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Ce numéro thématique des Nouveaux Cahiers de la Recherche en Éducation donne suite au Symposium International sur la Litéracie à l’École - SILE Canada 2015. L’objectif du Symposium International sur la Litéracie à l’École / International Symposium for Educational Literacy (SILE/ISEL) Canada 2015 était de rassembler à l’échelle internationale les chercheurs de différentes disciplines (éducation, psychologie, linguistique, littérature, santé) qui s’intéressent à la réussite en lecture-écriture des élèves en maternelle et au primaire. Au cours de ses différentes éditions, le SILE/ISLE s’est révélé être un lieu privilégié, dans un contexte plurilingue, pour la présentation de recherches empiriques pluridisciplinaires portant, d’une part, sur différents aspects des apprentissages en lecture et en écriture (processus d’acquisition, difficultés, facteurs influençant le développement des capacités pour traiter l’écrit) et, d’autre part, sur la nature des interventions qui influencent ces apprentissages (en classe régulière, auprès d’élèves à besoins particuliers, avec le soutien des nouvelles technologies).

À la suite des symposiums tenus en 2013 (SILE/ISLE Lisboa 2013, Portugal) et en 2014 (Workshop SILE/ISLE Praha 2014, République Tchèque), le SILE/ISEL Canada 2015 a privilégié les quatre axes thématiques suivants qui ont été abordés au cours de cet événement scientifique: 1) l’éveil à l’écrit en maternelle: apprentissages et influence des dispositifs; 2) la lecture et l’écriture en classe à l’école primaire: les apprenants et les pratiques d’enseignement; 3) les élèves en difficulté ou vivant des troubles d’apprentissage en lecture ou en écriture et les aides pour leur progression; 4) l’apport des technologies pour soutenir les élèves en lecture et en écriture.

L’édition de 2015 a permis de rassembler près de 100 chercheurs et étudiants-chercheurs (Ph. D.) de dix pays (Canada, Chili, France, Angleterre, Belgique, Suisse, Portugal, Espagne, Brésil, République Tchèque). Les échanges entre experts du domaine de l’apprentissage et de l’enseignement de la lecture et de l’écriture à l’école ont été guidés par la nécessité de prendre en compte la réalité scolaire (modalités d’enseignement, support technologique) et la diversité des apprenants (souvent caractérisés par des difficultés ou des troubles d’apprentissage) comme en a témoigné la présence de 15 représentants des partenaires du milieu de l’éducation (cadres et conseillers pédagogiques). C’est ainsi que cet événement a atteint son objectif principal: susciter des échanges porteurs dressant de nouvelles perspectives de recherche, sur la litéracie à l’école, dans un cadre pluridisciplinaire (Alamargot, 2013).

La litéracie à l’école: un concept en évolution?

À l’instar de Jaffré (voir aussi Alamargot, 2015), nous adoptons ici l’orthographe «litéracie» pour marquer l’appartenance de ce néologisme au concept anglais «literacy», qui renvoie à «l’ensemble des activités humaines qui impliquent l’usage de l’écriture, en réception et en production. Elle met un ensemble de compétences de base, linguistiques et graphiques, au service de pratiques, qu’elles soient techniques, cognitives, sociales ou culturelles.» (Jaffré, 2004, p. 31)

Il est usuel de considérer la lecture et l’écriture comme les deux faces de la langue écrite. Pourtant, si les activités de lecture et d’écriture mobilisent des connaissances de même nature (par exemple, connaissances sur les correspondances phonèmes-graphèmes, connaissances orthographiques et morphologiques), ces activités se distinguent clairement l’une de l’autre: lire suppose de construire du sens en décodant des signes écrits qui ont été produits par d’autres, alors qu’écrire suppose de construire du sens en produisant ces signes, en respectant les aspects orthographiques, syntaxiques et textuels.

Les recherches ont longtemps postulé que l’entrée dans l’apprentissage de l’écrit s’effectuait par la lecture plutôt que l’écriture. Cette conception s’appuie principalement sur le modèle en étapes de Frith (1980) qui conçoit le développement orthographique selon trois étapes successives (logographique, alphabétique et orthographique), avec une prépondérance initiale de la lecture qui permet l’acquisition de procédures alphabétiques. Alors que le modèle de Frith (1980), et les conceptions associées, reste encore très influent dans le système éducatif, l’accumulation des résultats des recherches menées ces 20 dernières années conduit aujourd’hui à remettre en cause la pertinence à la fois de la conception étapiste et de la lecture comme vecteur d’entrée dans les premières acquisitions.

Il a pu être ainsi montré que des habiletés en écriture se mettaient en place dès quatre ans, avant même l’entrée à l’école primaire. Les enfants sont capables de mobiliser, par des premières tentatives d’écriture, nommées invented spelling en anglais, et «orthographes inventées ou approchées» en français, des connaissances variées (Alves Martins, Salvador, Albuquerque et Silva, 2016; Montésinos-Gelet et Morin, 2006; Ouellette et Sénéchal, 2017; Treiman, 2017). Les jeunes enfants sont ainsi capables de produire des signes écrits (graphèmes) qui transcrivent non seulement les sons, mais aussi les caractéristiques morphologiques de la langue (McCutchen et Stull, 2014; Nunes, Bryant et Bindman, 1997). Ils recourent également très tôt à des stratégies graphotactiques dépendantes des caractéristiques de la langue à apprendre (Samara et Caravolas, 2014; Seymour, Aro et Erskine, 2003; Treiman et Kessler, 2014), qui leur permettent d’analyser le contexte dans lequel les segments de mots se situent pour choisir entre différentes formes orthographiques plausibles. Au cours de cette acquisition précoce de l’orthographe en passant par la production écrite, des différences interindividuelles se forgent, en fonction des fréquences d’exposition aux formes de la langue, des pratiques effectives, y compris familiales (Sénéchal et LeFevre, 2014), conduisant à différents profils d’élèves s’engageant dans l’apprentissage lexical et grammatical selon des stratégies différentes (Morin, Alamargot, Diallo et Fayol, 2018).

La remise en cause de la conception étapiste ouvre des perspectives nouvelles de recherche et d’applications pédagogiques, conduisant à considérer l’écriture comme prépondérante avec une prise en compte des effets de la lente et difficile acquisition de la graphomotricité en interaction avec les acquisitions en orthographe (par exemple, Bara, Morin, Alamargot et Bosse, 2016; Graham, Berninger, Abbott, Abbott et Whitaker, 1997; Pontart, Bidet-Ildei, Lambert, Morisset, Flouret et Alamargot, 2013); à concevoir des interventions bien plus précoces pour soutenir la réussite dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture (par exemple, Bara et Bonneton-Botté, 2017; Desrochers, Laplante et Brodeur, 2017; Pulido et Morin, 2016, 2017; Santangelo et Graham, 2016); à tenir compte de stratégies et de différences interindividuelles au long de l’apprentissage et à mieux analyser les besoins particuliers d’élèves en difficulté ou atteints de troubles (par exemple, pour les élèves dyslexiques, voir Plisson, Daigle et Montésinos-Gelet, 2013; Valdois, 2010; pour les élèves atteints de surdité, voir Alamargot, Morin et Simard-Dupuis, 2018), dans des systèmes scolaires qui privilégient l’inclusion. À cette remise en cause de la conception étapiste s’ajoute aujourd’hui l’intégration dans les pratiques enseignantes des nouvelles technologies qui contribuent à modifier les parcours d’apprentissage et pour lesquelles il s’agira de mener des recherches visant à en délimiter les intérêts et les limites (Alamargot et Morin, 2015).

C’est en considérant ce renouvellement des conceptions du domaine de l’apprentissage de l’écrit que le présent numéro intitulé «La litéracie à l’école: regard pluridisciplinaire sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de la maternelle à la fin du primaire» a été rédigé.

Six contributions au service de la pluridisciplinarité pour étudier la litéracie à l’école

Ce numéro spécial, regroupant six contributions originales, met de l’avant différentes perspectives de recherche et aborde tour à tour l’un ou l’autre des axes de travail privilégiés au SILE/ISLE Canada 2015.

Se situant dans l’axe qui s’intéresse aux apprentissages et aux dispositifs pour soutenir l’entrée dans l’écrit en maternelle, Camille Lassère-Totchilkine rapporte les résultats d’une étude descriptive qui analyse les compétences transactionnelles de jeunes élèves français de 3 ans lors d’activités de lecture d’un album en maternelle (petite section). À partir de cinq séances enregistrées en classe, cette étudiante-chercheure a mené une analyse détaillée des interactions durant la lecture de l’album (et à sa suite), afin d’identifier les compétences transactionnelles des jeunes enfants. Cette étude permet notamment de documenter la quantité et la diversité des catégories de transactions, qui permet de renseigner sur les caractéristiques de l’activité de lecture de très jeunes élèves. En particulier, la diversité des échanges analysés (ou «compétences transactionnelles») montre que dès l’âge de 3 ans, les jeunes élèves sont généralement en mesure d’exprimer leurs préférences, d’interroger les actions des personnages, d’établir des liens avec leurs propres expériences, voire de proposer des alternatives à la version proposée par l’auteur, ou des dramatisations de la version originale.

Les trois contributions suivantes alimentent, selon des points de vue différents, l’axe du SILE/ISLE qui est consacré à l’apprentissage et aux pratiques d’enseignement de la lecture et l’écriture en classe à l’école primaire. D’abord, Lidiane Lira et Eduardo Calil, chercheurs brésiliens, présentent une étude qui se situe dans le cadre de la génétique textuelle et de la linguistique d’énonciation. Cette recherche, qui a étudié les discours rapportés d’une dyade d’élèves de 7 ans lors de situations de production de textes narratifs, permet d’identifier la difficulté des apprentis scripteurs à gérer une énonciation à l’écrit, en comparaison à cette capacité plus grande manifestée à l’oral. En étudiant de façon minutieuse les textes produits et les discours des élèves à propos du personnage, les résultats obtenus suggèrent également que la collaboration entre élèves est un contexte favorable pour la production de textes chez les scripteurs débutants.

Ensuite, Isabelle Le Brun, Marie-Line Bosse et Sylviane Valdois présentent les résultats d’une étude française qui a analysé l’efficacité, auprès d’élèves de 10 à 13 ans, d’un entrainement impliquant la production de dictées guidées par un support donnant plusieurs indices sur les mots à écrire (par exemple, leur nombre de lettres), en comparaison avec un entrainement par des dictées classiques. Globalement, les résultats montrent des effets différenciés des dispositifs de dictée selon les niveaux de compétences en orthographe des élèves: la dictée guidée semble plus efficace pour les élèves de niveau moyen-faible en orthographe. D’autre part, les élèves faibles ont des progressions similaires dans les deux approches et les élèves déjà performants en orthographe ne témoignent pas de progrès sur le plan orthographique.

De façon à alimenter la compréhension des apprenants-scripteurs à l’école primaire, Didier Colin présente les résultats d’une enquête menée par questionnaire auprès de 160 élèves de fin du primaire (CM2) pour mieux comprendre leurs conceptions à propos de deux activités en écriture (le tracé des lettres et l’orthographe) et l’accompagnement pédagogique des productions de textes. L’analyse des conceptions déclarées des élèves fait notamment ressortir que les conceptions liées à l’écriture sont uniquement restreintes à l’univers scolaire, souvent limitées à l’aspect normatif de l’écriture (ne pas faire de fautes, écrire lisiblement et proprement, par exemple). L’auteur avance en ce sens que la nature des conceptions des élèves de fin du primaire à l’égard de l’écriture les limite dans leur entrée dans un univers litéracique plus vaste.

La contribution de Caroline Viriot-Goeldel, Jacques Crinon, Céline Piquée et Brigitte Marin alimente quant à elle le dernier axe qui aborde l’apport des technologies pour soutenir les élèves en lecture et en écriture. À partir de séances d’observation dans 131 classes de première année du primaire (CP) en France, cette étude visait à déterminer et à analyser dans quelle mesure les outils numériques supportaient l’enseignement de la lecture et de l’écriture. À partir de leurs observations, cette équipe de chercheurs conclut que le recours aux ordinateurs et aux tablettes est restreint; un très faible pourcentage (6 %) des activités de lecture et d’écriture est effectué avec un support numérique. De plus, même si le tableau numérique interactif (TNI) est davantage présent (en particulier, en éducation prioritaire), la nature de son utilisation est souvent limitée et similaire à celle du tableau traditionnel. Les chercheurs observent enfin que, lors du recours à différents outils numériques, les interactions entre les élèves restent encore limitées dans les pratiques observées.

Enfin, ce numéro thématique se conclut avec une contribution d’Anne-Sopie Pezzino, Nathalie Marec-Breton et Agnès Lacroix, laquelle se situe dans l’axe consacré aux élèves témoignant de difficultés particulières en lecture ou en écriture. Dans cet article, les chercheures présentent une étude qui s’intéresse à situer le rôle des habiletés visuospatiales dans l’apprentissage de la lecture auprès de quatorze individus porteurs du syndrome de Williams (SW), une maladie génétique rare. En comparant les performances à différentes tâches des individus porteurs de ce syndrome à d’autres élèves typiques de même âge de lecture, les résultats soulignent que les premiers ont des difficultés d’acquisition en lecture qui semblent s’expliquer par des difficultés phonologiques et visuospatiales. Les implications de ces résultats sont discutées.