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1. Introduction

Dans le monde anglo-saxon et plus récemment francophone, des travaux en éducation ont pointé les limites théoriques des études sur les usages du numérique en contexte éducatif. Une critique majeure porte sur la centration excessive des travaux sur les impacts éducatifs des technologies sans porter attention aux rapports variés des apprenants aux TIC en contexte extrascolaire et à leurs incidences possibles sur leur disposition à se former avec le numérique (Collin, Guichon et Ntebutse, 2015). Dès lors, cette perspective plaide en faveur d’une conception systémique plus écologique des usages numériques éducatifs, au sens de Bateson (1977), c’est-à-dire centrée davantage sur les interactions entre éléments que sur leurs caractéristiques individuelles. Ceci implique de considérer les usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) des acteurs éducatifs en contexte extrascolaire pour les articuler à ceux en contexte scolaire. Cette perspective renouvelée pointe l’importance d’enjeux sociaux, bien souvent ignorés en éducation, comme les inégalités d’accès et d’usage des TIC au sein des jeunes générations (Collin et Karsenti, 2013).

L’article vise à poursuivre cette réflexion en effectuant un examen critique des travaux empiriques portant sur les inégalités numériques chez les jeunes en vue de pointer leurs apports et leurs limites à la contribution au débat sur l’intégration du numérique en éducation dans une perspective sociocritique. Nous commençons par exposer quelques fondements théoriques des inégalités numériques en soulignant la pertinence de convoquer une approche sociologique du phénomène. Nous pointons ensuite les acquis et les lacunes des travaux empiriques à l’aune de cet «étalon» théorique. Finalement, nous formulons quelques pistes d’investigations empiriques qui contribueraient à pallier les critiques formulées à l’égard des limites des recherches existantes ainsi qu’à nourrir un débat mieux informé sur le plan sociologique concernant l’intégration du numérique en éducation dans une optique inclusive.

2. Fondements théoriques des inégalités numériques

Tout comme les inégalités numériques n’ont pas fait d’entrée majeure en sciences de l’éducation (Fluckiger, 2016), elles ont été minorées en sociologie «générale» et en sociologie des inégalités (Galland et Lemel, 2018)[1].

Pour autant, depuis le milieu des années 1990, ce phénomène a été largement documenté au sein de travaux issus d’autres domaines des sciences sociales – sciences de l’information et de la communication, études des médias, sociologie critique des usages notamment. D’abord thématisée sous le terme populaire de «fracture numérique», cette problématique a ensuite fait l’objet d’une définition plus nuancée de la part de travaux critiques à partir des années 2000. Ceux-ci se sont attachés à remettre en question la pertinence scientifique du terme «fracture numérique», en pointant son caractère inopérant pour comprendre les phénomènes «d’e-exclusion» (Granjon, 2009). Ces recherches ont plaidé en faveur d’une approche multidimensionnelle de la problématique en mesure de fournir une compréhension plus sophistiquée de ces nouvelles formes d’inégalités (Brotcorne, Damhuis, Valenduc et Vendramin, 2010; Di Maggio, Hargittaï, Neuman, et Robinson, 2001; Granjon, 2004, 2011; Hargittaï, 2002; Selwyn, 2004; van Dijk, 2005, 2013).

L’intérêt de ces travaux réside dans l’attention portée au fait que l’accès aux TIC ne constitue qu’un aspect parmi d’autres à considérer pour appréhender la question des inégalités numériques. Ils s’accordent pour reconnaître que ce phénomène ne peut se résumer à un défaut d’accès ou d’usage, lequel n’est que l’expression des formes les plus radicales d’inégalités numériques (Granjon, 2009). Pour cerner finement les contours de ces disparités, les chercheurs invitent à prêter aussi attention aux disparités liées à la fois aux conditions d’accès, aux types de savoir-faire et à la nature des usages des TIC. Pour rendre compte de cette pluralité de dimensions, Di Maggio, Hargittaï, Celeste et Shafer (2004) suggèrent de remplacer le terme de «fracture» par celui d’«inégalités».

Tout en convoquant le concept sociologique d’«inégalités numériques» pour décrire les différences observées dans l’accès et l’usage des TIC, de nombreuses recherches n’appréhendent toutefois pas ce phénomène dans une perspective sociologique. Ce faisant, elles se limitent à des analyses descriptives prenant acte de disparités constatées sur le plan des usages en les considérant avant tout comme le résultat de facteurs individuels: déficit en matière d’équipement et de compétences. En particulier, la question des compétences et des ressources cognitives dont disposent les individus a été placée au centre d’un nombre important de travaux portant sur la fracture numérique dite «du second degré» (Litt, 2013; Steyaert, 2002; van Deursen et van Dijk, 2010; van Deursen, Helsper et Eynon, 2015).

Si cette perspective est intéressante, elle tend toutefois à sous-estimer le fait que ces inégalités sont d’abord proprement sociales, c’est-à-dire en grande partie le fruit d’inégalités sociales préexistantes.

Aussi, certains chercheurs se sont-ils attachés à élaborer des cadres conceptuels visant à saisir les mécanismes sociaux qui sous-tendent la production des inégalités numériques. Le modèle théorique développé par van Dijk (2005) présente la singularité de se fonder sur une conception systématique des inégalités sociales (Bihr et Pfefferkon, 2008). Cette approche sociologique des inégalités insiste sur la nécessité de considérer ces dernières comme un processus cumulatif dont l’origine est à chercher dans les positions inégales des individus au sein de l’espace social. Autrement dit, les inégalités s’expliquent par les relations qu’entretiennent les individus entre eux en fonction de leur place respective dans l’espace social, et non pas par leurs caractéristiques individuelles. L’unité d’analyse n’est pas l’individu (c.-à-d. la personne défavorisée), mais ses rapports sociaux (c.-à-d. la position sociale des personnes socioculturellement défavorisées rapport à celle des personnes plus favorisées). Ces relations forment, en outre, un système dans le sens où elles se déterminent et se renforcent conjointement.

Selon van Dijk, l’appropriation des technologies est une dynamique complexe dont l’aboutissement consiste en une utilisation permettant à l’individu d’améliorer sa participation aux divers domaines de la vie sociale – économique, social, politique, culturel, etc. Ce processus est constitué d’étapes successives qui sont inégalement franchies par les individus en fonction de leur position sociale: (1) cette dernière donne effectivement plus ou moins accès à différentes ressources, lesquelles conduisent l’individu à plus ou moins s’équiper et se connecter; (2) cet accès matériel inégal mène à l’acquisition inégale de différentes compétences; (3) la possession plus ou moins grande de ces compétences permet de développer diverses formes d’usages; (4) certains usages sont plus susceptibles que d’autres d’améliorer la position. Comme mentionné ci-dessus, cinq types de ressources favorisent la réussite du processus d’appropriation. Celles-ci ont la spécificité – c’est tout l’intérêt du modèle de van Dijk – d’être inégalement distribuées au sein des différents groupes sociaux. Ces ressources sont à la fois d’ordre temporel (disposer du temps pour apprendre et utiliser les TIC), matériel (disposer d’un accès et d’un équipement de qualité), mental (posséder des compétences numériques mais aussi génériques), social (disposer d’un réseau relationnel sur lequel compter en cas de difficulté) et culturel (disposer d’un certain niveau d’instruction notamment). La distribution inégalitaire de ces diverses formes de capitaux entre les individus résulte d’inégalités sociales préexistantes. Celles-ci sont elles-mêmes le produit de positions inégalitaires dans l’espace social issues, à leur tour, de rapports sociaux inégaux (c.-à-d. des rapports de classe, de genre, de génération). Les disparités dans l’appropriation des technologies engendrent, in fine, des inégalités dans la capacité des individus à participer aux divers domaines de la vie sociale, ce qui renforce, en retour, les inégalités sociales initiales.

Ce modèle théorique présente, à notre sens, un double intérêt. D’une part, il prend acte du caractère systémique des inégalités numériques. Il insiste en effet sur la façon dont les formes d’appropriation des TIC s’actualisent dans des différences d’usages qui reproduisent les rapports sociaux inégaux initiaux. D’autre part, il pointe un aspect central, souvent occulté dans le débat: les conséquences des situations différenciées face au numérique sur la capacité plus ou moins grande des individus à participer à la vie sociale.

Le cadre conceptuel élaboré par van Dijk fait écho au logiciel analytique que propose Granjon (2009) en France sur cette question. Bien que ces chercheurs soient issus de traditions intellectuelles fort différentes, ils invitent, l’un et l’autre, à considérer les inégalités numériques au regard d’une conception systématique des inégalités sociales. Granjon souligne en effet que «ces inégalités ne peuvent se résumer à des clivages technologiques socialement différenciés et dépendant d’une variabilité des déterminants au niveau de l’équipement ou de l’adoption». Elles désignent plutôt «des dissemblances effectives concernant la conversion en accomplissement de «bien-être» des possibilités d’action offertes par l’informatique connectée» (Granjon, 2004, p. 225). Ces écarts sont constitutifs d’inégalités sociales préexistantes dans la mesure où ils sont «des traductions pratiques de formes de rapports sociaux fondés sur des injustices sociales» (Granjon, 2010, p. 45).

3. Méthodologie

Cet examen critique porte sur les travaux empiriques traitant des usages juvéniles des TIC – adolescents et jeunes adultes jusqu’à 25 ans – en dehors du contexte éducatif. Celui-ci prête une attention particulière aux différenciations qui sont à l’oeuvre au sein de leur culture numérique. Cette jeunesse est loin d’être une population homogène mais tous ses membres ont la particularité d’être en âge de fréquenter les institutions éducatives – enseignement obligatoire ou supérieur.

La profusion des travaux portant sur les pratiques numériques des jeunes en âge scolaire rend illusoire tout traitement exhaustif. Dans le cadre de cet article, nous nous sommes limitée à la réalisation d’une revue de littérature narrative, c’est-à-dire sans processus méthodologique systématique de repérage et de sélection des articles. Au-delà des travaux empiriques déjà connus par l’auteur du fait de leur autorité scientifique dans le champ de recherche concerné, les textes ont été identifiés en plusieurs temps. Il s’est d’abord agi de les sélectionner à partir des bibliographies des travaux connus. La recherche s’est ensuite étendue par le biais de requêtes effectuées sur des moteurs de recherche généralistes (Google Scholar essentiellement) puis spécialisés (ERIC; Francis, Cairn info pour les textes francophones, notamment ). Celles-ci ont été menées à partir de mots-clés en lien avec la problématique : «inégalités numériques + jeunes»; «usage des TIC + jeunes/juvéniles», «usage des TIC + éducation/enseignement», «inégalités numériques + enseignement/école» et leur équivalent en langue anglaise. Une fois la saturation des résultats obtenue, l’ensemble des documents identifiés a fait l’objet d’une lecture rapide afin de s’assurer que chacun cadrait bien avec la problématique. Cette démarche de sélection a été complétée par un survol des bibliographies des travaux identifiés par le biais des moteurs de recherche.

À partir de cette sélection, une catégorisation des travaux a été effectuée sur base d’une grille thématique issue du modèle théorique de fracture numérique de Jan van Dijk (2005) (voir section 2). Celle-ci distinguait «inégalités dans l’accès», «inégalités dans les usages et les compétences», «inégalités dans les bénéfices tirés de l’usage des technologies sur le plan éducatif».

Bien que cette démarche comporte des limites importantes, elle intègre toutefois les travaux qui font autorité dans le domaine sur le plan international depuis plus d’une décennie. Ceux-ci proviennent à la fois de Grande-Bretagne et des États-Unis pour le côté anglo-saxon et de France pour le monde francophone. Du point de vue temporel, nous avons retenu les recherches publiées à partir de 2007, date à laquelle est parue la première recherche d’envergure nationale, à la fois quantitative et qualitative, portant spécifiquement sur les inégalités numériques chez les adolescents en Grande-Bretagne (Livingstone et Helsper, 2007).

Pour s’assurer que les résultats obtenus soient pleinement généralisables, l’examen critique mériterait d’être poursuivi et approfondi par le biais d’une revue systématique internationale de littérature, comme le propose la méthodologie PRISMA notamment (Moher et al., 2009). Il reste que les résultats de l’analyse ont le mérite de soulever des questions d’ordre théorique et méthodologique peu abordées jusqu’à présent.

4. Usages numériques des jeunes: apports empiriques

Cette section vise à examiner la place qu’accordent les recherches empiriques traitant des inégalités numériques juvéniles aux trois aspects constitutifs du cadre conceptuel élaboré par van Dijk (2005) à savoir: (1) les clivages dans l’accès aux TIC; (2) les clivages sur le plan des compétences et des usages; (3) les incidences de ces situations contrastées – ramenées à la question du numérique en éducation – sur le parcours éducatif des jeunes.

4.1 Vers un portait fragmenté des usages numériques juvéniles

La vision d’une jeunesse uniformément branchée et compétente a longtemps contribué à laisser dans l’ombre la question des disparités socioculturelles à l’oeuvre dans les usages numériques juvéniles. Néanmoins, ces dix dernières années, plusieurs ensembles de travaux ont mis à l’épreuve des faits les discours généralisant sur les TIC et les jeunes, faisant ainsi apparaître un portrait plus nuancé de leur culture numérique. D’abord issus du monde anglo-saxon (Bennet et Matton, 2010; Hargittaï et Hinnant, 2008; Livingstone et Helsper, 2007; Selwyn, 2009), ces travaux ont progressivement essaimé en France (Cordier, 2015; Fluckiger, 2009; Gire et Granjon, 2012, Mercklé et Octobre, 2012). Cette perspective convoque une entrée analytique moins globalisante pour appréhender la culture numérique juvénile; elle dénonce la trop grande normativité des constructions générationnelles et leurs effets de gommage sur d’autres divisions sociales traversant une même génération.

4.2 Banalité et diversité des pratiques numériques

Dans l’ensemble, les enquêtes dévoilent une culture numérique juvénile pour le moins éloignée de son image fantasmée. Les compétences et les usages des jeunes sont en effet moins spectaculaires que ce que le discours sur les digital natives laissent suggérer (Erstad et al., 2013; Jones et Shao, 2011). La bonne disposition des jeunes à l’égard à des environnements numériques n’entraîne pas pour autant de grandes habilités à les exploiter. Si les jeunes témoignent de savoir-faire pratiques, ils manquent assurément de compétences techniques, informationnelles et critiques. Derrière ces apparentes habilités se cache ainsi un déficit de conceptualisation et de compréhension des mécanismes informatiques en jeu (Baron et Bruillard, 2008; Dauphin, 2012; Fluckiger, 2008). D’autres enquêtes pointent le caractère largement routinier des pratiques numériques juvéniles; les usages se cantonnent à quelques plateformes et applications populaires, dont les fonctionnalités avancées sont d’ailleurs largement sous-utilisées (Jones et Shao, 2011). Le constat majeur tiré par Bennet et Matton (2010) dans leur revue de littérature anglo-saxonne est sans appel: la majorité des élèves et des étudiants ont des usages de consommation basiques des TIC (c.-à-d. la communication et la recherche d’information). En revanche, une minorité témoigne d’usages plus actifs, comme ceux liés aux activités de collaboration et de création via le «Web 2.0» ou Web participatif[2].

L’hétérogénéité des usages quant à la fréquence et la diversité selon les blocs d’âges (collège, lycée, université) est aussi soulignée, ce qui mène les chercheurs à affirmer que les variations des pratiques numériques sont aussi grandes à l’intérieur du groupe des jeunes en âge scolaire qu’entre les générations.

La mise en exergue de la diversité du rapport au numérique des jeunes a progressivement conduit les enquêtes empiriques à investir une problématique peu considérée jusque-là dans cette littérature: les inégalités numériques à l’oeuvre au sein de cette génération. Des travaux, pour la plupart extérieurs au champ des sciences de l’éducation[3], comme ceux en sociologie de la culture et des loisirs notamment, se sont alors attachés à révéler la diversité des conditions d’accès, des compétences et des usages des TIC au sein de la jeunesse ainsi que les clivages sociaux qui continuent de traverser cette génération.

4.3 Disparités dans l’accès aux technologies numériques

Les enquêtes font apparaître que les disparités liées à l’accès – équipement et connexion Internet – tant parmi les jeunes en général qu’au sein des populations étudiantes sont largement déterminées par des caractéristiques sociodémographiques (âge, genre, localisation géographique, composition familiale) et socioéconomiques spécifiques (classe sociale, niveau d’éducation, revenu des jeunes et/ou des parents).

En France, Mercklé et Octobre (2012) pointent ainsi que l’apparente généralisation des TIC chez les adolescents ne doit pas faire oublier la persistance d’importantes inégalités à la fois en matière d’équipement des foyers en ordinateurs que d’accès à Internet entre les jeunes en fonction du statut social des parents (niveau d’études et statut socioprofessionnel). Les résultats de la recherche Inégalités éducatives (INEDUC)[4] (Lementec et Plantard, 2014) confirment l’influence du statut social des parents sur l’équipement numérique des adolescents. Ils révèlent aussi des disparités en matière de couverture haut débit ainsi que d’équipement en technologies mobiles selon le territoire géographique dans lesquels vivent les populations. Les jeunes de certaines zones rurales sont handicapés par une mauvaise couverture haut débit voire son absence dans certaines zones blanches, ce qui les empêche de s’engager dans des pratiques qui nécessitent un débit Internet important à leur domicile.

Au-delà du taux d’équipement et de connexion, certaines enquêtes en la matière abordent la question des inégalités d’accès sous l’angle spécifique de la qualité d’accès (possession d’un ordinateur portable, nombre de lieux à disposition pour accéder à Internet) et de l’autonomie d’usage (degré de liberté dont disposent les jeunes dans leurs usages) (Di Maggio et Hargittaï, 2001). Les travaux visent en ce sens à développer une appréhension plus fine de la notion générique «d’accès au numérique» en montrant que derrière la progression des taux d’équipement se cachent des disparités plus subtiles relatives à la qualité de cet accès.

L’enquête nationale menée par Livingstone et Helsper (2007) auprès de jeunes 9 à 19 ans en Grande-Bretagne est illustrative à cet égard: des différences notables apparaissent dans la qualité d’accès en fonction du genre, de l’âge et du statut socioéconomique des parents. Retenons ici que les jeunes de la classe moyenne sont plus enclins que leurs homologues issus de familles moins favorisées à disposer d’une connexion Internet de qualité à domicile ainsi que d’une connexion dans leur chambre.

La mise à jour de disparités relatives aux conditions d’accès est d’autant plus pertinente que ces dernières façonnent des comportements différenciés face au numérique. C’est en tout cas ce que pointent plusieurs études anglo-saxonnes qui portent tant sur des adolescents (Livingstone et Helsper, 2007) que sur des étudiants universitaires (Hargittaï, 2010): les jeunes disposant d’un accès à Internet à domicile utilisent le réseau depuis plus longtemps et tendent à y consacrer plus de temps par semaine que leurs pairs.

Dans une veine similaire, une recherche menée par Robinson (2009, 2012) auprès de jeunes issus de milieux défavorisés en Californie révèle l’influence significative de contraintes d’ordre socio-temporel sur l’attitude des jeunes vis-à-vis du numérique. Ceux ne disposant que d’un accès sporadique à Internet hors du domicile sont contraints de rationaliser leur temps face à l’écran. Ceci a pour effet d’orienter leur utilisation vers des tâches aux gains immédiats les privant du même coup d’opportunités pour développer leur habitus informationnel (compétences utiles en matière de recherche et d’évaluation de l’information, notamment).

4.4 Différenciation dans les compétences et les usages

Tout comme en matière d’accès au numérique, les facteurs démographiques et socioéconomiques classiques apparaissent discriminants en matière de compétences, d’usages et de comportements face aux TIC.

Tant les travaux anglo-saxons (Jones et al., 2010; Helsper et Eynon, 2009; Livingstone et Helsper, 2007) que francophones (Martin, 2008; Octobre et al., 2010) pointent une évolution significative des pratiques numériques avec l’âge tout comme l’effet des variables socioéconomiques (niveau de revenu, statut professionnel des parents et/ou des jeunes) et socioculturelles (niveau d’éducation, appartenance ethnoculturelle) sur la façon dont les jeunes intègrent le numérique à leur quotidien. Les résultats d’une enquête quantitative, menée par Hargittaï et Hinnant (2008) auprès de 270 jeunes américains de 18 à 26 ans concernant leur utilisation d’Internet rapportent que ceux ayant un niveau d’éducation plus élevé témoignent d’activités en ligne plus bénéfiques pour leur capital personnel que leurs pairs moins diplômés: recherche d’information sur l’actualité, la santé ou la finance, utilisation des services gouvernementaux par exemple. L’analyse, dont un élément novateur consiste à utiliser l’auto-évaluation des compétences comme prédicteur des types d’usages pointe aussi un lien significatif entre auto-évaluation des compétences sur Internet et nature des usages. Aussi, les jeunes développent-ils des pratiques en ligne d’autant plus diversifiées et bénéfiques pour leur capital personnel qu’ils se déclarent comme compétents dans l’utilisation d’Internet.

Une autre enquête menée par Hargittaï (2010) auprès d’étudiants de première année universitaire avait pour objectif d’identifier dans quelle mesure les différences identifiées précédemment au sein d’une population de jeunes persistaient parmi une population universitaire, censée incarner les digital natives par excellence. À niveau égal d’éducation et d’âge, les résultats dévoilent des différences significatives concernant la perception des compétences sur Internet selon le statut socioéconomique et socioculturel: les étudiants aux parents dont le niveau d’instruction et le statut professionnel sont peu élevés ainsi que les étudiants d’origine hispanique et ceux de couleur noire déclarent un niveau plus faible de maîtrise sur Internet que les autres, et ce même lorsque l’autonomie d’usage et l’expérience sont contrôlées. De plus, les représentations en matière de compétences numériques conditionnent significativement à leur tour les comportements en ligne: diversité des usages et nature des activités. Au total, l’étude conclut que les étudiants issus de milieux sociaux favorisés sont plus enclins que les autres à se considérer compétents sur le plan numérique et développer par conséquence des usages plus diversifiés et mieux informés.

Des investigations complémentaires menées sur ce même échantillon démontrent par ailleurs que si les activités de collaboration (partage de fichiers, échange d’informations) et de création (vidéo, musique, photo) sont dans l’ensemble peu développées, elles sont, lorsqu’elles existent, le fait d’étudiants au statut socioéconomique élevé (Hargittaï et Walejko, 2008). Boyd (2007) et Hargittaï (2011) tirent des constats similaires s’agissant de l’usage par les adolescents des sites de réseaux sociaux.

En France, Mercklé et Octobre (2012) parviennent à des conclusions analogues: la massification de l’utilisation de l’ordinateur et d’Internet n’est pas pour autant synonyme de démocratisation. La génération des digital natives reste segmentée entre, d’une part, une minorité de jeunes issus de milieux favorisés, familiarisés tôt aux outils numériques et ayant développé des usages diversifiés – scolaires, communicationnels, récréatifs, créatifs voire techniques – et, d’autre part, une majorité de jeunes issus de familles moins favorisées, dont la familiarisation aux TIC fut plus tardive et dont leur utilisation reste encore, au début de l’âge adulte, moins régulière et moins diversifiée.

Dans le cadre d’une enquête sur les pratiques numériques de loisir auprès de jeunes de 15 à 34 ans, Gire et Granjon (2012) soulignent leur diversité. Ils distinguent ainsi cinq profils allant des screenagers – les plus investis dans la télévision et les nouveaux écrans – aux no-TV – qui ne regardent pas la télévision mais sont de gros consommateurs d’Internet et de musique. C’est l’origine sociale ou le fait de poursuivre ou non des études qui apparaissent à nouveau comme les facteurs les plus déterminants dans la probabilité d’appartenir à l’un ou l’autre de ces profils, notamment pour les plus âgés. Fluckiger (2009) rappelle ainsi que l’homogénéité générationnelle apparente des usages des adolescents ne doit pas occulter les mécanismes de transmission intergénérationnelle encore fortement à l’oeuvre, y compris en matière d’acculturation numérique.

En somme, loin de la vision idéalisée d’une génération de digital natives toute convertie aux technologies numériques, un nombre toujours croissant d’études empiriques anglo-saxonnes et francophones dévoilent des écarts de pratiques, parfois importantes, entre les groupes de jeunes voire d’étudiants. De nombreuses variables démographiques (âge, composition familiale, territoire géographique), contextuelles (qualité d’accès, autonomie d’usage, réseau social), individuelles (compétences, expérience), socioéconomiques (niveau d’éducation et revenu des jeunes et/ou des parents) et culturelles se conjuguent pour rendre compte des différenciations à l’oeuvre dans l’accès et l’usage du numérique au sein de la jeune génération. Ces travaux soulignent combien l’amplitude des pratiques numériques juvéniles reste profondément marquée par les milieux sociaux d’appartenance. Force est donc de constater que le numérique ne s’affranchit pas facilement des catégories sociales, ce qui ancre ces disparités intragénérationnelles dans la problématique plus large des inégalités sociales (Collin et al., 2015).

4.5 Incidences des disparités d’accès et d’usage sur le parcours éducatif

Les investigations empiriques actuelles sur les inégalités numériques parmi les jeunes en âge de se former ont principalement porté sur les variations dans l’accès et dans l’usage des technologies numériques en contexte extrascolaire. Peu nombreuses sont celles en revanche qui se sont interrogées sur les incidences que ces disparités pouvaient avoir sur la réussite éducative et plus généralement sur la participation des jeunes aux divers aspects de la vie scolaire.

Des études ont mis en exergue des liens entre la diversité des usages numériques des jeunes et leur capacité à développer des usages à portée éducative. C’est le cas de Livingstone et al. (2007, 2011) qui proposent la métaphore «d’échelle d’opportunités» pour illustrer l’évolution de la qualité du rapport des jeunes à Internet. Cette échelle se présente comme une gradation des pratiques numériques, allant de quelques usages de base communs à la majorité des jeunes (communication, divertissement) à des usages moins répandus comme ceux à dimension informative, participative et créative. Cette échelle d’opportunités suggère que certains usages numériques à portée éducative s’ajoutent aux usages non éducatifs préexistants. De même, Helsper et Eynon (2010) identifient 12 usages principaux d’Internet dont 3 présentent, selon ces chercheuses, un potentiel éducatif, à savoir: 1) la vérification de faits en ligne; 2) l’utilisation des technologies dans le cadre d’un projet éducatif; 3) la culture d’intérêts personnels pouvant générer des apprentissages informels. S’il est vrai que ces usages contiennent un potentiel éducatif, rien ne permet d’affirmer pour autant que les jeunes en tirent effectivement profit sur le plan des apprentissages ni que le fait d’effectuer ces activités en ligne engendre de facto un effet positif sur leur parcours scolaire.

Cela dit, quelques recherches ont tenté d’analyser l’influence des situations différenciées face au numérique sur les performances scolaires. Toutefois, leurs résultats sont contrastés et leurs méthodologies parfois critiquables (Collin et al., 2015). À titre illustratif, Fairlie et al. (2010) rapportent une relation positive entre le fait de posséder un ordinateur à domicile et les résultats scolaires. Néanmoins, dans une étude plus récente réalisée auprès de jeunes ne disposant pas d’ordinateur à domicile, Fairlie et Robinson (2013) tirent des conclusions sensiblement différentes, en ne relevant aucune différence significative entre les performances scolaires des jeunes ayant été équipés d’ordinateur et leurs pairs. De fait, pour tester l’hypothèse selon laquelle l’accès à un ordinateur à la maison nuirait à la réussite scolaire des jeunes, ces chercheurs ont mis en place une expérience de terrain consistant à fournir des ordinateurs gratuits à domicile à 1 123 élèves de 12 à 16 ans de 15 écoles en Californie. Bien que cette expérience ait considérablement accru la possession et l’utilisation d’ordinateurs, aucun effet sur les résultats scolaires, notamment sur les notes aux tests standardisés n’a été observé.

D’autres recherches ont par ailleurs montré que l’introduction d’ordinateurs au sein de ménages socialement défavorisés avait un effet négatif sur les résultats scolaires des jeunes (Vigdor et Ladd, 2010). Ces résultats sont cependant à prendre avec précaution dans la mesure où les enjeux éducatifs du numérique se situent davantage au niveau des usages que de l’accès.

En ce qui concerne les incidences des différences d’usages sur la réussite scolaire, une étude de l’OCDE (2010) sur les données du Program for International Student Assessment (PISA) (2006) souligne que les performances scolaires des élèves sont davantage corrélées à leurs usages numériques en contexte extrascolaire qu’à ceux en contexte scolaire. Un autre rapport international PISA de l’OCDE plus récent (2015) sur les compétences numériques corrobore ces constats. Il conduit même à relativiser les apports du numérique éducatif sur les performances scolaires en établissant que les apprentissages fondamentaux en lecture, en sciences et en mathématiques ne progressent pas significativement avec l’usage du numérique en classe; ils peuvent même régresser dans le cadre d’un usage trop intensif. Complémentairement, les résultats d’une enquête menée par Fuchs et Woessmann (2008) dévoilent que, lorsque l’origine sociale de la famille et les caractéristiques de l’école sont contrôlées, la relation entre l’usage d’un ordinateur hors contexte éducatif et les résultats scolaires des jeunes se présente sous la forme d’un «U» inversé: les étudiants qui n’utilisent pas du tout un ordinateur et ceux qui en ont un usage excessif ont des résultats scolaires plus faibles que les autres.

5. Recherches empiriques: quelques lacunes

La section précédente a été consacrée à la présentation des principaux résultats empiriques des études portant sur les inégalités numériques chez les jeunes. Cette section prolonge ce parcours par la mise en exergue de quelques-unes de leurs lacunes avant de formuler quelques pistes d’investigations empiriques qui contribueraient à les combler.

Dans la perspective d’une approche sociocritique, tout l’intérêt d’examiner les inégalités numériques chez les apprenants en contexte extrascolaire tient à pouvoir englober cette problématique dans l’étude du numérique en éducation. En d’autres termes, il s’agit de considérer la mesure dans laquelle ces variations de pratiques orientent le rapport au numérique des apprenants en contexte éducatif (Collin et al., 2015). Or les études empiriques, et les enquêtes quantitatives en particulier, donnent peu d’informations sur ce que recouvre précisément «le rapport au numérique éducatif». Celles-ci gagneraient ainsi à mieux circonscrire cette notion de «rapport au numérique éducatif» en se référant à des théorisations majeures sur le «rapport au savoir» comme celle de Charlot (1997) notamment. Celui-ci considère le «rapport au savoir» comme profondément social, c’est-à-dire intrinsèquement lié à l’histoire des individus dans ses multiples dimensions épistémique, identitaire, sociale et relationnelle. Dans cette optique, il serait intéressant d’analyser la mesure dans laquelle le «rapport au numérique éducatif» se construit, à l’instar du «rapport au savoir», au fil du parcours social des jeunes (c.-à-d. leur position sociale, mais aussi la singularité de leur histoire, le sens qu’ils confèrent à leur position sociale).

En dehors des sciences de l’éducation, la sociologie des usages a, quant à elle, aussi depuis longtemps cherché à appréhender les contours précis «du rapport aux TIC» des usagers (Chambat, 1992; Jouet, 2000; Proulx, 2002). Facteur explicatif majeur des usages, le «rapport aux TIC» est composé non seulement des utilisations mais aussi des représentations qui y sont liées. Appréhender les usages numériques des apprenants dans toute leur épaisseur sociale suppose alors de saisir à la fois leurs utilisations effectives, et la place et le sens qu’ils donnent à ces outils au quotidien. Cerner avec finesse l’articulation des dimensions pratiques (utilisations) et perspectives (sens, représentations) des pratiques numériques juvéniles implique la mise en oeuvre de démarches de recherche qualitatives, encore trop peu nombreuses dans le domaine. On pense par exemple à des recherches empiriques menées à partir d’entretiens compréhensifs auprès de jeunes visant à saisir le sens de l’usage des technologies numériques et/ou à des observations de type ethnographique visant à observer l’imbrication des pratiques numériques dans leur quotidien scolaire et extrascolaire. Ces méthodologies permettraient effectivement de mettre en lumière, au-delà de simples constats de différences d’accès et d’usage, les mécanismes qui sous-tendent les appropriations différenciées des TIC ainsi que le rôle joué par les imaginaires et les représentations dans cette dynamique.

Pour l’approche sociocritique du numérique en éducation, l’autre intérêt à porter attention aux disparités d’usages extrascolaires tient à pouvoir considérer les incidences de ces différences sur la plus ou moins grande disposition des apprenants à tirer profit du numérique pour leur réussite scolaire. Or, une deuxième critique que l’on peut formuler à l’encontre des travaux empiriques existants est l’absence de résultats concluants à cet égard. Pour l’heure, les études ont surtout cherché à identifier les multiples facteurs explicatifs des différences d’accès et d’usage hors des institutions éducatives. Rares sont celles en revanche qui ont interrogé les effets sociaux de ces différences socioculturelles sur le parcours scolaire des apprenants. L’influence de la position sociale des jeunes sur la qualité de leur rapport au numérique est effectivement largement démontrée, confortant l’hypothèse que «les défavorisés numériques sont, la plupart du temps, d’abord des défavorisés sociaux» (Granjon, 2011, p. 68). Par contre, peu de preuves empiriques tangibles viennent confirmer la relation opposée, à savoir que le fait d’être un «défavorisé numérique» mène automatiquement à des formes plus indigentes de parcours scolaire et inversement. Les avantages concrets que les jeunes tirent de leurs «bons» usages du numérique pour leur parcours éducatif semblent dès lors aller de soi sans que ne soient avancées de preuves empiriques tangibles à cet effet (par exemple des résultats montrant une meilleure réussite scolaire des jeunes ayant un ordinateur/tablette/smartphone au domicile depuis le plus jeune âge ou utilisant plus régulièrement Internet à des fins scolaires que les autres).

Par conséquent, le débat sur les inégalités numériques au sein de la jeune génération apparaît davantage focalisé sur les moyens (conditions d’accès, fréquence, étendue, nature des usages) que sur la fin de cette acculturation numérique, c’est-à-dire les bénéfices effectifs qui en sont tirés (Selwyn, 2010). Cette précision est loin d’être dénuée d’importance dans la mesure où «le point crucial ne réside pas tant dans les différences en elles-mêmes que dans ce qu’elles révèlent des inégalités futures» (Fluckiger, 2009, p. 224). Or, toute différence observée dans l’accès au numérique et dans les usages ne constitue pas nécessairement une inégalité. Pour que cette différence revête un caractère inégalitaire, il est nécessaire qu’elle engendre un phénomène de discrimination, de ségrégation ou d’injustice dans un ou divers domaines de la vie sociale, comme l’éducation, la sphère professionnelle ou la culture par exemple (Brotcorne, Damhuis, Valenduc et Vendramin, 2010). Sur le plan sociologique, une inégalité est en effet:

une différence notoire dans la distribution des ressources, dont certains individus ou groupes sociaux subissent directement les conséquences négatives. Cette différence est socialement produite et entraîne une hiérarchisation des positions au sein de l’espace social.

Granjon et al., 2009, p. 16

Si l’on suit le raisonnement, seule la mise à jour de conséquences sociales néfastes à ces disparités numériques permettrait d’affirmer la présence d’inégalités sociales et non de simples différences. Après tout, comme le pointent Hiesh et Hargittaï (2013, p. 137), «si ces variations n’ont pas d’implication sur les chances de vie des individus, celles-ci ne doivent pas être une préoccupation pour les chercheurs s’intéressant à la stratification sociale». Analyser les incidences des situations numériques contrastées des apprenants sur leur capacité plus ou moins grande à prendre part aux divers aspects de la vie étudiante constitue dès lors, à notre sens, une voie analytique féconde pour saisir la façon dont ces disparités face aux TIC contribuent ou non à reproduire – voire à renforcer – les rapports sociaux inégaux existants.

Deux raisons à cette lacune peuvent être raisonnablement avancées. La première est à chercher du côté de l’insuffisance de fondements théoriques dont témoignent de nombreux travaux portant sur les inégalités numériques. À quelques rares exceptions près (Di Maggio et al., 2001; Granjon et al., 2009; van Dijk, 2005), ceux-ci se sont dans l’ensemble très peu emparés des travaux sociologiques dans le champ des inégalités sociales (van Dijk, 2006, 2013). Ces recherches sont ainsi restées confinées dans des espaces spécialisés (revue, communautés et laboratoires) dédiés aux sciences de l’information et de la communication et aux études sur les médias. Dans le même temps, la sociologie des inégalités ne s’est pas laissée pénétrer par la dimension numérique des inégalités sociales. Ce relatif cloisonnement disciplinaire explique les «carences» théoriques, sur le plan sociologique, dont souffrent les travaux empiriques portant sur les inégalités numériques parmi les jeunes. Si quelques rares chercheurs se sont attachés à développer un cadre conceptuel des inégalités numériques avec un ancrage sociologique (cf. section 2), force est néanmoins de constater que cette approche conceptuelle n’a pas encore essaimé au sein des investigations empiriques portant sur les inégalités numériques chez la jeune génération.

Une autre explication à cette lacune est, à notre sens, d’ordre méthodologique. Les recherches empiriques visant à appréhender les inégalités numériques parmi les jeunes dans une perspective diachronique font largement défaut. Pourtant, celles-ci permettraient de saisir non seulement l’évolution des disparités numériques au sein d’une même cohorte de jeunes, mais aussi les conséquences durables de ces différences sur leur réussite éducative et plus largement sur leur participation sociale. Il serait pertinent de développer des perspectives de recherche intégrant des appareillages méthodologiques qui soient en mesure de produire des données longitudinales susceptibles d’apporter des réponses nuancées et circonstanciées à ces questions essentielles.

6. Conclusion

Dans le prolongement des chantiers de réflexion ouverts par l’approche sociocritique du numérique en éducation, cet article visait à réaliser un examen critique des travaux empiriques portant sur les inégalités numériques parmi les jeunes en contexte extrascolaire au prisme d’un cadre conceptuel fondé sur une approche systémique des inégalités sociales. Cette analyse pointe l’apport incontestable de ces études – pour la plupart extérieures au champ de l’éducation – au débat relatif à l’importance d’une prise en compte des enjeux socioculturels dans le domaine du numérique éducatif. Mais, dans le même temps, cet examen révèle certaines de leurs limites. La force des investigations empiriques réside dans la mise à jour de lignes de clivage persistantes au sein de la culture numérique juvénile. Elles semblent en revanche faire preuve de plus d’embarras à fournir de solides données empiriques relatives aux incidences effectives et durables de ces «écarts numériques» sur le parcours éducatif des apprenants. Or, cet enjeu est crucial pour évaluer la mesure dans laquelle l’intégration du numérique en éducation, telle qu’elle est actuellement envisagée dans la plupart des établissements éducatifs, contribue (ou non) à la reproduction des inégalités sociales préexistantes.

Pour fournir des réponses empiriquement étayées à cette question majeure, l’article plaide en faveur d’une multiplication de travaux empiriques s’appuyant sur une perspective théorique solide sur le plan sociologique des inégalités numériques. Leurs résultats contribueraient à enrichir considérablement la réflexion relative aux conditions d’une intégration du numérique en contexte éducatif qui soit réellement inclusive. La mise en lumière «des dissemblances effectives concernant la conversion en accomplissement de “bien-être” [éducatif] des possibilités d’action offertes par l’informatique connectée» (Granjon, 2004, p. 225) permettrait ainsi de rappeler aux acteurs éducatifs et politiques la nécessité d’appréhender avec réalisme une question aussi complexe que l’intégration du numérique en contexte scolaire et universitaire. La prise en considération de ces inégalités offre par ailleurs l’opportunité de formuler des pistes d’actions qui réaffirment avec force le rôle et la responsabilité des acteurs éducatifs (c.-à-d. enseignants, bibliothécaires, éducateurs) et, plus globalement, des institutions éducatives dans la formation à la culture numérique de tous les apprenants, y compris des plus défavorisés.