’appréhender la proportionnalité en droit public et en droit privé est un peu comme comparer l’époux légitime à l’amant clandestin : les deux jouent un rôle similaire, sans pour autant bénéficier de la même reconnaissance publique.

Ceci étant dit, tentons de caractériser la proportionnalité en droit privé. Premièrement, elle appartient au registre des notions juridiques variables (1). Deuxièmement, un lien de filiation peut être établi entre la proportionnalité et le principe du raisonnable (2). Enfin, la proportionnalité se laisse entrevoir au travers de plusieurs théories de droit civil, telles que l’abus de droit, les troubles de voisinage ou la lésion (3).

1. Une notion au caractère variable et protéiforme

Il n’y a aujourd’hui rien d’extraordinaire à affirmer que le droit repose souvent, pour ne pas dire systématiquement, sur des notions variables aux « contours multiples »[139]. Qu’il nous suffise de référer à la personne raisonnable, aux circonstances exceptionnelles, à la bonne foi ou encore à l’ordre public; ce sont là des notions juridiques au « contenu ouvert »[140], qui permettent d’entourer d’un mur de mots un terrain vague d’idées. Leur principal avantage est de couvrir une matière « qu’il serait impossible d’appréhender intégralement par le procédé de la définition précise et rigide »[141]. Plus fondamentalement, ces notions permettent de faire évoluer le droit au rythme de la réalité sociale, au regard des « exigences changeantes et variées de la vie »[142]. Comme le dit si habilement Sébastien Van Drooghenbroeck, « à la règle de fer rigide [...] se substitue la règle de plomb, souple, infiniment respectueuse de l’irréductible singularité des situations et des êtres »[143].

La proportionnalité appartient précisément à cette catégorie des notions variables en droit[144]. En jouant à peine sur les mots, elle s’apparente à la fois un concept couvert et couvercle. Couvert, car la proportionnalité se donne difficilement à voir et est rebelle à tout effort de définition. Couvercle, car toute disposition juridique contient par essence une dose de proportionnalité. À ce stade, il convient de préciser que même si la notion de proportionnalité ne recoupe pas nécessairement le « juste »[145], elle est toujours conforme à l’idée de « juste milieu »[146].

Face à un tel constat, on ne peut que s’interroger sur l’utilité d’une telle notion protéiforme, qui semble largement victime de son succès. On peut répondre à cette question ainsi : « La proportionnalité appartient au Code invisible de lois non écrites qui assouplit la rigueur du droit écrit ou qui comble ses lacunes »[147]. Il y a donc essentiellement deux fonctions à la proportionnalité : d’une part, elle permet d’adoucir la rigidité du droit (préventif), d’autre part, elle ouvre la possibilité de surmonter les failles du droit (curatif).

2. Une filiation avec le principe du raisonnable

La proportionnalité doit également s’appréhender par rapport au concept de « raison »[148]. En substance, on peut dire que le raisonnable en droit « exprime essentiellement la modération, l’adaptation, et la proportionnalité — toute mesure récusant l’excès »[149]. Une telle définition souligne efficacement le lien de proximité entre ces deux notions, soit la proportionnalité et le raisonnable. Dans le même sens, le professeur Philippe écrit : « Expression du concept de proportionnalité, le raisonnable correspond à une notion dynamique visant à déterminer le seuil de l’admissible »[150]. Malgré cette contiguïté, faut-il en déduire que la proportionnalité recoupe parfaitement le principe du raisonnable? Cette question a partagé les privatistes au cours des dernières années.

D’un côté, la professeure Behar-Touchais perçoit une différence entre les deux concepts. Pour elle, « si les deux notions sont très proches, elles ne doivent pas être confondues », tout en considérant que « la proportionnalité est une application de la notion de raisonnable, mais [elle] n’est pas tout le raisonnable »[151]. Cette conclusion est essentiellement justifiée par une certaine conception de la proportionnalité, qui prend en compte sa composante mathématique. Ainsi, la proportionnalité est plutôt arithmétique (dans le sens aristotélicien) et n’implique pas nécessairement une différenciation entre les personnes. À l’inverse, le raisonnable commande une évaluation de la logique à l’aune des contingences.

De l’autre côté, la professeure Vannes voit une convergence inéluctable entre la proportionnalité et le raisonnable[152]. Dans ses mots, « [c]e qui est raisonnable est ce qui est proportionné et ce qui est proportionné est ce qui est raisonnable » et « c’est l’idée de modération ou de juste mesure qui est le socle commun des deux concepts »[153]. Selon cette approche, la proportionnalité relève du géométrique (dans le sens aristotélicien) et implique une prise en compte des individus. En ce sens, le raisonnable est on ne peut plus voisin.

Pour synthétiser, on peut donc déduire que la proportionnalité est très proche du principe du raisonnable, tout en étant sensiblement plus large. Très proche, car la proportionnalité géométrique s’envisage nécessairement comme un seuil à ne pas dépasser dans une société déterminée à un moment donné[154] (ce sont là les éléments de référence du raisonnable[155]). Plus large, car la proportionnalité arithmétique n’intègre pas la dimension contextuelle et pourrait donc être déraisonnable, c’est-à-dire, selon Perelman et Foriers, « ce que l’opinion commune ne peut accepter, ce qu’elle ressent comme manifestement inadapté à la situation ou contraire à l’équité »[156].

3. Une manifestation au travers des théories de droit civil

Au risque de nous répéter, contrairement au droit public, la proportionnalité ne s’apparente pas à un véritable principe de droit privé. Cela ne veut cependant pas dire qu’elle n’ait aucun effet, bien au contraire. On retrouve en effet une multitude de manifestations de la proportionnalité en droit privé[157].

Ce constat s’est particulièrement révélé lors du colloque intitulé « Existe-t-il un principe de proportionnalité en droit privé? »[158] La question, aussi ambitieuse soit-elle, méritait d’être posée. Les intervenants ont tour à tour montré que la proportionnalité se manifeste en droit français sous forme de principe modérateur[159] ou correcteur[160], de principe subsidiaire[161], d’exception de proportionnalité[162] ou de simple contrôle de proportionnalité[163]. Depuis des décennies, la proportionnalité irrigue manifestement de nombreux pans du droit privé, que ce soit en droit des contrats, en droit des sociétés, en droit social ou encore en droit de la concurrence. Toutefois, pour la plupart des privatistes, dont Antoine Mazeaud, « le principe de proportionnalité existe, mais il est à consommer avec modération »[164]. On est loin du triomphe décomplexé de la proportionnalité en droit public. Pour sa part, la professeure Behar-Touchais concluait le compte-rendu de colloque en ces termes :

Le principe de proportionnalité n’est donc pas absent du droit privé. Bien sûr il a besoin d’être précisé et surtout d’être encadré, pour ne pas devenir, selon l’expression employée au début du siècle pour l’enrichissement sans cause, une “machine à hacher le droit”, en d’autres termes, pour que l’on ne fasse pas d’application disproportionnée du principe de proportionnalité[165].

On voit donc bien que la proportionnalité relève davantage de la pratique que du principe en droit privé. Il est d’ailleurs possible de relever au moins trois théories de droit civil qui intègrent nolens volens une dose de proportionnalité : l’abus de droit, les troubles de voisinage et la lésion[166]. Nous faisons référence ici au Code civil du Québec, pour être les plus explicites possible.

Premièrement, l’abus de droit est contenu à l’article 7 du C.c.Q. qui dispose :

Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.

Ce principe général s’applique à tous les domaines. La Cour suprême du Canada voit en cette théorie « une importante fonction à la fois sociale et économique, celle d’un contrôle de l’exercice des droits [qui] s’inscrit dans la tendance actuelle à concevoir les droits et obligations sous l’angle de la justice et de l’équité »[167]. En substance, l’abus se définit comme l’usage excessif d’une prérogative juridique, ou encore l’exercice d’un droit dans son intérêt personnel et en méconnaissance de ses devoirs sociaux. Il faut nécessairement évaluer la proportionnalité entre les moyens employés et les objectifs recherchés afin de déterminer la présence d’un « abus ». En quelque sorte, « le critère de la proportionnalité (ou plus précisément ici de la disproportion) va servir à affiner la théorie de l’abus de droit »[168]. La proportionnalité s’apparente donc à un moyen pratique pour mettre en oeuvre le critère générique de la théorie de l’abus de droit[169], comme l’ont remarqué certains auteurs[170]. Certains considèrent même que « le principe de proportionnalité est plutôt invoqué par le particulier pour se protéger d’un législateur ou d’une administration “abusive”, et relève donc plutôt du droit public, alors que l’abus de droit est davantage utilisé par un individu (ou un État) contre un particulier »[171]. Cependant, malgré quelques différences ponctuelles entre l’abus de droit du privatiste et la proportionnalité du publiciste[172], l’objectif demeure toujours de tendre vers la juste mesure[173].

Deuxièmement, les troubles de voisinage sont visés par l’article 976 C.c.Q. qui se lit comme suit :

Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux.

Loin de prétendre à l’exhaustivité[174], on perçoit aisément la place et le rôle de la proportionnalité à la lecture de cette disposition. Le devoir de tolérance s’applique entre les voisins lorsque l’inconvénient subi est qualifié de « normal ». Concrètement, cette qualification est le résultat d’un raisonnement proportionnel qui prend en compte trois critères d’appréciation (à savoir la nature des fonds, leur situation et les usages locaux). Comme la Cour d’appel l’a relevé il y a déjà longtemps, « la loi ne dit pas quels sont ces actes de tolérance, mais les usages de la vie journalière les font assez connaître »[175]. Ultimement, un propriétaire doit exercer son droit de propriété en restant dans une « juste proportion » par rapport au droit de propriété du voisin[176], en continuité directe avec la théorie de l’abus de droit.

Troisièmement, la théorie de la lésion est cristallisée au sein de l’article 1406 C.c.Q. :

La lésion résulte de l’exploitation de l’une des parties par l’autre, qui entraîne une disproportion importante entre les prestations des parties; le fait même qu’il y ait disproportion importante fait présumer l’exploitation.

Elle peut aussi résulter, lorsqu’un mineur ou un majeur protégé est en cause, d’une obligation estimée excessive eu égard à la situation patrimoniale de la personne, aux avantages qu’elle retire du contrat et à l’ensemble des circonstances.

La terminologie est explicite. La lésion résulte de ce qui est manifestement disproportionné et il faut nécessairement prendre en compte plusieurs facteurs contextuels (tels que l’ignorance, la faiblesse ou l’inexpérience de l’autre partie). La proportionnalité est donc à l’essence même de la théorie de la lésion. À cet égard, soulignons que la lésion en droit québécois est applicable à une catégorie limitée de personnes vulnérables (mineurs, majeurs protégés, consommateurs[177], emprunteur d’une somme d’argent[178], etc.); pour les autres, point de salut devant l’exploitation d’un contractant[179]. Nous référons ici à un article de la professeure Grégoire[180] qui prône un élargissement du champ d’application de la lésion qualifiée à tous les contractants, notamment pour mieux coller aux exigences de justice distributive en droit des contrats[181].

Sur ce, soumettons-nous à un exercice de conclusion. La proportionnalité imprègne le droit depuis toujours, mais cette tendance s’est sensiblement accentuée à partir du XVIIIe siècle. En effet, à cette époque, les revendications convergent progressivement vers une condamnation de l’atteinte excessive portée aux droits d’autrui, et ce, qu’elle soit le résultat de particuliers ou de l’État. Plus concrètement, l’appréciation du caractère légitime de l’exercice d’un droit passerait nécessairement par une prise en compte des intérêts d’autrui[182]. Dans un tel contexte, le droit public et le droit privé ont progressivement intégré la proportionnalité pour respectivement limiter (et de fait légitimer) les prérogatives des autorités et les droits des citoyens. Dans les deux cas, il y a une volonté d’opérer une balance des droits et des intérêts[183]. Cependant, malgré cette finalité commune, la proportionnalité s’est vu octroyer une reconnaissance sensiblement différente : d’un côté, un principe explicite de droit public, de l’autre, une pratique implicite de droit privé. Autrement dit, en droit public, elle est en pleine lumière et en droit privé, plutôt à l’ombre. En prenant davantage de hauteur, la période moderne témoigne d’un intérêt croissant pour la proportionnalité dans la sphère juridique (la réception) et, comme nous allons le voir, la période postmoderne intensifie drastiquement cette dynamique (la diffusion).

III. La proportionnalité postmoderne, la diffusion

Comme les développements antérieurs en témoignent, la proportionnalité irrigue l’ensemble des branches du droit (droit pénal, droit public et droit privé) et se manifeste dans toutes les disciplines (mathématiques, philosophie, science politique, etc.). En ce sens, force est de constater que la généalogie de la proportionnalité ne sera jamais complètement écrite[184]. En adoptant une expression anglaise un peu plus heureuse, nous dirons plutôt qu’il s’agit d’un work-in-progress.

Ceci dit, détachons-nous du passé pour renouer avec le présent. Plus concrètement, il convient de s’interroger : quels sont les enjeux juridiques de la proportionnalité à l’ère et à l’horizon du XXIe siècle? Cette question est bien moins simple à résoudre que sa brièveté pourrait laisser croire. Aussi, nous adopterons une méthode classique qui continue pourtant de faire ses preuves : dans un premier temps, nous dresserons l’état de la proportionnalité sous un angle descriptif (A), dans un deuxième temps, nous analyserons la proportionnalité dans tous ses états sous un angle critique (B).

A. Un regard descriptif : l’état de la proportionnalité

Encore récemment, la proportionnalité était brocardée de « fausse idée claire »[185], qui gagnerait à être ramenée à « de plus justes proportions »[186]. On ne lui accordait pas le titre honorifique de « principe général de droit »[187]. Cette époque est résolument révolue. La proportionnalité est prise au sérieux[188] et se voit accorder une attention croissante depuis plusieurs années[189]. À nos yeux, on peut actuellement caractériser la proportionnalité à trois endroits. Premièrement, elle s’apparente à un véritable principe de droit, et ce, que ce soit en droit public ou privé (1). Deuxièmement, elle traduit juridiquement une recherche d’efficience économique (2). Troisièmement, elle est un facteur non négligeable de convergence juridique (3).

1. Un principe général du droit

Est-il possible d’attribuer le titre de « principe » à la proportionnalité? Comme l’intitulé du présent travail le laisse suggérer, la réponse tend pour nous vers la positive. Du moins, c’est la position que nous soutenons.

Pour en venir à ce constat, il faut nécessairement se pencher sur la définition même du « principe » en droit. Les principes sont invoqués par les juristes sur une base quotidienne, sans pour autant qu’on ne sache exactement à quoi ils réfèrent. Jean Boulanger propose une des premières analyses complètes du concept et, en substance, lui attribue deux composantes[190]. Sur le plan doctrinal, le principe « est choisi pour annoncer un effort doctrinal de synthèse » et « traduit un effort de construction »[191]. À nos fins, le choix du vocable « principe » est en ce sens résolument délibéré. Sur le plan juridique, les principes « règnent sur le droit positif; ils en dirigent le développement » et « les règles juridiques sont des applications des principes »[192], ce qui revient à dire que le droit se compose de principes et de règles[193]. Dans notre contexte, nous avons vu que la proportionnalité irrigue toutes les branches du droit. Il s’agit d’une norme générale, écrite ou non écrite, explicite ou implicite, qui est respectée de manière constante en droit.

La proportionnalité s’apparente donc à un véritable principe juridique. Il n’y a cependant qu’un pas entre le « principe juridique » et le « principe général du droit »[194], que nous allons franchir allègrement. Selon nous, au-delà du principe juridique, la proportionnalité constitue une généralisation des normes juridiques[195] et gagne ses galons de principe général du droit. Sans entrer dans des considérations définitionnelles, nous mettrons l’accent sur deux points qui témoignent de ce phénomène.

En premier lieu, la proportionnalité se propage exponentiellement en droit public. Comme nous l’avons déjà évoqué, la proportionnalité s’est propagée et systématisée : premièrement, dans l’ensemble des branches du droit public (européen, international, administratif, constitutionnel, etc.), deuxièmement, au sein de tous les ordres juridiques (Union européenne, Europe de l’Ouest, Commonwealth, Asie, etc.). Sans revenir sur cette réalité[196], on peut reconnaître le caractère « général » du principe de proportionnalité en droit public.

En deuxième lieu, la proportionnalité se cristallise progressivement en droit privé. À la lumière des développements antérieurs[197], on a vu que la proportionnalité s’assimilait à une pratique prégnante, mais non avouée chez les privatistes. Elle se situait « en dehors d’un système stable, structuré et ordonné de référence »[198]. Or, une tendance se dessine ces dernières années : ce qui s’assimilait à un concept — tout au plus — percole vers le véritable principe de droit privé[199]. À la fin des années 1990, un colloque s’intéresse ainsi à la question : « Existe-t-il un principe de proportionnalité en droit privé? »[200] De même, Sophie Le Gac-Pech oriente ses recherches doctorales sur « la proportionnalité en droit privé des contrats »[201]. Par ailleurs, Viviane Vannes circonscrit le principe de proportionnalité dans le contexte du droit de grève[202]. Pour abréger cette énumération, notons que la proportionnalité fait également figure de principe en droit des sociétés[203], en droit du travail[204] ou, plus près de nous, en procédure civile[205]. Paul Martens résume élégamment cette situation :

[La proportionnalité] somnolait dans le non droit, mais non dans l’anti-droit; elle ne prétend pas s’opposer à lui; au contraire : elle fait partie de ces vertus, telles que la prudence, la sagesse, la mesure, l’équité, qui sont censées inspirer le droit, en secret, à la manière dont les muses inspirent les poètes. Mais voici que les muses se révoltent : les règles vertueuses qui se cachaient dans les racines invisibles du droit prétendent aujourd’hui sortir de l’ombre exigeant qu’en leur nom, on corrige les normes qui leur seraient infidèles [nos italiques][206].

La proportionnalité prend désormais des allures de principe per se, dotée de critères fixes et cohérents qui doivent déterminer si l’exercice d’un droit est équilibré au regard de l’exercice du droit de l’autre[207]. Cette tendance se vérifie dans de nombreux domaines de droit privé et, en ce sens, la proportionnalité se hisse lentement mais sûrement au panthéon des principes généraux du droit.

En définitive, la proportionnalité se propage en droit public et se cristallise en droit privé, autant d’éléments qui militent pour une ascension au rang de « principe général de droit »[208]. Certains admettent même que le principe de proportionnalité participe du rapprochement entre le droit public et le droit privé et, partant, de la dilution de la traditionnelle summa divisio[209]. Les plus aventuriers verront en ces observations une invitation à conquérir un nouveau continent de recherche, la conquête collective devant assurément succéder à la découverte solitaire[210]. Les plus réticents devront au moins admettre que la proportionnalité est une réalité en puissance à surveiller de près.

2. Un instrument d’efficience économique

Il est aujourd’hui acquis que la proportionnalité présente un lien de filiation étroit avec les sciences économiques, tant sur le plan de la méthode que sur la finalité. D’une part, la méthode s’appréhende nécessairement en termes de globalité — le plus de données possible doivent être prises en compte[211]. D’autre part, la finalité tend inexorablement vers la recherche d’un équilibre optimal entre les coûts et les avantages[212]. En ce sens, « il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que la règle juridique retranscrive ce concept dérivé de l’analyse économique »[213], notamment lors de la rationalisation des choix budgétaires ou de la déréglementation[214].

Mais la comparaison ne s’arrête pas là. Au terme d’une récente thèse intitulée « Le principe d’efficience économique dans la jurisprudence européenne »[215], Aurélien Portuese a pu démontrer que le principe de proportionnalité est une traduction juridique de la recherche d’efficience économique. Plus concrètement, le principe de proportionnalité impliquerait nécessairement une analyse coûts-bénéfices (dénommée ci-après « ACB »). La raison de l’ACB « lies in the idea that things are worth doing if the benefits resulting from doing them outweigh their costs »[216]. Il s’agit essentiellement « to maximize the present value of all benefits less that of all costs, subject to specified constraints »[217]. Cette idée peut être légitimée selon différentes conceptions de l’efficience économique, que ce soit au sens de Pareto, Kaldor-Hicks ou Posner. Pour Vilfredo Pareto, l’efficience correspond à une situation dans laquelle aucun individu ne peut accroître sa satisfaction sans qu’au moins un autre individu ne voie sa satisfaction diminuée[218] — concrètement, il faut satisfaire à un critère d’unanimité (personne ne doit être plus mal loti qu’il ne l’était). On comprend aisément une des difficultés inhérentes à cette conception : l’unanimité, souvent difficile à atteindre, conditionne le moindre changement. C’est essentiellement pour cette raison que le recours au critère de Kaldor-Hicks est privilégié par l’analyse économique du droit. Pour Nicolas Kaldor et John Hicks, l’efficience est atteinte dès lors qu’un changement apporte aux gagnants un gain au moins égal à ce qui est nécessaire pour indemniser les perdants — sans qu’il soit nécessaire que la compensation soit versée[219]. Loin de rechercher l’unanimité, l’efficience répond plutôt à un critère utilitariste (un moindre mal pour un plus grand bien). Enfin, pour Richard Posner, l’efficience recoupe la conception de Kaldor-Hick à la différence près qu’elle doit répondre à un critère de maximisation de la richesse (et non plus d’utilité)[220]. La richesse inclut tous les biens et services, tangibles et intangibles, et se mesure comme étant « what people are willing to pay for something or, if they already won it, what they demand in money to give it up »[221]. Cette dernière définition est aujourd’hui largement acceptée et, en ce sens, on peut définir l’ACB ainsi : « [U]ne analyse économique qui agrège toutes sortes de bénéfices (qu’ils soient tangibles ou intangibles) et toutes sortes de coûts (également tangibles ou intangibles), afin que la solution adoptée maximise les bénéfices nets (les bénéfices cumulés moins les coûts cumulés) »[222].

Ceci étant, quid du principe de proportionnalité? Il serait en fait une simple transposition juridique de l’ACB[223]. En effet, quel que soit le domaine de droit, la proportionnalité exige la mise en balance de données divergentes afin de minimiser l’atteinte aux intérêts et droits d’autrui. Comme l’explique Aurélien Portuese, « ceci est équivalent, en langage économique, à la recherche par l’ACB de la réglementation qui maximise les bénéfices comparés à toutes les alternatives possibles »[224]. En somme, tout comme l’ACB, l’appréciation de la proportionnalité vise nécessairement à générer des bénéfices cumulés plus importants que les coûts cumulés, tout en maximisant les bénéfices nets[225].

On voit donc que le principe de proportionnalité est loin d’être neutre : il est un instrument d’efficience qui traduit juridiquement une analyse économique coûts-bénéfices. Dans le contexte de la nouvelle gestion publique[226], où le « management judiciaire »[227] ne cesse de se propager, la proportionnalité joue incontestablement un rôle de premier plan. Elle porte certes symboliquement une valeur d’équité (dimension axiologique — prendre en compte les intérêts et les droits d’autrui), mais également intrinsèquement une fonction d’efficience (dimension utilitariste — maximiser les bénéfices nets). Nous reviendrons sur cette question en conclusion du présent travail.

3. Un facteur de convergence juridique

La proportionnalité s’immisce progressivement dans tous les domaines de droit et l’ensemble des ordres juridiques. Évidemment, cette situation n’est pas sans effet; en l’occurrence, elle participe de la convergence des systèmes juridiques.

En effet, le principe de proportionnalité ne s’embarrasse pas des spécificités juridiques et se répand aussi bien dans les modèles civilistes que de common law[228]. Or, comme nous l’avons vu, la proportionnalité n’est pas neutre et véhicule un socle de valeurs communes[229]. En particulier, elle vise nécessairement à peser des intérêts conflictuels à l’aune d’un contexte donné (rapport moyens-finalités). C’est dans cette mesure que la proportionnalité rapproche les différents systèmes juridiques. Sans aller jusqu’à dire qu’elle ouvre la voie à l’unification, on peut raisonnablement affirmer qu’elle favorise une harmonisation juridique[230]. Cet élément a largement été mis en lumière dans le domaine constitutionnel[231]. De même, dans le domaine des droits de l’Homme[232], certains ont ambitieusement assimilé la proportionnalité à une Rule of Law[233]. Ces éléments permettent à Eric Engle de formuler la conclusion suivante :

From police and administrative law, the principle then evolved into one of constitutional law arising as the dominant method of global legal convergence today. It became a vector for the formation of a transnational jus commune, a hybrid of common law (inductive binding case law) and civil law (deductive general principles). Because the proportionality principle is a key vector for global norm convergence, future developments of the general principle of proportionality should seek: 1) A universally coherent terminology which avoids confusion. Means-end review with strict scrutiny for suspect classes and proportionality are methodologically synonymous. Interest balancing, in contrast, is a much broader term. 2) To clearly delineate the positive law versus natural right aspects of proportionality discourse. Economic interest balancing through cost/benefit analysis and similar economic tests are inappropriate for adjudication of fundamental inalienable rights [nous soulignons][234].

Bien au-delà du Droit, ce rapprochement porte intrinsèquement une certaine conception de la Justice[235]. La Justice devrait nécessairement donner lieu à une balance d’intérêts configurée par une situation donnée. Plus fondamentalement, « [c]’est toute l’iconographie de la Justice qu’il conviendrait, dans cette perspective, de renouveler : ayant ôté le bandeau qui l’empêche de voir, Thémis, munie d’une balance d’apothicaire, brandirait pour seul glaive un couteau de peintre, ou à la limite, un bistouris »[236]. Cette situation a été amplement pointée du doigt par plusieurs auteurs. Elle s’apparente ainsi à une Grundnorm Outre-Rhin[237] et à un Diritto Mite (droit « doux ») Trans-Alpes[238]. Walter Leisner va même plus loin en expliquant que l’État de droit (Rechtsstaat) évoluerait vers un « État de la pesée » (Abwägungsstaat)[239], avec la proportionnalité au coeur de la justice et le juge comme figure de premier plan. En substance, toutes ces conceptions confluent autour d’un dénominateur commun : la proportionnalité modifie le droit, mais également (et surtout) l’évènement de juger[240].

À nos yeux, la convergence juridique est incontestablement une trame de fond intéressante pour penser la proportionnalité, mais elle ne se suffit pas à elle-même. En effet, ce principe est appréhendé et compris différemment selon le domaine de droit, l’ordre juridique et la terminologie légale[241], sans parler des différentes manières de systématiser la proportionnalité[242]. En ce sens, l’étude de la proportionnalité ne pourra jamais faire l’économie des particularismes juridiques.

B. Un regard critique : la proportionnalité dans tous ses états

La proportionnalité est un principe de droit, participant de l’efficience économique et de la convergence juridique. Il convient maintenant de passer ce constat sous le crible de la Critique qui, pour rester dans le thème, se veut proportionnée. En ce sens, nous identifierons successivement les forces (1) et les faiblesses (2) du principe de proportionnalité. Enfin, nous reviendrons à notre point de départ, à savoir la procédure civile québécoise (3).

1. Les forces de la proportionnalité

Comme l’a relevé Sébastien Van Drooghenbroeck, le succès du principe de proportionnalité dans le droit et les esprits tient essentiellement en deux mots : simplicité et sympathie[243].

Premièrement, la simplicité. La proportionnalité évoque nécessairement un certain sens de la « mesure », une relation particulière entre deux grandeurs, une évaluation de certains éléments par rapport à d’autres[244] — sans qu’il ne soit besoin d’avoir tenu la tête de classe en mathématiques, encore moins d’avoir une formation en droit. La notion usuelle de la proportionnalité est tout bonnement désarmante de simplicité. Les expressions imagées y faisant référence sont à cet égard aussi révélatrices que truculentes : « tirer sur des moineaux avec un canon »[245], « écraser une mouche avec un marteau », « utiliser une masse pour ouvrir une noix », « couper la tête pour soigner la migraine » ou encore « utiliser un remède de cheval pour traiter une souris ». En résumé, « [l]e premier atout de la proportionnalité serait donc cette profonde intimité qu’elle entretient avec le “bon sens” qui gouverne l’agir humain : qui oserait sérieusement s’étonner, et a fortiori contester, qu’il convienne, en Droit comme ailleurs, de se garder de l’excès, de peser le “pour et le contre”? »[246]

Deuxièmement, la sympathie. La proportionnalité se présente comme un instrument adaptable et flexible, aussi bien auprès des justiciables que des juges. Elle assouplit la rigueur du droit écrit ou comble ses lacunes[247]. La proportionnalité permet au juge d’individualiser le droit aux faits d’espèce, de s’adapter aux « exigences changeantes et variées de la vie »[248]. Elle fait du droit le vêtement, sur mesure rigoureuse, des faits.

Dans le même sens, la proportionnalité est un outil juridique avantageux aussi bien pour le législateur que le juge. D’un côté, la proportionnalité s’apparente à une technique législative du moindre effort. Son introduction en droit écrit est condamnée à être éminemment flottante, quand bien même le législateur prendrait la peine de poser certains critères. La proportionnalité est en effet intrinsèquement factuelle et, en ce sens, il est impossible de la circonscrire précisément. En quelque sorte, en érigeant la proportionnalité en principe, le législateur « refile la patate chaude » au juge — qui s’en accommode d’ailleurs fort bien. De l’autre côté, la proportionnalité consiste en une méthode jurisprudentielle du moindre excès. Le juge peut ainsi mettre en perspective des intérêts en conflit afin de déterminer celui qui, dans une situation donnée et conformément au bon sens, doit avoir la priorité sur l’autre. De fait, il peut « réaliser, au grand jour, le vieux rêve d’équité qui, jusqu’alors, n’avait pu survivre que dans la clandestinité d’un droit dur et formel en se dissimulant sous les oripeaux trop ajustés du syllogisme judiciaire »[249]. Le droit général et impersonnel, qui pouvait parfois conduire à des situations excessives, peut désormais être humanisé grâce à la proportionnalité.

Ces éléments, pris ensemble, contribuent à l’« irrésistible ascension »[250] du principe de proportionnalité.

2. Les faiblesses de la proportionnalité

Les reproches à l’encontre du principe de proportionnalité se polarisent généralement autour de deux éléments[251].

D’une part, la proportionnalité serait une porte ouverte au « gouvernement des juges »[252]. En effet, par le biais du principe de proportionnalité, le juge aurait la faculté non seulement d’interpréter, mais également de créer le droit. Il privilégierait systématiquement le « Grand Style »[253] (adéquation de la règle aux faits) au « style formel » (autorité, forme et logique), pour reprendre les termes de Karl N. Llewellyn[254]. Concrètement, le juge se demandera ouvertement si les règles en question sont acceptables et favorisent une solution satisfaisante au litige. Quel que soit le contexte, le juge se conformera à l’axiome suivant : où la proportionnalité s’arrête, là s’arrête la règle[255]. Dans ce contexte, on comprend aisément l’omnipotence du juge au détriment du législateur. Soulignons à cet égard que le rôle créateur du juge est un thème ni inédit, ni propre au principe de proportionnalité (l’éclairage pragmatique de l’école de la « sociological jurisprudence » et du mouvement réaliste américain est d’ailleurs particulièrement pertinent[256]). Sans approfondir davantage, retenons que le spectre du « gouvernement des juges » est souvent associé à la proportionnalité, car elle permet au juge d’assouplir, voire de suppléer à la rigueur du droit écrit[257]. Ainsi comprise, la proportionnalité met inévitablement au placard l’image réconfortante du juge « bouche de la loi ».

D’autre part, la proportionnalité présente des dangers en termes de sécurité juridique[258]. L’opération du principe de proportionnalité confère un pouvoir d’appréciation au juge qui pourrait s’apparenter à l’arbitraire, dépendamment des circonstances[259]. La proportionnalité se donne uniquement à voir à l’aune d’un contexte donné, ce qui donne « à la justice un degré d’incertitude qui rompt avec la prévisibilité indispensable à la sécurité juridique »[260]. Mieux encore, la proportionnalité ferait abdiquer au droit « sa fonction traditionnelle de stabilisation des attentes, de fixation de points de repère fermes et prévisibles en considération desquels se déterminent action et inaction »[261].

3. Un bilan préliminaire à l’aune de la proportionnalité procédurale

Il convient maintenant de boucler la boucle. Autrement dit, examinons le principe de proportionnalité en procédure civile québécoise à la lumière de l’ensemble de nos conclusions. Pour ce faire, et par souci de clarté, nous procéderons point par point.

Un principe général du droit. Dans le nouveau Cpc, la proportionnalité procédurale est codifiée au sein d’un chapitre spécifique intitulé « Les principes directeurs de la procédure »[262]. Pour certains auteurs, « les principes directeurs distillent la science du procès »[263] et tracent « l’essentiel des contours de l’office du juge et de la répartition des fonctions processuelles entre celui-ci et les parties »[264]. Sans pousser l’analyse davantage, on voit bien que ni le choix du vocable « principe directeur » ni l’emplacement au sein du nouveau Cpc ne sont anodins. Le législateur a assurément voulu conférer et confirmer[265] la vocation ambitieuse de la proportionnalité procédurale. Elle est bien à la base de la culture judiciaire et du droit processuel québécois[266]. Cette volonté législative s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure. En 2009, le juge Lebel notait en effet que la proportionnalité ne pouvait se « réduire à un simple principe à valeur interprétative qui n’accorderait aucun pouvoir réel aux tribunaux à l’égard de la conduite de la procédure civile au Québec »[267].

Un instrument d’efficience économique. Au terme des développements antérieurs, nous avons vu que la proportionnalité est un instrument d’efficience qui traduit juridiquement une analyse économique coûts-bénéfices[268]. Ce constat est particulièrement patent dans le contexte québécois où proportionnalité et efficience sont indissociables. Comme le résume le juge Lavoie, « la conception moderne de la procédure civile oblige aussi, plus que jamais, proportionnalité et efficience du système judiciaire (voir notamment l’article 4.2 du Code de procédure civile) »[269]. Les professeurs Ferland et Émery, quant à eux, reconnaissent que la proportionnalité comprend implicitement le principe d’économie[270]. Plus concrètement, la Cour suprême a établi que la proportionnalité procédurale doit s’appréhender tant sur le plan individuel (les parties au litige) que collectif (la population entière)[271]. Autrement dit, le juge doit évaluer la proportionnalité à l’intérieur du dossier, tout en assurant une utilisation efficiente des ressources judiciaires[272]. À nos yeux, cette recherche d’efficience constitue l’un des enjeux principaux de la proportionnalité.

Un facteur de convergence juridique. Comme nous l’avons vu, la proportionnalité procédurale est un principe directeur en droit judiciaire privé québécois. Le principe de proportionnalité défend également, voire surtout, une vocation pancanadienne. Ce constat peut se vérifier à au moins deux endroits. Premièrement, sur le plan territorial, la majorité des provinces canadiennes ont récemment élevé la proportionnalité procédurale au statut de principe directeur de la procédure[273]. Par exemple, en Ontario, depuis la réforme du 1er janvier 2010, le principe de proportionnalité est formellement codifié aux Règles de procédure civile en ces termes : « Lorsqu’il applique les présentes règles, le tribunal rend des ordonnances et donne des directives qui sont proportionnées à l’importance et au degré de complexité des questions en litige ainsi qu’au montant en jeu dans l’instance »[274]. De même, en Colombie-Britannique, la réforme des Supreme Court Civil Rules de 2009, entrée en vigueur en juillet 2010, est venue renforcer le principe de proportionnalité. On peut maintenant y lire :

The object [of these Rules] is to secure the just, speedy and inexpensive determination of every proceeding on its merits [...] [which] includes, so far as is practicable, conducting the proceeding in ways that are proportionate to (a) the amount involved in the proceeding, (b) the importance of the issues in dispute, and (c) the complexity of the proceeding[275].

Deuxièmement, sur le plan matériel, la proportionnalité est aujourd’hui un principe qui déborde les limites du droit privé et se propage à de nouvelles branches du droit. À titre d’exemple, le Tribunal administratif du Québec s’est récemment inspiré de la proportionnalité en matière civile pour l’appliquer au droit administratif[276]. Dans le même sens, le juge de paix Simon s’est explicitement fondé sur la proportionnalité civile pour l’appliquer à une affaire criminelle[277]. En somme, la proportionnalité ne serait pas seulement un principe de procédure civile québécoise, mais également un principe du procès judiciaire canadien. En ce sens, elle participerait de la convergence juridique pancanadienne. Pour les plus réticents, nous reproduisons un extrait significatif de la récente décision Hryniak[278] de la Cour suprême : « Un virage culturel s’impose. Le principe de la proportionnalité trouve aujourd’hui son expression dans les règles de procédure de nombreuses provinces et peut constituer la pierre d’assise de l’accès au système de justice civile »[279].

Entre forces et faiblesses. La proportionnalité procédurale est aussi riche de promesses que lourde de menaces. Riche de promesses, car elle adoucit la rigidité du droit ou surmonte ses failles[280]. Elle permet ainsi de limiter la preuve pour qu’elle soit raisonnable, de mettre fin à des interrogatoires préalables, de transférer un dossier dans un autre district judiciaire, etc.[281] Selon une perspective plus large, elle favorise la culture managériale des juges au détriment de la culture « adversariale » des parties[282]. Lourde de menaces, car elle affecte inévitablement la sécurité juridique. En effet, malgré certains critères à prendre en compte (à savoir, les coûts et le temps exigé, la finalité de la demande, la nature et la complexité de l’affaire)[283], l’évaluation est par essence contextuelle et subjective. La proportionnalité confère aux juges un large pouvoir d’appréciation[284], et ce, en conformité avec la tradition civiliste québécoise[285] et les enseignements de la décision Lac d’Amiante[286].

Bilan? La proportionnalité procédurale est un principe général du droit, portant une recherche d’efficience économique et favorisant une convergence juridique pancanadienne. Par ailleurs, malgré son succès unanime dans le contexte canadien[287], il n’en demeure pas moins que le principe de proportionnalité présente également un envers de la médaille (notamment en matière de sécurité juridique). Il ne s’agit pas tant de désapprouver cette tendance que de la questionner. Au bout du compte, ces différentes observations n’ont pas la prétention de faire le tour de la question[288], mais simplement de replacer la proportionnalité procédurale dans un contexte de réflexion plus large. C’était d’ailleurs tout l’objet de notre contribution — partir sur les traces plutôt que penser les voies pour l’avenir.

Conclusion

La proportionnalité est une formidable machine juridique à voyager dans le temps et l’espace. Le lecteur en est le premier témoin. La proportionnalité nous a fait plonger des millénaires avant notre ère (du Code d’Hammourabi à nos jours), dans les domaines les plus variés (droit, mathématiques, philosophie, économie ou science politique) et à travers le monde entier (Québec, Canada, Europe, etc.). Cet article aurait aussi bien pu s’appeler « L’odyssée du principe de proportionnalité ».

Ceci étant dit, il nous faut maintenant prendre de la hauteur et tenter de « rompre l’os pour en sucer la substantifique moelle ». Essentiellement, nous dirions que toute l’histoire de la proportionnalité se résume en une dialectique entre deux valeurs de nature fort différente : l’équité et l’efficience.

  • Lors des périodes prémoderne et moderne, la proportionnalité se dissocie difficilement de l’équité. Pour Aristote, l’équité est une force qui corrige les éléments d’injustice du droit strict. Tout comme la proportionnalité, il s’agit donc de peser des intérêts en présence en fonction de circonstances données. Plus précisément, l’appréciation du caractère légitime de l’exercice d’un droit passerait nécessairement par une prise en compte des intérêts d’autrui. Il s’agit là d’une justice à la Salomon ou à la Saint Louis[289].

  • Lors de la période postmoderne, la proportionnalité se situe dans le prolongement direct de l’efficience. Selon Cécile Castaing, « l’efficience désigne le fait de réaliser un objectif (efficacité) avec le minimum de moyens engagés possibles »[290]. Comme nous l’avons vu, la proportionnalité est un instrument d’efficience qui traduit juridiquement une analyse économique coûts-bénéfices. Il ne s’agit pas tant de s’intéresser aux intérêts privés qu’à l’intérêt général. Comme l’indique Adrian A. Zuckerman,

    the only reasonable demand that members of the community can make with respect to any public service is that its funding should be commensurate with available public resources and with the importance of the benefits that it has to deliver. In addition, members of the community have a right to expect that, within available resources, the service should provide adequate benefits to the community[291].

À nos yeux, le principe de proportionnalité se situe donc à la croisée du vieux rêve d’équité (dimension axiologique et individuelle) et de la nouvelle quête d’efficience (dimension utilitariste et collective). Il appartient aux tribunaux de garder à l’esprit cette propriété et de préserver un juste équilibre entre ces deux dimensions. Le lecteur nous pardonnera le jeu de mots, mais il faudra toujours appliquer le principe de proportionnalité en gardant une juste proportion entre équité et efficience. Pour finir, permettons-nous un dernier clin d’oeil à Montesquieu, ce grand penseur de la « modération », qui écrivait : « Il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu’on le laisse rien à faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser »[292].