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Un essai clinique randomisé par grappes (cluster randomization trial) est un essai dans lequel on ne randomise pas individuellement des sujets, mais des groupes de sujets qu’on appelle des «grappes» (clusters). Ces unités de randomisation peuvent être des hôpitaux, des médecins, des familles, des villages, des entreprises, etc., autant d’unités «sociales» pour lesquelles les sujets qui composent une unité ne peuvent être considérés comme indépendants les uns des autres. Ce type de schéma expérimental est apparu il y a maintenant plus de vingt ans et les aspects méthodologiques qui lui sont associés ont été depuis largement abordés, donnant lieu entre autres à deux ouvrages [1, 2] et un numéro spécial de Statistics in Medicine [3].

Après avoir discuté dans une première partie les motivations à randomiser des grappes plutôt que des individus, nous aborderons les implications méthodologiques et éthiques d’un tel schéma expérimental, et enfin ses conséquences en termes d’extrapolation des résultats.

Contextes justifiant une randomisation par grappes

La randomisation de grappes a des conséquences méthodologiques importantes et peut notamment conduire à une augmentation substantielle de la taille de l’échantillon nécessaire (voir plus loin). La motivation à randomiser des grappes doit donc être parfaitement explicite et plusieurs justifications existent. Bien souvent, on est amené à randomiser des grappes parce que l’intervention testée ne s’applique pas à l’échelon individuel, mais à un échelon supérieur (le médecin, l’hôpital…). Ainsi, pour tester l’efficacité d’un nouveau programme de prise en charge anténatale, A.Donner et al. [4] ont randomisé des hôpitaux. C’est en effet au niveau du médecin que l’intervention s’applique (puisque, dans le bras expérimental de cette étude, on leur demande de modifier leur prise en charge, et notamment les recommandations faites aux femmes enceintes), même si c’est à l’échelon individuel des nouveau-nés que les retombées potentielles sont mesurées. Il est alors difficile d’imaginer qu’un médecin puisse donner des recommandations différentes à deux femmes qui auraient le même profil démographique, clinique et biologique. Il est également difficile d’imaginer que deux médecins travaillant dans le même service du même hôpital n’aient pas des attitudes homogènes. La seule unité de randomisation logique est donc l’hôpital.

Une autre motivation à randomiser des grappes est la crainte d’une contamination entre les groupes (voir glossaire) à comparer. L’existence d’une contamination inter-groupes aurait en effet une double conséquence: d’une part l’effet estimé s’en trouverait biaisé, et d’autre part, les hypothèses statistiques sous-jacentes au test réalisé ne seraient plus vérifiées puisque les deux échantillons ne seraient plus indépendants. Ces contaminations peuvent survenir par exemple lorsqu’on étudie des agents contagieux (comme dans l’étude de O.Chosidow et al. [5] qui compare deux lotions anti-pédiculaires), ou dans les études prophylactiques (situations dans lesquelles la randomisation par grappes permet d’éviter qu’un sujet ne perde sa susceptibilité à être infecté, tout simplement parce qu’il évolue au milieu de sujets immunisés par le traitement étudié). C’est également le cas lorsque l’on souhaite étudier un programme de prévention: des interactions actives entre les sujets des deux bras de randomisation (le bras expérimental et le bras témoin) pourraient en effet largement contaminer le bras témoin.

Enfin, des considérations logistiques peuvent également conduire à la randomisation de grappes, même s’il est théoriquement possible de randomiser des sujets. Ainsi, A. Sommer et al. [6] ont randomisé 450 villages indonésiens pour tester l’efficacité d’une supplémentation en vitamine A, parce que la randomisation des sujets a été considérée comme non «politiquement et administrativement réalisable». De la même façon, pour évaluer un régime alimentaire, il est plus aisé de randomiser des familles que des sujets, ce qui évite d’avoir deux menus à préparer quotidiennement.

Implications méthodologiques

En randomisant des grappes, on se met en situation de recueillir des données corrélées ce qui conduit à une double conséquence biostatistique. Premièrement, le calcul du nombre de sujets nécessaire doit prendre en compte cette corrélation et la taille des échantillons s’en trouve augmentée. En effet, les résultats observés chez deux sujets d’une même grappe auront tendance à être plus «similaires» que si les résultats étaient associés à deux sujets provenant de deux grappes distinctes (donc indépendantes). L’information apportée par une grappe de k sujets est donc moindre que s’il s’agissait de k sujets indépendants et cette perte de puissance statistique doit donc être compensée par une augmentation du nombre de sujets à inclure. En pratique, le principe appliqué est donc le suivant: on calcule la taille de l’échantillon nécessaire en utilisant les formules classiques pour des données indépendantes, et on applique un facteur d’inflation défini par (1 + [m— – 1] ρ) où m— est la taille moyenne d’une grappe et ρ est égal au niveau de corrélation entre les réponses des sujets d’une même grappe. Ce dernier coefficient ρ, appelé coefficient de corrélation intraclasse, prend des valeurs qui dépendent de l’unité de randomisation (la corrélation sera plus forte si on randomise des médecins que si on randomise des hôpitaux) mais qui sont classiquement de l’ordre de 0,001 à 0,05 [7]. Ces corrélations intraclasses peuvent paraître faibles mais ne doivent pas pour autant être négligées. À titre d’exemple, A. Donner et al. [4], en retenant un coefficient à 0,001 et une taille moyenne de 450sujets par grappe obtenaient un coefficient d’inflation de 1,45 ce qui signifie donc une augmentation du nombre de sujets à inclure de 45 %. Par ailleurs, l’analyse des données recueillies doit recourir à des méthodes statistiques ad hoc, sous peine d’obtenir des résultats abusivement significatifs. En effet, si l’on ne tenait pas compte de la corrélation induite par le schéma expérimental, les degrés de signification se trouveraient sous-estimés, les étendues des intervalles de confiance faussement diminuées et les conclusions de l’étude erronées. Différentes méthodes permettent d’analyser correctement les données parmi lesquelles l’utilisation de modèles mixtes ou marginaux [1, 2] qu’il est possible d’estimer à l’aide des logiciels statistiques classiquement utilisés tel SAS (SAS Institute Inc, Cary, NC, USA).

Par ailleurs, contrairement aux essais où l’on randomise les sujets individuellement, la randomisation par grappes conduit de façon quasi systématique à une situation où la randomisation est antérieure à l’inclusion des sujets. En pratique, on commence en effet par randomiser les grappes (médecins, hôpitaux…), charge ensuite à chaque «responsable de grappe» d’inclure les sujets. Lorsque l’essai est réalisé en ouvert (ce qui est nécessairement le cas si l’intervention étudiée prend la forme d’un programme de prise en charge, d’un régime alimentaire…), l’inclusion des sujets se fait alors en ayant connaissance du bras dans lequel il sera inclus. Cette situation est potentiellement source de biais, et la comparaison a posteriori des groupes issus de la randomisation est alors d’autant plus importante.

Aspects éthiques - consentement

Dans les essais randomisés «classiques», le recueil du consentement du sujet est un préalable nécessaire à son inclusion. Dans le cadre d’un essai randomisé en grappes, les choses sont parfois plus complexes: faut-il recueillir le consentement du sujet ? du «responsable de grappe» ? Concernant ce dernier, son consentement est incontournable, ne serait-ce que pour assurer le recrutement des sujets de l’étude. On peut parfois être amené à informer les sujets inclus dans l’étude, sans pour autant obtenir un consentement signé: quand la recherche concerne un traitement de l’eau, l’utilisation à large échelle d’insecticides, d’agents prophylactiques ou immunisants, le consentement individuel n’est pas possible et la décision ultime revient alors au «responsable de grappe» [8].

Par ailleurs, la randomisation étant antérieure à l’inclusion (voir ci-dessus) le consentement du sujet (s’il est possible de le recueillir) devient alors un consentement double. En effet, le sujet accepte d’une part de participer à l’étude, et d’autre part les conditions de sa participation, c’est-à-dire que le sujet sait s’il est dans le bras expérimental ou dans le bras témoin. Cette situation n’est pas sans rappeler le schéma proposé par M. Zelen [9] où le consentement du sujet est recueilli après la randomisation.

Extrapolation des résultats

Une singularité de l’essai randomisé par grappes réside dans le fait que l’extrapolation des résultats se fait souvent au niveau d’unités qui ne sont pas les unités de randomisation, voire même, qui ne sont pas les unités sur lesquelles l’intervention porte. Quand A. Donner et al. [4] réalisent leur essai, ils randomisent des hôpitaux, forment des médecins à un programme expérimental de prise en charge des femmes enceintes, espérant ainsi des retombées en termes de réduction des petits poids de naissance et de réduction des morbidités maternelles (pré-éclampsie ou éclampsie, anémie, infection urinaire…). C’est cette distinction entre l’unité de randomisation et l’unité d’inférence des résultats (c’est-à-dire l’unité qui sera prise en compte pour l’analyse et l’extrapolation des résultats) qui est la cause des complexifications biostatistiques évoquées plus haut; c’est cette même distinction qui limite parfois les conclusions de l’étude. En effet, si très peu de grappes sont randomisées, la question se pose alors de savoir si l’effet observé est le fait de l’intervention mise en place ou bien s’il est dû aux caractéristiques des grappes randomisées dans le bras expérimental. La règle qui prévaut est alors celle énoncée par D.M. Murray [2]: plus le nombre de grappes randomisées est important, plus on se rapproche de l’essai avec randomisation individuelle, et les conclusions tirées d’une analyse statistique ad hoc sont alors aussi «solides» que si des sujets avaient été randomisés.

Conclusions

Randomiser des grappes conduit à une étude moins puissante que si les sujets étaient randomisés individuellement: tailles d’échantillon accrues, analyses statistiques complexifiées, extrapolations des résultats plus limitées. Ce type de schéma expérimental ne doit donc être mis en oeuvre que lorsque le contexte et l’objectif de l’étude l’imposent, et les aspects biostatistiques doivent alors être traités avec la rigueur nécessaire, sous peine de parvenir à des conclusions erronées.