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Curieuse pratique que le bénévolat, commandant le respect tout en suscitant peu d’attrait ; curieuse pratique dont on ne cesse d’affirmer la nécessité, mais dont l’image paraît un peu surannée devant les formes d’engagement plus politiques ou plus professionnalisées ; curieuse pratique que l’on recommande volontiers aux autres tout en se gardant de se porter volontaire. Curieuse pratique également, qui perd toute pertinence lorsqu’on l’isole pour la définir et mieux la comprendre. On a déjà fait remarquer que le bénévolat n’était défini la plupart du temps que de manière négative, par ce qu’il n’est pas : un travail non rémunéré, un don sans contrepartie (Gagnon et Sévigny, 2000). Comme toutes les définitions négatives, celle du bénévolat échoue à cerner son objet, et ce d’autant plus qu’elle cherche à le localiser, à en faire un secteur particulier d’activités ou une manière particulière de rendre un service. Il n’y a pas d’activités ou de tâches propres aux bénévoles, qui ne soient par ailleurs réalisées par des travailleurs rémunérés. L’engagement bénévole n’est pas même spécifique aux organismes sans but lucratif ou de bienfaisance (Dreessen, 2001), et n’est pas du bénévolat n’importe quelle activité non rémunérée et librement choisie. Qu’est-ce donc que le bénévolat ? Nous voudrions définir ce curieux objet, en saisir la signification, en nous décentrant de l’objet en quelque sorte, des bénévoles (de leurs motivations et de leur origine), comme des activités bénévoles. Deux propositions sont avancées : définir le bénévolat comme un moment privilégié de reconnaissance de soi et de l’autre, et comprendre ses transformations les plus récentes sous l’angle de la construction et de la transformation des identités. Ces propositions sont introduites par quelques remarques critiques et historiques touchant les études sur le bénévolat, et appuyées par l’examen de deux exemples : le bénévolat culturel et le bénévolat féminin.

Le bénévolat insaisissable

Les bénévoles ont été le plus souvent étudiés du point de vue soit de leurs motivations, soit de leur origine. L’étude des motivations a le défaut d’approcher les bénévoles individuellement et de s’enfermer rapidement dans une opposition entre les motivations intéressées (les avantages et bénéfices de tout ordre qu’ils en retirent) et désintéressées (altruisme et solidarité), et on se perd dans un débat sur l’existence « réelle » de conduites altruistes, qui n’autorise qu’une pétition de principe (l’altruisme tout comme sa négation étant invérifiables), sans pouvoir dire quoi que ce soit de spécifique sur le bénévolat. On en vient à se demander si le bénévolat ne sert pas d’abord à affirmer l’existence de conduites désintéressées. En outre, les enquêtes sur les motivations, comme celles de Statistique Canada (Hall, Mc Keown et Roberts, 2001), arrivent généralement à des résultats banals ou que l’on serait bien en peine d’interpréter. Ainsi, 80 % des bénévoles en font « pour mettre à profit leur compétence » nous apprend seulement que les gens font quelque chose dans un domaine où ils se sentent compétents ; relever que 70 % des bénévoles « se sentent personnellement concernés par la cause » n’appelle pour unique commentaire qu’il n’y a sans doute pas deux personnes interrogées qui ont attribué le même sens à l’adverbe « personnellement ».

Quant à elle, l’étude de leur origine place les bénévoles dans des catégories générales (appartenance religieuse, statut socioéconomique, etc.) qui ne révèlent pas à quelle communauté ils s’identifient. D’intéressantes corrélations sont établies entre la participation et le niveau d’éducation, le fait d’avoir des enfants ou les croyances religieuses, sans que l’on parvienne toujours à en saisir la signification. En quoi le fait d’avoir des enfants conduit-il à faire du bénévolat ? Les croyances religieuses prédisposent-elles au bénévolat ou sont-elles l’indice d’une appartenance à un groupe où existe une tradition de bénévolat ? Bref, on connaît plusieurs caractéristiques des bénévoles, mais cela ne nous renseigne pas nécessairement sur le bénévolat en tant que tel. Aurions-nous un meilleur portrait, d’ailleurs, que nous ne serions pas plus avancés : le portrait des origines sociales des travailleurs d’une entreprise à lui seul nous dit peu de chose sur cette entreprise. Les taux d’engagement bénévole selon les régions ne sont guère plus éclairants : on a souvent fait remarquer que les taux d’engagement bénévole inférieurs au Québec par rapport à l’ensemble du Canada étaient trompeurs, pour la simple raison que la définition retenue exclut bien des formes d’engagement communautaire ou de prise en charge collective particulières au Québec. Arrêtons-nous tout de même à la définition de Statistique Canada : sont bénévoles les « personnes qui acceptent de plein gré de fournir un service sans rémunération par l’entremise d’un groupe ou d’un organisme ». Cette définition en dit plus qu’il n’y paraît, ou plus exactement, elle est moins descriptive qu’on pourrait le croire. Elle contient deux idées : que le bénévole n’obéit à aucune obligation et que, passant par un organisme, ce n’est pas à son entourage que le bénévole offre ses services. Cette organisation du bénévolat est un signe de l’autonomisation de l’activité bénévole et la distingue des services offerts aux proches.

Sans doute « un don à des étrangers » serait-elle une définition plus adéquate, en entendant par « étranger » non des gens qui demeurent inconnus (comme dans le cas d’un don en espèce fait à un organisme de charité ou de développement international), mais des gens vis-à-vis desquels on n’a pas d’obligation en vertu des règles communes de réciprocité (inscrites ou non dans la loi), comme c’est le cas entre membres d’une même famille, entre amis ou dans le cadre d’une forme plus ou moins ritualisée de cadeau ou de service (au travail, par exemple). La personne qui reçoit le service ou le don est « étrangère » au sens où la relation n’est pas régie par des obligations ou des normes de réciprocité, même s’il y a des contraintes dans la manière d’offrir le service, et même si le bénévole peut finir par la connaître assez intimement. C’est pourquoi le bénévolat est si vaste, sans frontière précise, difficile à cerner. C’est pourquoi, dans une société où certaines formes d’obligations et de réciprocité deviennent plus floues et moins contraignantes, on commence à parler de « bénévolat au sein de la parenté et de la famille », ce que l’on appelle parfois le « bénévolat informel » pour le distinguer de celui pratiqué au sein d’une organisation. C’est le signe que les obligations familiales ne font plus l’objet de règles claires et chacun les interprète différemment.

Le bénévolat, une nouvelle pratique sociale ? Serait-il la forme contemporaine des solidarités traditionnelles, des corvées et de l’entraide entre voisins, qu’on se plaît parfois à imaginer qu’elles étaient autrefois importantes ? Le bénévolat possède une histoire et pas uniquement celle du retour périodique des élans de solidarité. Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, le bénévolat, comme forme d’activité particulière, s’est progressivement autonomisé. Aline Charles, dans son étude du bénévolat hospitalier, propose deux éléments d’explication reliés à la professionnalisation de l’aide et des services. Elle montre bien qu’avec l’étatisation et la professionnalisation des soins hospitaliers dans les années 1960, les bénévoles ont été évincés des soins et de la direction des établissements auxquels ils prenaient part. S’en est suivi un confinement des bénévoles au caring, c’est-à-dire l’accompagnement, la présence et le réconfort : un supplément d’âme pourrait-on dire. Son caractère gratuit et désintéressé s’en trouve ainsi renforcé. Le bénévolat existait déjà, mais la place des bénévoles change, tout comme leur statut et la signification de leur conduite. Par rapport à la professionnalisation et au salariat d’un plus grand nombre de secteurs, l’activité bénévole se différencie, non pour former un secteur d’activités spécifiques, car les tâches accomplies par les bénévoles le sont également par des salariés, mais un ensemble d’activités où les liens et la reconnaissance prennent une importance particulière et deviennent même une finalité en eux-mêmes.

L’autonomisation de l’activité bénévole a conduit, dans un second temps, à la diffusion de la catégorie. Le bénévolat, qui a pu sembler désigner une certaine catégorie de services ou d’activités, devient un don, c’est-à-dire que la signification du geste compte autant que l’utilité du service rendu. C’est ainsi que l’on en vient à parler de bénévolat « informel » et que des personnes qui aident leurs parents âgés disent que c’est leur bénévolat, pour signifier qu’elles n’y sont pas obligées et en faire un acte de reconnaissance. Qu’il soit abusif de parler ici de bénévolat et qu’il faille restreindre l’emploi de ce terme aux services rendus à des étrangers au sein d’une organisation, le phénomène n’en est pas moins significatif. Le plus important dans le service rendu, c’est l’intérêt manifesté à l’égard d’une personne et de sa condition, ou d’un groupe de personnes et du lien que l’on entretient avec elles : on les reconnaît et, du même coup, on reconnaît l’importance du lien entretenu avec elles.

Reconnaissance et identité

Mettre ainsi l’accent sur la reconnaissance dans le bénévolat amène un changement de perspective, qui rend compte des mutations que connaît le bénévolat, notamment dans le secteur de la santé et des services sociaux. Trois mutations peuvent au moins être relevées (Gagnon et Sévigny, 2000) :

  • De la charité à la liberté. Le bénévolat est d’abord et avant tout une activité librement choisie ; elle ne s’effectue pas pour autant spontanément, sans balises ni encadrement ; au contraire, puisqu’elle s’exerce au sein d’un organisme. Il reste que rien n’oblige le bénévolat, et c’est cette liberté qui confère une valeur à ce geste. Plus qu’une tâche, ce geste comporte une signification, soit un intérêt porté à quelqu’un ou à une situation.

  • Du service à l’expérience. Le bénévole accorde une grande importance à la rencontre, à la relation interpersonnelle. Celle-ci est à la fois ce qui donne le sens au bénévolat mais aussi, souvent, ce en quoi consiste le bénévolat : « accompagner ». Les bénévoles témoignent par leur présence de la valeur et du sens d’une expérience, d’une condition sociale ou humaine.

  • De la distance à la proximité. Souvent le bénévole partage la condition de ceux auprès de qui il s’engage, ce qui tend à rapprocher les groupes de bénévoles des groupes d’entraide. Le bénévolat est l’affirmation d’une identité régionale, par exemple, ou de génération (Sévigny, 2001), la proximité ici ne doit pas être nécessairement entendue comme géographique, mais comme affinité, comme identité partagée. En ce sens, le bénévolat se rapproche des « nouveaux » mouvements sociaux, pour qui l’affirmation et la reconnaissance de l’identité deviennent un enjeu central (Melucci, 1989).

Recherche de liberté, expérience significative et proximité ne sont pas non plus toujours présentes avec la même intensité dans toutes les pratiques bénévoles et chez tous les bénévoles. Mais ce sont des conditions qui contribuent à faire du bénévolat un moment privilégié pour la reconnaissance de soi et de l’autre (c’est ainsi que nous le définissons) : reconnaissance de la valeur de l’expérience, de la situation, des personnes aidées ; reconnaissance toujours insuffisante et constamment recherchée à une époque où les identités sont mal assurées, où l’individu ne reçoit plus son identité mais doit la conquérir, inventer sa propre voie et se la voir confirmer, et où certains ont plus de difficulté à y parvenir. Le bénévolat n’est pas le seul espace de reconnaissance. Dans le rapport marchand ou le travail rémunéré, il y a reconnaissance de la valeur d’un bien, d’un travail, d’une action, d’un lien, d’une situation, mais, dans le bénévolat, cette reconnaissance est recherchée pour elle-même. C’est ce qui le distingue de toutes les autres activités, rémunérées ou non, intéressées ou désintéressées[1]. J. T. Godbout (1992, 2000) est l’un de ceux qui, ces dernières années, a fait avancer le plus cette question en définissant le bénévolat comme un don. Dans le don, l’objet échangé ou le service rendu est au service du lien qu’il instaure, au contraire de l’échange marchand ou du travail où c’est le lien entre les personnes qui est au service des biens ou services échangés. Mais encore faut-il comprendre quelles formes de liens se tissent entre les bénévoles ou avec les personnes auxquelles ils rendent service et quelle signification elles revêtent. Et parce qu’au centre de l’engagement, il y a un acte de reconnaissance, c’est sous l’angle de l’identité sans doute qu’il faut chercher à comprendre les diverses manifestations et transformations du bénévolat. Car reconnaître et faire reconnaître ce que les personnes sont et font, ce qu’on estime important, nécessaire ou désirable, c’est se donner une identité.

L’engagement bénévole ne se comprend pas en regard des motivations de chacun considérées isolément, mais dans une histoire individuelle et un espace social où ce qu’on fait ou ce qu’on valorise est reconnu par d’autres. Les intérêts qu’en retire le bénévole ne sont pas indépendants du groupe social mais en dépendent. L’identité implique ainsi une communauté, plus ou moins large et changeante, à laquelle les bénévoles s’identifient, pour laquelle ils travaillent et par laquelle ils trouvent reconnaissance et identité. Cette communauté n’est pas donnée a priori en vertu de l’origine sociale, mais elle est en devenir dans leur projet, elle change dans le cours d’une vie et suivant l’importance que les individus lui accordent et ce qu’ils y investissent.

L’identité, aussi bien individuelle que collective, se construit ainsi dans un rapport à soi-même, à un « autrui significatif » (les proches dont on attend une reconnaissance ; Taylor, 1992), et à un « autrui généralisé » (une communauté). C’est dans ce triple rapport qu’elle se forme, à travers un discours, un « récit identitaire » qui lui permet de se structurer (Ricoeur, 1990), et qui suppose une mémoire et une finalité (Dumont, 1995, 1993), que ce soit celle d’une trajectoire individuelle ou un projet collectif ; l’identité est inscrite dans le temps. Ce rapport suppose également un espace, relativement restreint dans lequel on rencontre et interagit avec un autrui significatif, et un espace plus large, la communauté ou l’autrui généralisé, support à la construction des identités autant que résultat de cette construction. Poser le bénévolat comme travail de reconnaissance, c’est dire qu’à travers celui-ci on cherche à poser à la fois qui est l’autrui significatif et quel est l’espace social le plus large où il se situe. C’est établir les contours et la définition de sa communauté, dont les frontières, à l’époque où des identités particularistes promues par les nouveaux mouvements sociaux ne vont plus de soi, s’inscrivent dans un espace social souvent mieux défini par les affinités que par la géographie.

Les bénévoles ont souvent une expérience antérieure de bénévolat ou d’engagement ; une large proportion de bénévoles n’exerce pas son bénévolat longtemps au même endroit ou pour la même cause (Worms, 2001). Nous savons cependant peu de chose sur le moment où les personnes s’engagent, le lien avec leurs autres activités ou expériences, et la place que cet engagement occupe dans leur cycle de vie et leur trajectoire (Dreessen, 2001). Il nous faut comprendre les lieux d’engagement des bénévoles, pourquoi ils bougent (roulement), pourquoi ici il y a des listes d’attente (organismes culturels) et là des pénuries (école, certains services sociaux), et comment cet engagement s’inscrit dans le temps (parcours individuel) et dans l’espace (collectif). Approcher le bénévolat comme activité de reconnaissance, située dans un temps et un espace bien précis, permet de dépasser l’opposition qui prévaut souvent, y compris chez les meilleurs auteurs, entre les motivations intéressées et désintéressées des bénévoles, entre ce que l’action leur apporte (sociabilité, expérience) et ce qu’elle apporte aux autres (aide, soutien). L’existence du bénévolat ne confirme pas celle du désintéressement, non plus que le relevé des intérêts des bénévoles ne constitue un démenti de son existence. Penser le bénévolat comme reconnaissance évite cette distinction peu fructueuse, car il est nécessairement pour soi et pour les autres : c’est la recherche de ce qui vaut pour soi et qui doit nécessairement être reconnu par les autres. Sans doute insiste-t-on beaucoup sur le désintéressement lorsqu’on parle du bénévolat, et de cette insistance il faut rendre compte, tout comme du fait que les bénévoles ne cessent de nier leur désintéressement en soulignant tout le profit qu’ils en retirent. Mais cela est moins contradictoire qu’il n’y paraît, et sans soute est-ce même une façon d’attirer l’attention ailleurs que sur le seul bénévole, et davantage sur la signification de ce qu’il fait, sur ce que dit son action[2]. Cette approche permet également d’éviter de chercher un secteur d’activité propre aux bénévoles. Il n’y a pas d’activités réservées aux bénévoles ; ce n’est d’ailleurs pas seulement dans le bénévolat ni dans les liens tissés dans le bénévolat qu’il y a recherche de reconnaissance et affirmation d’une identité, mais ici elles sont recherchées plus fortement ou peuvent s’exprimer mieux qu’ailleurs (dans le travail et la consommation notamment). Elle permet enfin de spécifier les communautés par et pour lesquelles les individus s’engagent, et non simplement de les présupposer.

Deux exemples

Le parcours des bénévoles, la place de leur engagement dans leur trajectoire, et donc dans leur identité, ainsi que le caractère incertain et possiblement changeant de la communauté par rapport à laquelle cette identité se définit posent la question des appartenances. Dans quel espace s’inscrivent aujourd’hui les identités, dans quels territoire ou localité ou dans quel espace non territorial (réseaux affinités) ? Il faut qualifier ces communautés d’appartenance, en reconnaître les ancrages et le déploiement, ainsi que les frontières. Deux exemples peuvent l’illustrer.

Le bénévolat dans le secteur culturel. Les festivals et événements culturels en région (arts visuels, musique, théâtre, cinéma) reposent sur la contribution d’un grand nombre de bénévoles qui s’impliquent dans l’organisation à divers titres et à diverses étapes, de la conception à l’organisation et au déroulement, dans la gestion, la publicité, l’accueil et le transport des participants et des visiteurs, notamment. Si certains bénévoles sont recrutés pour leur formation ou leurs compétences particulières, d’autres apprennent sur le tas. Nos travaux (Fortin, 2000) ont montré l’importance que prennent ces événements dans la définition de l’identité régionale ; ils ont permis de reconnaître l’importance et le très grand engagement des bénévoles, et ont révélé qu’il n’est pas toujours facile de départager le bénévolat du travail rémunéré. Chose certaine, les bénévoles, nombreux, sont au coeur de l’activité, ainsi qu’à son origine. Ce qui les motive, c’est autant « l’amour de l’art » que l’amitié avec les organisateurs, la fierté régionale, le plaisir de rencontrer des artistes, l’acquisition d’expérience professionnelle, le plaisir de travailler ensemble et le sentiment de contribuer à un projet collectif. Leur motivation est si forte qu’au-delà des motivations individuelles de chacun on a souvent envie de parler de mobilisation communautaire. Vivre en région, pour tous ces bénévoles, ce n’est pas seulement y survivre, et la vie culturelle n’est pas une composante optionnelle de la qualité de la vie. Bref, ce que visent ces bénévoles, c’est l’affirmation / définition de leur région comme lieu ouvert sur le reste du monde, insérée dans des réseaux politiques et économiques, mais aussi culturels et artistiques.

Un deuxième exemple est tiré du champ des services sociaux : les trajectoires d’engagement de nombreuses femmes du début des années 1960 au début des années 1990, qui sont passées des comités de parents d’école aux conseils d’administration de Caisse populaire, du comité de pastorale à celui d’accueil des nouveaux paroissiens, de la campagne de souscription pour une oeuvre de charité au comité d’usagers du Centre local de services communautaires (CLSC), des loisirs municipaux au Conseil municipal (Gagnon, 1995). Elles ont ainsi suivi un parcours correspondant aux grandes étapes de leur vie d’adulte (mariage, éducation des enfants, retour sur le marché du travail, vieillissement), mais également à une transformation des rôles féminins et de l’identité des femmes. Leurs premiers engagements ont souvent correspondu à un besoin de sortir de la maison, tout en continuant de s’occuper des enfants (comité d’école, bibliothèque), ensuite de conserver ou de nouer des liens (loisirs, oeuvres de charité), puis de parfaire leur formation et, éventuellement, de gagner le marché du travail, mais toujours à la nécessité de faire quelque chose de valorisant qui leur vaut une reconnaissance (conseil d’administration, éducation populaire, politique municipale), toujours autour de leurs principales communautés d’appartenance (la famille, la paroisse ou le village, les femmes, les personnes âgées).

Les transformations de l’identité, et de l’identité féminine particulièrement, n’ont pas conduit au simple remplacement d’un modèle par un autre. L’engagement bénévole dans des organisations comme l’Association féminine d’éducation et d’actions sociales (AFEAS) ou les Fermières a d’ailleurs souvent été une manière pour les femmes de concilier des valeurs et des conduites anciennes et nouvelles, d’intégrer de nouvelles valeurs sans dévaloriser ce qu’elles avaient été ou demeuraient, de réconcilier le passé et le présent : défendre la famille tout en cherchant à être autre chose qu’une mère de famille. L’engagement bénévole permettait une médiation entre les identités individuelle et collective, mais aussi une médiation dans le temps (Gagnon, 1995). Les observations d’Andrée Sévigny (2001) sur le bénévolat d’aide aux personnes âgées (livraison de repas à domicile, visites d’amitiés et transport) pourraient aisément être interprétées dans ce sens : ce sont majoritairement des personnes âgées qui soutiennent à domicile d’autres personnes âgées, des personnes, comme le reconnaissent autant les bénévoles que les personnes recevant l’aide, qui partagent les mêmes valeurs, une condition semblable (vieillissement, éloignement des enfants) et qui habitent la même communauté (village ou région). Pour cerner l’espace et le temps de l’engagement bénévole, il faut comprendre la trajectoire des individus qui s’engagent, leur trajectoire de bénévole mais aussi leur trajectoire professionnelle et personnelle, les principaux points autour desquels se sont organisées leur identité et leurs aspirations, et relier cette trajectoire avec la finalité de l’activité bénévole (ce qu’elle touche, ce qu’elle met en valeur, ce qu’elle fait reconnaître) et le mode d’organisation de cette activité (le type de lien qu’il favorise, ce qu’il permet de faire reconnaître). Ces trois dimensions nous informent sur le bénévole : sur son rapport à soi (finalité et trajectoire), sur son rapport à un autrui significatif (trajectoire et organisation) et sur son rapport à un autrui généralisé (finalité et organisation).

Conclusion

Mieux comprendre les diverses formes de participation à la vie communautaire permet d’éclairer les transformations de cette participation, tant au plan collectif, en comparant divers lieux d’engagement bénévole, qu’au plan individuel, en situant cet engagement dans la trajectoire des individus, mais surtout de parvenir à acquérir une meilleure connaissance des communautés en cause, qui soutiennent et que soutiennent réellement les bénévoles ; des communautés dont on présuppose souvent l’existence ou dont on fixe a priori les limites, mais qui sont aussi le résultat de l’engagement bénévole. Communautés dont l’inscription territoriale ne va pas de soi, qui peuvent s’ancrer localement tout en s’ouvrant sur de vastes réseaux déterritorialisés (Fortin, 2000), le local nourrissant le réseau et inversement. Nos observations rejoignent celles faites dans divers autres travaux axés sur les nouvelles formes de vie associative (voir notamment Ion, 1990). Celles-ci visent moins qu’auparavant la défense d’un intérêt collectif, d’une cause coextensive à l’ensemble de la société (Fortin, 1994), où l’implication identitaire est maximale (on s’engage comme citoyen, femme, travailleur), et portent davantage sur des causes plus limitées ou circonscrites, qui n’engagent qu’une dimension de l’existence et donc de l’identité (résidant d’une zone menacée par des déchets industriels, usager de certains services publics, chef de famille monoparentale). Cette sociabilité correspond à une forme d’individualisation et d’affirmation des différences et des particularités de chacun ; multiples identités partielles et souvent transitoires (Elbaz, Fortin et Laforest, 1996). On peut ainsi suivre le déplacement du pôle autour duquel se construisent l’identité et les communautés qui en résultent. Nous savons que bien des services ou activités sont impossibles sans la présence des bénévoles, aussi bien dans le domaine des services sociaux que dans une foule d’autres, que ce soit à l’école (bibliothèque, aide aux devoirs) ou dans la réalisation des événements culturels devenus si importants dans le développement de certaines régions (Fortin, 2000). Cependant, ils ne vont pas toujours là où nous souhaiterions qu’ils aillent, et là où ils vont, ils ne restent pas toujours. Il faut comprendre les directions qu’ils prennent, les causes qui leur tiennent à coeur, les communautés auxquelles ils s’identifient.