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1. Introduction

Le travail présenté ici s’inscrit dans une réflexion sur les possibilités offertes par les technologies numériques pour développer une pensée algébrique précoce (Early Algebra) au primaire, c’est-à-dire une façon de présenter et de manipuler des concepts mathématiques comme les nombres, les opérations et l'égalité afin de faire ressortir les régularités et les propriétés qui seront mobilisées plus tard en algèbre. Les possibilités nouvelles de représentation et de manipulation des objets mathématiques offertes par les technologies numériques sont particulièrement intéressantes dans cette optique (Kieran et al., 2006). Les recherches sur l'enseignement de l'algèbre au secondaire (Moreno-Armella et al., 2008; Kaput et Shaffer, 1999) ont montré, par exemple, que l'utilisation de représentations dynamiques peut soutenir la conceptualisation des élèves et contribuer au développement de leur pensée mathématique. Elle peut aider les apprenants à donner du sens aux objets algébriques et aux relations qu'ils entretiennent entre eux (Ferrara et al., 2006). Les outils technologiques peuvent jouer un rôle dès le primaire dans le développement d'une pensée dite «arithmético-algébrique» (Hitt, Saboya et Cortés, 2017). Hewitt (2014) décrit ainsi le logiciel Grid Algebra, au sein duquel les utilisateurs peuvent déplacer des nombres et voir apparaître les relations qui les relient. Les auteurs soulignent l'intérêt d'un univers virtuel interactif au sein duquel les gestes posés par les apprenants renforcent leur compréhension des opérations numériques. Cependant, si la place donnée à la technologie dans les programmes évolue (Venant et Maheux, 2011), la question d’un usage efficace des outils offerts persiste (Venant, 2015). L’essor des jeux numériques a amené les chercheurs à s’intéresser à la façon de les intégrer dans l’enseignement (Gee, 2003; Prensky, 2001; Tobias et Fletcher, 2012; Young et al., 2012). Des études en théorie des jeux (Boyce et Barnes, 2010; Corbalan, Kester et van Merriënboer, 2008) ont montré que les jeux électroniques peuvent soutenir de façon conséquente l’apprentissage.

Avec la démocratisation des tablettes mobiles, les applications éducatives se sont multipliées, notamment en mathématiques. L’une d’entre elles se démarque autant par le sujet sur lequel elle porte, l’introduction à l’algèbre, que par le succès qu’elle rencontre auprès du public. Il s’agit de la suite de jeux Dragon Box, comprenant les jeux Dragon Box Numbers, conçus pour développer le sens des nombres et des opérations chez les enfants de quatre à huit ans, et Dragon Box Algebra, conçu pour initier au calcul littéral et à la résolution d'équation les enfants de cinq ans et plus. Plusieurs auteurs (Solarz, 2014; Dolonen et Kluge, 2015; Siew, Geofrey et Lee, 2016) ont cherché à mesurer les effets de l’utilisation en classe de ce jeu sur les compétences de résolution d’équation des élèves. Bien que les résultats soient contrastés, les auteurs s’accordent sur la qualité particulière de l’engagement des élèves. Solarz (2014) rapporte que les jeunes ont continué à jouer à résoudre des équations même en dehors des heures de classe et pendant leurs pauses. Siew, Geofrey et Lee (2016) soulignent que Dragon Box Algebra offre aux apprenants des contextes situationnels pertinents, permettant un engagement à la fois cognitif et émotionnel. Selon Dolonen et Kluge (2015), le jeu possède un langage et des méthodes de résolution qui lui sont propres et qui ont pour effet d’immerger les joueurs dans un nouveau monde de mathématiques. Le but de cet article est d’explorer cet effet d’immersion, en cherchant à caractériser les systèmes sémiotiques utilisés dans les jeux de la suite Dragon Box. Pour ce faire, nous proposons de mettre au jour les différentes représentations utilisées ainsi que les traitements et les conversions rendus possibles au sein de ces systèmes, tout en cherchant à caractériser le statut que l’univers Dragon Box donne aux nombres, aux opérations, aux propriétés numériques, à l’égalité et aux symboles.

2. Représentations et pensée algébrique

2.1 La pensée algébrique précoce

Selon Hitt, Saboya et Cortés (2017), les recherches sur la pensée algébrique se sont longtemps concentrées sur la rupture épistémologique entre arithmétique et algèbre (Vergnaud, 1988). Les travaux de Kaput (2000) sont venus poser les bases d’un nouveau paradigme, appelé Early Algebra, défendant l’idée d’une continuité plutôt que d’une rupture entre arithmétique et algèbre (Cai et Knuth, 2011; Hitt, Saboya et Cortés, 2017). Le groupe défend la possibilité de développer une pensée algébrique précoce: il ne s’agit pas de préparer les enfants du primaire à l’algèbre du secondaire, mais plutôt de réfléchir à une façon de présenter et de manipuler certains contenus mathématiques afin de faciliter la transition vers l’algèbre formelle. Les auteurs inscrits dans ce courant s’accordent pour favoriser le développement d’une pensée algébrique sans usage du langage littéral. L’accent est mis sur la tendance à généraliser et à raisonner de manière analytique (Squalli, 2015). La capacité à généraliser repose sur une bonne appréhension des structures numériques (régularités numériques, parité, divisibilité, nombres triangulaires, nombres premiers, etc.) et des propriétés des opérations (associativité, commutativité, élément neutre, etc.). Le raisonnement analytique consiste à dénoter des quantités inconnues sur lesquelles on peut opérer (Radford, 2014) et à considérer ces quantités comme si elles étaient des nombres spécifiques (Kieran, 1989; Filloy, Rojano et Puig, 2007).

Nous nous inscrivons ici dans la lignée d’auteurs comme Carpenter et al. (1993), Carpenter et Franke (2001), Radford (2011) et Squalli (2015) qui prônent le renforcement d’une arithmétique signifiante se concentrant sur les concepts, les relations et les structures numériques. Certaines notions mathématiques y prennent un nouveau statut, en particulier l’égalité qui doit être conçue comme une relation d’équivalence (Theis, 2005; Osana et al., 2012). Cette arithmétique repose sur une vision des nombres et des opérations qui est plus structurale que calculatoire (Squalli, 2015). Dans cette optique, Carpenter et al. (2003) proposent des pistes pour développer chez les jeunes enfants ce qu’ils appellent une «pensée relationnelle», basée sur les propriétés fondamentales des opérations et les propriétés basiques de l’égalité, pour analyser un problème et avancer vers une solution. Ces auteurs préconisent en premier lieu un travail sur le signe égal, destiné à amener les élèves à le percevoir comme représentant une égalité de part et d’autre plutôt que comme une injonction à effectuer un calcul et écrire une réponse.

Dans les jeux de la suite Dragon Box, le joueur est immergé dans des mondes spécifiques, structurés conceptuellement de façon à influencer sa perception de certains objets mathématiques. Nous cherchons à savoir si l’immersion dans ces mondes peut favoriser le développement d’une pensée algébrique précoce telle que nous venons de la décrire. Pour cela nous voulons analyser ces mondes virtuels selon deux points de vue:

  • Le statut donné aux concepts mathématiques clés de la pensée algébrique: nombres, indéterminées, égalité, opérations et équations.

  • La structure conceptuelle de ces mondes: quelles propriétés des nombres et quelles propriétés des opérations met-elle en jeu? Quelles actions le joueur peut-il poser dans ces mondes? Ces actions favorisent-elles une vision structurale de l’arithmétique? Quelle place est faite au raisonnement analytique et aux conjectures?

À travers ce questionnement, nous portons une attention particulière au développement d’une vision structurale de l’arithmétique, en lien avec la pensée relationnelle. Radford (2014) parle à ce propos d’une «domestication des yeux» qui s’accompagne d’une «domestication des gestes» et du «discours». Pour lui, la pensée algébrique se développe à travers une activité cognitive ancrée dans les sens (sensuous cognition). La perception, le discours, les gestes et l’imagination interagissent pour concourir à la mise au jour de nouvelles relations systémiques structurantes entre les composantes matérielles et spirituelles de la pensée. Évaluer les possibilités offertes par les jeux de la suite Dragon Box pour développer la pensée algébrique passe par une analyse de ce qu’on peut percevoir à travers les représentations utilisées. C’est pourquoi nous nous attardons dans la section suivante à la notion de représentation sémiotique et à l’importance qu’elle prend en algèbre.

3. Représentations sémiotiques

L'enseignement des mathématiques en général, et de l'algèbre en particulier, pose la question de l'accessibilité et de la manipulation des concepts mathématiques. Ces concepts sont abstraits et nous ne pouvons pas les appréhender directement par nos sens. La connaissance que nous en avons passe nécessairement par des représentations, que nous qualifions ici, à la suite de Hitt (2004) ou de Duval (1993), de représentations sémiotiques. Elles peuvent prendre différentes formes: écriture, notation, symbole, schéma, dessin, etc. Nous n'abordons pas ici la question de l’image mentale des objets mathématiques. Duval (1993) insiste sur le fait qu'une représentation ne peut être que partielle et qu'un objet mathématique ne doit jamais «être confondu avec la représentation qui en est faite» (Duval, 1993, p. 37). Un même concept mathématique peut être représenté de différentes façons, chaque représentation traduisant une facette du concept. Ces représentations relèvent en général de registres différents que Duval (1993) appelle des «registres sémiotiques»: figural, verbal, symbolique, graphique, etc. Les registres sémiotiques permettent la mise en jeu de trois activités cognitives fondamentales (Duval, 1993):

  1. La formation d'une représentation identifiable: la représentation s'appuie sur une «sélection de traits et de données du contenu à représenter» et obéit «aux règles de conformités» (p. 41) qui sont propres au registre;

  2. le traitement: la transformation de la représentation au sein du même registre: paraphrase en langage naturel, calcul en écriture symbolique, anamorphose en géométrie, etc. Chaque registre possède ses règles de traitement;

  3. la conversion d'un registre à l'autre.

Duval (1993) insiste sur l'importance de cette activité de conversion dans le processus de conceptualisation. En effet, puisque toute représentation s'inscrit dans un registre et que «d'un registre à l'autre, ce ne sont pas les mêmes aspects du contenu qui sont représentés» (p. 50), on ne peut concevoir pleinement un objet mathématique que par une bonne coordination de ses représentations dans les différents registres sémiotiques dont il relève. Il est donc important de faire travailler les élèves dans plusieurs registres, mais également de leur faire travailler la coordination entre ces registres.

Il convient cependant d'être très conscient des apports et des limites de l'usage de représentations. Russell et al. (2011) soulignent à ce propos que si une représentation permet de donner corps à une idée mathématique, la façon dont elle le fait n'est pas transparente. Ces auteurs rejoignent Duval (1993) sur le fait qu'il y a toujours une distance entre la représentation et l'objet mathématique qu'elle représente. C’est à l’enseignant que revient la prérogative de rendre l’objet de connaissance apparent, ce que Radford (2011) appelle l’objectivation. Ce processus repose sur la coordination des représentations, des gestes, des outils, des mots, des symboles au sein de l’activité sémiotique de l’élève et met en jeu la cognition sensorielle que nous avons déjà mentionnée.

La question de la représentation des objets mathématiques est particulièrement cruciale dans un environnement numérique. Les technologies numériques ne font pas qu’étendre nos possibilités de représentations et de calculs. Elles transforment la nature même de ce que l’on peut connaître, mais aussi la manière par laquelle on peut le connaître (Radford 2014). Nous analyserons donc les représentations sémiotiques utilisées dans les jeux de la suite Dragon Box selon deux axes:

  • La perception que l’on peut avoir des objets mathématiques à travers les représentations qui en sont faites, c’est-à-dire les caractéristiques de ces objets sur lesquels ces représentations s’appuient.

  • Les registres sémiotiques utilisés ainsi que la mise en oeuvre de traitements au sein d’un même registre et de conversions d’un registre à l’autre.

Nous présentons dans les sections suivantes nos analyses des jeux Dragon Box Numbers et Dragon box Algebra. Chaque partie est structurée de la manière suivante: une description du jeu suivie d’une analyse présentant les objets algébriques présents dans le jeu et la façon dont ils sont représentés en termes de registre et de traitements possibles. Nous analysons ensuite le jeu en termes de pensée structurale et de raisonnement analytique. Enfin, suivant l’idée de Radford (2015) selon laquelle l’activité conjointe professeur-élève «rend progressivement possible l’apparition ou la matérialisation d’autres aspects de la pensée algébrique» (p. 344), nous proposons quelques pistes didactiques pour l’exploitation du jeu en classe.

4. Dragon Box Numbers

4.1 Présentation du jeu

Le jeu Dragon Box Numbers vise à développer une compréhension intuitive de la nature des nombres, de leurs relations et des opérations que l'on peut leur appliquer. Il propose un univers coloré au sein duquel l'enfant peut interagir avec les Nooms, petits monstres représentant chacun un nombre entre un et dix (Figure 1).

Figure 1

Nooms de 1 à 10 et 14

Nooms de 1 à 10 et 14

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Le jeu repose sur la manipulation, toujours très libre, des Nooms. Le joueur peut en tout temps les combiner ou les décomposer. En approchant un noom d’un autre, on donne naissance au noom représentant leur somme. D’un geste du doigt ou de la souris, on peut sectionner un noom et le décomposer en nooms inférieurs dont il est la somme. Chaque opération est commentée par une voix désignant oralement l'opération réalisée et son résultat, sous la forme «trois plus un, quatre» ou «cinq moins un, quatre». Le jeu permet aussi d'accéder aux nombres compris entre 10 et 100: le 34, par exemple, est constitué de trois nooms noirs (10+10+10) rehaussés d’un noom vert (+4), avec le signe + entre chaque noom.

Le jeu repose sur l'exploration et les manipulations plus ou moins libres, au sein de quatre types de jeux: le puzzle, la course, l'échelle et le jeu libre. Le jeu de puzzle propose des grilles à compléter pour former un dessin (animal, véhicule, forme géométrique, etc.). Pour compléter une grille, il faut insérer dans chaque case le noom correspondant au nombre demandé. Le puzzle mélange plusieurs représentations des nombres: nooms, chiffre ou taille de la zone à remplir.

Figure 2

Exemple de puzzle dans Dragon Box Numbers

Exemple de puzzle dans Dragon Box Numbers

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Pour former les nombres demandés, le joueur se procure des nooms en cliquant sur les cheminées en haut à droite de l'écran. Dans les premiers niveaux, une seule cheminée fournit uniquement des unités qu'il suffit d'assembler. Dans les niveaux suivants, les contraintes changent, le nombre de cheminées augmente et celles-ci ne fournissent plus uniquement des unités. Dans la Figure 2, le joueur doit former les nombres 2, 3, 8, 9, 12 et 14 et les cheminées ne fournissent que des quatre et des six. Au fil des niveaux la grille s’agrandit et la difficulté augmente. En particulier, le nombre de décompositions possibles pour chaque nombre à construire est plus grand.

Le jeu de l'échelle concerne les nombres supérieurs à dix. Le joueur doit combiner des nooms pour former des grands nombres permettant d'atteindre une étoile. Les combinaisons possibles sont restreintes par la présence de bombes à éviter. Dans la Figure 3, le joueur doit former le nombre 12 à partir des nombres 4 que lui fournit la cheminée, sans passer par le nombre 8. Dans la Figure 4, il doit former le nombre 17 sans passer par les nombres 1 à 9. La cheminée ne lui fournit que des dizaines.

Figure 3

Jeu de l'échelle: former 12

Jeu de l'échelle: former 12

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Figure 4

Jeu de l'échelle: former 17

Jeu de l'échelle: former 17

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Dans le jeu de course, l'enfant doit guider un noom pour qu'il récolte un maximum d'étoiles. La différence avec d'autres jeux classiques de course comme Super Mario Run, Rider ou Geometry Dash, c'est qu’il ne suffit pas de taper l’écran au bon moment. L’enfant doit calculer mentalement l’écart entre le niveau du noom et celui de l’étoile à atteindre et appuyer sur le bouton contrôle correspondant.

Le jeu libre est une zone d'exploration. Une cheminée fournit des unités que l’on peut combiner à sa guise, donnant naissance à des nooms que l’on peut alors combiner ou décomposer à volonté. La représentation est munie de la même échelle que le jeu d'échelle.

4.2 Analyse de Dragon Box Numbers

Parmi les objets mathématiques auxquels nous nous intéressons dans cette recherche, ceux qui sont présents dans le jeu Dragon Box Numbers sont les nombres, l’addition et l’égalité. Nous en analysons les représentations ci-dessous.

4.2.1 Représentation des nombres dans Dragon Box Numbers

Le jeu propose trois représentations différentes des nombres inférieurs à dix: noom, chiffre et suite de cases. Au sein du jeu de puzzles, le nombre à construire est parfois représenté par une série de cases, le nombre de case correspondant au nombre à construire. Le chiffre relève du registre symbolique et n’est utilisé dans ce jeu que pour l’aspect dénominatif du nombre: il permet de désigner le nombre comme un élément particulier de l’ensemble des entiers naturels. La suite de cases relève du registre iconique et représente l’aspect cardinal du nombre. Le noom est une représentation très complexe et constitue le coeur du jeu. Il incarne avant tout un personnage caractérisé par ses possibilités de comportement: capacité de mouvement, possibilité de se combiner et émission de sons caractéristiques. Ce personnage constitue une représentation composite d’un nombre caractérisée par une hauteur, une couleur et un son. La hauteur relève du registre graphique. Elle est proportionnelle au nombre représenté et prend en charge l’aspect cardinal du nombre. La couleur relève du registre figural et prend en charge l’aspect dénominatif du nombre. Le son relève du registre physique et prend également en charge l’aspect dénominatif du nombre.

Les nombres supérieurs à dix sont représentés par une juxtaposition verticale de nooms dix et d’un noom unité, associés à l’aide du symbole +. Ce choix de représentation repose sur la même contrainte qui régit tous les systèmes de représentation des nombres: on doit pouvoir représenter l’infinité des nombres entiers à partir d’un nombre fini de signes.

Le jeu propose plusieurs traitements au sein du registre figural. La combinaison et la décomposition permettent de passer d’une représentation de type noom à une autre. Ce passage est pris en charge par le jeu, mais résulte de l’action du joueur. Il permet une incarnation sensorielle du calcul pour le joueur. En sélectionnant uniquement la composante hauteur parmi toutes les composantes de la représentation noom, la représentation composite devient une représentation figurale simple. Le noom est alors perçu uniquement dans sa dimension verticale. Cette transformation est prise en charge par le joueur lorsqu’il juxtapose deux nooms pour les comparer. Il permet de rendre compte de l’aspect ordinal du nombre. Le traitement menant de la suite de case vers le noom est pris en charge par le joueur et permet de mettre l’accent sur l’aspect cardinal du nombre.

Les différentes représentations du nombre sont également mises en jeu dans deux types de conversion. Lors du jeu de course, le noom perd toutes ses caractéristiques numériques et devient juste un personnage que l’on déplace. Cette conversion est prise en charge par le jeu et permet de transférer l’activité numérique sur le calcul des écarts et l’action du joueur vers les contrôles en bas de l’écran plutôt que directement sur les nooms. Le jeu des puzzles induit une conversion du registre figural vers le registre symbolique lorsque le nombre à construire est représenté par un chiffre. Cette conversion est prise en charge par le joueur. Elle anticipe la transposition de l’univers virtuel vers l’univers mathématique en amenant le joueur à comprendre que le noom est une représentation et non pas l’objet mathématique. Il est à noter que cette conversion est favorisée par une correspondance de couleur. La couleur du chiffre est la même que celle du nombre correspondant.

4.2.2 Représentations des opérations dans Dragon Box Numbers

Nous incluons la soustraction dans le concept d’addition. Ce sont en effet deux opérations réciproques et nous considérons qu’elles relèvent toutes deux du champ opératoire additif. Cette conception s’inscrit dans une vision structurale de l’ensemble des entiers en tant que groupe additif. Le jeu propose quatre représentations de l’addition: la combinaison, la décomposition, les énoncés accompagnant chacune de ces actions et le symbole +. La combinaison (action de rapprocher un noom d’un autre pour qu’ils s’unissent) et la décomposition (action de sectionner un noom en deux nooms plus petits dont il est la somme) relèvent du registre kinesthésique. Ces deux actions sont possibles aussi bien sur les nooms que sur les combinaisons de nooms et du symbole + représentant des nombres supérieurs à 10. Les énoncés relèvent du registre verbal. Les deux premières représentations permettent aux joueurs de concevoir l’addition comme une propriété intrinsèque des nombres, de même que le fait que de pouvoir se combiner ou se décomposer est une propriété intrinsèque des nooms. De plus, elles permettent de développer le sens des nombres, car à travers cette possibilité d’être sectionné le noom est perçu comme portant en lui toutes les combinaisons additives dont il est le résultat. Le jeu propose une articulation systématique des registres kinesthésiques et verbaux, en accompagnant chaque action d’un énoncé. Ce traitement reste cependant à la charge du joueur, le jeu se contentant d’associer les représentations dans l’espace sonore du jeu. On peut considérer que l’ensemble «action + énoncé» forme une représentation à part entière dans le registre sensoriel. Le fait que les procédures de calcul soient prises en charge par le jeu permet de mettre l’accent sur l’aspect relationnel de l’addition. Cependant, cette relation n’est pas symétrique. Un des termes est mis en avant, le noom qui «avale» l'autre, et c'est celui qui est cité en premier par la voix off: «trois plus quatre» correspond à trois qui avale quatre.

Le symbole + relève du registre symbolique et n’intervient que dans la représentation des nombres supérieurs à dix. Une conversion implicite se fait du registre kinesthésique vers le registre symbolique. Le symbole + rend apparente une parmi toutes les combinaisons additives des nombres, mettant au jour le rôle particulier de la dizaine dans notre système d’écriture des nombres.

4.2.3 Représentations de l’égalité dans Dragon Box Numbers

L’égalité est représentée de deux façons différentes: apparition d’un nouveau nombre issu d’une combinaison ou d’une section ou comparaison de hauteurs. L’apparition d’un nouveau nombre relève du registre évènementiel qui est un registre propre aux environnements numériques. L’accent est mis sur le résultat de l’opération et sur une conception de l’égalité en tant qu’opérateur. La comparaison de hauteurs, que ce soit de deux nooms ou de deux juxtapositions verticales de nooms, relève du registre graphique. Elle met en relation deux grandeurs égales et s’appuie donc sur une conception de l’égalité comme relation d’équivalence. Le jeu permet, sans la forcer, l’articulation de ces deux registres dans la mesure où l’on peut construire des nouveaux nooms par combinaison ou section puis comparer leur hauteur.

4.2.4 Généralisation et pensée structurale dans Dragon Box Numbers

Le jeu Dragon Box Numbers est sémiotiquement très pertinent dans la mesure où le système qu'il met en place répond à un certain critère de Duval (1993): les représentations des nombres s’appuient sur leurs caractéristiques structurantes au sein de l'ensemble des entiers naturels, et permettent certains traitements liés à l'addition. Chacun des jeux utilise systématiquement et conjointement des représentations relevant de différents registres, répondant ainsi aux préoccupations de Duval (1993). Le noom propose une représentation dynamique du nombre. Il représente le nombre en tant qu’élément de l’ensemble des entiers naturels structuré par l’addition. La hauteur d’un noom est proportionnelle au nombre qu’il représente. Cela permet de comparer visuellement les nooms et d’appréhender visuellement la notion d’ordre total sur l’ensemble des entiers.

L’addition est incarnée dans le noom dans la mesure où elle définit ses possibilités de comportements. Le rôle structurant de l’addition est présent à plusieurs niveaux du jeu. Dans les premiers niveaux du jeu de puzzle, la cheminée ne fournit que des nooms unité et induit une construction du nombre comme addition répétée d’unités à partir de un, mettant au jour à la fois le caractère indivisible de l’unité et son rôle dans la construction des entiers. Dans les niveaux plus avancés, la décomposition en unités n’est pas la stratégie la plus efficace. L’accent est alors mis sur le fait que tout nombre porte en lui l’ensemble des décompositions additives dont il est la somme.

Les différents jeux permettent d’initier un processus de généralisation des propriétés. En effet, ils sont basés sur la répétition des mêmes actions de construction de nombre. Au fil de son avancée dans les différents niveaux, le joueur est alors à même de dégager certains invariants. Par exemple, bien que l’addition soit construite de façon non symétrique, au fur et à mesure de ses essais, le joueur réalise que l’ordre dans lequel il manipule les nooms n’est pas important. Pour construire un noom 5 à partir d’un noom 3 et d’un noom 2, que ce soit 2 qui avale 3 ou 3 qui avale 2 n’a pas d’importance. Il en va de même pour construire un noom 7 à partir des nooms 4, 2 et 1, peu importe si c’est 4 qui avale 2, puis 6 qui avale 1, ou si c’est 2 qui avale 1 puis 4 qui avale 3. En mettant l’accent sur le noom à construire, sans imposer de procédure, le jeu permet à l’apprenant de prendre conscience de façon intuitive et sensorielle de la commutativité et de l’associativité de l’addition. Cette connaissance reste cependant implicite et le jeu ne permet pas de l’objectiver.

4.2.5 Raisonnement analytique dans Dragon Box Numbers

Le traitement des quantités inconnues n’est pas une priorité dans ce jeu pensé pour développer le sens des nombres. Cependant, le jeu de course nécessite une vitesse de réaction qui ne laisse pas au joueur la possibilité de procéder par essais et erreurs. Il doit donc manipuler la quantité inconnue comme un nombre pour pouvoir trouver rapidement sa valeur et activer le bon contrôle au bon moment. La quantité inconnue est dénotée visuellement comme une hauteur à franchir. On retrouve ici les trois conditions imposées par Radford (2014) pour qu’on puisse parler de pensée algébrique: la présence de quantités inconnues, la dénotation de ces quantités inconnues et un début de traitement analytique. Le jeu d’échelle impose aussi un traitement analytique pour construire le nombre visé. Les contraintes représentées par les bombes empêchent le fonctionnement par essais et erreurs. Le joueur doit anticiper la construction du nombre avant de le placer sur l’échelle.

4.3 Pistes didactiques pour une utilisation du jeu Dragon Box Numbers favorisant le développement de la pensée algébrique

Le statut d’opérateur donné à l’égalité nécessite un travail explicite pour développer la conception de l’égalité comme équivalence. Plusieurs pistes sont possibles. L’une d’entre elles consiste à travailler des relations comme: 10+10=?+9=?+8 dans la zone libre en exploitant la représentation «en échelle» qu’elle permet, au sein de laquelle les nooms ne se combinent pas, mais se juxtaposent verticalement (Figure 5).

Figure 5

Représentation des nooms «en échelle»

Représentation des nooms «en échelle»

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Une autre possibilité est d’exploiter la représentation kinesthésique de la soustraction. Ce geste permet certes de décomposer tout noom en la somme de deux autres nooms, mais la précision des outils (trajectoire du doigt sur tablette ou trajectoire de la souris sur ordinateur) ne permet pas au joueur d'être le maître de cette décomposition. Par exemple, en coupant un noom huit, le joueur peut aussi bien faire apparaître un noom un et un noom sept, qu'un noom deux et un noom six. Le jeu laisse une place au hasard et le joueur doit s'adapter à la décomposition proposée. On obtient ainsi une représentation de l'addition qui permet d'explorer des relations du type 8=2+6=2+2+2+2 et d'avancer vers une conception relationnelle de l'égalité.

Le jeu peut aussi être utilisé pour initier les élèves à la généralisation à travers un travail sur la parité ou d’autres régularités numériques. Le travail peut être commencé dans le jeu de puzzle, quand il amène, par exemple, le joueur à construire les nooms six et sept à partir uniquement des nooms un et deux. L’enseignant peut aider l’élève à prendre conscience que le premier peut être construit uniquement à partir de nooms deux, alors que la construction de l’autre nécessite au moins un noom unité. La zone de jeux libres peut alors être exploitée pour permettre une généralisation de cette propriété. Elle a été conçue pour permettre aux enseignants de faire découvrir à leurs élèves des propriétés de l'addition et des régularités numériques ou encore des notions comme celles de multiples et diviseurs. La liberté d’exploration offerte dans toutes les zones du jeu peut être mise à profit pour inciter les élèves à faire des conjectures, suivant les préconisations de Carpenter et al. (2003).

Le plus grand défi reste le transfert des connaissances construites dans le monde virtuel du jeu vers le monde numérique de la classe. Pour cela, un travail d’explicitation semblable à celui proposé par Solarz (2014) pour un autre jeu nous paraît particulièrement intéressant. Elle propose en effet de reprendre les activités du jeu en les plongeant dans un contexte purement scolaire avec des «vrais» nombres. Par exemple, créer un jeu de puzzle à résoudre au tableau, dans lequel élèves et enseignant construisent conjointement les nombres nécessaires à partir de contraintes imposées, comme «tu n’as le droit d’utiliser que des 2 et des 3», permettrait d’objectiver au sens de Radford (2011) les propriétés de l’addition que le jeu induit de façon intuitive.

5. Dragon Box Algebra (5+)

5.1 Présentation du jeu

Le jeu Dragon Box Algebra a été conçu pour permettre à des élèves d'âge primaire d'apprendre à résoudre des équations du premier degré. Il se décline en 5 chapitres comportant chacun 20 niveaux. L'équation est représentée par un écran séparé en deux parties et l'inconnue est représentée par une boîte: la Dragon Box. Les termes de l'équation sont représentés par des cartes que l'on peut manipuler. Pour réussir un niveau, il faut découvrir ce que contient la boîte. Autrement dit, il faut isoler la boîte d’un côté et simplifier au maximum les cartes se trouvant de l’autre côté.

Figure 6

Écran de jeu dans Dragon Box Algebra

Écran de jeu dans Dragon Box Algebra

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Dans le premier chapitre du jeu, le nombre zéro est représenté par un tourbillon. Pour éliminer une carte, il faut lui superposer son anti-carte faisant apparaître alors un tourbillon (représentation du nombre zéro) supprimable d'un clic.

Figure 7

Carte et anti-carte dans Dragon Box Algebra

Carte et anti-carte dans Dragon Box Algebra

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Lorsque le niveau est résolu, la Dragon Box diffuse une lumière et se déplace à la frontière des deux parties de l'écran pour «absorber» le contenu de l'autre partie de l'écran.

Ce premier chapitre pose les bases du jeu et les règles qui le régissent: supprimer directement les tourbillons qui n’ont pas d’influence sur l’équation; réunir une carte donnée et son anti-carte et ne pas oublier de supprimer toutes les cartes possibles, même du côté opposé à la caisse, pour simplifier l’expression de la solution. Le niveau n’est pas complété tant que toutes les simplifications n’ont pas été faites. Au niveau neuf, une pioche est introduite. Elle permet d'ajouter une carte afin de pouvoir isoler la boîte. Une case vide apparaît alors dans l'autre partie d'écran forçant le joueur à «ajouter la même carte de l'autre côté». Le jeu est bloqué tant que cette manipulation n'a pas été effectuée.

Figure 8

Ajouter une carte de la pioche dans Dragon Box Algebra

Ajouter une carte de la pioche dans Dragon Box Algebra

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Le jeu introduit peu à peu des représentations symboliques. À partir du niveau 12, des «cartes lettrées» apparaissent. L'anti-carte d’une carte lettrée est la carte comportant la même lettre précédée du signe moins. Enfin, la boîte se transforme en «carte x» au niveau 18. L'inconnue est toujours entourée de petites étoiles et se comporte comme la Dragon Box.

Figure 9

Apparition des symboles dans Dragon Box Algebra

Apparition des symboles dans Dragon Box Algebra

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Le chapitre 2 reprend tous les éléments du chapitre 1 en y ajoutant les représentations de la division et de la multiplication et les règles de simplification subséquentes. La carte point apparaît quand on simplifie une division. Pour la faire disparaître, il faut la multiplier par une autre carte.

Les chapitres suivants introduisent progressivement la notation symbolique.

Figure 10

Apparition des opérateurs dans Dragon Box Algebra

Apparition des opérateurs dans Dragon Box Algebra

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Figure 11

Équations littérales dans Dragon Box Algebra

Équations littérales dans Dragon Box Algebra

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5.2 Analyse de Dragon Box Algebra

Parmi les objets mathématiques auxquels nous nous intéressons dans cette recherche, ceux qui sont directement représentés dans le jeu Dragon Box Algebra sont les nombres, les quantités inconnues, l’égalité et les opérations. Nous en analysons les représentations ci-dessous.

5.2.1 Représentations des nombres dans Dragon Box Algebra

Les nombres sont représentés par les cartes, relevant à la fois du registre figural en tant qu’objets que l’on peut manipuler en les faisant glisser et du registre symbolique par les signes qu’elles portent. Cette représentation s’appuie sur deux caractéristiques du nombre qui sont d’ordre structural: le fait de posséder un opposé représenté par l’anti-carte correspondante et le fait qu’on puisse opérer dessus. La représentation figurale fait complètement abstraction de la quantité dénotée par le nombre. La représentation symbolique permet d’y accéder par habitude culturelle, car elle utilise les chiffres usuels, mais cette quantité n’intervient pas dans les manipulations possibles dans le jeu. C’est en termes de carte et d’anti-carte associées que le raisonnement se fait au sein du jeu. Ce passage du registre figural au registre symbolique ne peut toutefois pas être qualifié de conversion, car il n’y a pas de correspondance entre les figures et les chiffres. Seules deux figures sont associées à des nombres: le tourbillon qui correspond à 0 (neutre pour l’addition) et la carte point qui correspond à 1 (neutre pour la multiplication).

5.2.2 Représentations des quantités inconnues dans Dragon Box Algebra

Les quantités inconnues sont représentées de deux façons: sous forme de boîte, puis sous forme de carte portant le symbole x. La boîte relève du registre iconique, les cartes du registre symbolique. Ce changement de registre dans les niveaux les plus avancés peut être qualifié de conversion.

5.2.3 Représentations de l’égalité dans Dragon Box Algebra

Le jeu présente trois représentations de l’égalité: la zone frontière entre les deux parties de l’écran dans les premiers niveaux (registre graphique), le signe = entre deux expressions dans les niveaux avancés (registre symbolique) et la nécessité d’équilibrer les actions de chaque côté de l’écran (registre mental). Le jeu impose une réelle articulation entre la troisième représentation et les deux premières. De plus, il prend en charge la conversion du registre graphique vers le registre symbolique.

5.2.4 Représentations des opérations dans le jeu Dragon Box Algebra

Dans Dragon Box Algebra, les opérations sont représentées par des glissements de cartes résultant soit en une coprésence dans une même partie d'écran (addition), soit en une juxtaposition horizontale (multiplication), soit en une juxtaposition verticale (division). Ces actions relèvent du registre kinesthésique. Dans les niveaux les plus avancés, ces représentations existent toujours et sont articulées avec des représentations symboliques. La neutralité du zéro pour l’addition et du un pour la multiplication est représentée par une disparition lorsqu’on leur applique l’opération correspondante. Elle relève du registre évènementiel.

5.2.5 Généralisation et pensée structurale dans Dragon Box Algebra

Le système sémiotique formé par les cartes et les règles de manipulation qu’on leur applique n’est pas aussi complet que le système numérique, mais il permet de focaliser l'attention sur certaines propriétés structurantes: possibilité d'addition et de multiplication; existence de symétries pour chaque opération; élément neutre pour chaque opération. Le jeu offre ainsi un système sémiotique virtuel parallèle à celui de l'algèbre.

La faiblesse de ce système, pour reprendre les critères de Duval (1993), réside dans la sélection des traits retenus dans les représentations aussi bien des nombres que des opérations. La représentation des nombres sous forme de cartes ne permet pas, en effet, de faire émerger les propriétés des opérations de façon naturelle et implicite, ainsi que le préconisent Carpenter et al. (2003). En effet, ces propriétés ne sont pas intrinsèques aux objets manipulés, mais imposées par le jeu. En revanche, le jeu propose une représentation non standard d'une égalité numérique et du signe égal. Impossible ici pour le joueur de concevoir l'égalité comme une injonction à effectuer un calcul, c'est clairement la mise en relation de deux entités qui est travaillée. Cet aspect est renforcé par le fait qu'il faille toujours «équilibrer» et poser les mêmes actions de chaque côté de l'écran. Cependant, la faiblesse des représentations numériques se répercute sur la nature des traitements permis: pâles copies des traitements possibles dans le monde numérique. Les opérations sont perçues comme des règles du jeu arbitraires et ne sont considérées que d'un point de vue syntaxique. De même, la représentation de la notion d'opposé est relativement artificielle. Autant la représentation de ce concept par une carte et son anti-carte est intuitive, autant le passage aux cartes lettrées est complètement contre-intuitif. Pourquoi l’anti-carte de «c» serait-elle «-c»? Il en résulte une vision purement syntaxique de ce concept.

5.2.6 Raisonnement analytique dans Dragon Box Algebra

Le jeu débute très loin de toute pensée analytique. Tant que les quantités inconnues sont représentées sous forme de boîtes, elles sont certes dénotées, mais ne peuvent recevoir aucun traitement. La nature de la zone frontière entre les deux parties d'écran annonce cependant la conversion qui va être effectuée dans la suite du jeu. Le fait que la Dragon Box doive se déplacer dans cette zone pour y rencontrer son contenu offre la possibilité d'une conceptualisation des liens entre les notions d'inconnues, de solution et d'égalité. C’est aussi dans cette zone qu’apparaîtra ensuite le signe égal. Cette conversion vers le registre symbolique s’effectue de façon assez transparente pour le joueur et lui permet d’avancer vers une pensée analytique. Puisque les quantités indéterminées sont représentées de la même façon que les quantités connues, le joueur leur applique intuitivement les mêmes opérations. Cependant, ce traitement analytique souffre des mêmes carences que les traitements numériques précédemment décrits. Le système sémiotique n’est pas suffisament puissant pour que les règles de manipulations algébriques soient découvertes par le joueur en créant ses propres solutions. Le jeu est très directif et n'offre pas vraiment de possibilités d'exploration. Le joueur n'est jamais en mesure d'établir ses propres conjectures sur le comportement des objets manipulés avant que le jeu ne lui donne la règle préétablie. Les niveaux sont centrés sur la résolution plutôt que sur la manipulation d’équations et le jeu explicite l’utilisation de toutes les procédures sans en expliquer la raison. Ces procédures sont plaquées de façon artificielle sur les objets qu'elles régissent, dans un souci d'imitation des structures numériques. Il aurait peut-être été possible de construire un système tout aussi cohérent duquel les règles manipulatoires auraient émergé naturellement. Dès lors, l'objet central du jeu, à savoir l'équilibre à garder entre les deux parties de l'écran, aurait pu lui aussi prendre sens de façon naturelle.

5.2.7 Pistes didactiques pour une utilisation de jeu Dragon Box Algebra favorisant le développement de la pensée algébrique

Ce jeu propose des représentations novatrices et très riches du monde algébrique et offre une possibilité de les manipuler de façon virtuelle et ludique. Sa force réside dans l'engagement immédiat et durable qu'il provoque chez les joueurs comme l’ont démontré plusieurs études (Solarz, 2014; Siew, Geofrey et Lee, 2016; Dolonen et Kludge, 2015). Cependant, son utilisation dans une perspective de développement de la pensée algébrique reste sujette à réflexion. Il convient en particulier d'être conscient des simplifications effectuées par rapport aux systèmes sémiotiques de l'algèbre et de réussir à donner du sens aux règles et propriétés véhiculées par ce jeu. Ainsi que nous l’avons déjà souligné pour le jeu Dragon Box Numbers, la question qui se pose est celle du transfert des connaissances construites au sein de l’univers virtuel vers l’univers des mathématiques. Pour un usage du jeu dans une perspective éducative, il est nécessaire de compléter le travail implicite mené dans le jeu par un travail explicite mené hors du jeu. C’est ce que fait Solarz (2014): après une immersion collective dans l’univers du jeu (le jeu est affiché au TBI et l’enseignante joue en même temps que les élèves), elle transpose explicitement les situations du jeu en situation mathématiques et les règles sont d’abord appliquées en reprenant la sémiotique du jeu. Par exemple, elle reprend d’abord la sémiotique de la pioche, avec des flèches pour indiquer des glissements de nombres de part et d’autre de l’égalité, avant de passer à un formalisme plus classique. Les différences dans les résultats d’apprentissage des élèves relevées dans les études empiriques menées sur ce jeu (Solarz, 2014; Dolonen et Kluge, 2015; Siew, Geofrey et Lee, 2016) s’expliquent essentiellement par la capacité de l’enseignant à entrer dans l’univers du jeu et à guider les élèves dans une explicitation des connaissances construites en jouant.

6. Conclusion

Un élément frappant dans les deux jeux analysés, qui pourrait expliquer en partie le succès qu’ils rencontrent, est l’originalité des représentations proposées. La technologie permet ici de créer des artefacts donnant des accès nouveaux aux objets mathématiques. Les deux jeux associent gestes et concepts, permettant d’ancrer le cognitif dans le sensoriel, mais les connaissances ainsi construites restent à objectiver au sens de Radford (2011). Cependant, ainsi que le soulignent Blanton et Kaput (2004), ces jeux peuvent être utilisés pour offrir aux enfants des moyens de plus en plus formels et adaptés à leur âge pour établir et exprimer des généralisations. Ils offrent aux joueurs une expérience originale et amusante avec les nombres tout en les initiant à la formalisation au sein de systèmes de symboles significatifs (Van de Walle, Karp et Bay-Williams, 2011), même s'ils sont différents de ceux de l'algèbre classique. Ces deux jeux affichent également une volonté de permettre l'exploration des concepts de régularité (Ibid.) très réussie dans Numbers, mais beaucoup moins aboutie dans Algebra.

Cependant, comme nous l'avons déjà souligné dans nos recherches précédentes (Venant, 2015; Tremblay et Venant, 2015) si le potentiel sémiotique et cognitif des outils virtuels est bel et bien présent, sa mise en oeuvre demande l’intervention experte d’une personne-ressource externe. Le rôle de l'enseignant est alors majeur. Celui-ci doit être tout à fait conscient non seulement des forces et faiblesses de l'outil dans lequel il engage ses élèves, mais aussi des «structures souterraines» (Geeraerts et al., 2015) créées par les représentations mises en jeu. Ceci est particulièrement vrai pour les jeux étudiés ici qui, selon l'usage que l’on en fait, peuvent aussi bien aider de façon significative au développement de la pensée relationnelle que se montrer totalement inefficaces, voire contre-productifs.