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Le livre de Lucie Fréchette présente les cuisines collectives comme une action communautaire diversifiée constituant « une nouvelle pratique sociale au carrefour de l’entraide, des services de proximité et du développement communautaire » (p. 1).

Résultat d’une enquête de plusieurs années auprès de 175 groupes, l’ouvrage compte huit chapitres. Les quatre premiers présentent les cuisines collectives ; les quatre derniers proposent une analyse prospective selon trois points de vue qui s’imbriquent dans la grille d’analyse de l’auteure. La préface de Guy Roustang, « Autoproduction et développement social », donne un relief particulier à la mission de réinscrire dans la société « ceux qui sont hors de l’échange social » (p. viii). L’ouvrage s’ouvre ainsi sur un appel auquel répond en quelque sorte le septième chapitre établissant l’importance sociopolitique des cuisines collectives.

L’insécurité alimentaire constitue, selon l’auteure, un révélateur de la pauvreté puisque « au Québec, depuis les années 1990, l’alimentation est le besoin le plus générateur de dépenses après celui du logement dans les familles vivant avec des enfants de moins de 15 ans » (p. 2). Cette pauvreté est non seulement individuelle, mais territoriale : elle se concentre dans des quartiers ou des municipalités en déclin économique. L’appauvrissement s’accompagne d’un affaiblissement du tissu social de telle sorte que les familles touchées sont entraînées dans ce que l’auteure désigne comme « une longue pente [...] vers une citoyenneté de seconde zone » (p. 2). Les cuisines collectives constituent une pratique sociale novatrice dans la mesure où elles offrent une réponse à ces deux dimensions de l’appauvrissement : la réduction de l’insécurité alimentaire, mais aussi l’empowerment pour les personnes qui y réactivent leurs compétences sociales.

L’émergence des cuisines collectives au Québec remonte à 1985 et leur regroupement, au début des années 1990. Le portrait établi par Lucie Fréchette présente le fonctionnement des groupes de base qui habituellement se réunissent à chaque mois pour planifier et cuisiner leurs menus. Certains ont une structure autonome, d’autres sont rattachés à un groupe communautaire, mais l’élément organisationnel qui semble le plus déterminant, c’est le lieu où se déroulent les activités. Lorsqu’elles se réunissent dans un milieu communautaire comme un centre de femmes ou une maison de quartier, les femmes qui constituent la majorité des membres des cuisines, développent « un plus grand sentiment d’appartenance » et s’y rendent « avec plus de régularité » (p. 25). Le chapitre se clôt sur le rappel que les cuisines collectives sont inspirées d’expériences novatrices des pays du Sud et le portrait des cuisines du Pérou que l’auteure connaît particulièrement bien.

Le troisième chapitre explore l’arrière-plan des cuisines pour en saisir la dynamique. Partant de l’entraide comme « clé pour décoder les pratiques des cuisines collectives » (p. 36), l’auteure affirme que les cuisines « regroupent surtout des femmes qui ont en commun une condition de vie marquée par des difficultés économiques et qui unissent leurs efforts pour contrer les conséquences qui en découlent sur le plan de la qualité de vie de leur famille » (p. 36). Elle fait la démonstration qu’elles ont une pratique communautaire comportant l’ensemble des paramètres de l’entraide. Lucie Fréchette propose aussi une typologie en trois volets des cuisines : celles qui sont centrées sur la nutrition, généralement initiées par des professionnelles des CLSC et orientées vers le développement des compétences, les cuisines centrées sur l’entraide et le groupe comme micro-espace social ; et les cuisines qui s’inscrivent dans une approche de développement communautaire. Cettetypologie tripartite rappelle les trois modèles d’action communautaire proposés dans Théories et pratiques en organisation communautaire de Doucet et Favreau (1990) : les cuisines centrées sur la nutrition correspondent assez bien au profil du planning social ; celles qui misent sur le groupe présentent les traits de l’éducation populaire et de l’action sociale ; enfin, le troisième modèle renvoie explicitement au développement communautaire. Dans la conclusion du chapitre, on souligne que les cuisines sont des « structures souples et partiellement informelles qui ont adopté des modes de fonctionnement différents selon les contextes dans lesquels elles sont apparues et selon les orientations des promoteurs » (p. 53).

Le quatrième chapitre illustre les propos des précédents en décrivant trois expériences particulières et en dégageant les leçons de quelques échecs. Sans nommer les groupes en question, on rapporte des propos qui illustrent comment la contrainte, l’absence de plaisir dans le fait de travailler ensemble ou le contrôle exercé par les promoteurs constitue un frein à la dynamique des cuisines. D’une certaine manière, ces exemples complètent la première partie du livre en illustrant comment les diverses clés d’analyse s’agencent dans l’histoire et le fonctionnement de groupes particuliers.

Les autres chapitres proposent des analyses complémentaires en fonction de trois points de vue : l’approche psychosociale basée sur l’entraide, « transformer les aidés en aidants » (p. 98), orientée vers la prévention sociale dont le pivot est l’empowerment  ; l’approche d’économie sociale, « un faisceau de pratiques nouvelles de production de biens et services, de solidarité et de sociabilité » (p. 112), qui présente les défis et enjeux économiques de l’expérience des cuisines et l’approche qui recourt au concept des services de proximité pour décrire les organismes communautaires qui font le pont entre les activités de subsistance de l’économie informelle et l’économie de marché. Le septième chapitre traite des rapports des cuisines collectives avec les acteurs sociaux et montre que « les cuisines dynamiques affichent une histoire et un fonctionnement empreints de rapports positifs avec certaines institutions locales » (p. 133). L’auteure y fait en particulier une analyse du rôle très significatif de soutien que les CLSC et les paroisses jouent à l’égard des cuisines. Le chapitre huit est bref et sert de conclusion. Il expose les facteurs de pérennité des cuisines et le processus d’institutionnalisation qui « contribue à consacrer les cuisines collectives comme partenaires désirables » (p. 151) dans les instances de prévention et de développement local.

L’intérêt du livre Entraide et services de proximité, c’est de nous offrir la description d’une action communautaire, les cuisines collectives, comme une réalité plurielle : il y a plusieurs modèles de cuisines collectives. L’expérience est plurielle dans la mesure où les cuisines s’organisent en fonction des divers modèles d’action communautaire. C’est aussi l’un des rares ouvrages à mettre en lumière le rôle des organismes de soutien et des personnes qui initient une action communautaire, et leur influence aussi bien dans le choix de ces modèles que dans les rapports qui s’établissent entre les personnes qui y participent. À cet égard, Lucie Fréchette offre une contribution intéressante au débat sur l’autonomie du communautaire. L’expérience des cuisines démontre l’importance de situer correctement cet enjeu, sans occulter la solidarité avec d’autres partenaires sociaux dont la contribution est essentielle à l’établissement même de cette autonomie.

Il convient de souligner la précision aussi bien de l’information que des outils d’analyse qui sont utilisés : la démonstration est claire et les approches complémentaires bien campées au niveau conceptuel. S’il faut relever une faiblesse, c’est peut-être que ce caractère méthodique entraîne parfois des redondances et des transitions un peu lourdes. Sans doute est-ce le prix de la précision. Reste à souhaiter que l’ouvrage stimule d’autres productions reposant sur des analyses plurielles d’actions communautaires particulières. Cela pourrait nous permettre de « décramper » certains débats.