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Au Québec, l’élaboration et l’adoption d’une stratégie de lutte contre la pauvreté marquent-elles un tournant significatif dans la mise en oeuvre des politiques sociales et de l’action de l’État ? Nous trouvons-nous enfin devant le tournant social-démocrate attendu par certains ou plutôt dans la continuité de l’approche libérale qui s’est cristallisée dans la politique du déficit zéro ?

Une manière de contribuer au débat consiste à comparer la stratégie québécoise avec la loi d’orientation française sur la pauvreté et les exclusions sociales qui a été votée en 1998 par un gouvernement soutenu par une gauche plurielle. Cette comparaison apparaît d’autant plus pertinente que le gouvernement du Québec affirme s’être inspiré de la législation française, allant jusqu’à employer les mêmes formules : « impératif national », « approche globale et innovatrice », « la pauvreté comme atteinte à la dignité humaine ». Malgré une rhétorique commune autour de la citoyenneté et de la solidarité, on retrouve des différences importantes entre les deux législations. Quatre thèmes liés à cette politique seront abordés, soit 1) la conception de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2) la vision de la prévention, 3) la vision du filet de sécurité sociale et 4) l’accès à l’emploi. Cette division ne fait que reprendre les orientations et les axes d’intervention de la stratégie de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale exposés dans l’énoncé de politique du gouvernement du Québec en juin 2002.

Pauvreté et exclusion sociale

On estime généralement que le concept de pauvreté en politique sociale trouve son origine dans la tradition libérale anglo-saxonne de recherche et d’action sociale, contrairement à celui d’exclusion sociale qui se rattacherait à la tradition républicaine française. L’énoncé québécois de politique définit peu ou pas le terme « exclusion », mais consacre un chapitre entier à décrire la situation du Québec en termes de pauvreté ou d’écarts de revenus et à repérer les groupes et territoires plus touchés par la pauvreté.

Dans le projet québécois, la notion d’exclusion est formulée au singulier, contrairement à la loi d’orientation française qui traite des exclusions au pluriel. La notion d’exclusion est préférée, en France, à celle de pauvreté. On la conjugue au pluriel pour souligner son caractère multidimensionnel. On ne cherche pas à identifier des groupes cibles, mais on désigne plutôt des situations, des conditions difficiles d’existence en fonction des domaines de privation (logement, santé, emploi, éducation, culture, loisirs). La définition française des exclusions est surtout politique en tant que non-réalisation effective ou déni des droits sociaux garantis, obligeant à une approche transversale qui prend en compte la complexité et la multidimensionnalité des problèmes à résoudre. Par la notion d’exclusion, il s’agit moins de désigner des catégories particulières de la population, des groupes statistiques définis par un manque de ressources, que d’établir des parcours, des trajectoires et des processus ayant des causes multiples et entraînant un cumul de désavantages, donc des formes plurielles d’exclusion.

La définition québécoise est plutôt socioéconomique. Le projet de loi québécois définit la pauvreté en tant que condition de privation de ressources et de moyens, de l’absence de choix et de pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique (art. 2). On reste en continuité avec une logique des groupes cibles, enfermés ou piégés dans un état de pauvreté persistant ou des personnes en situation de non-autonomie économique (dépendance sociale). Une lecture en termes de groupe cible ou à risque peut entraîner des effets pervers. Malgré l’objectif de cibler pour intégrer plus efficacement, il arrive souvent qu’on isole ce groupe : au mieux, on le marginalise, au pire, on le stigmatise. Celui-ci devient entièrement défini par son manque. On en vient alors à constituer des catégories statutaires d’exclus ou de pauvres. Au lieu de permettre l’élargissement des droits sociaux, on crée des droits spéciaux par lesquels les personnes ciblées deviennent, de facto, des citoyens de seconde zone.

Tout laisse croire que, selon la législation québécoise, la pauvreté comme absence de moyens ou de ressources entraînerait l’exclusion sociale d’une partie des citoyens, l’exclusion étant comprise comme une forme extrême de pauvreté. D’après la législation française, au contraire, les diverses formes d’exclusion, comme déni de droits, provoqueraient des situations de pauvreté. L’exclusion exprimerait ici un élargissement de la notion de pauvreté ; elle apparaîtrait comme un processus et un cumul de désavantages dont une des conséquences serait la faiblesse ou la privation de revenus.

De ces conceptions distinctes découlent des priorités d’action différentes. Si la pauvreté est la cause, il devient, dans ce cas, nécessaire d’accéder aux moyens financiers pour s’en sortir soit par des allocations ou par l’emploi. Si, au contraire, l’exclusion apparaît comme cause, les priorités porteront plus sur l’accès aux droits sociaux et à l’élimination des obstacles à l’intégration sociale. D’où l’importance, au Québec, des débats autour du barème plancher, de la redistribution des revenus ou de l’incitation à l’emploi, et, en France, de l’accès aux droits sociaux et de l’élimination des zones de non-droit.

Prévention

La prévention constitue, dans les deux législations, un axe majeur d’action obligeant un changement d’approche et de mesure dans les stratégies de lutte. Prévenir vise à traiter les problèmes en amont, avant qu’ils ne se manifestent.

La prévention signifie, dans l’énoncé québécois de politique, agir de façon précoce à l’égard des groupes à risque, en matière de pauvreté et d’exclusion, par des programmes et des dispositifs spécifiques (Naître égaux, Grandir en santé, Solidarité jeunesse). L’objectif est de favoriser le développement du potentiel des personnes, développement qui passe par le soutien de la famille, de la jeunesse et la facilitation de l’accès aux compétences et aux formations qualifiantes pour les adultes appartenant aux groupes plus vulnérables.

La stratégie française de prévention relève certaines situations à risque et met en place des programmes d’action qui visent à éviter les ruptures dans les conditions d’existence des individus et des familles. La loi française aborde la prévention par la réforme des procédures de traitement des situations de surendettement et des saisies immobilières et la mise en place de mesures destinées à maintenir dans leur logement les personnes en difficulté.

Contrairement à la stratégie québécoise qui n’en dit mot, l’endettement est vu, en France, comme une dimension essentielle de la prévention. On vise à éviter que l’endettement des personnes ne leur laisse pratiquement plus de ressources pour vivre, ce qui risque d’entraîner d’autres problèmes au niveau du logement, de l’alimentation, de la santé et de l’éducation des enfants. En plus de consacrer un droit au compte bancaire, la législation française vise à assurer un droit à l’habitat. L’expulsion d’un locataire d’un logement pour non-paiement de loyers ne peut se faire que si une offre d’hébergement a été formulée. Une taxe locative supplémentaire est appliquée sur les logements vacants et un droit de réquisition est institué sur les mêmes logements selon des conditions particulières.

Renforcer le filet de sécurité sociale

La deuxième priorité québécoise porte sur le filet de sécurité sociale. L’objectif est de rehausser le revenu de base garanti aux individus et aux familles et de faire du logement social le point d’ancrage des demandes d’insertion des personnes en difficulté. C’est ici qu’apparaît le revenu de solidarité, présenté comme une innovation et un progrès. Cette proposition s’inscrit dans la logique des groupes cibles ou à risque et dans la philosophie de la promotion de l’autonomie des individus.

Ce revenu de solidarité est accordé aux ménages assistés socialement qui ont des contraintes sévères en emploi et ceux qui travaillent à bas salaires (working poor). Les ménages recevant de l’assistance mais aptes au travail ne sont pas admissibles. On accentue ici la division traditionnelle de l’assistance entre les populations méritantes et non méritantes. La mesure vise d’abord à inciter les personnes aptes au travail qui reçoivent des prestations d’aide sociale à retourner sur le marché du travail. Ce qui est visé dans le revenu de solidarité, c’est moins une vertu sociale, en l’occurrence la solidarité, mais plutôt le piège de la pauvreté. Le gain à la reprise d’un emploi pour une personne sur l’aide sociale est jugé si faible que l’allocataire risque de rester durablement assisté. Le revenu de solidarité cherche à augmenter les incitatifs à la reprise d’un emploi rémunéré au salaire minimum, soit rendre le travail financièrement plus attractif. Cette mesure obéit plus à une logique du mérite que du besoin ; elle reste conforme à l’orientation libérale des pays anglo-saxons qui cherchent à activer les dépenses sociales en rendant le travail payant et en transformant le filet de sécurité en tremplin pour l’emploi. L’énoncé québécois est hésitant, dans ce cadre, à garantir un barème plancher à l’aide sociale.

La stratégie française affirme le droit à des moyens convenables d’existence avec un choix différent du Québec quant à la garantie du filet de sécurité. L’aide sociale y est moins différentielle et conditionnelle. Les allocataires de l’aide sociale qui reprennent une activité faiblement rémunérée peuvent cumuler pendant un an leur allocation et leur salaire. La logique est aussi d’inciter les personnes assistées sociales aptes au travail à retourner sur le marché du travail, mais sans pénalité en cas de refus. La prestation d’assistance est incessible et constitue un revenu plancher garanti. On garde le caractère universel de l’allocation et le choix d’activer les dépenses sociales n’est pas une priorité d’action.

Dans la stratégie québécoise, l’aide au logement est considéré comme un levier majeur de lutte contre la pauvreté. Quatre programmes sont mis de l’avant avec un volet important de logement à vocation sociale ou communautaire. On cible des clientèles à risques dits multiproblématiques (volet III d’accès logis, divers projets pilotes) en privilégiant une politique de services qui va « au-delà du béton » dit-on.

Le volet logement occupe une place plus importante dans le texte législatif français : plus du tiers des articles et la moitié des dispositions lui sont consacrés. La loi française propose le développement d’une offre nouvelle de logements adaptés et l’amélioration des conditions d’accès au logement. Pour le législateur français, l’attribution des logements sociaux locatifs participe à la mise en oeuvre du droit au logement. L’attribution des logements sociaux ne concerne pas que les plus démunis ; on institue le principe de la mixité sociale des logements sociaux afin d’éviter toute « ghettoïsation ».

Là où les mesures préventives ont échoué, là où le filet de sécurité se révèle inadéquat, apparaissent alors des situations d’urgence sociale que prend peu en compte la stratégie québécoise de lutte contre la pauvreté. Les situations d’urgence appellent alors des réponses spécifiques. Il n’y a pas création de droits nouveaux, mais une mise en marche de mécanismes supplémentaires afin de rendre réalisables et effectifs les droits fondamentaux. La législation française a institué une sorte de garantie du maintien de la fourniture d’eau, d’électricité, de gaz et du service téléphonique. Elle a mis sur pied des commissions d’action sociale d’urgence (lieux d’accueil garantissant une réponse d’ensemble dans des délais rapides), créé un minimum alimentaire insaisissable sur un compte bancaire et développé des réseaux d’hébergement d’urgence. Elle a enfin mis en place des équipes mobiles d’urgence sociale pour garantir aux personnes en situation de détresse sociale et sanitaire une assistance immédiate et coordonnée. Elle a augmenté les ressources des fonds de solidarité pour le logement servant à faire face aux situations d’urgence.

Favoriser l’accès à l’emploi et valoriser le travail

Au sein des deux législations, l’emploi est considéré comme un vecteur essentiel d’intégration sociale. On y défend l’idée qu’au-delà d’un revenu le travail procure une insertion sociale et une dignité que l’assistance ne donne pas. Il est aussi affirmé qu’au droit d’être aidé correspondent des devoirs à l’égard de la société, notamment celui de travailler. Dans le domaine de l’emploi, on favorise une individualisation des interventions en fonction des besoins et des cheminements des individus à l’aide de parcours individualisés ou personnalisés à l’emploi. Ces options engendrent des interventions s’inscrivant dans une certaine durée et obligent à changer d’échelle selon plusieurs types de solutions offertes. On intervient non seulement au niveau de l’offre de travail, mais aussi au niveau de la demande (entreprises d’insertion, fonds de soutien à l’initiative économique, économie sociale). La gamme des dispositifs offerts reste cependant plus diversifiée en France avec un plus fort engagement de l’État dans la garantie d’emplois spécifiques (contrats-jeunes, contrats de solidarité, etc.).

La législation québécoise envisage l’insertion sous le registre principal du devenir professionnel. L’accès à l’emploi se traduit par des mesures destinées à des groupes cibles ou à risque de pauvreté (groupes vivant une pauvreté persistante, personnes avec des contraintes sévères à l’emploi, personnes immigrantes récentes, minorités visibles). Pour le Québec, l’objectif est de favoriser l’autonomie financière grâce à l’insertion sur le marché du travail, ce qui entraîne la sortie du piège de la pauvreté, une contribution et une participation sociale ainsi que la réduction des coûts pour l’État en termes de transferts et de services sociaux au Québec.

Pour la France, une meilleure insertion sociale passe par un accès facilité et effectif au logement, aux soins médicaux, aux loisirs et à la culture qui constituent des préalables à la reprise d’activité. L’emploi est restitué dans le cadre plus général de la lutte contre les exclusions et de l’accès aux droits sociaux. Cette dimension centrale à la législation française est quasi absente dans le projet du Québec. Il y a, en France, l’idée fort développée d’un rejet de la logique traditionnelle d’assistance axée sur les groupes cibles et un refus de construire des dispositifs spécifiques pour les pauvres ; on vise plutôt à faire en sorte que tous bénéficient des mêmes droits. L’optique française cherche à ouvrir les opportunités, à assurer aux individus les moyens de leur autonomie qui passe par la capacité des individus à faire valoir leurs droits sociaux. Cet objectif est fondé sur la conviction que la pauvreté réduit la capacité des individus à faire valoir leurs droits sociaux, ce qui entraîne des formes multiples d’exclusion.

C’est là que repose une différence essentielle entre la législation française et le projet québécois. On peut à cet égard parler d’une orientation sociale plus libérale que social-démocrate si on la compare à la France. Le Québec défend moins un droit à l’emploi que l’accès au marché du travail, afin que l’individu acquière de façon durable son autonomie financière. La France conçoit la sortie de la pauvreté et l’exclusion sociale par l’exercice effectif des droits sociaux, dont le droit à l’emploi garanti par l’État. Le projet québécois est plus libéral, car il voit davantage la sortie de la pauvreté par le marché que par la garantie de droits sociaux. L’accent est mis sur l’individu qui doit se responsabiliser face à la société. Au Québec, l’État cherche plus à limiter ses interventions en ciblant des segments de la population pauvre et vulnérable, en encourageant ceux-ci à sortir de la dépendance étatique pour acquérir une autonomie économique par le marché du travail.

Conclusion

La législation française, comparativement au projet québécois, intervient plus sur les conditions concrètes d’existence difficile des plus démunis (coupures d’eau, gaz, électricité, surendettement, interdiction de compte bancaire, non-paiement de loyers et expulsion) tout en affirmant de façon plus évidente le rôle de l’État comme garant des droits sociaux fondamentaux. En France, c’est le droit qui détermine l’appartenance à la société. Sans résoudre fondamentalement le problème de la pauvreté et de l’exclusion, les garanties inscrites dans la loi d’orientation française (garantie d’un minimum plancher, droit au compte bancaire, protection contre les coupures d’eau, d’électricité, gaz, protection contre l’expulsion du logement, réquisition de logements vacants) éliminent plusieurs problèmes et tracas vécus quotidiennement par les personnes en difficulté.

Fondamentalement, l’approche libérale québécoise attribue à l’individu l’entière responsabilité de sa situation d’où une approche en termes d’incitatifs (carotte) et de pénalité (bâton). Dans l’approche sociale française, la responsabilité incombe d’abord à l’État qui a le devoir de garantir à chaque individu l’accès et le respect des droits sociaux. En France, la lutte contre la pauvreté et les exclusions sociales met en jeu le pacte républicain où il y a reconnaissance par la société d’une dette sociale à l’égard de ceux qui sont en difficulté. Au Québec, ce qui est en jeu semble plutôt être les finances publiques qui exigent d’activer les dépenses sociales, d’orienter son programme de lutte vers les populations les plus à risque en les invitant à retourner sur le marché du travail et à s’y maintenir.