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Introduction

Il y a sept ans, sous l’impulsion de professionnels du CLSC Côte-des-Neiges désireux d’approfondir leurs connaissances en ethnopsychiatrie et de diversifier les approches et les regards sur leurs pratiques, s’organisait un séminaire de discussion de cas autour d’une ressource extérieure à l’institution[1]. De façon plus implicite, le besoin de préserver un groupe transdisciplinaire et multi-équipe dans un contexte de réorganisation n’était pas étranger à cette demande de réflexion et de support. Les premières années du séminaire allaient amener la collaboration avec un hôpital pédiatrique, puis avec un deuxième. Durant ce temps, l’intérêt pour ce type de lieu de réflexion-formation se confirmait malgré la fatigue associée à la lourdeur des réalités rencontrées et aux remaniements institutionnels. Signalons qu’au départ l’évolution de ce groupe vers un séminaire interinstitutionnel a été plus déterminée par les disponibilités restreintes des animateurs que par des objectifs clairement formulés. La proposition de travail interinstitutionnel a d’abord soulevé à la fois de l’intérêt et certains doutes : comment allait s’effectuer le partage des décisions, des temps et des lieux entre les institutions ? Le partage d’une ressource de formation commune avait pour origine un manque et constituait un pis-aller. Après plus de deux ans de travail commun, les séminaires interinstitutionnels se sont révélés être une modalité intéressante de formation dont les effets, selon les participants, dépassaient les objectifs initiaux. Effectivement, les séminaires paraissaient jouer un rôle à la fois au niveau d’une diminution de la fragmentation des services, d’un soutien aux intervenants et d’un transfert de savoir-faire.

Cet article vise à décrire cette modalité de formation à partir de l’expérience subjective des participants, en mettant en évidence certains des éléments et des dynamiques qui constituent son originalité et permettent une transformation, voire une subversion, des modèles dominants. Dans un premier temps, nous ferons un survol de la littérature sur la formation par discussion de cas. Dans un deuxième temps, nous décrirons le contexte institutionnel et social entourant le séminaire et ses modalités de fonctionnement. Enfin, nous présenterons les perceptions des participants et leur évaluation des forces et limites de ce modèle.

Les présentations de cas comme instrument de formation en intervention transculturelle

Les nombreux modèles de formation en intervention transculturelle se centrent sur divers modes de transmission de l’expérience de l’« autre » (migrant, réfugié ou membre d’une minorité religieuse, raciale ou culturelle) aux professionnels de la santé ou des services sociaux. Fréquemment, en Amérique du Nord, il s’agit d’un curriculum plus ou moins exhaustif qui caractérise la spécificité de cette expérience en termes de parcours prémigratoire et migratoire, de vécu de discrimination ou d’exclusion et de façon d’exprimer et de comprendre la détresse et les relations interpersonnelles ou sociales (Foulks, Westermeyer et Ta, 1998). L’efficacité de ce type de formation est loin d’être établie et le fait d’avoir reçu une formation spéciale sur le rôle de la culture ne modifie pas nécessairement les pratiques (Rousseau, Perreault et Leichner, 1995). Selon certains auteurs, des présentations de cas peuvent être utiles dans un contexte de supervision de groupe pour mieux représenter la dimension collective de situations cliniques et accroître les compétences d’évaluation et d’intervention transculturelle d’intervenants sociaux (Barise, 1998). En France, l’ethnopsychiatrie a depuis longtemps recours à des présentations de cas approfondies comme outil de recherche, de formation et de démonstration théorique (Nathan, 1994). Ces présentations utilisent un cadre de référence psychanalytique et anthropologique et s’intéressent peu aux différences de cadre entre les divers intervenants et leurs institutions ou aux dimensions politiques et économiques qui caractérisent l’inégalité du pouvoir entre les familles et les professionnels.

Le recours aux discussions de cas est une tradition bien développée dans d’autres domaines comme le commerce, le droit, la médecine ou l’éducation (Mayo, 2002 ; Chisholm et al., 1997 ; Mistry, 1982). L’intégration des connaissances et des apprentissages est l’un des buts visés par les discussions de cas. Celles-ci constituent un pont vers la pratique et permettent de stimuler un esprit critique, développer la résolution de problèmes et assister la prise de décisions (Dresser, Herzberg et Dirksen Yoder, 2001). Lors de supervisions cliniques, elles favorisent le développement d’une conscience de la relativité de toute connaissance, la mise au jour des présupposés des cliniciens à propos de leurs clients et une meilleure prise en compte du contexte. Biggs (1988) a noté que cette perception de la complexité peut entraîner de l’incertitude et de l’ambiguïté, ce qui engendre de l’anxiété, des doutes et parfois même de la colère durant la supervision. Les présentations permettent aussi de connaître le processus de raisonnement des intervenants en mettant en exergue ses lacunes et en soulignant parfois la présence de contresens (Thomas et al., 2001).

L’augmentation de la confiance des participants en eux-mêmes et envers leur équipe est une des retombées importantes des discussions de cas (Geisinger et Carlson, 1998). Les intervenants ont rapporté chez les étudiants une augmentation de leur confiance en eux-mêmes face aux dilemmes éthiques et cliniques, à la suite d’un processus de supervision de groupe autour de présentations de cas qui permettait aux étudiants de se questionner tout en se sentant soutenus (McAuliffe, 1992). La création d’un tel climat de confiance invite à poser des questions délicates, à porter un regard critique sur sa propre pratique et, ultimement, à partager ses erreurs (Geisinger et Carlson, 1998 ; Davidson Tillson, 1996). La mise en évidence des perceptions différentes lors d’une discussion de cas favorise le développement de nouvelles façons de penser. C’est la discussion et non pas la présentation du cas qui incite à transformer la compréhension d’une situation (Vygotsky, 1978).

La littérature sur la formation par discussion de cas souligne aussi les limites de cette approche. Les multiples informations qui sont mises en scène, de façon souvent peu organisée, peuvent être difficiles à intégrer et peuvent parfois produire de la désorganisation chez les étudiants (Barise, 1998). De plus, les croyances et les pratiques de travail des participants ne changent pas nécessairement. Parfois, au lieu de modifier leurs perspectives, les étudiants adaptent leur perception de chaque cas de façon à préserver leur vision des choses, quitte à faire abstraction de certains éléments ou à recadrer les cas pour les rendre plus familiers (Anderson et Bird, 1995). Comme les schémas acquis prennent longtemps à se développer et ont un caractère rassurant, les étudiants ont de la difficulté à les abandonner et doivent passer par un processus de deuil avant de pouvoir s’ouvrir à de nouvelles façons de penser et d’agir. Dans certaines situations, la création d’un climat de confiance peut se révéler difficile, voire impossible et la présentation va alors refléter les conflits institutionnels plus qu’elle ne les résout (Lawson, Masson et Mulner, 1995). De même, Anspach (1988) a noté que lorsque des étudiants en médecine présentent des cas devant leurs supérieurs, ils cherchent surtout à mettre en valeur leurs capacités professionnelles, plutôt que de soulever des doutes ou des questions. La présentation de cas renforce ainsi la culture professionnelle médicale, créant des barrières qui ont plus comme effet d’inclure et d’exclure que de favoriser la pensée créative.

Les présentations de cas offrent donc de multiples avantages comme outil de formation, mais ne sont pas recommandées dans des circonstances qui ne garantissent pas un climat de respect et de soutien. Ces considérations s’appliquent bien au champ de l’intervention transculturelle qui demande de questionner de façon constructive les savoirs à prétention universaliste, de reconnaître les savoirs autres et de réinventer constamment l’intervention.

Les séminaires interinstitutionnels dans le quartier Côte-des-Neiges

Le quartier Côte-des-Neiges est une des zones les plus multiethniques de Montréal. On y retrouve autour de 50 % d’immigrants et de réfugiés récemment arrivés attirés par le coût peu élevé des logements et le caractère cosmopolite du quartier. Le niveau de scolarité est assez élevé : plus de 40 % des adultes possèdent un diplôme universitaire. Cependant, sur une grande partie du territoire, près de la moitié de la population vit sous le seuil de la pauvreté. La population est aussi caractérisée par une grande diversité ethnique et linguistique. Autour de 50 % des résidants de ce quartier sont nés à l’extérieur du Canada, et 24 % parlent une autre langue que le français ou l’anglais à la maison. De nombreuses institutions se partagent les responsabilités de l’intervention pour cette population. Celles qui se sont rassemblées dans le cadre du séminaire interinstitutionnel appartiennent toutes au domaine de la santé et des services sociaux et interviennent auprès des enfants, des adolescents et de leurs familles. Au-delà de cette similitude, chacune des institutions représentées dans le séminaire a une histoire et un mandat spécifique qui déterminent sa compréhension des problèmes et définissent partiellement ses approches.

Le CLSC Côte-des-Neiges de Montréal dessert une population de plus de 130 000 personnes qui habitent dans les secteurs Côte-des-Neiges, Snowdon, Outremont et Ville Mont-Royal de Montréal. Il offre une gamme de services sociosanitaires de première ligne, conformément à sa mission définie dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux. Porteurs de mandats régionaux, le CLSC Côte-des-Neiges fournit également des services de santé (Clinique Santé-Accueil) et des services sociaux (SARIMM) aux réfugiés, aux requérants du statut de réfugié, et aux personnes dont le statut d’immigration est précaire pour la région de Montréal et au besoin le reste de la province.

Centre jeunesse de Montréal : les trois mandats qui sont dévolus au Centre jeunesse de Montréal par la loi sont : 1) garantir la protection des jeunes dont la sécurité ou le développement est compromis ; 2) aider les jeunes ainsi que leurs parents qui connaissent des difficultés graves d’adaptation à retrouver les capacités et l’équilibre nécessaires pour fonctionner dans leur milieu ; 3) amener les jeunes qui commettent des délits à mettre fin à leur comportement délinquant et à prendre leurs responsabilités face à la société. Centre jeunesse de Montréal offre des services d’intervention psychosociale et de réadaptation auprès des jeunes et leurs familles. Les jeunes résident dans leur milieu familial, dans les centres de réadaptation et dans les familles d’accueil en fonction des diverses problématiques familiales. Comme c’est le cas pour les autres services publics, les familles suivies en vertu de la Loi de la protection de la jeunesse proviennent majoritairement de communautés culturelles dans le territoire de Côte-des-Neiges. Centre jeunesse de Montréal a mis sur pied un service de consultation interculturelle dans le territoire nord-ouest.

L’hôpital Sainte-Justine est un hôpital pédiatrique de type tertiaire. Traditionnellement orientée vers une clientèle québécoise francophone, l’institution, à l’image de la société québécoise elle-même, a connu au cours des trois dernières décennies une diversification culturelle croissante. Actuellement, plus de 40 % des familles qui consultent à l’hôpital sont soit des immigrants, des exilés ou encore des réfugiés, et la prise en compte des variables sociales et culturelles dans le soin est devenue un enjeu important dans le processus de réflexion sur la pratique clinique et l’organisation des soins. Dr Sylvaine De Plaen, pédopsychiatre, a participé aux séminaires transculturels interinstitutionnels à partir de la perspective de sa pratique auprès des jeunes enfants et de leurs familles dans cet hôpital.

L’Hôpital de Montréal pour enfants, situé au centre-ville de Montréal, reçoit traditionnellement une clientèle de cultures très diverses. C’est le premier hôpital montréalais qui a mis sur pied un système d’interprètes et un département de multiculturalisme chargé de la sensibilisation et de la formation du personnel aux particularités associées à la culture et à la migration. Il y a sept ans, une équipe de psychiatrie transculturelle s’est donné le mandat de développer de nouvelles approches cliniques et de consultation auprès des familles réfugiées et immigrantes, afin de pouvoir évaluer l’adéquation des services existants pour ces populations.

La multiplicité est représentée à divers niveaux au sein du séminaire. Elle est d’abord institutionnelle ; chaque institution est représentée par plusieurs personnes, ce qui permet parfois d’adopter une identité groupale. La multiplicité est aussi disciplinaire étant donné que les professionnels des différentes institutions représentent un éventail de disciplines (psychologie, travail social, sciences infirmières, éducation, art thérapie, pédopsychiatrie) dont les cadres de références imprègnent implicitement ou explicitement les pratiques présentées. Enfin, la multiplicité est culturelle puisque, au-delà des appartenances professionnelles, le groupe rassemble des personnes ayant des identités culturelles, religieuses et personnelles diverses et souvent multiples.

Le séminaire prend la forme d’une rencontre d’environ deux heures trente, toutes les deux semaines. Une alternance des lieux et des temps marque le partage du pouvoir entre les institutions qui y participent : le jeudi après-midi est imposé à cause de la disponibilité des deux ressources en pédopsychiatrie, mais l’heure diffère légèrement selon que le séminaire se tient au CLSC ou au Centre jeunesse de Montréal. Un groupe de 10 participants est sélectionné par le CLSC et par le Centre jeunesse de Montréal et le département de la jeunesse, ce qui permet de rassembler environ 25 personnes. L’expérience des premières années a amené le groupe à recommander une stabilité relative des participants. Étant donné la popularité du séminaire, les absents sont cependant remplacés par des personnes dont les noms figurent sur une liste de rappel.

Au départ, le séminaire voulait créer un espace qui permettait à partir d’une discussion de pratiques situées dans un espace-temps particulier, de mieux cerner la complexité et d’apprendre à l’appréhender. Il était postulé que les savoirs qui émergent des pratiques font écho aux savoirs théoriques ou institutionnels disponibles qui doivent être mis en évidence si l’on veut repenser l’intervention sur de nouvelles bases. Enfin, on souhaitait que le décalage des perceptions et des interprétations entre les participants permette de créer un espace pluriel. Cet espace pourrait devenir un espace transitionnel qui faciliterait, en jouant de façon créative avec les données d’une situation, le travail de réflexion et l’identification de stratégies complémentaires ou différentes de celles déjà mises de l’avant. Avec le temps et au fil des évaluations collectives, il est devenu évident que le séminaire avait d’autres effets qu’un transfert de savoir-faire au regard de l’intervention transculturelle. L’évaluation qualitative du séminaire par les participants que nous présentons ici se fonde sur les commentaires émis par certains participants lors des évaluations collectives de fin d’année et de fin de sessions et sur des notes détaillées prises lors des discussions de cas. De plus, les participants ont contribué de façon directe au présent document à travers une discussion qui a été enregistrée puis retranscrite.

La perception des participants

Les diverses évaluations de groupe que nous résumons ici reflètent une évolution : alors que les premières évaluations mettaient l’accent sur les apports directement positifs du séminaire et minimisaient les tensions, les évaluations groupales réalisées après deux ans de fonctionnement constituent de véritables forums de travail et de discussion où le rôle central des tensions comme outils d’apprentissage est abordé. La prise de conscience soudaine pour les intervenants de l’utilisation publique de ces discussions dans le cadre d’un texte collectif a même suscité certaines craintes. La mise en scène de ces tensions, de nos doutes et de nos questionnements allait-elle remettre en question l’existence du séminaire, évalué de façon extérieure par des acteurs n’ayant pas participé au cheminement du groupe ? Dans un premier temps, il importe donc de montrer l’attachement des participants au groupe comme à un lieu d’échange unique en son genre et leur désir de poursuivre leur implication dans le séminaire :

C’est un lieu qu’on ne retrouve pas ailleurs, dans aucune autre structure que j’ai connue dans les centres jeunesse et je suis ici, pas pour me défendre, pour apprendre et à chaque fois, ça fait vingt ans que je suis là-dedans, je suis en même temps consultante, je ressors avec des apprentissages.

Globalement, les participants estiment que le séminaire a des effets dans trois principaux domaines : au niveau de la réduction de la fragmentation des services, du soutien aux intervenants et de la transmission de savoir-faire dans l’intervention auprès des familles immigrantes et réfugiées.

Réduire la fragmentation des services

Dans le domaine des services sociaux et de santé aux enfants et adolescents et à leurs familles, plusieurs institutions se retrouvent sur un même territoire, chargées de mandats différents : assurer les services de première ligne dans le cas des CLSC, protéger les enfants et la société dans le cas des centres jeunesse et du Département de protection de la jeunesse, donner accès à des services en santé mentale de deuxième et troisième ligne dans le cas des départements de pédopsychiatrie d’hôpitaux universitaires. Les passages d’une institution à l’autre sont la source de nombreux heurts à cause, d’une part, du décalage des mandats et des cadres de référence et, d’autre part, de l’accentuation des problèmes que pose la continuité des soins, déjà aigus au sein même des institutions. Les participants ont nommé un certain nombre d’aspects du séminaire qui contribuent à réduire la fragmentation interinstitutionnelle.

La connaissance de l'« autre », en tant qu'institution et que personne

Le séminaire permet de mieux connaître les façons de faire et de penser des autres institutions, de revoir et de nuancer les présupposés qui existent entre les institutions, ce qui modifie subséquemment les relations interinstitutionnelles. Cette connaissance plus complète permet d’abord d’appréhender les différences en termes de complémentarité. Les participants ont insisté sur l’apport de la diversité des pratiques autour d’une problématique pour engendrer de nouvelles approches et guider les familles dans les dédales institutionnels avec une connaissance accrue du champ du possible.

En mettant en évidence les pratiques de plusieurs institutions, le groupe permet aux participants de mieux définir leurs pratiques et leur identité institutionnelle. Il agit alors comme miroir de leurs forces et de leur travail, en le valorisant à travers le regard de l’autre. Mais le regard de l’autre et la mise en évidence des différences sont également source de tensions importantes qui se cristallisent habituellement autour de discussions d’histoires qui agissent comme révélatrices des cadres institutionnels, mais aussi de l’investissement affectif de certaines représentations. Ainsi, les discussions du groupe autour de l’histoire d’un bébé secoué illustrent un éventail de réactions : l’impression d’être jugé, la sensation d’absurdité face à notre système, des réflexions sur l’existence ou non de racisme institutionnel.

Je sais que ça fait réagir, nous, c’est notre quotidien. Il y en a qui entendent ça une fois par six mois. Les bébés fracturés, il y en a de plus en plus. Le placement, moi, personnellement, ça me dérange de moins en moins. Alors, le fait que l’intervenante n’ait pas été autour de la table, on ne pouvait pas vous donner la première partie, l’évaluation de l’urgence, vous aviez comme la suite. On [les autres participants du séminaire] ne comprenait pas pourquoi ça avait été si long, le temps d’orientation et tout ça, et ça, j’avais trouvé ça dommage [de se sentir mal interprété, mal compris].

Je trouve que ce cas-là, je pense qu’il suscite des tensions parce qu’il exacerbe, il met en évidence le fait que les responsabilités, les missions ne sont pas les mêmes.

Ce cas-là, je l’avais trouvé très difficile et je parle pour moi-même : je sais qu’on a agi par protection encore une fois, je sais qu’il fallait agir, mais c’était très difficile pour moi [d’accepter qu’on ait mis le nom du bébé dans une banque d’adoption].

Ces tensions, qui peuvent être blessantes sur le plan personnel, peuvent aussi susciter des réactions institutionnelles au regard de ce qui est perçu comme un jugement. Le groupe a cependant toujours rebondi en prenant non seulement soin de reconnaître et de donner une voix à ces réactions, mais aussi en les utilisant comme un reflet des tensions vécues par les familles et comme un tremplin pour repenser l’intervention.

Je me dis, effectivement, c’est le fun la controverse et c’est souvent dans la controverse qu’on avance. On mêle des idées différentes et l’on finit chacun par se faire sa propre opinion, mais effectivement, si on va tous dans la même direction, on n’avance pas beaucoup. Mais, par contre, il va falloir trouver un moyen pour y aller sans attaquer !

La connaissance de l’autre comprend aussi une reconnaissance des similitudes et des convergences. Celles-ci peuvent s’exprimer autour d’une solidarité de base et d’une préoccupation commune pour le bien-être des familles, mais aussi autour du constat de difficultés partagées. Les intervenants se retrouvent en particulier dans le sentiment d’isolement dans leur propre institution et dans la détresse associée aux innombrables changements administratifs et aux discontinuités qu’ils engendrent.

On a tous vécu d’une certaine façon avec vous les centres jeunesse, les répercussions de tous les changements. En même temps, les CLSC avaient déjà connu un peu la même situation avant. Le même genre de mouvement revenait, mais dans une autre institution et là les gens du CLSC qui avaient été eux-mêmes très bouleversés et divisés dans les changements qu’ils avaient vécus se trouvaient dans une position inverse par rapport aux centres jeunesse.

Le groupe est perçu comme un lieu de continuité qui rend possible une réflexion suivie sur les pratiques dans les institutions au sein desquelles les participants déplorent l’absence de tels lieux.

La création de liens entre les personnes et les institutions

D’après les participants, le séminaire facilite l’élargissement des réseaux de collaboration à des niveaux interpersonnels (entre les professionnels de différentes institutions) et interinstitutionnels. Ces liens directs qui s’établissent à la fois au cours du séminaire et dans ses marges (l’avant et l’après) facilitent la référence, la consultation et la concertation. Ils donnent un visage humain aux procédures et aux protocoles interinstitutionnels qui, étant donné la surcharge qui caractérise l’ensemble du réseau, sont souvent essentiellement défensifs.

Au plan institutionnel, le séminaire induit une négociation nécessaire de l’espace et du temps puisqu’il s’agit d’une structure partagée. Cette négociation s’étend aussi, de façon implicite, aux structures internes associées au séminaire : coordination, mode de sélection des cas, format des présentations. Émulation, compétition, fierté et critiques sont présentes dans ces interactions institutionnelles qui solidifient les liens tout en réaffirmant les différences.

Le soutien aux intervenants

Pour les participants, le groupe constitue un soutien collectif, perçu comme non jugeant, qui aide l’intervenant à supporter des situations lourdes ou confuses et des sentiments d’impuissance. Le groupe permet d’exprimer les tensions, les difficultés et les échecs dans un lien sécurisant, l’établissement de la confiance étant indispensable à l’émergence d’un sentiment de sécurité. Cette confiance s’établit avec le temps et est souvent remise en cause lorsque le groupe se transforme.

Je pense que le sentiment de confiance, il naît du sentiment de sécurité et qu’il y a un certain nombre d’éléments qui sont nécessaires pour que ce sentiment de sécurité s’installe. Un des éléments est la continuité : je pense qu’il y a une certaine continuité dans le groupe, mais peut-être pas optimale parce qu’il y a des moments où le groupe changeait beaucoup […] Il faut quand même qu’on ait en tête l’idée de protéger les gens qui présentent parce que je pense que ça reste un défi, d’autant plus qu’on a quand même nos propres tensions interinstitutionnelles et que des fois, ça devient de la rivalité aussi.

Si une stabilité relative est une des conditions de la confiance, le respect du rythme de chacun dans le processus de décentration et de questionnement est aussi essentiel au climat du groupe :

C’est très important de respecter le rythme de chaque personne parce qu’on est différent. Il y en a ici qui sont là depuis quand même plusieurs années et il y en a d’autres encore une fois qui viennent d’arriver et puis cette confiance et cette sécurité, ça prend du temps.

En général, le groupe considère qu’il arrive à gérer des situations délicates et à tenir compte des sensibilités de chacun, sur le moment. De retour dans les équipes d’origine, les discussions entourant le séminaire peuvent cependant susciter des réactions difficles à assumer par le groupe. « Le groupe est un cadre rituel où l’on peut échanger des choses. Quel est l’impact de ces connaissances-là quand elles sortent du groupe ? De quelle façon est-ce qu’elles doivent être interprétées ? Ont-elles ont un poids de vérité ? »

Le désir de prendre soin des autres malgré les divergences et les conflits potentiels s’exprime de diverses façons. Dans l’ensemble, même les réactions d’agacement ou d’exaspération parfois inévitables ne sont pas synonymes d’un désir d’exclusion de l’autre du groupe (ou de départ). Un travail « soutenu » sur les tensions exige cependant de trouver des mots et des façons de dire les choses qui ne soient pas blessantes.

J’ai l’impression qu’il y a une question autour de comment on exprime le désaccord dans le groupe. Si je réagis à quelqu’un, qu’est-ce que ça me fait, est-ce que je suis consciente des émotions que je vis à ce moment-là ? […] Si j’exprime un avis contraire à la personne qui présente, comment ça va être perçu par l’autre ? Est-ce que c’est perçu comme un jugement sur sa façon d’agir ?

Dans certaines circonstances, le groupe n’arrive plus vraiment à jouer un rôle de soutien. Les participants rapportent être parfois envahis par un sentiment de fatigue et de ras-le-bol. Il peut alors y avoir des réactions d’impatience face à certaines situations présentées ; comme si elles constituaient une mauvaise utilisation du groupe. Dans d’autres cas, les intervenants dénoncent au contraire le caractère trop maternant du groupe qui, en évitant les tensions, les émousse partiellement et tend à aplanir les dimensions.

Est-ce que c’est vraiment la propriété de ce groupe-ci d’être à ce point soutenant ? Le soutien, est-ce qu’on ne peut pas l’obtenir ailleurs que dans ce groupe ? Moi, j’ai trouvé le groupe extrêmement gentil, extrêmement soutenant et je trouve que c’est le danger, c’est qu’à un moment donné on devient peut-être trop gentil […] en étant à la fin tellement compréhensif, tellement gentil, on a peur de confronter les idées parce qu’on ne veut pas blesser.

L’expression de difficulté ou du fardeau représenté par le travail est aussi un processus personnel. Le soutien ne peut s’imposer, il se demande ou se propose. En ce sens, la flexibilité du fonctionnement de groupe et le fait que chacun détermine à son rythme son degré de participation permettent d’en faire un lien de ressourcement qui peut faire écho à une démarche plus personnelle.

Je trouve qu’il y a une progression dans le groupe à ce niveau-là parce que je trouve que dans les dernières présentations, on a vu quelque chose qu’on n’avait jamais vu avant, c’est-à-dire des gens qui disent pourquoi personnellement ce cas-là les rejoint ou les trouble et c’était toujours excessivement intéressant […] Il y a une certaine maturation au niveau de groupe qui l’a permis.

Le travail du séminaire encourage la créativité et favorise l’intuition alors que le courant dominant pousse plutôt vers une normalisation et une standardisation des pratiques. Finalement, les participants soulignent l’équilibre qui s’établit lorsqu’ils se sentent à la fois confiants et reconnus dans leurs forces et questionnés dans leur pratique au sujet des aspects plus émotionnels ou impulsifs de leur intervention.

Cette façon d’à la fois reconnaître les forces et les difficultés nous permet de travailler la polarité, parce que des fois on oublie, on ne voit pas du tout le côté créatif, on est tellement pris par l’horreur, le négatif surtout. Des fois, on ne bouge pas, tandis que si on peut venir ici en parler un petit peu, on peut voir une petite lumière. Cette petite lueur d’espoir qui permet d’avancer.

La transmission des savoir-faire

La diversité professionnelle, culturelle et institutionnelle du groupe offre de multiples angles de saisie de la réalité clinique. La pluralité des cadres d’analyse de référence (systémique, psychodynamique, anthropologique, politique, etc.) met de l’avant leur complémentarité potentielle et permet d’éviter les dangers d’une approche purement psychologisante, médicale, culturalisante ou uniquement politique. Cette multiplicité et les différences qu’elle met en évidence sont toutefois déstabilisantes. Cela permet aux intervenants de se décentrer s’ils se sentent soutenus et d’envisager une transformation de certaines pratiques.

Le travail sur la complexité peut parfois être irritant dans la mesure où il peut accroître la confusion. Le partage du sentiment d’incertitude avec le groupe peut, en outre, rompre l’isolement de l’intervenant aux prises avec ce sentiment, trop souvent mis en relation avec une incompétence possible.

Moi, ça me ramenait d’une façon plus générale à reconnaître le courage qu’ont les gens d’accepter de se montrer vulnérables en présentant des cas qui ne sont pas complètement bouclés. J’ai l’impression que le groupe a peut-être acquis du savoir en lien avec la capacité de ne pas prendre des choses pour acquises ou de se questionner.

Les savoirs au sein du groupe sont construits collectivement à partir de l’expérience et des savoirs de chacun. Alors qu’au début le groupe se tournait beaucoup vers des personnes ayant un statut d’« expert », avec le temps, les participants ont pris de l’assurance et ont commencé à discuter, interpréter, proposer à partir d’une position personnelle, professionnelle et institutionnelle clairement nommée.

J’ai l’impression qu’il y a une énorme progression et qu’en fait, on a oublié le niveau des présentations d’avant. Les mêmes intervenants reviennent présenter des cas et on a l’impression qu’il y a une exploration, une prise en compte, même si toutes les informations ne sont pas là, mais les trous sont conscients, on n’a pas toujours besoin d’avoir toutes les parties d’une histoire, c’est terriblement important de savoir ce qui nous manque. Je pense que de plus en plus, on est dans la coconstruction des savoirs, les gens se sentent de plus en plus la capacité de parler à partir de leurs savoirs et leurs expériences et d’avoir une parole sur ce qui se dit.

L’influence du groupe permet d’oser, de prendre certains risques au niveau de l’intervention et d’interroger ainsi certaines des pratiques institutionnelles.

J’ai le sentiment de vivre, parfois, un peu le même genre de problématique dans le cadre des centres jeunesse où l’on est facilement réducteur. On voudrait avoir une pensée très simple qui s’applique, une espèce de solution magique qu’on applique dans tous les cas et tout ce qui est un petit peu trop complexe et qui est un peu trop sophistiqué, n’a pas nécessairement sa place. Mais en même temps, ce que je sens effectivement, c’est que ce n’est pas monolithique et que c’est à nous, finalement, de parfois faire l’éducation dans le sens inverse.

Toutefois, ce modèle de construction des savoirs n’est pas sans faille. Certains déplorent l’absence d’un cadre théorique plus formel qui leur donnerait de façon plus radicale l’impression d’apprendre quelque chose de nouveau, bien que d’autres aient l’impression que les discussions de cas permettent justement de revenir aux cadres théoriques avec un regard différent. Le modèle d’intervention qui émerge des discussions de cas tient compte de dimensions culturelles et contextuelles, dans différents espaces (l’ici et là-bas) et à différents moments. Introduire des dimensions sociales et politiques oblige aussi à faire un peu le deuil d’une intervention purement culturelle qui peut être, au premier abord, séduisante dans son étrangeté. Le séminaire met en lumière l’importance du cadre institutionnel non seulement pour la famille, mais aussi pour l’intervenant qui apprend à mieux cerner la construction culturelle et politique de son savoir et de son mandat.

Moi, je ressors de mes quelques participations avec tranquillement une grille de lecture qui commence à se construire en dedans de moi et que je délaisse une partie aussi de ma naïveté par rapport au processus migratoire. Je ne pourrai plus regarder un client immigrant avec ma belle assurance naïve et lui dire, ne craignez rien, vous êtes dans le plus beau, le meilleur pays du monde et ici, la justice c’est mur à mur comme le tapis et il n’y a pas de problème. Autrefois, je me disais, ils n’ont plus rien à craindre maintenant. Mais je débarque sur la planète Terre messieurs, mesdames. En termes de complexification de ma compréhension du monde, chapeau, oui, il y a quelque chose là.

Au-delà des familles immigrantes, ce nouveau regard sur eux-mêmes amène les intervenants à repenser aussi l’intervention dans la société québécoise.

Ce qui, à certains moments donnés, nous paraît caricatural pour les familles immigrantes, entre autres l’exclusion des pères ou leur non-reconnaissance par nos institutions, renvoie à un autre problème de société, c’est-à-dire la fragilisation d’une certaine position masculine. C’est une femme qui parle, alors vous pouvez vous opposer messieurs. Dans la société québécoise, je pense que c’est intéressant de voir finalement comment ça devient caricatural chez les autres, mais ça nous ramène à nos propres paradoxes.

Conclusion

La relecture collective de ce texte a permis au groupe de formuler une conclusion qui a des allures aussi bien de proposition que de plaidoyer. Tout d’abord, l’expérience des séminaires interinstitutionnels de discussion de cas met en lumière le manque relatif d’espaces pluriels pour discuter des pratiques au sein des institutions. Ces espaces permettent d’intégrer des apprentissages à travers une analyse des difficultés éprouvées. Le décalage entre les perspectives des participants au plan institutionnel, professionnel et culturel permet de penser les obstacles, non pas uniquement comme des barrières à contourner, mais plus profondément comme une remise en question des présupposés de l’intervention. Cet espace de parole a cependant des limites associées en partie au nombre de participants et au temps de parole disponible. Avec le temps, cette restriction temporelle se fait d’autant plus sentir que le désir d’expression des participants s’affirme. D’après les participants, les savoirs ainsi développés contribuent au quotidien à transformer leurs pratiques et ont également un effet multiplicateur au sein de leurs institutions en modifiant les discours autour de certaines questions, les pratiques évaluatives et le cadre normatif sur lequel il repose. Même si l’amélioration de la qualité des présentations de cas avec les années illustre partiellement ces transformations, une évaluation plus indépendante serait nécessaire pour confirmer ou infirmer ces perceptions subjectives.

Le rôle de soutien du séminaire est aussi un révélateur de la fragilité relative des structures d’équipe, trop souvent en remaniement au sein des institutions. À ce sujet, les participants soulignent l’importance de la stabilité relative du groupe pour le maintien d’un climat de confiance et de support. Celui-ci permet de sortir du repli défensif associé à l’absence d’un groupe de soutien qui puisse atténuer l’incertitude et contrer l’ignorance et le sentiment d’échec. Enfin, ce type d’espace permet d’établir des liens particuliers entre les institutions en tissant des relations directes entre les intervenants et en transformant les perceptions que ceux-ci ont de leurs institutions respectives. Sans tomber dans l’idéalisation et sans aplanir les différences, la complexification de la vision de l’autre et des enjeux auxquels il est confronté permet de dépasser le jugement sommaire qui accompagne souvent l’extériorisation des difficultés. Voix singulières dans un système auquel ils n’adhèrent que partiellement, les intervenants redessinent les marges qui définissent autant l’intervention, le mandat que les normes de leurs institutions. La rencontre des marges est fructueuse, car elle facilite le passage entre des espaces sociaux trop souvent cloisonnés. Cette première expérience invite non seulement à une poursuite et à une multiplication de la création d’espaces interinstitutionnels de ce genre, mais elle incite aussi à repenser les objectifs et les modèles de formation continue au sein des institutions de santé et de services sociaux afin d’inclure dans les processus de formation des dimensions systémiques et personnelles qui sont souvent seulement considérées comme du « bruit » dans le transfert des savoir-faire.