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Introduction

Avec l’adoption de la Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux (Loi 25), nous entendons de plus en plus parler d’intégration des services dans le réseau de la santé et des services sociaux du Québec. Toutefois, avant même l’adoption de ce cadre législatif, il existait au Québec nombre de projets pilotes à teneur locale et régionale visant à mieux intégrer les services du réseau. Cette loi et le Projet clinique qui en découlent ont donc pour visée d’uniformiser et de généraliser l’intégration des services et des pratiques professionnelles. La visée d’intégration n’est donc plus le seul fait de volontés locales ou régionales, mais se constitue depuis peu à la fois comme une politique-cadre soutenue par la Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux, et comme une orientation clinique (MSSS, 2004). Cette politique aura besoin, pour son implantation, de dispositifs concrets qui l’incarneront. Le présent texte traite de l’un de ces dispositifs qui concerne tout particulièrement le travail social, soit la gestion de cas. En analysant ce dispositif, nous pourrons élucider les menaces et opportunités des réformes en cours pour le travail social.

Le dispositif de gestion de cas et l’intégration

Sur le plan des pratiques professionnelles, la réforme en cours manifeste l’intention d’implanter la gestion de cas comme dispositif concret d’intégration dans le cadre de l’élaboration de son projet clinique (MSSS, 2004). En effet, la gestion de cas permet de soutenir la coordination et la continuité des services (Hébert et al., 2004), soit deux des principes fondateurs de la réforme. La pratique de la gestion de cas, dans sa forme actuelle, est une figure forte qui émerge dans le domaine de l’intervention, et elle pourrait grandement modifier le portrait de la pratique professionnelle au Québec dans les métiers de l’intervention sociale. Si sa forme actuelle est neuve, il faut cependant rappeler que la gestion de cas a connu en travail social différentes formes dans le passé. On peut même affirmer qu’il s’agit là d’un patrimoine de la discipline redécouvert depuis peu, notamment par les acteurs de la santé qui devaient résoudre des problèmes importants de continuité, par exemple. Ainsi, dès le milieu des années 1990, la gestion de cas s’est développée à travers différentes expériences d’intégration des services dans diverses régions du Québec, telles que Montréal, avec le programme de recherche sur les Services intégrés pour les personnes âgées (SIPA), l’Estrie, avec le Programme de recherche sur l’intégration des services pour le maintien de l’autonomie (PRISMA) et les Bois-Francs. Ces expériences d’intégration ont été implantées pour les clientèles prioritaires que sont les personnes âgées en perte d’autonomie et les personnes atteintes de problèmes de santé mentale. Selon le groupe PRISMA,

[...] le gestionnaire de cas (case manager) a la responsabilité de procéder à une évaluation exhaustive des besoins de la personne, de planifier les services nécessaires, de faire les démarches pour l’admission de la personne à ces services, d’organiser et de coordonner le soutien, d’animer l’équipe multidisciplinaire des intervenants impliqués dans le dossier ainsi que d’assurer le suivi et les réévaluations de la personne.

Hébert et al., 2004 : 16

Même si le rôle de gestionnaire de cas peut être occupé par plusieurs champs disciplinaires (infirmières, psychologues, ergothérapeutes, etc.), ce sont les intervenantes sociales qui y sont actuellement représentées de façon très majoritaire. Toutefois, la gestion de cas ne fait pas l’unanimité dans ce champ professionnel, car elle soulève d’importants enjeux au plan de l’identité professionnelle. Si, pour les uns, la gestion de cas constitue une menace pour le travail social, elle est perçue par d’autres comme une occasion de faire valoir la profession. Peu importe le point de vue adopté, la Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux est sans conteste à cet égard un événement majeur et structurant non seulement pour l’intégration des services, mais également pour les pratiques professionnelles, en l’occurrence celles du travail social.

Dans ce contexte, le travail social ne peut rester en marge du débat sur l’intégration et le dispositif particulier de gestion de cas. Sans nous positionner de façon hâtive pour ou contre la pratique de la gestion de cas dans le champ du travail social, nous croyons qu’il faut tout de même réfléchir préalablement sur les impacts d’une adhésion à cette pratique pour la profession du travail social.

L’intégration vue comme une menace pour le travail social

Tout d’abord, pour traiter de la menace perçue par les travailleuses sociales par rapport à la pratique de la gestion de cas, nous devons constater, au plan épistémologique, le caractère fonctionnaliste inhérent au projet d’intégration prescrit par le cadre législatif. En effet, avec l’application de la Loi 25, il s’est créé 95 Centres de santé et de services sociaux (CSSS) répartis sur une base territoriale. Ceux-ci ont été mis sur pied avec, comme établissement pivot, l’hôpital régional. Cette nouvelle structure organisationnelle, que l’on peut qualifier d’hospitalocentriste, peut naturellement nous faire craindre l’assujettissement des pratiques d’intervention sociale au profit du champ médical. Devant cette prédominance appréhendée, il est raisonnable d’affirmer que l’arrimage de la gestion de cas au modèle fonctionnaliste peut être perçu comme une menace pour le travail social. L’adhésion à un modèle de fonctionnement / dysfonctionnement propre au champ médical peut, en effet, orienter la profession du travail social hors de ses champs épistémologiques traditionnels, d’inspiration constructiviste. Cela peut être perçu comme une perte des principes mêmes de notre action sociale. Il va sans dire que cette perception d’une menace épistémologique se fonde sur un double a priori, soit que le travail social serait unifié autour d’une posture constructiviste et que le champ médical serait irréductiblement fonctionnaliste. Ces deux a priori doivent bien entendu s’assortir de plusieurs nuances que nous ne pouvons faire ici.

Ainsi, puisque la gestion de cas appartient à un modèle d’intégration en provenance du champ médical, nous pouvons nous demander si la part de courtage de services est trop prédominante par rapport au travail clinique de type psychosocial inhérent à ce modèle. Le cas échéant, la prégnance du rôle de courtier de services pourrait éloigner les travailleuses sociales du champ psychosocial qui leur est propre. Autrement dit, la crainte se formule ainsi : la gestion de cas pourrait conduire à la dénaturation de la profession. Pour illustrer ce point de vue, rappelons le fort déploiement des données probantes au sein des organisations qui sous-tendent le travail des gestionnaires de cas (par exemple, dans les outils d’évaluation). Les données probantes, qui sont d’ailleurs clairement citées dans le Projet clinique du MSSS, avec leur ancrage épistémologique néopositiviste (Couturier et Carrier, 2004), sont souvent incompatibles avec les paradigmes, les modèles et les approches traditionnels du travail social. En fait, le modèle de gestion de cas présenté par le Projet clinique s’arrime à une volonté manifeste de réduire l’incertitude des pratiques liées aux métiers relationnels en guidant et en contrôlant ces pratiques par l’utilisation d’outils d’évaluation et de planification relevant des données probantes. En fait, la continuité entre les pratiques professionnelles peut aussi être considérée comme une volonté de continuité épistémologique.

L’intégration vue comme une opportunité pour le travail social

Si la gestion de cas peut être perçue comme une menace pour les travailleuses sociales, elle apporte également des bénéfices pour la profession. Tout d’abord, nous pouvons relever les habiletés de courtage et de travail en réseau maîtrisées par les travailleuses sociales, lesquelles sont aussi nécessaires à la fonction de la gestion de cas. Ainsi, ces habiletés inhérentes au travail social permettent aux intervenantes de cette profession d’assumer cette fonction avec une réelle aisance (Couturier, Carrier et Chouinard, à paraître). La gestion de cas permet alors une revalorisation de ces compétences particulières au travail social. Plus encore, les modèles actuels de gestion de cas (par exemple PRISMA) prévoient que le gestionnaire de cas ait aussi un mandat de défense des droits du client, notamment quant aux pressions requises pour la bonne mobilisation des ressources, et ce, dans l’intérêt supérieur du client.

Le rôle du gestionnaire de cas nous fait par ailleurs réfléchir aux enjeux relatifs à l’interdisciplinarité. En fait, la gestion de cas est en quelque sorte une figure incarnée de l’interdisciplinarité, et ce, à l’image du travail social en tant que tel. Si l’interdisciplinarité suscite aussi certaines craintes dans le champ du travail social, où quelques-uns diront que cette approche fait en sorte que les travailleuses sociales sont envahies par d’autres disciplines au risque de perdre leur identité professionnelle (Hébert, 2000), il demeure que nous pouvons qualifier la formation en travail social d’interdisciplinaire. Par ailleurs, le but de l’intervention interdisciplinaire ne serait-il pas aussi en accord avec un des principes fondateurs du travail social, soit de voir comme indissociables la personne et son environnement (Hébert, 2000) ? Or, cette perspective est en soi un appel à l’interdisciplinarité et à l’intersectorialité. Dans ce contexte, le gestionnaire de cas a pour mission d’intégrer les services publics considérant les contextes de vie du client. L’importance de la perspective globale particulière au travail social se voit alors reconnue par le dispositif de gestion de cas.

Plus fondamentalement, l’une des caractéristiques distinctives du travail social réside notamment dans l’action des intervenantes sociales sur les systèmes. C’est par cette action professionnelle, dite bivalente (Couturier, 2001), que se distingue le travail social par rapport aux actions plutôt univalentes des autres professions. Cette action bivalente est définie par Couturier comme suit : « l’action des travailleuses sociales se réalise, non seulement auprès des clients et de leurs environnements, mais aussi sur les divers systèmes auxquels l’intervention et l’intervenante participent » (Couturier et Legault, 2002 : 59). Or, cette bivalence de l’action est pour l’essentiel la part tacite de l’action professionnelle des intervenantes sociales. La gestion de cas serait l’une des rares figures professionnelles à l’incarner de façon explicite. Dès lors, cette perspective ne nous ferait-elle pas voir la gestion de cas comme une tribune formidable pour faire valoir, aux yeux des professions médicales et des gestionnaires du réseau, l’apport disciplinaire spécifique et particulier du travail social dans un contexte d’intégration de services ?

Nous pouvons donc remarquer un lien entre la description de la tâche du gestionnaire de cas et cette spécificité du travail social. Le gestionnaire de cas, tout comme le travailleur social, joue ce rôle d’interface entre le système client et le système organisationnel. Plus précisément, il agit sur le système client dans son rôle d’évaluateur et sur le système organisationnel (CLSC, CH, CHSLD, hébergement privé, etc.) dans son rôle de planificateur, et ce, afin que les services soient fournis et que les droits de la personne soient respectés.

De plus, la coordination des services destinés aux personnes âgées peut parfois atteindre un fort niveau de complexité. En se positionnant comme un acteur professionnel intéressé à la coordination et à l’organisation des services destinés à la clientèle du réseau, la travailleuse sociale, par sa spécificité, serait bien placée pour exercer son rôle de critique pour « repérer les processus d’étiquetage, les couloirs conceptuels que certains programmes construisent, les limites, impacts et autres effets pervers d’une action trop simple sur des situations complexes » (Couturier et Legault, 2002 : 61).

Conclusion

Comme nous l’avons vu, la Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux est venue légiférer et structurer l’intégration des services au sein du réseau de la santé et des services sociaux. Un des moyens pour atteindre cet objectif est le dispositif de gestion de cas. Parce que celle-ci interpelle surtout les travailleuses sociales et qu’en même temps elle est soutenue par un modèle d’intégration qui s’arrime davantage au champ médical et de la gestion, il importe de ne pas perdre de vue certains risques liés à la gestion de cas, notamment celui de confiner les travailleuses sociales au simple rôle de courtier de services. Face à ces risques, la profession doit-elle refuser l’investissement de cette pratique ou, au contraire, tenter l’expérience de la gestion de cas ? À notre avis, nous ne pouvons pas actuellement refuser d’emblée l’investissement de cette tâche. En réfléchissant davantage aux opportunités, nous croyons qu’il vaut plutôt la peine de considérer rationnellement ces risques, pour éventuellement s’y attaquer.

Bien entendu, l’intégration des services en cours comporte de nombreux risques (bureaucratisation, médicalisation, technocratisation, etc.). Mais elle produit aussi un effet fondamental quant à l’éclatement des silos d’intervention, éclatement dont les praticiens participant aux premières expériences pilotes reconnaissent la valeur. Cet éclatement a pour effet de forcer le métissage, la rencontre des autres disciplines. Ce métissage, comme tout métissage, peut faire peur a priori. Mais un second examen nous permet de mieux comprendre que l’éclatement des silos crée une ouverture dans le jeu des rapports interprofessionnels. Nous pensons que le dispositif de gestion de cas, comme condition émergente de la pratique en travail social, peut aussi procurer un surcroît de légitimité à notre discipline et offrir un terrain pour réaliser différents débats. En fait, il s’agit de savoir si la logique des silos sert ou dessert davantage le travail social que la logique du métissage. Nous penchons pour la seconde hypothèse, même si nous reconnaissons les risques de ce jeu.