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Introduction

Dans ce dossier thématique, nous nous intéressons aux interactions entre les travaux scientifiques, incluant les discours qu’ils contribuent à élaborer, l’éthique et les politiques. Ce dossier porte plus spécifiquement sur ces interactions lorsqu’il est question de lecture et d’écriture des adultes en situation de précarité.

Au moment de discuter de l’ordre de présentation des contributions à ce dossier, nous avons pensé qu’il serait avantageux, pour les personnes lectrices qui souhaiteraient prendre connaissance des articles l’un à la suite de l’autre, de suivre un ordre croissant de l’échelle d’analyse. Aussi, le dossier commence par l’article de Charline Vautour qui s’intéresse au cas d’une femme et aux pratiques sociales d’apprentissage et de participation communautaire dans lesquelles elle est engagée et auxquelles l’écrit est associé. Le deuxième article est celui de Jean-Pierre Mercier sur les pratiques de l’écrit dans le processus d’insertion sociale et professionnelle d’un groupe de jeunes mères de retour aux études. Le troisième et dernier article du dossier est celui de Rachel Bélisle, Sylvie Roy et Évelyne Mottais sur les environnements enrichis de l’écrit que traversent des adultes.

Interactions entre recherches, éthique et politiques

Toute recherche comporte des enjeux éthiques et politiques qu’elle contribue à façonner. Ces enjeux sont exacerbés par le travail avec les personnes en situation de précarité. Lorsque repris par les milieux de pratique ou dans la sphère publique, ces enjeux sont abordés à travers le filtre des catégories intellectuelles des personnes chercheuses et influencent le regard de la société, notamment lorsqu’il est question de lecture et d’écriture et des personnes en situation de précarité. Par situation de précarité, on entend toute situation d’insécurité et d’incertitude (Barbier, 2005) changeante et plus ou moins intense dans le temps et d’une sphère de vie à l’autre (Bourdon et Bélisle, 2015).

Parce que l’écrit (lire et écrire) trame toutes les sphères de la vie sociale (Fabre, 1997; Lahire, 2006), il est incontournable et devient un enjeu social majeur pour les adultes en situation de précarité dans différents contextes. Être en mesure de lire et d’écrire individuellement, mais aussi collectivement ou de faire appel à des personnes médiatrices de l’écrit (Papen, 2010) peut contribuer à atténuer les précarités dans les innombrables situations où les personnes doivent faire appel à l’écrit. Que l’on pense aux formulaires administratifs, aux demandes d’emploi, d’inscription à une formation, aux ressources de la communauté en matière de santé, de logement, de loisir, d’alimentation, d’aide financière de dernier recours, voire d’urgence, comme dans le cas de la crise sanitaire de la COVID-19. Des pratiques sociales associées à l’écrit jouent aussi en faveur ou en défaveur de l’accès aux services et aux activités communautaires et culturelles, comme le montrent les contributions de Vautour et de Bélisle, Roy et Mottais dans ce dossier.

Alors que les situations de précarité sont davantage le lot de certains groupes plutôt que d’autres, notamment des femmes, des personnes issues de l’immigration, itinérantes, autochtones, en situation de handicap, non diplômées ou de celles dites éloignées du marché du travail, il convient de se préoccuper scientifiquement de ces groupes et des situations de précarité dans lesquelles l’écrit joue un rôle.

Cependant, dès qu’on s’intéresse à la lecture et à l’écriture des adultes, on entre dans un vaste champ de pratiques et de recherches au sein duquel semble régner une forme de division du travail scientifique. La question de la lecture et de l’écriture des adultes reçoit un traitement différent selon la perspective à travers laquelle elle est traitée.

Or, les perspectives ne sont pas neutres. Il nous a dès lors semblé intéressant d’inviter les chercheuses et chercheurs du champ de la recherche sur la littératie et les pratiques de l’écrit des adultes à mettre à plat les perspectives, soit les manières théoriques et méthodologiques de concevoir l’objet et de l’appréhender empiriquement, car celles-ci ont des implications éthiques et politiques. Selon leurs perspectives, les recherches représentent différemment les adultes aux prises avec les exigences diverses d’activités d’écriture et de lecture. En outre, lorsqu’elles sont reprises dans le champ des interventions éducatives, ces représentations influencent significativement les manières de concevoir l’éducation des adultes, ainsi que les programmes et les politiques.

Lire et écrire: de compétences individuelles à pratiques sociales

Un premier axe autour duquel nous avons souhaité organiser ce dossier thématique concerne la manière de concevoir et d’étudier la lecture et l’écriture. La distinction de Street (1984, 2003) entre un modèle autonome et un modèle idéologique s’avérait utile dans un premier temps.

Le modèle autonome découle, notamment, du domaine scolaire et du développement de programmes. Sa perspective est celle des compétences en littératie, considérées transférables à toutes les situations de la vie et comportant, en soi, des effets sur les habiletés cognitives des personnes, ainsi que sur leurs conditions de vie. Cette perspective structure les enquêtes socioéconomiques internationales sur la littératie des adultes, dont le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA), qui annonçait son prochain cycle de production de données pour 2021, au moment d’écrire ces lignes.

Pour la constitution du présent dossier, des personnes chercheuses dont les travaux peuvent être associés à ce modèle ont été approchées. Cependant, aucune proposition d’article relevant du modèle autonome n’a été faite. Aussi, le présent dossier regroupe des articles pouvant être associés au modèle idéologique (Street, 1984, 2003).

Le modèle idéologique prend pour point de départ le constat que la lecture et l’écriture sont indissociables des pratiques sociales et de l’idéologie qu’elles véhiculent, fût-elle dominante (scolaire, institutionnelle, bureaucratique) ou dite de faible légitimité (locale, relevant de la vie courante ou privée). Cette perspective idéologique peut inclure les préoccupations sur les compétences en littératie des adultes, ainsi que sur les manières d’utiliser le langage écrit, inséparable de l’usage du langage oral. En ce sens, cette perspective dépasse largement l’étude des compétences, sans toutefois l’exclure. C’est ce que font Bélisle et ses collègues dans leur analyse des perceptions qu’ont les adultes de leurs compétences en lecture et écriture à la suite de leur participation à des activités dans un environnement enrichi de l’écrit.

Les contributions réunies dans ce dossier documentent les pratiques ou environnements de l’écrit, entre autres par observation directe, entretiens longs et collecte de documents dans des situations où la lecture et l’écriture sont utilisées. Elles suivent la trace de ce que les personnes font et apprennent avec le soutien de l’écrit, ainsi que la trace des usages de l’écrit dans les situations très diversifiées qu’elles rencontrent. Autrement dit, ces contributions font voir ce que les personnes sont capables de faire avec l’écrit, indépendamment de leur maîtrise d’un langage écrit normé. La contribution de Vautour rapporte le cas d’une femme qui développe ses capacités de réflexion critique, son agentivité et son autonomisation à travers ses expériences de la vie courante, sa participation à des activités de formation et de bénévolat où l’écrit et les relations de pouvoir sont omniprésents. Celle de Mercier montre comment de jeunes mères participant au programme Ma place au soleil apprennent sur elles-mêmes, sur les formations et les métiers et comment l’écrit accompagne et soutient ces apprentissages dans le processus d’insertion sociale et professionnelle de ces femmes. La contribution de Bélisle et de ses collègues montre que les environnements enrichis de l’écrit amènent les adultes à faire appel à l’écriture et à la lecture dans des situations ouvertes où leurs expériences et intérêts sont mobilisés, par exemple lors d’activités de connaissance de soi et du marché du travail animées par des organismes d’aide à l’emploi et à la formation.

Le long de ce premier axe, les personnes autrices des articles réunis dans ce dossier remettent en question de façon critique des perspectives théoriques et méthodologiques mobilisées dans l’étude de la lecture et de l’écriture des adultes. À cet égard, la contribution de Vautour dans son ensemble est critique de la vision néolibérale de la littératie, vision présente dans les milieux de pratique et de recherche et orientée vers l’acquisition des compétences en employabilité. Il en découle une difficulté dans les cadres éducatifs et sociaux actuels de reconnaître et de valoriser les savoirs et les multiples pratiques de l’écrit, de l’apprentissage et de l’engagement communautaire mobilisées par les adultes non diplômés dans les contextes autres que ceux de formation. Ces adultes sont donc désavantagés par des approches éducatives et sociales axées principalement sur le développement économique qui délaissent l’impact social que peut avoir l’éducation, dans son sens le plus large et émancipateur, pour ces adultes et leur communauté.

La contribution de Mercier expose le résultat d’un travail critique d’un schème interprétatif des pratiques de l’écrit et de l’usage qu’il en a fait pour associer un but global à chaque pratique. Plutôt que de maintenir cette perspective qui donne à penser qu’un but unique régit chaque pratique de l’écrit, il revisite les données de son enquête ethnographique pour mettre en évidence la variété des moteurs et leurs fluctuations tout au long du processus d’insertion sociale et professionnelle de jeunes mères de retour aux études. La contribution de Mercier permet en outre de mettre en lumière un questionnement éthique concernant la recherche, à savoir les incidences que peuvent avoir les catégories et schèmes interprétatifs des acteurs de la recherche dans la manière de comprendre, voire de représenter, les moteurs des pratiques de l’écrit qui agissent tout au long du processus d’insertion sociale et professionnelle des adultes en situation de précarité.

De l’éthique aux politiques

Le deuxième axe autour duquel tournent les articles est celui des enjeux éthiques de la recherche dans ses rapports avec les politiques, au sens large du terme (politiques, programmes, mesures, stratégies, discours). Il s’agit d’analyser l’interrelation entre les recherches, les politiques et les pratiques d’intervention ciblant spécifiquement les questions de lecture et d’écriture auprès des populations adultes qui vivent en situation de précarité, ainsi que les répercussions des recherches sur le plan des politiques. Cette interrelation est complexe et source de tensions. Notamment, la contribution de Bélisle, Roy et Mottais mène à constater que, malgré l’engagement qu’ont pris les États eu égard à l’enrichissement des environnements écrits, lors des conférences internationales sur l’éducation des adultes organisées par l’UNESCO, les phases d’application et de mise en action des politiques publiques, qui sont supposées se traduire par du financement, sont demeurées très modestes.

L’interrelation recherches, éthique, politiques touche par ailleurs les manières de problématiser les situations du recours à l’écrit dans nos sociétés ainsi que la manière d’intervenir sur les problèmes ainsi soulevés. Depuis plus de 25 ans, le modèle autonome se retrouve à la base  des enquêtes socioéconomiques internationales sur les compétences en littératie des adultes. La promotion de ce modèle s’accompagne d’enjeux éthiques à première vue des plus nobles. Au nom de l’atteinte d’une certaine équité sociale, ce modèle est repris par les pouvoirs publics et économiques, en misant sur la défense des groupes en situation de précarité dont les compétences en littératie sont jugées faibles, de même que sur la nécessité d’élaborer des politiques publiques et une offre de formation appropriée au développement, au maintien et au rehaussement de leurs compétences. Du côté du modèle idéologique, tant la contribution de Vautour que celle de Bélisle, Roy et Mottais montrent que plusieurs méthodologies ou modèles interprétatifs gardent dans l’ombre et dépersonnalisent les catégories de sens des personnes en situation de précarité, de même que leurs logiques de participation. La contribution de Vautour est un bon exemple d’une perspective socioculturelle d’étude des pratiques de l’écrit qui permet de voir des réalisations individuelles et sociales inattendues de la part d’une adulte peu scolarisée, telles que la publication d’un livre et l’amélioration des soins dans un établissement de soins de longue durée. Comme le soulève Vautour, «la reconnaissance de telles réalisations ne serait pas possible avec les outils actuels utilisés dans les systèmes d’éducation et les enquêtes à grande échelle». L’entrelacement des pratiques sociales étudiées par l’autrice montre que les apprentissages contributoires à ces réalisations sont complexes et ne passent pas uniquement par un programme de formation générale, mais surtout par ses projets personnels et sociaux amorcés bien avant son inscription au programme.

La contribution de Bélisle, Roy et Mottais met en lumière une autre dimension éthique liée au recrutement des adultes non diplômés dans les activités éducatives non formelles qui favorisent le maintien et l’enrichissement des compétences en lecture et en écriture. Les personnes qui oeuvrent dans les organismes ayant participé à la recherche ne souhaitent pas cibler spécifiquement les adultes non diplômés pour éviter un effet de discrimination, tout en étant soucieux d’offrir des services qui les rejoignent. Les chercheuses synthétisent très bien ce dilemme éthique par cette question: «comment rejoindre spécifiquement ces adultes sans les nommer», et ainsi les étiqueter.

L’interrelation entre l’éthique et les politiques touche, enfin, l’élaboration des discours liés à la lecture et à l’écriture qui sont repris sur la place publique (Lahire, 2005; Leclercq, 2008). Dans l’élaboration des politiques publiques, on constate une nette prédominance du discours du modèle autonome qui percole jusque dans le discours des milieux de pratique, voire jusque dans le discours que les adultes en situation de précarité tiennent sur leurs propres compétences. Ainsi, on observe dans la contribution de Bélisle et ses collègues que l’un des marqueurs du sentiment de compétence à l’écrit est la perception de la maîtrise du code (perception de faire plus ou moins d’erreurs) et que ce sentiment est marqué par l’expérience scolaire. Dans le même ordre d’idées, le cas étudié par Vautour expose une femme qui, jusqu’à un certain point, a intégré durablement une vision négative d’elle-même et de ses compétences, associée à sa faible scolarité. Elle hésite à prendre sa place en tant qu’apprenante dans un espace de formation structurée où la priorité est accordée à celles et ceux qui visent a priori le développement professionnel.

Au terme de leur contribution respective, Vautour ainsi que Bélisle, Roy et Mottais invitent les politiques à revoir le discours public et les politiques sur la littératie des adultes, contribuant ainsi au deuxième axe du dossier. Vautour invite les politiques à l’établissement d’un meilleur équilibre entre les approches d’éducation des adultes centrées sur la maîtrise des compétences en littératie et les approches socioculturelles ouvertes aux expériences de la vie courante des adultes en situation de précarité, à leurs projets et à la reconnaissance des nombreuses pratiques sociales dans lesquelles ces personnes font appel à l’écrit et apprennent. Quant à la contribution de Bélisle et de ses collègues, elle montre que les adultes en situation de précarité, notamment les personnes n’ayant pas fréquenté le postsecondaire, ne se reconnaissent pas dans le discours déficitaire sur l’analphabétisme et peuvent ne pas être interpellées par les politiques et programmes qui leur sont destinés.

En somme, chacune des contributions présentées dans ce dossier thématique aborde de façon critique la lecture et l’écriture chez les adultes en situation de précarité. En rassemblant ces contributions pour ce dossier thématique, nous souhaitons mettre en lumière certains questionnements qui, au croisement de l’éthique, des recherches et des politiques, soulèvent des enjeux de premier plan pour le champ d’études et de pratiques qu’est l’éducation des adultes.