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1. Les savoirs d’expérience des enseignants: au carrefour des préoccupations des chercheurs et des formateurs

Situés, contextualisés, immanents, éprouvés, singuliers, les savoirs des enseignants portent avec eux leurs conditions humaines d’existence. Nous proposons dans cet article d’envisager ces conditions comme une mise au travail de l’expérience par le chercheur ou le formateur. Notre regard porte sur les savoirs d’expérience des enseignants qui ne peuvent être totalement séparés des sujets qui les construisent et questionnent alors le statut et la place de l’expérience en recherche et en formation.

En termes de recherche, cette mise au travail porte sur la difficulté de l’appréhension théorique et empirique de l’expérience. Les différents abords scientifiques de cette expérience confrontent les chercheurs à un problème semblable qui les conduits à questionner les frontières entre pratique et théorie, personnel et professionnel, vécu subjectif et norme de l’activité, c’est-à-dire toujours entre ce qui déborde d’un cadre symbolique et ce qui peut s’y ranger. En termes de formation, cette mise au travail consiste en la promotion de l’autonomie du formé par l’appropriation de sa propre expérience. Elle peut prendre la forme d’une prise de conscience de ce qui organise sa propre action, d’une identification de l’historicité personnelle dans laquelle elle s’inscrit ou encore d’une implication subjective dans sa normativité. En considérant ces enjeux en ce qui a trait à la recherche et à la formation, trois objectifs sont poursuivis dans notre réflexion.

Le premier, d’ordre épistémologique, consiste à mettre en discussion ces abords, afin d’identifier leurs contributions à l’appréhension de l’expérience et de reproblématiser la dialectique qui lui est inhérente. Le deuxième, d’ordre heuristique, consiste à montrer comment trois approches de l’expérience permettent de spécifier un résultat fortement partagé par les recherches sur la professionnalité des enseignants débutants, notamment en ÉPS: la centralité du contrôle. La professionnalité est ici appréhendée dans une logique from within (Boussard, Dumazière et Milburn, 2010), depuis ce qu’en disent les professionnels eux-mêmes. Elle réfère pour nous à un ensemble de savoirs, de compétences et de dispositions mobilisés par un individu (Barbier, 1996), dépassant ainsi la perspective d’une professionnalité limitée à un ensemble de compétences (ne tenant pas compte des identités, des expériences, des histoires) et attribuée à une entité symbolique (une profession) plutôt qu’aux sujets qui lui donnent vie. Nous proposons de décortiquer cette professionnalité en identifiant ses manifestations par le filtre de l’expérience. Enfin, le troisième, d’ordre formatif, consiste à identifier comment différents abords scientifiques de l’expérience, réinscrits dans une perspective de formation, permettent de questionner spécifiquement le projet de développement attribué aux enseignants sous le registre de l’autonomie. Nous chercherons à montrer que les différentes formes de mise au travail de l’expérience peuvent être identifiées au travers de trois manières de problématiser les savoirs d’expérience des enseignants, qui dépendent du mode d’appréhension de l’expérience subjective et qui conduisent le chercheur à identifier spécifiquement leur professionnalité et le formateur à participer à sa construction.

Après avoir montré comment ces trois manières de problématiser les savoirs d’expérience se manifestent dans des conceptions de l’expérience subjective, nous nous appuyons sur un corpus de données issu des productions d’enseignants d’ÉPS stagiaires en formation. La triple analyse de leurs productions permet de mettre en avant des éléments génériques de la professionnalité des enseignants d’ÉPS débutants, c’est-à-dire partagés par la plupart d’entre eux, et des formes singulières qu’elle peut prendre chez des cas particuliers de stagiaires.

2. Trois problématisations des savoirs d’expérience en recherche et en formation

Nous présentons les trois formes de problématisation des savoirs d’expérience en exposant à chaque fois la manière théorique d’envisager l’expérience, les concepts centraux et les modes d’accès qui permettent de l’identifier, les enjeux et les modalités de sa prise en compte.

2.1 L’expérience comme conceptualisation en acte de sa propre pratique

En premier lieu, l’expérience réfère au vécu et à ses traces. Celui qui a fait basculer historiquement l’expérience dans le champ de l’expérimental l’envisage lui-même ainsi: «Expérience, au singulier, signifie d’une manière générale et abstraite, l’instruction acquise par l’usage de la vie» (Bernard, 1865/2013, p. 45). Le rapport entre le vécu et ses traces oriente alors selon nous la manière d’envisager l’expérience. On peut caractériser d’une manière générale les traces de l’expérience, comme l’évoque Bernard, comme une «instruction acquise», un «ensemble de modifications avantageuses […], des acquisitions […], [d]es progrès mentaux» (Lalande, 1926/2002, p. 322), soit un «en plus» de savoir permettant la maîtrise potentielle d’une action inédite (Buznic-Bourgeacq, 2009). Le rapport entre le vécu et ses traces est d’abord envisagé ici en termes de développement et de savoir en acte. Fortement inspirée de la didactique professionnelle, cette perspective s’attache à identifier les rapports entre dimensions opératoire et théorique en cherchant à les articuler (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006) et en postulant que le développement du sujet se produit au coeur de cette articulation. Le noyau conceptuel de cette approche est alors le schème, comme organisation invariante de l’activité, et plus encore sa composante nodale: l’invariant opératoire – «les objets, propriétés, relations et processus que la pensée découpe dans le réel pour organiser l’action» (Vergnaud, 1985) – qui constitue la manifestation de la conceptualisation en acte de sa propre pratique. La mise au travail de l’expérience consiste ici en l’identification de ces invariants par le sujet lui-même[1]. Un développement professionnel est rendu possible par l’attribution d’un sens à l’action qu’il a conduite, potentiellement par le désenclavement de son action de la singularité de la situation vécue et par une réorganisation potentielle des invariants de ses conduites (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006).

Ce qui a été tenu pour pertinent et pour vrai […] devient réutilisable comme répertoire indépendant de l’expérience réussie et disponible, au moins à titre de potentiel pour des situations ultérieures de la même catégorie […]. La parenthèse intellective correspond ainsi à une décontextualisation, une extraction de l’action et de la situation d’action.

Mayen, 2014, p. 15

La modalité d’accompagnement en formation que nous analysons a alors consisté à proposer aux stagiaires d’identifier les invariants de leur activité professionnelle, ce qu’ils découpaient dans le réel pour organiser leur action et à articuler cette identification à des manifestations singulières d’action et à des catégories d’action génériques.

2.2 L’expérience comme persistance de l’éprouvé

Classiquement, l’expérience renvoie à experiri, «éprouver». Si on la décompose, on se confronte à ex, qui oriente le mouvement «hors de», et per, qui renvoie au mouvement de «traversée» dans ce qu’il connote de periculum, de «danger», de «risque». L’expérience prend les contours initiatiques d’une traversée toujours risquée dont on ressort transformé. Elle questionne ce qui peut persister hors de la traversée périlleuse, c’est-à-dire hors de l’épreuve, ce que nous nommons l’éprouvé. Il s’agit alors moins de questionner ce qui conduit le sujet à découper le réel pour organiser ses conduites que de caractériser ce qui le marque résolument, par exemple ce qui lui est «impossible à supporter» (Carnus et Terrisse, 2013) et émerge de sa propre histoire subjective. L’inspiration est ici psychanalytique et la structure conceptuelle interpellée consiste à décrire la construction historique du sujet: transfert, répétition, conversion, etc. Dans ce cadre, nous avons développé la notion de conversion didactique (Buznic-Bourgeacq, 2015a) qui permet de décrire par exemple comment quelque chose d’impossible à circonscrire est recherché par le sujet et constitue sa visée centrale en tant qu’enseignant. Le rapport entre le vécu et ses traces est alors envisagé en termes d’épreuve et de conversion didactique. La mise au travail de l’expérience consiste en l’identification des «impossibles» qui organisent l’activité professionnelle et à remonter à leur construction historique subjective. Un développement professionnel est rendu possible par la substitution d’une instance observatrice de soi cohérente et rationalisée à une instance de formation historique, contingente et arbitraire (Bachelard, 1949/2004, p. 71) ou, plus loin encore dans l’appropriation de soi, par l’intégration de ce qui marque le sujet pour qu’il n’en reste pas à ce qu’il suppose devoir être (Buznic-Bourgeacq et Terrisse, 2013). La modalité d’accompagnement en formation des enseignants d’ÉPS a ici consisté à proposer aux stagiaires et aux étudiants de caractériser ce qu’ils ne supportaient pas à propos de leur propre action professionnelle, ce qu’ils voulaient transmettre aux élèves et la place qu’ils désiraient incarner.

2.3 L’expérience comme dialectique d’autoposition

L’expérience se prête classiquement à l’abord dialectique: processus et produit (Mayen, 2009), référée au vécu et à ses traces, de nature opératoire et théorique, «ni objet ni pure affection, ni pure sédimentation ni pur instant» (Girel, 2014, p. 25). Comme le montre Girel (2014), cette structure dialectique invite à ne pas confondre l’expérience en première intention et la connaissance de cette expérience, pas plus qu’à dissocier le sujet et l’objet de l’expérience. Nous avons par ailleurs attribué cette dialectique à la notion de «sujet» (Buznic-Bourgeacq, 2015b). Car penser l’expérience consiste à penser «le domaine sur lequel le sujet jouit de l’autorité de la première personne» (Descombes, 2004, p. 191). Questionner l’expérience en formation consiste alors à questionner le sujet en formation et conduit à envisager une «dialectique du sujet en formation» (Buznic-Bourgeacq, 2015b, p. 229), comme entité intrinsèquement divisée entre une expérience brute en première personne et une expérience formalisée par le détour des structures signifiantes en partie conventionnelles. Cette dialectique a trouvé une avancée fonctionnelle dans la notion d’itinéraire professionnel (Le Guern, Thémines et Wittorski, 2012) qui met en exergue «la tension qu’elle contient entre l’idée de chemin à suivre et celle de chemin suivi» (p. 184). Elle consiste en la mise en étape par le sujet lui-même de son évolution professionnelle par rapport aux indications formalisées par les institutions qu’il traverse. L’accès à l’expérience du sujet passe alors par une manipulation des dimensions inhérentes au travail en première personne, tant dans l’énonciation du sujet que dans les traces de la singularité de son itinéraire, les «bifurcations, haltes, enrichissements, égarements» (Ibid., p. 185) et des dimensions inhérentes aux indications formalisées et à la responsabilité de leur construction. Le rapport entre le vécu et ses traces est ici envisagé en termes de dialectique du sujet en formation et d’itinéraire professionnel. La perspective d’un développement professionnel s’inscrit ici dans le travail d’autoposition permis par la dévolution au sujet de l’ensemble de son expérience, en première personne et comme rapport à un système de normes. Nous entendons ici l’autoposition comme «un acte qui suppose une identité nécessaire de l’être qui est l’agent de l’acte et de l’être qui en est le patient» (Descombes, 2004, p. 326), constitutif d’un rapport à soi. Le travail sur son propre positionnement vise ainsi le développement de l’autonomie du sujet autorisé à se penser lui-même dans un système normatif dont il est potentiellement coauteur. La modalité d’accompagnement en formation que nous analysons a alors consisté à proposer aux stagiaires de formaliser leur propre itinéraire professionnel en projetant leur propre positionnement, par rapport à plusieurs référentiels, en partie choisis par les stagiaires eux-mêmes.

Nous proposons de comparer ces trois manières d’appréhender l’expérience subjective dans une triple analyse des productions d’enseignants stagiaires en ÉPS au sein d’un dispositif de formation attaché à s’appuyer sur leur expérience d’une manière extensive.

3. Méthodologie: analyse des productions des enseignants d’ÉPS débutants en formation

Notre travail se situe dans une visée herméneutique et une démarche inductive. Notre démarche demeure localisée et le souci de rigueur s’inscrit avant tout dans une logique de mise en perspective épistémologique et de triangulation des cadres, des intentions, des données, des indicateurs et des analyses.

3.1 Contexte et sources de données

Les données proviennent des productions réflexives d’enseignants stagiaires en ÉPS en formation à l’ESPE de l’académie de Caen[2]. Ces productions sont prioritairement écrites et non évaluatives.

Une principale source de données est analysée et complétée ponctuellement par deux autres. La première renvoie à leurs productions au sein d’un document de formation proposant une structure pour se positionner professionnellement. Le tableau 1 ci-dessous reproduit de manière élaguée ce document, dont les rubriques ont été construites par les formateurs.

Tableau 1

Logique du document accueillant les productions de chaque enseignant stagiaire[3]

Logique du document accueillant les productions de chaque enseignant stagiaire3

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Les stagiaires ont complété ce tableau plusieurs fois dans l’année. Vingt-deux stagiaires ont complété le tableau au minimum deux fois, en début et en fin d’année. L’analyse ici menée porte sur l’ensemble de l’échantillon. Il s’agissait pour les stagiaires de se positionner par rapport à plusieurs référentiels de formation, c’est-à-dire des systèmes (des «référentiels» de formation) de normes collectives (des «balises»), dont un était laissé à la responsabilité du sujet («Modèle B»). Le «positionnement» consistait à décrire son évolution, sa posture et ses manières propres d’agir vis-à-vis de chaque «balise». Il s’agissait ensuite d’identifier les «invariants» de son action professionnelle, en décrivant ce qu’ils prenaient prioritairement en compte pour agir. Enfin, le travail consistait à apporter «des témoins concrets de ce que j’avance» au travers de «traces» de son activité professionnelle (des fiches de préparation, des bilans, des enregistrements de séances, etc.).

Les deux autres sources de données renvoient aux espaces de production des stagiaires qui ont encadré l’année de formation: d’une part, la première et la dernière séance d’analyse des pratiques professionnelles et, d’autre part, la soutenance de l’ensemble du travail mené lors de leur année de stage. Les données issues de la deuxième source renvoient aux notes prises par le chercheur relativement aux présentations des stagiaires en plusieurs étapes. La première séance d’analyse de pratiques consistait à compléter la phrase suivante: «quand j’enseigne, je ne supporte pas quand je…». L’accent a été mis sur le dernier «je» afin que les sujets s’impliquent eux-mêmes dans leurs impossibles et ne les attribuent pas aux autres sujets ou au contexte. Le chercheur a capitalisé les «impossibles» de tous les sujets. La deuxième étape d’analyse de pratiques consistait à ce que chaque sujet indique: «ce que je veux vraiment transmettre (au-delà de ce que je suppose qu’il faut enseigner)» et «le rôle que je veux vraiment incarner avec mes élèves (au-delà de ce que je suppose qu’il faut être)». Il s’agissait de décrire ses idéaux, puis de chercher leurs soubassements dans son histoire personnelle. La triangulation entre les impossibles, les idéaux et les épreuves antérieures du sujet a ensuite été menée, afin d’identifier la cohérence intrinsèque à chaque cas. Les données issues de la troisième source renvoient aux supports de présentation des stagiaires mobilisés lors de leur soutenance. La tâche proposée consistait à présenter son itinéraire professionnel en mettant en avant l’évolution de son positionnement par rapport aux «balises» du référentiel, les étapes et les traces de cette évolution.

3.2 Modalités d’analyse

L’analyse est effectuée en trois temps, un pour chaque approche de l’expérience. La première approche se centre sur les productions de 22 stagiaires. La deuxième approche prend en compte les propositions de 24 stagiaires (dont les 22 analysées dans la première approche) et 19 étudiants, puis cible un cas parmi eux. La troisième approche cible deux cas parmi l’ensemble.

3.2.1 Identifier la conceptualisation en acte de sa propre pratique

L’analyse porte sur les productions au sein du document (tableau 1), établies au début de leur année de stage. Nous avons extrait de chaque production les invariants tels qu’ils étaient décrits par chaque stagiaire, en isolant les substantifs, les syntagmes ou les formes verbales décrits comme organisant leur activité professionnelle. La démarche réfère à une analyse de contenu dans une logique ascendante avec construction des catégories en confrontation directe au matériau de recherche (Bardin, 1977). Les vingt-deux productions analysées ont été lues une première fois sans prendre de note afin d’éprouver une analyse des tendances globales. Puis chaque production a été catégorisée par thématiques centrales dans le propos du stagiaire. Les thématiques ont ensuite été isolées dans un document intermédiaire regroupant l’ensemble du matériau catégorisé. Les thématiques ayant le plus d’occurrences ont donné lieu à une description à partir des propos des sujets et une articulation entre elles, d’abord au sein de chaque «balise», puis en général.

3.2.2 Identifier la persistance de l’éprouvé

L’analyse est ici proposée en deux temps. Nous identifions d’abord comment, pour l’ensemble des stagiaires et des étudiants[4], se distribuent leurs «impossibles» caractérisés au travers de la manière dont ils ont complété la phrase: «quand j’enseigne, je ne supporte pas quand je…». La démarche de catégorisation est identique à la première approche. Toutefois, les interprétations s’appuient ici sur certains résultats obtenus au travers de celle-ci. L’analyse se poursuit alors sous la forme d’études de cas. Nous identifions comment se construit cet «impossible» pour le cas d’un sujet, Max, en remontant jusqu’à ce qu’il a pu éprouver antérieurement et qui persiste sous la forme de ses idéaux, pour prendre finalement forme dans un «impossible» éprouvé en classe. Nous rendons compte de la persistance de l’éprouvé, dans une logique de construction de cas (Terrisse et Buznic-Bourgeacq, 2011), en dégageant la cohérence intrinsèque à un cas singulier, ici entre ses «impossibles», ses idéaux et ses épreuves antérieures.

3.2.3 Identifier la dialectique de l’autoposition

L’analyse porte sur deux cas de stagiaires, Fred et Mia, choisis pour leur fort contraste en termes d’autoposition. L’extraction de leurs propos réfère ici à une autre approche d’analyse, centrée sur l’énonciation. L’intérêt porte sur l’implication du sujet dans son propre discours, au travers des traces du sujet parlant dans l’énoncé (Kerbrat-Orecchioni, 1999), à partir de notre propre démarche, construite au regard des considérations de Descombes (2004) sur le sujet. Pour chaque sujet, notre objectif est d’identifier comment il s’empare de sa propre expérience dans sa totalité. Concernant la dimension en première personne, nous analysons trois aspects dans les productions: la prégnance des «verbes psychologiques» lorsqu’ils sont employés à la première personne («je pense», «je souhaite», etc.), la prégnance des constructions syntaxiques réfléchies («je me conforme») et par extension de celles où le sujet s’instaure en patient de l’acte («ce qui me permet»), la mise en valeur de la singularité de l’itinéraire suivi. Concernant la dimension de positionnement par rapport à des systèmes normatifs, nous analysons deux aspects: la diversité des systèmes choisis pour se positionner et sa distanciation par rapport aux normes, aux collectifs qui les fondent («mon métier») et aux autres qui les incarnent («ma tutrice»).

4. Résultats: regards croisés depuis l’expérience des enseignants débutants en ÉPS

Nous présentons les analyses menées en cinq temps. Le premier s’arrête sur les tendances génériques de la professionnalité des enseignants d’ÉPS débutants à partir de la première approche. Le deuxième vise la même chose depuis la deuxième approche. Les trois temps suivants s’arrêtent sur des cas individuels afin d’identifier certains ressorts de la construction de cette professionnalité. Le troisième temps présente un cas depuis la deuxième approche. Les quatrième et cinquième temps présentent chacun un cas contrasté depuis la troisième approche.

4.1 Invariants et professionnalité des enseignants débutants en ÉPS

Concernant la «capacité à construire un cadre de travail propice aux apprentissages», les stagiaires considèrent que leur activité professionnelle est en premier lieu organisée par la question des «consignes», de leur «clarté», de leur «position» quand ils les énoncent. Quinze stagiaires sur vingt-deux explicitent leur centration sur ces «consignes». Leur intérêt se focalise ensuite (11)[5] plus globalement sur «l’organisation générale de la leçon», en termes d’«organisation spatiale» et «matérielle», envisagée comme «une trame de leçon», un «cadre type de leçon» instaurant une stabilité pour agir. Le «contrôle» et l’«organisation» focalisent l’orientation de l’activité professionnelle des stagiaires et se réifient principalement dans les «consignes» et leur énonciation.

Concernant la «capacité à identifier et analyser les besoins et les réussites des élèves», l’ensemble des stagiaires considère que leur activité est organisée par une tentative de prendre en compte la spécificité des élèves. En premier lieu (16), ce sont les situations qui organisent l’activité de prise en compte de ces spécificités. Il s’agit d’agir sur la forme «évolutive» des situations, leur «complexification ou simplification» (8). Ensuite (12), ce sont quand même les élèves qui organisent leur activité professionnelle, mais considérés comme des catégories a priori, en termes de «profils», de «comportements types classiques», nécessitant d’«anticiper les difficultés des élèves». La spécificité des élèves organise l’activité des stagiaires dans sa dimension technique et formelle, telle qu’elle peut être gérée par des dispositifs et des cadres qui tiennent encore à distance les élèves réels.

Concernant la «capacité à construire et varier les situations d’enseignement et d’apprentissage en fonction d’enjeux identifiés», alors que l’intitulé cible la variabilité du travail, les stagiaires se centrent en premier lieu (13) sur ce qui demeure «identique», la «même structure», le «même schéma», la «même démarche», substantialisés au travers des «automatismes», des «routines», des «rituels». Cette stabilité permet ainsi (10) de garder «un certain contrôle» sur l’activité des élèves, au travers d’un «cadre mis en place», de «situations qui vont contraindre», dont il s’agira de vérifier qu’elles sont «correctement effectuées». La variabilité semble lointaine des préoccupations des stagiaires, leur activité s’organise à partir d’une quête de stabilité et d’identité structurelle des dispositifs.

Concernant la «capacité à s’informer de l’actualité scientifique et/ou didactique dans la ou les disciplines d’enseignement; capacité à l’utiliser dans la mise en place et/ou l’analyse de scénarios pédagogiques», les propositions des stagiaires sont relativement originales. En premier lieu (15), ce sont les «élèves», leurs «caractéristiques», leurs «ressources», voire leurs «comportements» qui constituent le coeur de leur attention. Leurs positionnements vont jusqu’à prendre la forme d’une revendication: «je ne m’informe pas sur l’actualité car pour l’instant ma priorité c’est l’activité des élèves». En termes de connaissances sur lesquelles s’appuyer, ce n’est toujours pas l’actualité qui prime, mais bien (15) la «formation universitaire», les «connaissances théoriques et scientifiques», «acquises lors du cursus universitaire», «lors de ma préparation au concours». L’actualisation semble passer par la rencontre de l’élève réel, le reste s’organise principalement à partir des connaissances déjà acquises.

Concernant la «capacité à échanger, présenter, débattre à partir de travaux produits en formation ou dans l’établissement et analysés», le contenu et les objectifs des échanges sont encore absents. Ce qui organise prioritairement leur activité renvoie aux catégories de personnes avec lesquelles ils interagissent. C’est très largement le «tuteur éducation nationale» qui constitue la ressource privilégiée (17), puis les «collègues de l’établissement» dans lequel le stagiaire travaille (11) et «les autres fonctionnaires stagiaires» (8). L’homogénéité de leur expérience se manifeste dans la stabilité des ressources humaines de leur activité: les collègues et tuteurs de terrain.

Enfin, la «capacité à adopter un positionnement professionnel qui correspond aux enjeux éthiques travaillés notamment en formation» est la seule par rapport à laquelle des stagiaires n’ont pas su se positionner. Sept stagiaires n’ont fait aucune proposition. Ceux qui sont parvenus à conceptualiser leur activité se sont centrés principalement (10) sur la question des «valeurs» et presque uniquement sur le «respect», «de soi», «des autres», «des élèves», «de leur enseignant». Ils se sont aussi beaucoup centrés (9) sur la construction de leur propre «posture», «ce que je veux être comme enseignant», dépassant même leur statut, «en tant qu’adulte référent», «l’adulte sur lequel ils ont confiance». Enfin, c’est l’ouverture au-delà de leur discipline et de l’école qui organise leur activité professionnelle, «l’extra ÉPS», «dépasser le cadre scolaire» (5). La question des frontières et des normes de l’activité professionnelle semble être centrale dans ce qui organise les stagiaires.

4.2 Impossibles et professionnalité des enseignants débutants en ÉPS

La question du «contrôle» constitue aussi un filtre d’analyse efficace des «impossibles» des sujets. Nous avons dégagé cinq catégories d’«impossibles» dans cette perspective.

La première catégorie regroupe onze propositions et renvoie à la maîtrise de la dimension organisationnelle du métier. Les sujets se focalisent encore sur la gestion de l’organisation et sur les consignes: «je ne supporte pas quand je… n’ai pas le temps de finir une situation d’apprentissage», «… perds du temps dans ma mise en place du matériel», «… me mélange dans mes explications».

Les trois catégories suivantes réfèrent davantage à une forme d’impuissance de l’enseignant, que l’on peut décrire comme l’impossibilité structurelle à faire agir l’autre de lui-même.

La deuxième catégorie est celle qui regroupe le plus de propositions (16). L’impossible prend son origine dans le fait que les élèves ne font pas ce que demande l’enseignant: «je ne supporte pas quand je n’arrive pas à ce que les élèves fassent ce que je leur ai demandé», «… donne des consignes et que les élèves ne les appliquent pas» ou ne lui prête pas vraiment d’attention: «… ne suis pas écouté par mes élèves». L’aboutissement est l’impuissance face à l’implication de l’élève: «… n’arrive pas à impliquer tous les élèves dans une APSA» et sa structure renvoie bien au fait de ne pas pouvoir contrôler l’autre: «… ai l’impression que la classe m’échappe».

La troisième catégorie est celle qui regroupe le moins de propositions (3). Comme pour l’implication, les enseignants découvrent que l’apprentissage ne peut se faire qu’à la première personne et qu’il n’est jamais gagné: «je ne supporte pas quand je constate que les élèves n’apprennent pas», «n’arrive pas à réguler un problème moteur d’un élève dans l’instant immédiat et qu’il se retrouve en échec». L’implication et l’attention des élèves apparaissent ainsi bien plus importantes que l’apprentissage.

La quatrième catégorie permet de préciser ce dernier point. Elle regroupe sept propositions et renvoie à l’impuissance d’un partage des valeurs. Comme dans l’approche précédente de l’expérience, il est ici affaire de respect, décliné en termes d’honnêteté, de non-violence ou de justice: «je ne supporte pas quand j’ai affaire à des élèves qui me mentent», «… assiste à une altercation verbale ou gestuelle», «… dois mettre une mauvaise note alors que les élèves se sont investis à fond et ne le méritent pas».

La dernière catégorie regroupe six propositions. Elle renvoie directement à une question d’identité de l’enseignant, considéré comme celui qui maîtrise indiscutablement ce qu’il enseigne («je ne supporte pas quand je ne maîtrise pas assez l’activité enseignée») et qui est meilleur que ses élèves («… sais qu’un élève est meilleur que moi dans une activité physique»).

La centralité du «contrôle» apparaît, quel que soit l’abord de leur expérience. Elle prend ici forme au croisement entre une centration sur l’organisation, sur l’impossibilité structurelle à faire agir l’autre de lui-même et sur la figure idéale qui structure l’identité professionnelle en construction.

Nous poursuivons l’analyse en changeant d’échelle, pour analyser la construction de cette professionnalité chez des sujets singuliers.

4.3 La persistance de l’éprouvé: le cas de Max

Max ne supporte pas quand il «réagi[t] différemment selon l’élève qui a une mauvaise attitude». Cet impossible peut être référé à la quatrième catégorie qui renvoie aux valeurs inhérentes à la transmission. Il s’agit ici d’un souci de justice qu’il attribue à l’idéal de sa propre action et au fait qu’il ne parvient pas à l’atteindre lorsqu’il enseigne. C’est cet écart qui lui est impossible à supporter. La suite de la formation a pu être articulée par Max avec son impossible. Max désire transmettre la «culture sportive», moins dans le sens d’un respect des logiques propres aux APSA enseignées que dans l’idée de «règles qui valent pour tout le monde dans un sport» et des «valeurs de respect et d’égalité». Max désire incarner un rôle d’«éducateur», de «médiateur» plus que strictement d’enseignant; il s’intéresse «aux problèmes personnels des élèves» qui entrent à l’école avec eux. Max revient alors ensuite sur des «profs qui gardent de la distance», qui «ne cherchent pas vraiment à comprendre», qu’il a pu rencontrer quand il était élève.

Cette démarche ascendante de formation part de ce qui apparaît impossible à supporter par le sujet, pour remonter aux objets de son désir de transmettre, puis aux rencontres effectuées antérieurement qui structurent ces désirs et ces impossibles. Elle permet chez Max de comprendre comment l’écart entre l’idéal de justice et sa propre action professionnelle parfois réactive face aux différents élèves lui est impossible à supporter et trouve un ancrage dans son expérience d’élève confronté à la distance et l’incompréhension de certains de ses enseignants.

4.4 Autoposition et construction de la professionnalité: le cas de Fred

Fred témoigne d’une forte prise de responsabilité sur son expérience à la première personne. Ses productions sont traversées de nombreux «verbes psychologiques»: qu’ils renvoient à des dimensions cognitives («je pense que la qualité…»), conatives («je souhaite également») ou éthiques («j’accorde une grande importance…»). Ensuite, son propos est marqué par des formes réfléchies au travers desquelles Fred se pose à la fois comme agent et patient de ses actes: «je m’attache prioritairement à suivre…», «je pense que je dois me fixer des objectifs…», «j’ai donc revu à la baisse mes objets d’apprentissage… » Enfin, la formalisation qu’il effectue de son propre itinéraire met en avant les étapes personnelles que Fred a nommées de manière métaphorique: «la fringale», «la relance», «l’ascension hors catégorie». Son itinéraire dépasse le cadre de la formation instituée, il commence avant d’entrer en master et se poursuit bien au-delà, puisqu’il va jusqu’à proposer des perspectives de «reconversion professionnelle». Des bifurcations et des haltes sont mises en avant, par exemple au travers de la «rupture» qu’a constituée pour lui la découverte de la «réalité du métier», imprégnée de la difficulté à «mettre en oeuvre ses convictions».

Fred témoigne aussi d’une assomption des responsabilités des systèmes normatifs par rapport auxquels il se positionne. Son itinéraire professionnel propose un positionnement articulé par rapport à plusieurs systèmes de balises: le modèle du «multi-agenda» de Bucheton et Soulé (2009), le référentiel de formation, les indications formalisées par ses tuteurs et un «axe personnel» de travail qu’il s’ajoute. Fred se positionne aussi par rapport à plusieurs collectifs incarnant et historicisant les normes du métier: «je prends également en compte le travail réalisé par mes collègues durant les années précédentes», «je fais également en sorte de concevoir mon métier d’enseignant au sein d’une communauté éducative». Dans cette démarche, il s’inclut alors directement au sein du collectif qu’il vient de rejoindre: «je trouve cela pertinent pour progresser dans notre métier».

Le développement de Fred porte la marque de sa subjectivité et de la dialectique nécessaire à sa formation: «je pense que la qualité de ce cadre se construit avec l’expérience en même temps que son style d’enseignement».

4.5 Autoposition et construction de la professionnalité: le cas de Mia

Mia témoigne d’un certain formalisme qui semble la laisser à distance de sa propre expérience en première personne. Aucun «verbe psychologique» ne constitue son propos. Jamais elle ne s’envisage pensante, désirante, croyante, etc. Ce sont les formes passives qui ponctuent le plus la description de ses actes: «ce qui m’a permis de me rassurer», «ce qui me permet de cadrer ma classe», «il est encore difficile pour moi de créer… » Ces formes énonciatives passives sont d’ailleurs articulées au registre de l’autorisation et de la permission. Enfin, la formalisation de son itinéraire ne donne pas à voir sa singularité. Il commence au début de l’année de stage et se termine à sa fin. Aucune étape personnelle n’est proposée, l’évolution est présentée au filtre des prescriptions de la formation, au travers d’une synthèse des différences entre les invariants de l’activité professionnelle au début («organisation globale de la séance») et à la fin de l’année («contenu ciblé/adapté aux besoins des élèves»).

Mia se positionne uniquement par rapport au système de normes prescrit par la formation. Il n’y a pas de collectifs de travail, uniquement l’une de ses représentantes qui constitue la norme radicale de son développement: «ma tutrice». L’ensemble de son propos gravite autour de son rôle primordial dans son expérience: «grâce à l’aide de ma tutrice j’ai pu réussir à commencer…», «grâce à l’observation de ma tutrice j’ai pu modifier», «je travaille beaucoup avec ma tutrice qui m’apporte des documents…» Mia s’exclut d’emblée de la normativité de son travail, en se positionnant formellement par rapport à un système imposé et en soumettant son activité à une représentante des normes du travail.

Le développement professionnel de Mia porte la marque d’un assujettissement aux normes imposées et à la figure d’un autre qui les incarne.

5. Discussion: expérience et professionnalité des enseignants d’ÉPS débutants

Nous nous arrêtons d’abord sur les contributions de la première et la deuxième approche à l’identification de la professionnalité des enseignants d’ÉPS débutants. Nous développons ensuite les apports de la deuxième et la troisième approche à la compréhension des ressorts de sa construction.

5.1 La centralité du «contrôle» dans la professionnalité des enseignants d’ÉPS débutants

La première approche de l’expérience permet d’identifier de manière générique la professionnalité des professeurs d’ÉPS débutants.

C’est la question du «contrôle» qui est centrale dans l’action et l’identité professionnelles des stagiaires. Durand montrait déjà en 1996 que l’«ordre», visant à contrôler les élèves et les événements, constituait le premier niveau d’intégration de variables pour enseigner. Dans le même champ, Ria et Leblanc (2011) ont montré que le contrôle de l’ordre dans la classe constitue l’un des pôles du principal dilemme organisateur de leur activité. Dans le champ des didactiques, Ouitre a identifié un premier palier de professionnalité, significatif de l’entrée dans le métier, représenté par un enseignant «qui organise des actions/des exercices et contrôle des relations» (2015, p. 213). Nos résultats mettent en avant plusieurs avatars de cet idéal de «contrôle» :

  • L’«organisation générale» de la leçon condensée dans l’événement des «consignes» témoigne pour les stagiaires de la performativité de leur action. Magendie (2016) a montré comment des situations censées favoriser rapidement l’engagement des élèves dans les tâches constituent l’orientation principale d’enseignants débutants en ÉPS. Au-delà des situations, il semble que les «consignes» soient la principale focalisation des débutants, en condensant leur projet que les élèves agissent comme ils le souhaitent.

  • Les «situations évolutives» et les «comportements types classiques» permettent de maîtriser la spécificité de chaque élève, à distance de la contingence de l’activité réelle du stagiaire. Si l’on sait que mener à bien ce qui est prévu et planifié constitue une visée centrale des enseignants débutants (Ria, Sève, Durand et Bertone, 2004; Ouitre, 2015), l’intérêt consiste à réinsérer cette visée au sein d’une plus large, celle de réduire la contingence. Nous avons identifié par ailleurs plusieurs modalités de cette réduction (Buznic-Bourgeacq, 2013). On peut voir ici qu’il ne s’agit pas simplement de «tout figer» sans envisager les élèves, mais plutôt de réifier les évolutions potentielles des situations, les élèves réels et plus largement l’activité.

  • La «formation universitaire» déjà vécue prime comme ressource loin devant une quelconque actualité scientifique ou professionnelle, les «tuteurs EN» et les «collègues» proposent un support identificatoire structurant. Le contrôle prend ici la forme de l’attachement à des repères identitaires qui structurent une tension intrinsèque à l’identité professionnelle en construction.

Trois figures du contrôle sont ainsi mises en avant: la performativité, la réduction de la contingence et l’attachement à des repères identitaires. Au-delà, deux inconnus centralisent l’intérêt des stagiaires et bousculent cette dynamique de stabilisation:

  • les «élèves», leurs «comportements» et leur «activité», qui sont les premiers supports d’actualité à découvrir, c’est-à-dire ces sujets réels pour la première fois rencontrés depuis cette nouvelle place d’enseignant;

  • une position d’enseignant qu’il s’agit justement d’incarner et qui pour l’instant demeure encore une norme par rapport à laquelle se positionner, une frontière qu’il faut franchir ou encore un vide dont on ne sait quoi dire.

«La spécificité des nouveaux professeurs pourrait consister dans une conscience aiguë des aspects relationnels de leur métier» (Rayou et Van Zanten, 2004, p. 251). Cette composante d’une «nouvelle» professionnalité requiert l’implication de soi et contribue à personnaliser le rôle endossé par chacun. Elle se développe sous la contrainte de situations d’enseignement ouvertes et instables» (Périer, 2014, p. 175). Cette conscience aiguë est alors accompagnée par une attraction vers la compréhension des élèves, ce qu’ils font, ce qu’ils sont, et par la construction d’un rôle qui apparaît en début de carrière comme une norme extérieure, une frontière ou une place vide.

La deuxième approche de l’expérience permet justement de caractériser cette limite qui structure leur professionnalité.

L’entrée par ce qui est «impossible à supporter» permet de caractériser la professionnalité des sujets enseignants en référence à une place supposée. Nous avons par ailleurs conceptualisé cette dimension identitaire en termes de «sujet supposé savoir», comme figure idéale par rapport à laquelle les enseignants se positionnent singulièrement (Buznic-Bourgeacq, 2013). Les trois formes du «contrôle» dégagées avec la première approche sont alors ici identifiées à partir de leurs limites. La contingence est envisagée à partir des limites de sa réduction totale, dans l’impossibilité de tout gérer. Les repères identitaires auxquels ils sont attachés sont dégagés dans l’impossibilité d’incarner en permanence l’image du maître. La performativité est questionnée au regard de l’impossibilité structurelle à faire agir l’autre de lui-même. C’est de cet impossible, souvent repris dans les réflexions sur l’éducation, dont parlait Freud (1937) pour qualifier la spécificité des métiers de l’humain. Terrisse (1997) a pu questionner cela en termes d’«épreuve», dans ce que l’enseignement confronte le sujet à un «pas tout transmissible» qui lui échappe forcément dans l’acte de transmission.

5.2 Éprouvé et normativité dans la construction de la professionnalité des enseignants d’ÉPS débutants

L’étude du cas de Max permet de comprendre la construction subjective de l’enseignant débutant. En termes de recherche, cela conduit à s’intéresser à ce qui déborde l’expérience d’enseignement (pratique sociale, parcours d’élève, etc.) et à identifier les processus qui organisent les rapports entre ces expériences. Chez Max, ce processus renvoie à un «renversement de la position d’apprenant» (Buznic-Bourgeacq, 2015a). Elle peut être rapprochée des perspectives développées sur la part du soi élève dans la construction du soi enseignant (Blanchard-Laville, 2013). En termes de formation, l’accompagnement de l’enseignant sous le registre de l’autonomie consiste dans une perspective de reconstruction de ses propres normes par une confrontation à ses impossibles et une réflexion ascendante sur leurs rapports avec ses idéaux et les épreuves qui les ont forgés.

La question de l’autonomie apparaît en termes d’implication dans la normativité de son action dans la troisième approche. Fred s’empare de son propre développement professionnel à la première personne tout en s’incluant dans le processus normatif, alors que Mia demeure en extériorité. Cette prise en compte de l’expérience permet de comprendre la construction subjective de l’enseignant débutant, en la considérant ici comme une dialectique intrinsèque à l’expérience. En termes de recherche, cela conduit à s’intéresser à la part prise par le sujet dans sa propre activité. Nous l’avons abordé ici à partir de l’énonciation de son itinéraire. En termes de formation, c’est la participation à la normativité de son action qui est questionnée. Une professionnalité ne peut être construite sous le registre de l’autonomie que si le sujet participe à la construction des normes par rapport auxquelles elle existe.

La deuxième et la troisième approche de l’expérience se rejoignent alors, une fois réinscrites en formation, dans un projet d’autonomie du sujet enseignant.

6. Conclusion: aborder l’expérience, travailler les limites

Après avoir présenté nos intentions d’ordre heuristique, puis formatif, nous concluons à propos de notre première intention d’ordre épistémologique. La prise en compte de l’expérience dans le champ de l’éducation et de la formation n’est pas nouvelle. Pour autant, elle centralise aujourd’hui de nombreuses réflexions, recherches, ingénieries et pratiques de ce champ. Mebarki, Starck et Zaid (2016) font l’hypothèse que cet intérêt est lié à «une mise en question profonde de la forme scolaire, actuellement jugée trop académique ou déconnectée des enjeux réels, mais aussi au développement des processus d’individualisation – la recherche et l’expression d’un ‘être soi’ apparaissant comme la norme pour tout individu» (p. 4). Les recherches et les formations contemporaines, lorsqu’elles questionnent les savoirs des enseignants, témoignent d’un attachement au «réel» et aux «sujets» qui donnent vie à ces savoirs. L’expérience constitue ainsi toujours une limite au savoir. Elle réfère à la fois à un impossible et à un idéal: impossible à appréhender entièrement, car toujours en partie «infra ou supra langagière» (Ibid.), idéal à élaborer, car voie privilégiée vers l’appropriation de soi.

Nous avons montré comment ces dimensions limites peuvent être défiées et travaillées en recherche et en formation. En termes de recherche, l’approche par la conceptualisation en acte questionne la dimension simultanément pratique et théorique de l’expérience et permet de caractériser de manière heuristique une professionnalité. L’approche par la persistance de l’éprouvé s’attaque à la limite du vécu subjectif, débordant les institutions et les conceptions d’une professionnalité. L’approche par la dialectique de l’autoposition questionne structurellement cette expérience subjective et donne accès à des formes spécifiques de construction de professionnalités. En termes de formation, ces trois approches mettent respectivement au travail: les rapports entre la singularité de son action et la généricité des concepts qui l’organisent; l’appropriation de sa propre construction historique et des assujettissements qui traversent sa professionnalité; son autonomie comme construction d’un rapport dialectique entre son vécu en première personne et la normativité de son action.

Ces trois approches apparaissent ainsi complémentaires pour dévoiler les savoirs d’expérience des enseignants dans toute leur complexité, sous la forme d’une conceptualisation, d’un vécu subjectif ou d’un positionnement. Le temps de la formation est propice à ce dévoilement, car, dans une perspective réflexive, il permet d’identifier les savoirs des enseignants sans tomber dans l’illusion ni de leur existence objective ni de leur inaccessibilité.