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Dans l’entreprise de transformation de la nature par la technique qui a toujours caractérisé l’espèce humaine - au point que l’on peut dire qu’il est dans la nature humaine de transformer la nature -, la conscience du temps qui passe fut pendant des millénaires apparemment indissociable de celle de la vie: l’expérience des générations, des temps de la naissance, de la maturation, de la vieillesse et de la mort, servait de point de départ et de repère à cette conscience de l’écoulement du temps. […]

C’est seulement la révolution mécanique du XVIIe siècle qui a conduit à voir les astres comme des êtres inanimés, entraînant la conscience d’un temps physique non déterminé par des générations d’êtres vivants, par des morts et des naissances.

Deux siècles plus tard, la révolution biologique contemporaine étend au domaine du vivant nos possibilités de maîtrise par des techniques physico-chimiques issues de cette vision mécanique de la nature. Les techniques de génétique moléculaire ouvrent des perspectives totalement nouvelles car elles permettent pour la première fois d’agir directement sur le matériel génétique, support de l’hérédité. C’est pourquoi les gènes et le génétique sont devenus un élément dominant dans la pratique et le discours de la biologie actuelle. Pourtant, cette invasion du « tout-génétique » n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Elle comporte un aspect mythique, sinon mystique, comme c’est souvent le cas de concepts scientifiques dont le contenu théorique n’est pas aussi intelligible et univoque que sa valeur opérationnelle.

On serait bien en peine aujourd’hui de donner une définition unique et générale de ce qu’est un gène: unité de transmission d’un caractère, unité de contrôle du développement, unité de sélection, fragment d’ADN codant pour une protéine. En général, plusieurs fragments dispersés codent pour plusieurs protéines, en sorte que l’identité spatiale et temporelle d’un gène ainsi défini structurellement peut varier au cours des réactions de transcription et de traduction. De plus, les molécules d’ADN, toutes seules, sont inertes. Elles n’ont aucune activité, ne sont capables de rien « faire », pas même de se reproduire, sans l’action de protéines, enzymes de régulation qui catalysent leur réplication ou leur expression. Aussi, une définition fonctionnelle d’un gène comporte implicitement un ensemble de réactions enzymatiques entre fragments d’ADN et d’autres molécules, notamment ARN et protéines, dont l’activité détermine l’état d’activité du « gène » ainsi défini. Les premiers résultats des analyses comparatives de génomes d’espèces animales montrent la complexité de rapports entre la structure d’un fragment d’ADN et sa ou ses fonctions génétiques dans l’organisme. Un gène, en tant que fragments dbien caractérisés par leur séquence de nucléotides, peut avoir des fonctions multiples, différentes d’une espèce à l’autre et suivant les stades du développement. Associés à la révolution que constituent les succès d’expérience de « clonage » de mammifères par transfert de noyau et « reprogrammation » de génomes de cellules déjà différenciées, ces résultats renforcent considérablement les critiques déjà anciennes de la métaphore du programme génétique prise au pied de la lettre. À la place, ils montrent à quel point l’organisme contrôle l’activité de son génome au moins autant que celui-ci contrôle le fonctionnement de l’organisme.

Cette polysémie, qu’a acquise ainsi le nouveau concept de gène, désignant une entité matérielle aux limites variables et aux propriétés multiples, nous fait renouer en partie avec l’ancienne notion de raison séminale, considérée pendant longtemps comme obscure et mythique, sinon impossible à concevoir. Comme si, sautant par-dessus 2500 ans, la génétique moléculaire donnait un contenu opérationnel aux raisons séminales de la physique stoïcienne.

Car une raison séminale était aussi un semen rationnel sinon raisonnable, élément matériel - « corps » - déterminant la force et le développement d’un individu. Présence corporelle en chaque individu de la puissance formatrice de la nature, à la fois corps et âme, feu, étincelle, lumière et logos, raison et langage, le logos spermatikos plus ou moins mythique d’autrefois, comme nos gènes actuels - mais sur ceux-ci nous savons agir et nous pouvons en modifier la structure et les fonctions -, est un corps à la fois matériel et informationnel au sens de source de forme. On y retrouve cette même union indissociable de matériel et de formel, de passif et d’actif, de structurel et de fonctionnel, d’inerte et de vivant, d’inanimé et d’animé, que nous attribuons aujourd’hui à ce que nous appelons, faute de mieux et non sans ambiguïté, des « macromolécules porteuses d’information ».