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Présentation

L’ouvrage dirigé par Patrick Rayou, professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8, s’intéresse aux reconfigurations contemporaines des frontières de l’école française. Depuis 30 ans, la massification du second degré (équivalent du secondaire au Québec) et de l’enseignement supérieur a suscité des interrogations sur la nature de l’école et sur ce qui «circule entre elle-même et le reste de la société» (p. 5). L’école républicaine a pu faire tenir la tension entre les modes de socialisation scolaire et non scolaire en faisant de l’école ce lieu où tous les enfants venaient pour apprendre et où leur réussite se faisait selon leur mérite et leur engagement. Or, cela a été vivement critiqué. L’une des dénonciations contemporaines des faiblesses de l’école serait la porosité de celle-ci aux influences externes. Cette idée comporte deux limites. La première est de ne considérer que ce qui entre dans l’école. La seconde limite serait d’oublier que ce qui entre et sort de l’école se fait au prix d’une altération de sa nature.

À cette critique de la porosité de l’école s’ajoutent deux postures. La première, pessimiste, voudrait faire de l’école un sanctuaire par peur de la voir altérée. La seconde, optimiste, prône une ouverture plus large vers l’extérieur par peur que l’école soit «étrangère aux logiques et pratiques du monde réel» (p. 8). Or, l’école fait partie du social, et les deux postures n’ont pas à l’opposer à la société. S’appuyant sur la notion de «forme scolaire», le directeur de cet ouvrage avance que l’école républicaine s’appuyait sur une réduction de la société à l’État-nation et que cela a ébranlé ses fondements dans l’après-guerre. Comme il le mentionne, cet «échec qui marque toujours les débats contemporains sur l’école impose de poursuivre l’effort de découplage entre socialisation scolaire générale et socialisation spéciale […]» (p. 8). Ces différentes tensions ne sont pas étrangères à la forme scolaire. L’école n’a jamais été étanche au monde social. Cependant, elle doit aujourd’hui «composer davantage avec la partie du monde dont elle se distingue […]» (p. 9). Ainsi, la réduction des frontières internes et externes de l’école n’a rien à voir avec leur effacement. Elles sont même, selon l’auteur, «indépassables» (p. 11). L’idée de ce livre est de refuser le caractère naturel des différentes frontières de l’école pour mieux voir leurs usages dans le monde contemporain. Les auteurs de ce collectif veulent rendre compte des évolutions du rapport de l’école à la société tout autant qu’ils veulent rendre compte des rapports des différents acteurs aux différentes prescriptions.

Les contributions de ce livre sont séparées en trois parties. La première partie traite «des frontières à l’épreuve». Le premier chapitre, de Robin, porte sur l’externalisation de l’école d’une partie du travail scolaire par les devoirs et sur ce que cela fait reposer comme pression de réussite sur les familles des milieux populaires. Le second chapitre, écrit par Rubi, porte sur le seuil que les élèves franchissent lorsqu’ils arrivent en 6e (équivalent de la 6e année au Québec) et sur les façons dont ils vivent ces réorganisations et accommodements à partir de dessins et de récits. Le troisième chapitre, de Périer, montre de quelle manière la classe devient de plus en plus perméable aux arrangements entre enseignant et élèves, mais que les parents jouent aussi un rôle important dans ces arrangements. Cette première section se termine par un texte de Moignard et Ouafki qui aborde les politiques publiques s’attaquant au désordre scolaire en les voyant comme un repli des frontières de l’école sur elle-même.

La deuxième section porte sur les «lignes qui bougent». Le premier texte, de Rayou, présente les manières dont les internats d’excellence ont voulu libérer le potentiel d’élèves que les établissements territoriaux d’origine ne pouvaient pas stimuler. Dans la deuxième contribution de cette section, Pirone porte son regard sur les micro-lycées qui ont pour but de scolariser des décrocheurs en créant des temporalités et espaces qui leur permettent de répondre aux exigences. Oller, quant à elle, s’intéresse aux pratiques de coaching scolaire dans le dernier chapitre de cette section.

Dans la dernière section, sur «des objets et pratiques nomades», Lemêtre présente la logique à l’oeuvre dans le bac théâtre et sur les nouveaux acteurs scolaires que cette logique permet de mettre l’avant. Bonnévy, quant à lui, se penche sur la littérature et sur comment elle est reçue à l’école et à la maison. Finalement, dans le dernier chapitre de cette section, Netter porte son regard sur les difficultés rencontrées par l’élève et sa famille avec le dispositif «devoir».

Point de vue

Pour commencer, il nous semble important de dire que nous avons eu un vif intérêt à lire ce livre. Deux grandes forces s’en dégagent. Premièrement, la plus grande force du livre est la constance entre les différentes enquêtes des chercheurs. Des arrangements entre élèves et enseignants débutant à la circulation des cartables en passant le temps des devoirs à la maison, nous avons apprécié la manière dont les différents chercheurs nous permettaient d’appréhender de manière originale et rigoureuse certains enjeux de l’école républicaine française. Deuxièmement, la seconde force de ce livre réside, selon nous, dans le travail d’enquête qui le sous-tend. Les données nous permettent de voir comment les différents acteurs de milieu scolaire français vivent certaines problématiques quotidiennes aux frontières de l’école française.

L’une des limites du livre réside dans le fait que l’ouvrage se colle de très près au système scolaire français et que certains enjeux nous semblent propres aux enjeux de l’école républicaine (les enjeux entourant la classe de 6e ou le bac théâtre par exemple). Cette limite vient tout de même poser une question intéressante au lecteur : chez moi, est-ce différent? Les questionnements autour des devoirs, des élèves «perturbateurs» ou des livres pour enfants ont aussi des échos importants dans les autres systèmes d’éducation de la francophonie. En ce sens, ce livre nous a permis de nous questionner, voire de problématiser autrement certains objets de recherche.

Une seconde limite de ce livre tient davantage de notre contexte de lecture. En effet, après deux ans de pandémie, il nous semble que certains textes, malgré une rigueur certaine au moment de l’écriture, sont loin du nouveau déplacement des frontières que les gouvernements ont imposé à l’école pour réagir à la crise entourant la COVID-19. Quoi qu’il en soit, loin d’être seulement une limite, ce décalage nous a aussi permis de voir une utilité nouvelle au livre. Prenons par exemple le très intéressant chapitre de Robin, «Les devoirs du soir et la vie des familles, des étrangers dans la cuisine». Elle termine en disant qu’elle s’est intéressée à «l’externalisation de (par) l’école d’une partie du travail scolaire, vécue sous forme de délégation non seulement de l’apprentissage, mais parfois aussi de la responsabilité de réussite ou de l’échec scolaire des élèves, par les familles populaires précarisées» (p. 37). Il nous semble évident qu’une telle interrogation est encore plus pertinente avec le téléenseignement que les jeunes vivent depuis le début de cette pandémie.

En somme, alors que le livre porte largement sur la «difficulté à localiser l’école aujourd’hui» (p. 242), force est d’admettre que malgré le talent des auteurs à vouloir cartographier les frontières entre elle et le monde social, la pandémie, pour le moment, semble les avoir déplacées une nouvelle fois.