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1. Introduction et problématique

Au Rwanda, au cours des deux dernières décennies, les différentes priorités dans le secteur éducatif ont visé à élargir l’accès à l’éducation et à former une «élite rwandaise» capable de permettre au Rwanda de devenir concurrentiel aux niveaux régional et international. Pour atteindre ces objectifs, différentes réformes politiques majeures ont été mises en place, telles que la politique visant le soutien des enfants vulnérables (Ministry of Public Service and Labour, 2003), la politique sur l’éducation des filles (MINEDUC, 2008) et le programme d’étude axé sur l’acquisition des compétences (REB, 2015) avec une approche d’enseignement centré sur l’apprenant.

Bien que ces réformes politiques aient tracé une voie nouvelle pour le système éducatif rwandais, la mobilisation scolaire chez les élèves diffère selon le milieu de vie, le niveau de vie et les conditions socioéconomiques des ménages et le type de famille dans laquelle les élèves évoluent (National Institute of Statistics of Rwanda, 2011). Ces écarts seraient attribuables aux dépenses requises pour l’enseignement (matériel scolaire), aux rapports des familles à l’éducation et aux modèles familiaux qui continuent à gouverner la société rwandaise. Outre ces facteurs directement liés à la situation matérielle des enfants, les facteurs spécifiques aux contextes scolaires, notamment relatifs au climat scolaire et au soutien des pairs, influencent aussi leur mobilisation scolaire.

Williams (2013) relève deux types de rapport aux savoirs opposés chez les enfants rwandais. Certains remettent en question le bien-fondé de leur investissement pour rester à l’école. À l’opposé, d’autres jeunes mettent l’accent sur la réussite. Certains enfants rwandais entretiennent des rapports favorables avec les savoirs scolaires, car l’éducation représente pour eux le seul moyen de se sortir des situations d’incertitude économique (Williams, 2019). D’autres, à l’inverse, peinent à concevoir des projets d’étude ou à mener à terme leur scolarité, à cause de certains facteurs structurels de leurs expériences scolaires comme la pauvreté des ménages, le travail domestique ou le manque de matériel scolaire (Narame, 2019). Cette situation montre ainsi que l’expérience scolaire des enfants rwandais est déterminée par des facteurs structurels, conjoncturels et individuels (Narame, 2019); ce qui rend nécessaire de comprendre leurs profils d’expérience scolaire. Cette contribution tâchera de répondre à ce besoin. Elle tentera de distinguer différents types d’expérience scolaire chez les enfants rwandais tout en explorant le rôle des contraintes structurelles dans le processus de construction des stratégies individuelles. Elle se base sur une partie des données quantitatives et qualitatives provenant de travaux de doctorat, dont une question de recherche ciblait les contraintes structurelles de l’expérience scolaire (Narame, 2019).

Premièrement, nous préciserons l’échafaudage théorique qui repose sur les concepts d’expérience scolaire et sur le sens de l’activité scolaire chez l’enfant. Nous développerons ensuite la méthodologie utilisée pour construire les données spécifiques, qui permettront finalement de dégager des profils d’expérience scolaire. Ceux-ci sont attribués à des caractéristiques ayant émergé au cours de l’analyse des données qualitatives et quantitatives.

2. Cadre théorique

Nous avons fait le choix de nous appuyer sur la théorie de Dubet sur l’expérience scolaire (Dubet et Martuccelli, 1996b). Ce cadre théorique est adapté à l’interprétation des phénomènes (qui interagissent dans le processus de construction des différentes formes d’expérience scolaire des élèves) ainsi que leur compréhension et leur interprétation. Cette théorie a guidé l’angle de l’objectif spécifique de cette contribution, soit de dégager les profils types de l’expérience scolaire des enfants rwandais. Dans la première sous-section, nous abordons les dimensions de l’expérience scolaire. Dans la deuxième sous-section, nous parlons du sens de l’activité scolaire chez l’enfant.

2.1 Les dimensions de l’expérience scolaire

Dubet (1994) précise que n’est pas l’école qui donne un sens à l’expérience scolaire des élèves, mais plutôt les élèves eux-mêmes qui agencent trois logiques différentes pour construire leur propre expérience: une logique d’«intégration»; une logique de «subjectivation» et une logique de «stratégie» (Dubet et Martuccelli, 1996b). La logique d’intégration de l’élève à différents groupes d’appartenance (école, groupes de pairs par exemple) se fait sous le mode de l’intériorisation et du respect des règles institutionnelles proposées (Dubet et Martuccelli, 1996a; Duru-Bellat et van Zanten, 1992). La subjectivation représente le noyau de la maîtrise de l’expérience scolaire car elle renvoie à la structuration de soi (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012), à la construction d’un sujet ainsi assigné à la fois à la science et au jugement social (Cornu, 2014). La logique de stratégie suppose que l’on considère l’élève comme un acteur dans une dynamique (Dubet, 1991) existant au sein du système scolaire. Dans ce système, l’élève construit son expérience, essaie de réussir un enseignement, une discipline en conformité avec ses ressources et ses intérêts (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012). À ce propos, la construction de l’expérience scolaire est un processus qui dépend de plusieurs facteurs fondamentaux. Le premier est de type évolutif: le temps et le contexte (Dubet, 2008). Le deuxième renvoie à la position sociale (Dubet et Martuccelli, 1996b). Le troisième est de type institutionnel: le climat scolaire mais aussi les relations entre pairs et les relations pédagogiques entre l’élève et l’enseignant (Espinosa, 2003).

2.2 Le sens de l’activité scolaire chez l’enfant

Les travaux qui portent sur les valeurs accordées à l’école (Safont-Mottay et al., 2010) et sur la mobilisation scolaire proposent des pistes explicatives du sens de l’activité scolaire chez l’enfant. Lahire (1993) a démontré que le rapport aux savoirs est ce qui différencie le plus profondément le sens de l’activité scolaire chez les élèves. Le rapport aux savoirs peut être défini comme «un ensemble de relations de sens et de valeurs que l’élève accorde au fait d’aller à l’école, de travailler, d’apprendre» (Cappiello et Venturini, 2011, p. 238). Mais ces relations sont différentes selon les individus (Duru-Bellat et van Zanten, 2006) en raison de leur socialisation singulière inscrite dans un espace social (Charlot, 1997). Ainsi, pour certains, l’école est le lieu où l’on vient essentiellement apprendre et où le savoir est constitué comme un objet qui prend sens en tant que tel. Ils y vivent une expérience scolaire positive (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012). Pour d’autres, l’école est perçue comme un lieu de sociabilité entre copains, où réussir consiste à obéir aux exigences du métier d’élève (Lahire, 1993). En effet, dans la mesure où un enfant s’installe dans la posture de l’apprenant, apprendre devient «le métier d’élève» (Perrenoud, 2003, p. 15). Il s’agit d’une activité dont il faut s’approprier les rites, le langage et les ficelles pour appartenir au corps apprenant et dont il faut acquérir les ruses et les routines qui permettent de s’acquitter de ses tâches pour survivre et durer dans le métier d’élève.

2.3 Angles d’interprétation

Les auteurs qui ont travaillé sur la mobilisation scolaire chez les écoliers présentent différents facteurs explicatifs des différences dans les rapports aux savoirs. Le modèle étiologique individuel (Courtinat-Camps, 2009) insiste sur le rôle des facteurs individuels et de certaines caractéristiques de la personnalité, comme le niveau de motivation intrinsèque ou d’estime de soi, mais souligne aussi les aspects liés au fonctionnement cognitif. Le modèle initial de la théorie de l’autodétermination créée conjointement par Deci et Ryan (Csillik et Fenouillet, 2019) ainsi que le modèle de dynamique motivationnelle de l’élève (Viau et Bouchard, 2000) peuvent aussi servir d’assises théoriques pour expliquer la motivation de l’élève en contexte scolaire. D’autres travaux (Duru-Bellat et van Zanten, 2006; Wayack-Pambè et Pilon, 2011) mettent davantage l’accent sur le capital culturel. Ce concept majeur de l’école française de sociologie de l’éducation désigne «une série de nouveaux comportements et stratégies distinctifs employée par les classes moyennes et supérieures de nombreux pays qui facilitent la réussite scolaire et l’insertion socioprofessionnelle de leurs enfants» (Draelants et Ballatore, 2014, p. 116).

La section suivante présentera la méthodologie utilisée pour opérationnaliser le questionnement porté sur les profils de l’expérience scolaire des enfants rwandais.

3. Méthodologie

Dans cette section, nous abordons l’ensemble des procédures qui ont permis d’atteindre l’objectif spécifique de cette contribution. La méthodologie présentée emprunte une approche mixte parce que nous avons voulu dégager les profils d’apprenants interrogés.

3.1 Les participants

Ont participé à la recherche 1 838 élèves âgés de 12 à 14 ans et fréquentant la 6e année du primaire, dans 16 écoles en milieu rural et 15 écoles en milieu urbain, dans 12 des 32 secteurs que compte la ville de Kigali, entre 2015 et 2018. Afin de compléter, de clarifier et de mieux comprendre les informations fournies par les élèves, la recherche s’est adressée également à 37 parents d’élèves, à 8 membres du personnel scolaire, à 6 professionnels des institutions publiques et à 10 professionnels des institutions non publiques.

3.2 L’instrumentation

Les données ont été collectées au moyen d’une démarche mixte essentiellement par un questionnaire que nous avons construit et qui porte sur les trois logiques de l’expérience scolaire (Dubet et Martuccelli, 1996b). Soumis à l’échantillon, ce questionnaire comportait initialement des questions tant fermées qu’ouvertes pour documenter les éléments suivants: les informations sur l’élève, l’école, la scolarité, l’aspiration professionnelle et la famille. Le questionnaire a été rédigé en français, puis traduit dans la langue locale, le kinyarwanda. En plus, un prétest a été effectué auprès de 25 élèves pour limiter les risques d’incompréhension par les enfants.

Cette contribution se fonde essentiellement sur les données collectées dans la troisième partie du questionnaire. Il sera question des données portant sur la scolarité, notamment les activités scolaires, le sens et les valeurs que l’élève accorde au fait d’aller à l’école, de travailler et d’apprendre. Les données collectées ont permis de présenter quelques caractéristiques globales du rapport aux activités scolaires chez des enfants rwandais. Ces données ont été enrichies par les matériaux fournis par trois entretiens de groupe avec 26 élèves, 3 entretiens de groupe avec 26 parents d’élèves et les entretiens individuels semi-dirigés auprès de 18 élèves, 11 parents d’élèves, 8 membres du personnel scolaire, 6 professionnels des institutions publiques et 10 professionnels des institutions non publiques. Ces entretiens ont été conduits après l’analyse des données quantitatives c’est-à-dire une année après la passation du questionnaire.

3.3 La méthode d’analyse des données

Les profils d’expérience scolaire chez les enfants interrogés ont été élaborés grâce à la démarche classificatoire qualitative des récits des élèves au moyen de l’analyse par théorisation ancrée (Paillé, 1994) en lien avec des résultats de l’analyse des données quantitatives. Ces profils indiquent l’occurrence de traits particuliers dans la population globale, mais pas le nombre d’élèves pour chaque profil, puisque chaque sujet ne présente pas l’ensemble des traits définissant le profil auquel il appartient.

Les analyses statistiques réalisées avec SPSS ont seulement été de type descriptif, en raison de la désirabilité sociale relevée dans les réponses de certains répondants. Les réponses ont d’abord été explorées grâce à des ACP (Busca et Toutain, 2009) avec rotation Varimax qui minimise le nombre de variables ayant de forts chargements sur chaque facteur. Ces données ont permis de mieux cerner la variété de données qualitatives, à la lumière des objectifs de la recherche, et à établir des relations entre elles.

4. Résultats

Cette contribution a examiné les profils types de l’expérience scolaire des enfants rwandais. Dans cette section, nous abordons, d’abord, des données statistiques de notre recherche. Nous procédons, ensuite, à l’analyse thématique des textes donnés par les enfants aux questions ouvertes du questionnaire et des transcriptions des discussions et des entretiens menés.

4.1 Les analyses statistiques

Huit items («J’aime apprendre de nouvelles choses à l’école») ont permis d’apprécier les valeurs que les élèves accordent à l’école. L’analyse factorielle en composantes principales avec rotation Varimax a réparti des items en deux dimensions représentant 48,312 % de la variance totale (29,51 % pour la première et 18,802 % pour la deuxième). Le coefficient de cohérence interne calculé (α = 0,606) nous a conduit à la sélection d’une seule dimension regroupant les items relatifs à des «valeurs scolaires et instrumentales accordées à l’école». La deuxième («valeurs sociales et recherche de conformité») dénote une relative ambivalence (α = 0,439). La médiane particulièrement élevée pour la dimension retenue (4,8) révèle que les élèves interrogés la considèrent plus comme l’un des axes primordiaux du rapport à la scolarité.

Neuf items («Je travaille tous les jours») ont permis d’apprécier l’engagement dans le travail scolaire chez les élèves interrogés. Une seule dimension (36,231 % de la variance totale) est ressortie de l’analyse factorielle en composantes principales. Nous retenons cette dimension (α = 0,762) qui exprime les stratégies d’investissement dans les activités scolaires.

Huit items («Je manque d’intérêt pour les études») ont permis d’apprécier des différences éventuelles dans les rapports à l’apprendre (le sentiment de proximité, le plaisir/l’ennui et les difficultés vis-à-vis de la scolarité). L’analyse factorielle en composantes principales a fait ressortir deux dimensions représentant 54,917 % de la variance totale (35,783 % pour la première et 19,134 % pour la deuxième). La cohérence entre les items de la deuxième dimension ne s’étant pas révélée suffisante (α = 0,545), nous retenons seulement la première dimension (α = 0,797) mettant en avant la démotivation (difficultés et obstacles dans la scolarité).

Tableau 1

Les dimensions de la mobilisation scolaire

Les dimensions de la mobilisation scolaire

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Les analyses faites, en comparant les enfants en milieu rural et ceux en milieu urbain, avec le test t d’échantillons indépendants ont révélé que:

  1. Les enfants en milieu rural sont significativement plus nombreux à exprimer de la démotivation dans la manière de vivre la scolarité (M = 2,12 ± 0,99; N = 793) que les enfants en milieu urbain (M = 1,88 ± 0,90; N = 987). La différence entre les deux groupes est significative: t (1 778) = 5,152; p = 0,000;

  2. Les enfants en familles vulnérables peu aisées sont significativement plus nombreux à éprouver de la démotivation dans la manière de vivre la scolarité (M = 2,07 ± 0,97; N = 524) que les enfants en familles aisées (M = 1,94 ± 0,94; N = 943). La différence entre les deux groupes est significative: t (1 465) = 2,443; p = 0,015;

  3. Les filles (M = 3,86; N = 1 035) s’engagent plus significativement dans les activités scolaires que les garçons (M = 3,79; N = 696). La différence entre les deux groupes est significative: t (1 729) = -2,171; p = 0,030). Néanmoins, les filles sont significativement plus nombreuses à exprimer de la démotivation vis-à-vis de la scolarité (M = 2,04 ± 0,99; N = 1 062) que les garçons (M = 1,92 ± 0,88; N = 718). La différence entre les deux groupes est significative: t (1 778) = -2,531; p = 0,011.

Pour mieux saisir ces caractéristiques globales des différents profils d’expérience scolaire des enfants interrogés, la suite donne la parole à ces enfants. Cela permet en effet de mieux comprendre comment ces élèves négocient les dimensions qui interviennent dans leurs expériences scolaires.

4.2 Les entretiens individuels et collectifs

Un regard sur l’objectif spécifique de cette recherche permet de retenir trois dimensions (valeurs scolaires et instrumentales, stratégies d’investissement et démotivation) des valeurs attribuées à l’école. Ces dimensions permettent de dégager trois profils types différenciés de l’expérience scolaire des enfants interrogés: les excellents élèves très mobilisés par l’école, les élèves désinvestis sur le plan scolaire et les élèves en situation de vulnérabilité mais mobilisés par l’école.

4.2.1 Profil 1: les excellents élèves en situation de réussite et très investis dans l’école et dans les savoirs

Ce profil regroupe des élèves en milieu urbain, des filles et des enfants vivant dans des familles dont le revenu mensuel est supérieur au revenu mensuel moyen par habitant et dont la majorité des parents ont fait des études secondaires et plus. Ces élèves ont déclaré une note d’au moins 71 % à la fin du deuxième trimestre en 6 P.

Ces élèves adhèrent subjectivement aux valeurs et aux attentes des institutions scolaires. Ils construisent une expérience scolaire positive puisqu’ils sont dotés d’un capital social et culturel qu’ils parviennent à articuler. Ils bénéficient d’un soutien parental ce qui influence positivement leurs comportements et contribue à instaurer un rapport positif à l’école.

Les excellents élèves sont caractérisés par un intérêt significatif porté au processus éducatif: «Je me réjouis d’apprendre une nouvelle leçon» (élève 1587). Leur mobilisation scolaire repose sur l’acquisition de connaissances et sur l’appropriation d’objets intellectuels. Ils vont à l’école «pour acquérir plus de connaissances» (élève 463).

On constate que, bien que ces élèves évoquent le fait d’avoir de la facilité, ils opèrent le choix le plus rationnel. Ils accordent de l’importance aux activités scolaires, adhèrent aux normes scolaires et utilisent différentes stratégies pour s’approprier le métier d’élève: «faire les devoirs» (élève 1122); «poser des questions» (élève 369); «suivre attentivement» (élève 1465); «suivre des cours supplémentaires» (élève 12); «faire l’étude matinale» (élève 154).

Ces élèves établissent un lien entre investissements scolaires et bénéfices escomptés. Ils disent fournir un effort pour apprendre des choses et maximiser leurs chances de réaliser un projet professionnel parmi les plus valorisés au Rwanda: la médecine (élève 410); l’aviation (élève 1221); la haute autorité politique (élève 1775) et la recherche (élève 439). Très optimistes quant à la réalisation de ces projets, ils croient en leurs capacités: «Je veux y arriver, j’ai des capacités» (élève 457); «Je me sens capable» (élève 1359); «J’ai confiance en moi» (élève 1537). Ces points de vue montrent une bonne estime de soi et invitent à la performance bien que «croire en son intelligence ne facilite pas toujours la réussite scolaire» (Castets-Fontaine, 2011, p. 7). Tout dépend, expliquent Croizet et Neuville (2004), du sens que lui confère le sujet.

Les analyses qualitatives nous amènent aussi à constater que pour ces élèves l’excellence est une affaire de famille. En effet, les récits des excellents élèves et ceux de certains parents rencontrés décrivent le fort investissement des parents dans la scolarité de ces élèves. Leurs récits révèlent combien la famille privilégie et valorise l’école, mais montrent surtout que ces parents savent ce qu’exige une scolarité réussie et quelle part ils doivent y prendre. Cela se concrétise par la mobilisation de stratégies qui en font un travail parental qui n’est pas accessible à tous. Ainsi, ces parents font un suivi du travail, incitent constamment leurs enfants à étudier, prodiguent des conseils, ont des contacts avec les enseignants, surveillent les résultats scolaires, choisissent des écoles pour une orientation propice à la scolarité secondaire et assument des coûts financiers parfois importants (cours supplémentaires).

Ces multiples stratégies permettent de se concentrer sur l’excellence scolaire. Une série de contrats tacites, faits d’obligations et de devoirs réalisés entre l’élève et la famille sous-tend par ailleurs cette réussite et impose aux excellents élèves de rester excellents, voire de devenir meilleurs encore: «Concentre-toi sur tes cours, je te donnerai tout ce dont tu auras besoin» (père de l’élève 221).

Ces parents possèdent le plus souvent un capital culturel qu’ils peuvent mobiliser. Ils ont aussi des attentes élevées quant à la scolarité de leurs enfants. Aux aguets, par leurs discours et leurs actions, ils soulignent l’importance de l’école. Ils exigent de leurs enfants l’appropriation et la maîtrise des savoirs et des apprentissages scolaires. Si certains reviennent sur leur expérience scolaire négative («je n’ai pas terminé mes études. Je ne souhaite pas que cela arrive à mes enfants», mère de l’élève 221) c’est pour éveiller chez leurs enfants le désir d’apprendre.

La fabrication de l’excellence scolaire nécessite le soutien des parents et des proches ainsi que les interventions et les conseils des enseignants. Ces personnes incitent les élèves à travailler et sont donc des incitateurs, voire des libérateurs d’inhibitions. Elles permettent d’installer et de confirmer les capacités de réussite scolaire. Commentant les résultats à l’examen national de fin de 6e de sa fille, les propos de la mère de l’élève 221 montrent que la réussite des enfants résulte de la mobilisation d’un groupe d’adultes:

Cette enfant n’est pas naturellement très intelligente, mais ils ont eu de bons enseignants en sixième et une bonne direction de l’école qui les ont soutenus. En plus, je lui conseillais de se fixer un objectif. Elle était bien encadrée.

L’élève reste plus réservée à propos de sa réussite, mais donne quelques informations:

J’ai mis de l’effort et mon oncle maternel m’enseignait quand je rentrais. Les enseignants nous expliquaient aussi des questions difficiles. J’ai suivi aussi les cours supplémentaires. Mais durant les premiers jours de ma scolarité à l’école secondaire, ça a été très difficile pour moi. J’ai beaucoup échoué.

Cette situation (que cette élève n’est pas seule à vivre) montre qu’une réussite résulte d’une superposition de plusieurs types de soutien. Ce verbatim montre que l’élève a été perturbée par le passage à l’école secondaire. Moment clé de la scolarité, ce passage est assimilé à une rupture sur plusieurs plans (géographique, affectif et pédagogique) et est parfois vécu avec difficulté. Le choc émotionnel suscité par le changement d’établissement, les nouvelles façons de travailler et la relation plus distante avec les professeurs mènent certains élèves à percevoir l’école secondaire comme un monde plus dur que le primaire, en partie parce que le soutien des enseignants est moins grand. Devant ces nouveaux défis, l’élève 221 s’est sentie incapable de suivre, a un peu baissé les bras et ses résultats ont chuté.

4.2.2 Profil 2: les élèves désinvestis du jeu scolaire

Le profil 2 caractérise les élèves en milieu rural, les garçons, les enfants en familles vulnérables et pauvres et dont les parents n’ont pas fait d’études. Ces enfants présentent un rapport aux savoirs complexe et fragile. Ils reconnaissent moins la valeur des savoirs scolaires que le groupe précédent. Leur vie est marquée par divers écueils: difficultés scolaires, problèmes familiaux, affiliation à des pairs aux comportements antiscolaires.

Si ce profil correspond à de nombreux enfants, nous n’avons pas recueilli beaucoup de propos pouvant l’illustrer. Cela s’explique par la force des normes qui, au Rwanda, contraignent à viser l’excellence scolaire, à obéir à ses parents et à tout faire pour que les espoirs placés dans les enfants se réalisent. Cette absence relative de propos rebelles témoigne également de la place très grande laissée à la désirabilité sociale dans les petites communautés.

Les propos de l’élève 1839 («J’avais peu de points parce que je ne faisais pas la révision de ce que j’avais étudié») nous ont étonnée parce qu’ils montrent que des élèves désengagés du jeu scolaire savent ce qu’exige le métier d’élève: faire ses devoirs, réviser et apprendre ses leçons, etc. Leur problème, c’est de donner du sens à leur vie scolaire ou, plus précisément, de fabriquer leur propre expérience scolaire pour qu’elle soit positive. Percevant moins la valeur culturelle des savoirs scolaires, ils mettent plus souvent l’accent sur les dimensions socialisantes de l’école («En suivant des bandes d’enfants, nous allions jouer au ballon. Quand je voyais les autres étudier, je leur disais qu’ils perdent leur temps», élève 1839).

La mobilisation scolaire de ces jeunes est moindre et ils se désinvestissent de leur travail scolaire. L’ennui et le désintérêt («Je ne suis pas très intéressé», élève 1811) face à l’école dominent leurs émotions. Pour eux, l’école n’est jamais un lieu de transmission des connaissances. Ils n’aiment pas du tout y aller et ne la fréquentent que parce qu’elle est obligatoire: «On me forçait d’aller à l’école. J’y allais par autorité de maman» (élève 1839).

Comme les paragraphes précédents le précisent, les capacités des élèves désinvestis à s’intégrer sur le plan scolaire sont faibles. Ils éprouvent des difficultés à construire efficacement leur métier d’élève et adoptent une stratégie d’opposition et de résistance face à la culture scolaire, à ses normes et à ses attentes, dans une perspective défensive. Ils font preuve d’indiscipline et de comportements agressifs et jugés déviants. Certains n’arrivent pas à nommer leur comportement et les désignent par le terme ishyano (élève 1665), un concept rwandais qui se traduit par pire et qui touche différents domaines: «déranger pendant les cours» (élève 371); «prendre de la drogue» (élève 815); «désobéir aux enseignants» (élève 1122); «fumer, prendre de la bière» (élève 1141). En adoptant ces rapports opposés aux normes scolaires et familiales, ces élèves se construisent une identité déviante. Dans certains cas, ils sont isolés ou totalement laissés à eux-mêmes. Ils rejettent toute forme d’autorité, une stratégie qui ne fait que pérenniser un isolement social déjà inscrit par l’échec scolaire vécu répétitivement. Pour reprendre les mots de Becker (1985), ils deviennent des outsiders.

Face aux comportements déviants des élèves qui ont ce profil, le personnel scolaire recourt à différentes mesures répressives qu’ils décrivent ainsi: «quand l’enfant commence à manifester certains comportements anormaux, la direction envoie aux parents une lettre de convocation, mais certains restent sur la défensive pendant les entretiens» (professionnel d’ONG 7).

En effet, ne pouvant pas saisir l’utilité et le sens de la culture scolaire, ces élèves perçoivent l’école comme étrangère. Les savoirs scolaires sont désignés comme étant des affaires face auxquelles ils se disent perdus. Un sentiment d’extériorité et la mise à l’écart qu’il produit dans l’espace scolaire viennent affecter ces élèves dans leur image d’eux-mêmes. L’investissement scolaire leur semble inutile ou très peu rentable. Ils se considèrent comme les perdants du marché scolaire et s’éloignent des attentes et des demandes de l’école: «J’ai quitté l’école sans en avoir le goût» (élève 1839).

Dans plusieurs familles rwandaises, surtout celles vulnérables, l’entrée dans le monde du travail se fait dès le plus jeune âge. L’activité rémunérée est le premier outil pour acquérir une forme d’autonomie et pour lutter contre la pauvreté. Les enfants participent aux activités familiales, aident aux champs, gardent les puinés, font le ménage, la lessive, vont chercher du bois de chauffage, etc. Ils offrent ces services en échange d’argent. Ces travaux affectent, partiellement ou totalement, les conditions de scolarisation, car ils sont réalisés au détriment des tâches scolaires et causent la fatigue, le retard et le manque de concentration. À la longue, ils deviennent une cause du désinvestissement scolaire chez certains enfants, car la question qui se pose chez eux n’est pas celle d’une exploitation plus ou moins féroce, mais celle de la survie individuelle et familiale. Une logique qui pousse à l’abandon scolaire se met en place, très bien résumée par les propos d’un professionnel d’une ONG qui s’occupe d’enfants vulnérables:

Certains enfants ne sont pas considérés comme des enfants par leurs parents, mais comme des adultes qui doivent travailler pour gagner de l’argent. Dans les premiers moments, ces enfants essayent de faire l’école et le travail, mais à certains moments, ils arrêtent de s’impliquer dans la scolarité qui ne leur apparaît pas comme une nécessité et pensent uniquement qu’ils doivent gagner de l’argent pour être fidèles aux injonctions de leurs parents.

professionnel d’ONG

Les données qualitatives recueillies révèlent que le désinvestissement scolaire et l’engagement précoce dans le travail ne peuvent être entièrement attribués à des difficultés d’apprentissage comme on pourrait le penser au premier abord. Ils proviennent plutôt de la rencontre de plusieurs causes de vulnérabilité. En se surajoutant d’une façon singulière pour chaque enfant, elles génèrent de l’angoisse et compliquent l’apprentissage. En effet, non seulement certains enfants voient-ils leurs conditions de vie affecter leur scolarité («Maman ne peut pas trouver tout ce dont j’ai besoin. Papa nous a abandonnés. Je dois travailler pour pouvoir payer mon matériel», élève 1091), mais, surtout, ils sont pénalisés par le milieu social dont ils sont issus. Celui-ci rend difficile le soutien dans leur travail scolaire. Ils ont de mauvais résultats, ce qui suscite des doutes chez certains parents quant aux bénéfices d’une scolarité complète[1]. C’est d’autant plus le cas quand les parents sont peu diplômés et qu’ils sont culturellement éloignés du monde scolaire. Le désinvestissement scolaire est alors renforcé par le décrochage parental, risquant de provoquer à terme un abandon scolaire:

Au départ le parent le décourage et lui dit: «Est-ce que tu étudies pour devenir ministre?» Et lui aussi, quand il commence à aller dans ces petits travaux, comme la cueillette du thé, le cyclisme, il commence à recevoir de l’argent et se dit: «D’ailleurs, quand je vais à l’école, je n’ai pas le matériel et au retour à la maison, je n’ai pas à manger.»

professionnel d’ONG 8

Dans ce contexte, certains jeunes cèdent facilement à la tentation de prendre le chemin du travail précoce d’autant plus que l’environnement social et la persistance du chômage parmi les diplômés a fortement démobilisé les jeunes. Les professionnels d’ONG rencontrés indiquent que cette situation décourage les élèves: «Certains enfants qui ont arrêté l’école nous disent: “Moi, je ne peux pas retourner à l’école, ce serait perdre mon temps parce je ne suis pas sûr de trouver du travail après les études”» (professionnel d’ONG 8).

4.2.3 Profil 3: les élèves en situation de vulnérabilité, mais investis dans l’école

Le profil 3 représente des élèves qui mettent en évidence des caractéristiques qui permettent la réussite scolaire quand tout (origine sociale, diplôme des parents) devrait l’empêcher. Ainsi, bien que les analyses quantitatives aient montré que les enfants en familles peu aisées sont significativement plus nombreux à éprouver des difficultés dans la manière de vivre la scolarité, ce profil type décrit les élèves en situation de vulnérabilité qui donnent un sens stratégique aux études, sens qui est dominé par de fortes attentes éducatives personnelles (comme une insertion professionnelle satisfaisante), mais aussi familiales, en matière d’insertion sociale.

Certains enfants vulnérables affirment que la fréquentation de l’école les aide à occuper leur esprit et à penser à d’autres choses qu’à la misère et aux difficultés (surtout économiques) rencontrées dans leur vie: «Il arrive que je persévère pour venir à l’école le matin, [à midi] je retourne à la maison mais je reviens à l’école sans rien prendre, parce que maman n’a rien» (élève 605). Ils profitent de l’environnement scolaire, qui devient un puissant cadre de protection et supplée à la vulnérabilité familiale, car ils y trouvent un espace de (re)construction psychique qui leur permet de trouver des étayages multiples et de constituer un creuset fécond d’expériences positives. L’école leur permet aussi de nouer des relations sociales et affectives positives («Je me réjouis de m’amuser avec les autres», élève 1074). Ces enfants en situation de vulnérabilité bénéficient parfois du soutien de leurs pairs et des enseignants, nommés pôles d’étayage, tuteurs de développement (Anaut, 2006) ou encore tuteurs de résilience (Delage, 2004). Ils favorisent la résilience des élèves en situation de vulnérabilité de différentes manières: revalorisation, implication accrue dans les activités scolaires afin d’augmenter leur plaisir d’être à l’école, postures encourageant la réussite scolaire, etc.

Les élèves investis dans l’école apprécient ces formes de soutien, particulièrement celles qui pallient les manques matériels attribuables à la situation sociale précaire des familles: «Mes collègues m’ont donné cet uniforme, la boîte d’outils géométriques et un sac d’école» (élève 605). En outre, les marques d’attention de la part des enseignants permettent aux enfants en situation de vulnérabilité suffisamment solides de gagner en estime d’eux-mêmes:

Les enseignants du primaire m’ont beaucoup aidé surtout avec les cours des samedis. Ceux qui avaient de l’argent venaient étudier et ceux qui n’avaient pas payé devaient rester. Moi je n’en avais pas et les enseignants m’autorisaient d’étudier gratuitement. J’ai été très content et j’ai alors promis que j’allais avoir une meilleure note.

élève 886

Certains élèves interrogés se montrent résilients malgré les difficultés liées à leur expérience sociofamiliale qui rendent leur travail scolaire difficile. Si ces élèves partagent, pour la plupart, des situations sociales difficiles, ils ne constituent pas des jeunes à risque d’abandon scolaire, surtout que leurs parents ont des attentes très élevées pour eux. Souvent poussés par la dynamique émancipatrice de leur famille qui les incite à s’ouvrir à un avenir différent, ces jeunes ont la perception, sinon la conviction, que l’école est porteuse d’enjeux essentiels, car elle leur ouvre d’autres perspectives que celles qu’ils auraient pu imaginer auparavant.

Elle s’impose ainsi comme inévitable, car elle leur permet de ne pas être agriculteur ni chômeur et même de ne pas être exclus du marché des emplois stables et prestigieux («Je veux voir se réaliser mes rêves d’être médecin», élève 221). Dans ces cas, l’école est appréhendée dans la logique du niveau qu’elle permet d’atteindre. Ces élèves entrent donc dans une situation d’apprentissage pour «des raisons utilitaires: nous sommes une famille pauvre et je veux l’aider à se développer» (élève 886). Ils fréquentent l’école non seulement pour y être éduqués, mais aussi pour y acquérir des certifications utiles autour desquelles se structure l’ascension sociale. Ils accordent donc une importance instrumentale aux études comme le précisent leurs discours: «J’étudie pour qu’un jour je sois utile à moi-même dans mon avenir et pouvoir aider mes parents» (élève 1377).

Pour compléter ce profil d’expérience scolaire, nous devons ajouter que ces enfants surinvestissent dans le champ de la scolarité comme on bâtit une muraille face à la détresse. Dans leurs discours, ils utilisent des termes (lutter, courage, fournir un effort, devoir) qui caractérisent leur engagement dans le travail scolaire: «J’étudie avec courage» (élève 876); «Je fournis toujours de l’effort pour étudier» (élève 1377).

La plupart de ces élèves présentent des projets professionnels qui nécessitent des formations longues et coûteuses et veulent devenir «journaliste» (élève 1757); «agent de la banque» (élève 905) ou encore «médecin» (élève 605). On pourrait penser à un manque de réalisme par rapport à la situation socioéconomique précaire de leurs parents. Toutefois, sur le plan de la construction de l’expérience scolaire, ces élèves expriment une certaine prise de distance à l’égard de leur situation passée et actuelle et ne se perçoivent pas comme des élèves ayant cumulé des handicaps scolaires et sociaux en raison de leurs situations sociofamiliales. Ils sont convaincus d’avoir une vie pleine d’opportunités et s’autorisent à surpasser les situations qui les ont rendus vulnérables et à être différents de leurs parents. On peut dire que le constat de sociologue quant au rôle de l’école en matière de mobilité intergénérationnelle ascendante (Duru-Bellat et van Zanten, 2012) joue à plein en ce qui les concerne.

5. Discussion

Les expériences scolaires des élèves interrogés sont très diversifiées et marquées non seulement par le rôle de l’école et de la famille, mais surtout par leur subjectivité. Il a néanmoins été possible d’en faire ressortir certains traits saillants au travers de ces profils. Ainsi, si les élèves du profil 1 sont excellents et très mobilisés par l’école et les savoirs, les élèves du profil 2 adoptent des positions inverses et se désinvestissent du jeu scolaire, alors que les élèves du profil 3 éprouvent souvent des difficultés scolaires, mais restent mobilisés par le travail scolaire. Les profils présentés montrent la nécessité de concilier les trois logiques d’action (logique de stratégie, logique d’intégration et logique de subjectivation) pour que le rapport à l’école et à ses savoirs débouche sur l’existence d’un sujet émancipé.

Sans surprise, les élèves du profil 1 rejoignent le portrait de l’«élève acteur de sa scolarité» proposé par Dubet (2008). Il s’agit d’un profil d’élèves engagés dans leur travail scolaire parce qu’ils espèrent en tirer profit dans l’immédiat ou à long terme. Ils arrivent à construire une expérience scolaire positive (Courtinat-Camps et Prêteur, 2012) et répondent aisément aux exigences concernant le contenu du travail scolaire. Cette capacité dépend fortement du degré d’intériorisation par l’élève des règles du jeu du travail scolaire, de pair avec une forte mobilisation familiale pour sa réussite. Ainsi, ces familles cherchent à se distinguer avec des choix qui revêtent tous une dimension stratégique, leur objectif étant de placer leurs enfants au mieux dans la compétition scolaire (van Zanten, 2002).

À l’opposé, les élèves du profil 2 désinvestissent l’école. Ce profil rejoint le portrait de l’élève étranger du jeu scolaire proposé par Dubet (2008). Ces élèves n’arrivent pas à se construire en sujets autonomes affirmant leurs choix et leurs projets. Ils ont une faible perception de l’utilité des études et peinent à saisir les rituels scolaires. Ils ne parviennent pas à agencer les trois logiques de l’expérience scolaire. Ils ont le sentiment que leur expérience leur échappe et vivent, ainsi, une expérience scolaire négative (Merle et Piquée, 2006) teintée de frustrations et de difficultés scolaires. Par conséquent, ils mettent plus souvent l’accent sur les dimensions socialisantes de l’école. Ils gardent parfois un rôle de figurant du théâtre scolaire, mais pour les plus sensibles le retrait va jusqu’au rejet de l’école et le décrochage scolaire signe le désengagement final.

Quant aux enfants du profil 3, l’on peut dire qu’il s’agit d’élèves résilients qui donnent avant tout un sens stratégique aux études et qui «pensent l’école en termes d’avenir plus que de savoirs» (Charlot, 1992, p. 118). Ils sont souvent poussés par une dynamique émancipatrice de leur famille qui les incite à s’ouvrir à un avenir différent, bien que la mobilisation familiale soit parfois limitée pour des raisons attribuables à leur situation sociale ou à des motifs individuels. La mobilisation scolaire de ces enfants est donc liée à une persévérance et à une stabilité émotionnelle développées malgré leur vulnérabilité. Le cumul de ces qualités n’est pas fréquent. Il semble que le coeur de l’explication se situe dans la dimension de l’engagement, dans des attentes élevées quant à la scolarité et surtout dans leur implication dans les activités scolaires, soutenues par une volonté de réussir leurs études, avec des projets personnels choisis.

En effet, les analyses montrent que l’expérience scolaire des enfants interrogés s’étaye sur des logiques diversifiées qu’il faut lier aux conditions de vie et aux formes de socialisation familiale (vulnérabilité, soutien perçu) et scolaire. La reconnaissance des différences et des besoins spécifiques de chaque profil dégagé souligne en effet l’importance de mettre en place des pratiques adaptées de soutien à la scolarité, au regard des caractéristiques de chaque profil. Elles soulignent aussi l’importance de relations soutenantes pour appuyer les efforts des élèves ainsi que l’importance de l’engagement parental et des proches dans la scolarité.

6. Conclusion

L’intérêt premier de cet article a été d’examiner, au moyen d’une méthodologie mixte, les profils types de l’expérience scolaire des enfants rwandais. En effet, un regard sur les valeurs attribuées à l’école a permis de dégager trois profils d’expérience scolaire: (1) le profil d’excellents élèves en situation de réussite et très investis dans l’école; (2) le profil d’élèves désinvestis du jeu scolaire et (3) le profil d’élèves en situation de vulnérabilité, mais investis dans l’école.

Les résultats dégagés montrent surtout que la scolarité dans le système scolaire rwandais demande de s’approprier des savoirs et de s’acquitter de ses obligations matérielles et professionnelles d’élève afin de devenir acteur de sa scolarité. Toutefois, tous les élèves interrogés ne sont pas égaux face à cette exigence. En effet, il ne s’agit pas seulement d’adopter les règles et les habitudes scolaires, mais surtout d’accéder au sens des apprentissages et de satisfaire aux conditions matérielles de la scolarité. Or, certains élèves n’y arrivent pas. Parfois, ils assimilent bien les attentes formelles de l’école et s’y soumettent volontiers, mais ils peinent à saisir ses attentes implicites et à assurer les conditions matérielles scolaires. Et lorsque ces malentendus et le non-respect des exigences matérielles s’accumulent, ces élèves se transforment en élèves en difficulté. Une partie d’entre eux se maintiennent dans le jeu scolaire grâce au soutien des pairs, des proches et du personnel enseignant, mais les plus sensibles se retirent de l’école.

Il faut cependant considérer certaines limites liées à l’analyse de données. Nous avons essayé de rendre justice à la richesse des données mais certains résultats ouvrent une piste de réflexion sur les fonctions du soutien perçu dans la mobilisation scolaire, et cela tout particulièrement chez les élèves en situation de vulnérabilité. De plus, il pourrait être éclairant d’investiguer davantage la trajectoire des enfants rwandais pour comprendre les liens possibles entre la (dé)mobilisation scolaire d’enfants rwandais et l’implication de leurs parents dans leur scolarité.