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La sociopsychanalyse : quelques aspects théoriques

Gérard Mendel, psychanalyste et anthropologue, a construit, au fil d’une oeuvre comptant une trentaine d’ouvrages, une discipline nouvelle, la sociopsychanalyse, (Mendel, 1968) s’élargissant progressivement aux dimensions d’une anthropologie générale (Mendel, 1996, 1998, 1999, 2004).

Parallèlement, à partir de 1971, il a créé un groupe d’intervention ayant pour objet la compréhension des effets du fonctionnement des lieux d’activité sociale (institutions ou organisations) sur le développement de la personnalité des individus concernés. Une méthode spécifique d’intervention, le dispositif institutionnel Mendel, dont nous allons rapporter une application concrète dans ce texte, a été développée graduellement, en articulation avec l’élaboration de la théorie, au cours des dizaines d’interventions pratiquées dans des lieux de travail très divers par notre association, l’AGASP[3].

Dans ses travaux, Mendel distingue deux dimensions complémentaires de la personnalité :

  • d’une part, le mode d’organisation et de fonctionnement psychologique issu du cadre familial et des rapports intersubjectifs vécus et mis en forme durant la petite enfance, dont la psychanalyse, notamment, a su explorer les fondements. Ce registre est celui que Mendel (2002) nomme psychofamilial, avec l’instance psychique correspondante, le Moi psychofamilial ; à ce versant se rattache la problématique de l’autorité ;

  • d’autre part, le domaine de la psychosocialité, registre de la personnalité qui se construit dans les rapports de l’individu aux réalités de son environnement organisationnel et social, domaine de l’instance du Moi psychosocial [4].

Dans cette perspective, notre démarche vise à favoriser le développement de la personnalité psychosociale grâce à une pratique d’intervention qui se situe dans le champ des organisations (par exemple, une entreprise, un hôpital, un établissement scolaire, une maison de retraite, une collectivité locale, un syndicat, un parti politique ou une association). Elle est axée sur la mise en place d’un dispositif permettant aux acteurs concernés de se réunir selon des modalités particulières et de réfléchir ensemble sur les différents aspects de leur activité de travail (leur acte), de traiter à leur niveau des questions propres à leur fonction et d’échanger sur ces points avec les niveaux hiérarchiques et avec d’autres métiers ou fonctions impliqués dans l’activité organisationnelle.

Cette approche, d’un point de vue théorique, s’appuie notamment sur deux concepts nouveaux qui en caractérisent le sens (Mendel, 1992). Le premier concept est celui d’actepouvoir qui spécifie le lien consubstantiel entre l’acte et le pouvoir[5] qu’il produit : toute activité humaine modifie son environnement et, de ce fait, crée tout à la fois un pouvoir sur cet environnement et un rapport psychologique spécifique à cette réalité sur laquelle l’acte donne prise, contribuant ainsi au développement du Moi psychosocial. L’actepouvoir comporte, en fait, une double dimension :

  • le pouvoir sur l’acte, qui rend compte du degré de maîtrise dont peut disposer un individu ou un groupe sur son activité en fonction, par exemple, de son niveau d’information, de ses possibilités d’initiative, de sa marge de décision… ;

  • le pouvoir de l’acte : l’acte produit des effets sur l’environnement, d’importance variable selon sa nature[6].

Dans un contexte organisationnel favorable (assez rare aujourd’hui) permettant au sujet de disposer d’une certaine maîtrise sur son activité professionnelle, le plaisir, la motivation, la créativité et le sens des responsabilités se développent en corollaire à l’actepouvoir. À l’inverse, l’absence de pouvoir entraîne l’insatisfaction, le désintérêt, voire la souffrance au travail.

Le deuxième concept est le mouvement d’appropriation de l’acte, qui exprime la dynamique de la relation du sujet à son actepouvoir. Ce concept désigne la manifestation d’un mouvement anthropologique fondamental qui conduit chaque sujet social à rechercher la maîtrise des tenants et aboutissants de son acte, dans la mesure où celui-ci participe de son identité. Le mouvement d’appropriation de l’acte, se manifestant individuellement et collectivement, est le « moteur » du fonctionnement de notre dispositif d’intervention ; il lui imprime sa dynamique spécifique. Ce mouvement sous-tend le développement des processus psychosociaux à l’oeuvre dans nos interventions. C’est son expression, inscrite dans le cadre structurant de notre démarche, qui permet aux acteurs d’éprouver une satisfaction à se concerter à propos de leur travail et à rechercher ensemble des solutions aux difficultés éprouvées, à élaborer collectivement des propositions de changements et à les proposer aux responsables de l’organisation.

Notre dispositif d’intervention, dont nous décrirons plus précisément ci-dessous la méthodologie, a donc pour objectif, en agissant sur l’organisation du travail, de permettre et de renforcer, selon des modalités précises, l’expression du mouvement d’appropriation de l’acte en tant que support d’une plus grande maîtrise de leur actepouvoir par chacun des acteurs concernés (Mendel et Prades, 2002). La possibilité d’inscrire ce processus dans une certaine durée (au moins quelques mois) est nécessaire pour permettre aux participants de bénéficier, le cas échéant, d’un enrichissement de leur personnalité sociale.

Pour illustrer plus concrètement ces notions, nous allons nous appuyer sur la présentation de l’une de nos interventions au long cours qui se déroule depuis dix-neuf ans dans une entreprise de transports publics à Poitiers, en France.

Le contexte

La mise en oeuvre du Dispositif institutionnel de réflexion et d’expression, le DIRE[7], qui débute à la fin de 1986, concerne la Société de transports poitevins (STP), entreprise d’économie mixte de 200 salariés chargée d’assurer les transports publics urbains et périurbains d’une ville moyenne (Bitan-Weiszfeld, Roman et Mendel, 1993 ; Moreau, 1998). Cette organisation comprend plusieurs services :

  • le Service mouvement, le plus important, regroupe environ 180 conducteurs d’autobus et une dizaine de contrôleurs (agents de maîtrise) ;

  • l’Atelier, chargé de l’entretien des locaux et de la maintenance des autobus, compte une trentaine de salariés : un groupe maîtrise et des employés (mécaniciens, carrossiers, agents d’entretien, etc.) ;

  • le Service commercial et le Service administratif (une vingtaine de personnes).

Le nouveau directeur de la STP, qui connaissait nos travaux, souhaitait développer le dialogue et la concertation en améliorant la communication interne dans une entreprise trop ancrée dans ses routines. Cette attente créait un contexte très favorable à la mise en oeuvre d’un dispositif global à partir d’éléments théoriques (Mendel, 1992) et méthodologiques expérimentés lors d’interventions précédentes.

La méthodologie du dispositif

Au coeur du dispositif, nous retrouvons les Groupes de réflexion et d’expression sur le travail (GRET), petits groupes homogènes de six à huit salariés volontaires effectuant le même type de travail et situés au même niveau hiérarchique[8]. Les membres de chaque groupe se réunissent entre eux[9], quatre à cinq fois par an, pendant deux heures, incluses dans leur planning, pour réfléchir aux questions qu’ils souhaitent aborder concernant leur travail – son organisation, son contenu, les conditions de sa réalisation. À la STP, il existe :

  • des GRET d’agents dans les Services mouvement, atelier et administratif ;

  • deux GRET d’agents de maîtrise (AM), l’un au mouvement, l’autre à l’atelier ;

  • le Comité de direction, composé du directeur, des chefs de service et du coordonnateur du DIRE

La communication entre les groupes s’effectue toujours de façon indirecte, par des comptes rendus (CR) rédigés par chaque GRET. Le circuit de communication s’articule sur deux plans :

  • vertical : en partant du « terrain », c’est-à-dire des GRET d’agents, dont le CR est d’abord communiqué au groupe maîtrise correspondant qui apporte une réponse écrite congruente à son niveau de responsabilité, le tout étant transmis au Comité de direction. Celui-ci élabore une réponse globale, intégrant les éléments issus des CR des agents et de la maîtrise. Pour chaque thème abordé par les GRET, la teneur de la réponse du Comité de direction peut évidemment varier : apport d’informations, décision d’application des propositions, mise à l’étude de solutions, proposition d’approfondir la réflexion, refus motivé (accompagné d’une argumentation détaillée).

L’ensemble des réponses de la maîtrise et du Comité de direction «redescend » ensuite vers les GRET d’agents, bouclant ainsi le circuit de communication qui reprend quelques semaines plus tard pour un nouveau cycle.

  • Horizontal : chaque GRET reçoit un exemplaire des CR des autres groupes du service. Ces écrits, y compris les réponses de la hiérarchie, sont affichés sur un tableau. Cette disposition permet aux non-participants de prendre connaissance régulièrement des réflexions et propositions de leurs collègues et des suites qu’elles reçoivent.

Le coordonnateur, en interne, veille au bon fonctionnement d’ensemble du DIRE : planning des réunions, transmission et circulation des CR, respect du délai des réponses.

Cette description du dispositif appelle quelques remarques complémentaires. La notion de petit groupe homogène est, pour nous, un élément essentiel, car l’homogénéité professionnelle d’un groupe facilite le traitement, par les participants, des questions qui leur sont communes dans leur travail quotidien. Leurs intérêts et préoccupations sont partagés et l’expression de chacun est plus aisée grâce à la taille limitée du groupe. La réflexion collective peut ainsi s’approfondir dans ce temps très important de la concertation interne, facilitant l’appropriation d’éléments de l’actepouvoir des participants. Quant au système de communication indirecte, médiatisé par les CR écrits, il est conçu pour obvier aux écueils du face à face direct. Celui-ci, outre la quasi-impossibilité d’une réflexion réellement participative et approfondie « à chaud », présenterait toutes les difficultés liées aux positions hiérarchiquement inégalitaires des participants qui renforcent les rapports d’autorité. À l’inverse, par l’écrit, le GRET reste maître de sa réflexion collective et du contenu de son message. La circulation des CR et des réponses permet aussi d’éviter à chaque GRET la tentation d’un huis clos, d’un tropisme identitaire qui le conduirait à une sous-estimation de la place des autres niveaux dans le processus de travail. Le DIRE vise, au contraire, à favoriser pour chacun une représentation globale de l’institution.

Par ailleurs, sur la base des GRET, l’architecture du DIRE se trouve calquée sur la structure de l’organisation institutionnelle du travail (les métiers et les services) et sur l’organisation hiérarchique de l’entreprise. Le dispositif favorise ainsi, par le traitement partagé des thèmes abordés, l’articulation entre les différentes unités de travail. Le dispositif est apte à s’inscrire dans la durée[10]. Il trace ainsi un cadre profondément innovant où tous les groupes, quel que soit leur niveau hiérarchique, sont placés à égalité dans les procédures :

  • ils ont les mêmes droits d’expression sur les questions relevant de l’acte de travail (réfléchir, s’exprimer, formuler des questions, des avis, des propositions…) ;

  • les niveaux hiérarchiques concernés sont tenus contractuellement de répondre aux GRET dans des délais convenus ;

  • ils ont tous l’obligation de se conformer aux procédures mises en oeuvre dans le dispositif.

Outre la rédaction collective de réponses aux CR, l’encadrement peut volontairement se constituer en GRET pour son propre niveau, son CR étant alors destiné au Comité de direction. Quant au Comité de direction, il constitue une instance décisionnelle qui statue sur les propositions des GRET et assure leur réalisation. Par ailleurs, il fonctionne aussi, pour partie, comme un GRET en menant une concertation interne. Il peut produire, le cas échéant, des textes destinés à l’ensemble du personnel.

La mise en place et le suivi du dispositif

L’intervention a débuté, fin 1986, avec neuf groupes :

  • six GRET d’agents dont deux groupes de conducteurs au mouvement, trois GRET (mécanique / carrosserie et entretien / cantine) à l’atelier et un GRET administratif ;

  • deux GRET maîtrise (mouvement et atelier) ;

  • le Comité de direction.

Cette mise en place s’est appuyée sur une formation pour tous les groupes, pendant quatre cycles. Il s’agissait de faciliter la mise en pratique des apports de l’intervenant concernant la conduite des réunions de réflexion et d’expression : construction collective d’un ordre du jour, fonctions d’animation et de secrétariat, apprentissage de modes efficaces d’expression orale et écrite, rédaction d’un compte rendu. Cette démarche impliquait de la même façon tous les participants, les rôles d’animateur et de secrétaire pouvant être tenus par rotation dans le GRET. Dans une seconde phase ont alterné les réunions gérées par les groupes eux-mêmes et les séances accompagnées par un intervenant, apportant un appui méthodologique pour renforcer les apports de la formation.

Les premières étapes – formation des participants, mise en fonctionnement des groupes et du mode de communication intergroupes, « rodage » des procédures – se sont déroulées sur deux années[11]. Ensuite, l’AGASP s’est engagée dans une forme plus légère d’accompagnement du DIRE, à raison de une ou deux journées par trimestre[12]. L’intervenant rencontre durant l’année les GRET d’agents, puis les GRET maîtrise et, enfin, le Comité de direction. Il évalue et soutient le fonctionnement global du dispositif, rencontre prioritairement les nouveaux groupes, favorise le suivi des décisions prises par le Comité de direction en réponse aux propositions des GRET.

La coopération entre le coordonnateur interne et l’intervenant extérieur s’avère essentielle pour la pérennisation du dispositif[13]. Par ailleurs, l’intervenant diffuse chaque année, à tous les groupes, une note de synthèse portant sur le fonctionnement global du DIRE et les principaux points traités avec les GRET lors des rencontres. Attentif au maintien des procédures, le suivi doit donc aussi se préoccuper de trois facteurs :

  1. la place qui lui est faite dans le fonctionnement global de l’organisation ;

  2. la dynamique interne des GRET ;

  3. l’investissement du système de communication intergroupes.

Le fonctionnement et l’évolution du DIRE

Nous décrirons ci-dessous quelques aspects de l’évolution des groupes ces dernières années.

Le Service mouvement

Les GRET des conducteurs

Le nombre de GRET dans ce service a beaucoup progressé, passant de 2 à 13 au fil des ans. Des actions d’information auprès des nouveaux conducteurs favorisent leur constitution. On constate une réelle stabilité de ces groupes, ce volontariat étant certainement lié au plaisir pris par les participants à cette réflexion collective.

Le suivi des procédures

L’intervenant doit veiller à leur respect et endiguer les dérives éventuelles. Il doit aussi favoriser l’ancrage du DIRE dans la vie de l’entreprise. Ainsi, la multiplication des GRET, ces dernières années, a engendré des problèmes de planning nécessitant la réorganisation des services de l’ensemble des conducteurs. Il s’agit aussi de préserver les délais convenus de réception des réponses (environ un mois) et d’aider les GRET à adopter des procédures efficaces (par exemple, la rédaction des CR en cours de réunion).

Les thèmes de réflexion des GRET

Les objets de réflexion des GRET portent sur les aspects essentiels de leur métier dans sa pratique quotidienne. La plupart de ces thèmes apparaissent de manière récurrente depuis les débuts du DIRE[14]. Citons, au premier plan des préoccupations des conducteurs figurant dans leurs comptes rendus (CR), les problèmes de circulation et d’aménagements de voirie. Au fil des années, l’expression des groupes manifeste une perception plus claire des limites de l’influence de l’entreprise dans les décisions prises par les services techniques des collectivités locales. Cette représentation plus large de l’environnement de l’acte de travail est manifestement due aux échanges avec la maîtrise et la direction. Cependant, les GRET peuvent mesurer la portée de leur actepouvoir, car leurs propositions précises et documentées (les CR comportent souvent des schémas), intégrées dans les documents transmis par la Commission Voirie de la STP aux Services techniques municipaux, ont produit de nombreux aménagements de voirie.

D’autres sujets sont fréquents dans les CR : l’organisation des services, les aménagements intérieurs des postes de conduite, les relations avec les usagers (information, amélioration du service rendu, contrôle de la fraude…), l’aménagement des locaux, l’information générale sur la vie de la STP, etc. S’agissant des rapports avec les voyageurs, des éléments nouveaux sont apparus récemment dans l’expression des agents :

  • le souhait de clarifier, dans le dialogue avec la direction, les modalités d’application du règlement intérieur, pour le faire concorder avec la nouvelle politique commerciale et avec l’évolution de leur rôle dans l’accueil de la clientèle ;

  • le thème de la sécurité, apparu dans les GRET vers 1995, a exprimé la montée des préoccupations dans ce domaine.

Des mouvements psychosociaux dans les groupes

Les intervenants peuvent faciliter l’élaboration de certains mouvements d’ordre psychologique qui peuvent apparaître au sein des groupes et perturber leur dynamique (Bitan-Weiszfeld et Rueff-Escoubès, 1997). La manière dont sont utilisées les procédures, la nature des thèmes qui émergent et leur mode de traitement, la forme et le contenu des échanges intra- et intergroupes, l’ambiance des réunions, la dynamique globale des GRET, autant d’éléments qui, pour notre groupe, constituent des indicateurs précieux et permettent de repérer l’émergence, dans le processus, de certains mouvements[15]. Par exemple, dans les débuts du DIRE, les intervenants ont noté dans les groupes l’expression appuyée d’une insatisfaction eu égard, était-il dit, à la lenteur des résultats obtenus par ce système. En fait, notre groupe a pu comprendre que ce mouvement exprimait, par un déplacement sur le DIRE, l’accumulation au fil des années de travail de frustrations liées aux conditions insatisfaisantes de l’exercice professionnel des conducteurs qui n’avaient aucune possibilité de s’exprimer ensemble sur ces difficultés (Bitan-Weiszfeld, Roman et Mendel, 1993). Cette interprétation se voit confirmée, a contrario, par le mode d’expression du GRET de conducteurs à la fois jeunes et nouveaux à la STP qui ne connaissent pas de tels mouvements.

Les GRET peuvent également être affectés par les difficultés de la communication interniveaux. À une époque, des dysfonctionnements du Comité de direction se sont traduits par des réponses superficielles, répétitives ou dilatoires, souvent transmises dans des délais trop longs. Des répercussions négatives sont alors apparues dans les groupes, traduisant un début de découragement et de démotivation, ainsi qu’une forme d’autocensure : « Ce n’est pas la peine de parler de ce sujet ou de poser cette question, de toute façon, on connaît déjà la réponse ! » Ce mouvement de fond, qui aurait pu affecter la dynamique globale du DIRE, a nécessité un travail de l’AGASP auprès du Comité de direction pour l’amener à mieux mesurer l’importance de son rôle dans ce processus de communication. Quant aux GRET, l’un d’eux a pu constater : « Plus le compte rendu est vague, plus la réponse est vague ; plus notre expression est précise et détaillée, plus la réponse est précise et détaillée. »

Le développement du dispositif s’est accompagné, après quelques années, d’un positionnement nouveau de plusieurs GRET qui, constatant des problèmes liés à l’application de décisions prises sans concertation (voirie, renouvellement des véhicules, services à la clientèle…), ont exprimé fréquemment le souhait d’être consultés par la direction sur ces sujets intéressant directement leur acte de travail. Une telle demande constitue, selon nous, une manifestation du mouvement d’appropriation de l’acte qui pousse les agents à porter leur intérêt vers les aspects qui conditionnent, en amont, l’exercice de leur activité quotidienne.

Le GRET de la maîtrise Mouvement

Les contrôleurs ayant le statut d’agents de maîtrise (AM) constituent le premier niveau hiérarchique référent pour les conducteurs. Structurellement, la maîtrise occupe une position souvent difficile ; proche des conducteurs sur le terrain, elle est aussi garante du bon fonctionnement du service et de l’application des décisions de la direction. Cette complexité de sa situation fragilise cette fonction et le groupe n’a investi (non sans beaucoup d’ambivalence) le DIRE que très progressivement.

Composé initialement de sept contrôleurs anciens et issus de la conduite, au profil de « petits chefs », le groupe s’est étoffé (une quinzaine de personnes actuellement) grâce au recrutement d’AM plus jeunes et mieux formés. Il se réunit désormais chaque mois pour apporter ses commentaires écrits aux comptes rendus des GRET conducteurs. Il a fallu cependant plusieurs réunions spécifiques avec l’intervenant pour que la maîtrise, dépassant certains clivages entre « anciens » et « nouveaux », puisse se constituer en GRET pour elle-même afin d’élaborer et de communiquer à la direction ses propositions : réorganisation de la coordination des mouvements de véhicules, présence renforcée de la maîtrise sur le réseau, rôle de responsable de ligne, coordination avec les autres services, etc. Le DIRE contribue ainsi à l’évolution de l’identité professionnelle de ces acteurs indispensables au service Mouvement.

L’Atelier

Chargé de l’ensemble des opérations de maintenance dans l’entreprise, ce service regroupe plusieurs métiers exercés par des agents qui travaillent côte à côte chaque jour. Contraint, à effectif pratiquement constant, d’assurer l’entretien d’un nombre croissant de véhicules, l’Atelier connaît des changements fréquents dans son organisation interne. Plusieurs GRET s’y sont créés au début du DIRE (mécanique, carrosserie, entretien-cantine et maîtrise) et se sont réunis trois ou quatre fois l’an. Toutefois, le DIRE a pâti longtemps des réticences de la maîtrise (improvisation des réunions, réponses incomplètes, succinctes, dilatoires, délais de diffusion excessifs…) et, après quelques années, un seul GRET d’agents avait subsisté.

En 1994, la direction, constatant une perte progressive d’efficacité du service, a souhaité une réorganisation. L’AGASP a proposé de construire un projet de service à partir d’une démarche consultative innovante associant tous les agents de l’Atelier dans un cadre temporel limité (quatre mois). Cette action, mise en oeuvre selon les principes méthodologiques du DIRE, a permis d’aboutir à une réorganisation en profondeur du mode d’organisation et de fonctionnement de l’Atelier en s’appuyant sur un réel engagement des acteurs.

Dix ans après, l’intérêt de cette démarche est attesté par la pertinence de ses résultats : l’Atelier fonctionne selon la même organisation, avec quelques aménagements mineurs, à la satisfaction de la direction et des acteurs concernés. Par ailleurs, cette consultation a permis la relance du DIRE à l’Atelier. Actuellement, deux GRET de mécaniciens se réunissent régulièrement.

Le Comité de direction

Le Comité de direction est un groupe à part ; instance stratégique et décisionnelle dans la voie hiérarchique, il doit, sans se départir de ses prérogatives, trouver une place un peu différente dans le DIRE. Certes, il valide les propositions des GRET, mais il a aussi un rôle essentiel à jouer dans le processus :

  • en contribuant au bon fonctionnement du DIRE par un appui apporté au coordonnateur du DIRE dans sa mission d’organisation logistique ;

  • en diffusant régulièrement des informations susceptibles de faciliter, pour les agents, une vision plus large de l’activité des services et de la vie de l’entreprise ;

  • en s’inscrivant pleinement dans le circuit de communication (réponses approfondies, claires et détaillées aux GRET, dans les délais convenus) et en s’efforçant, chaque fois que cela paraît possible, d’apporter des suites favorables à l’expression des groupes.

L’expérience nous a montré que la pérennisation du dispositif dépend largement de l’investissement et du soutien affirmé de la direction, ainsi que de l’implication personnelle et collective des membres de la hiérarchie. À la STP, au début, seul le directeur était réellement porteur du projet de développement de l’expression des salariés et de la communication interne. Par la suite, plusieurs chefs de service (notamment au Mouvement et à l’Atelier, qui a changé de responsable) se sont engagés activement dans la démarche et ont permis son développement.

Actuellement, le suivi de l’AGASP avec le Comité de direction comporte une à deux rencontres par an. Des rencontres individuelles, entre l’intervenant et certains responsables, complètent cet accompagnement[16].

Les effets du dispositif dans l’entreprise

Le DIRE existe depuis dix-neuf ans à la STP, dont l’effectif global est passé de 200 à 300 salariés. Le nombre de salariés participant aux GRET s’est accru dans les mêmes proportions. Débutant avec 9 GRET et 53 salariés en 1986, le DIRE réunit actuellement 18 GRET et 112 participants, soit plus du tiers des effectifs de l’entreprise. Ces chiffres montrent clairement la solidité de l’implantation du dispositif dans l’entreprise. Quels sont ses effets, d’une part, pour l’entreprise au plan global et, d’autre part, pour les acteurs concernés ?

Les effets pour l’entreprise

Depuis 1997, un bilan annuel informatisé est établi et diffusé non seulement à l’intérieur de la STP, mais aussi en direction des responsables de la collectivité locale. De quoi s’agit-il ? Un programme informatique permet la saisie de l’ensemble des comptes rendus des GRET et des réponses de la hiérarchie. Leur contenu est codé selon plusieurs dizaines de rubriques qui permettent de traiter statistiquement, d’une part, l’ensemble des sujets abordés par les GRET et, d’autre part, les types de suites qui leur sont apportées. Une analyse de ces données, effectuée conjointement par l’entreprise et par l’AGASP, est intégrée au bilan qui inclut le dénombrement des réalisations effectives consécutives aux décisions prises par le Comité de direction.

Il n’est pas possible de détailler ici les éléments de ces bilans, qui mettent en évidence une réelle stabilité des résultats au fil des années. Chaque année, entre 150 et 200 questions de travail sur les sujets évoqués plus haut sont abordées et traitées dans le cadre du DIRE Elles sont, bien entendu, d’importance variable, allant par exemple de la modification d’une fiche d’indications horaires destinée aux voyageurs à de gros travaux de voirie, des modifications des lignes, des équipements pour la maintenance des véhicules à l’Atelier, etc. Soulignons aussi que près de la moitié des suites données à l’expression des GRET se traduisent par des concrétisations. À l’inverse, chaque année, il n’y a guère que 10 % des propositions des groupes qui reçoivent un refus, toujours argumenté.

Outre sa contribution à l’efficacité de l’entreprise, le DIRE favorise des évolutions dans la voie hiérarchique grâce à des procédures qui ont aussi pour objectif de favoriser l’abord et la résolution des problèmes au plus près du lieu où ils se posent. Il s’agit là d’une forme d’application concrète du principe de subsidiarité ; l’initiative de l’expression revenant aux agents de terrain, chaque métier se trouve ainsi plus directement impliqué et responsabilisé. Chaque niveau hiérarchique peut développer son propre niveau de compétence : crispées défensivement au début de l’intervention, les maîtrises Mouvement et Atelier investissent aujourd’hui leur fonction différemment, sous l’angle du soutien technique aux agents, de l’évaluation positive et de la formation.

Quant au Comité de direction, constitué à l’origine pour gérer le DIRE, il a institué une réunion bimensuelle qui, au-delà des réponses à apporter aux GRET, traite de l’ensemble des questions concernant le fonctionnement de la STP Un compte rendu détaillé de ces réunions est diffusé à l’ensemble des salariés.

Les effets pour les acteurs

Aussi importants qu’ils soient, notamment parce qu’ils concrétisent aux yeux des participants la réalité de leur actepouvoir collectif, les changements concrets s’accompagnent d’autres effets pour les acteurs. Par exemple, les échanges des groupes manifestent un intérêt accru pour le fonctionnement global de l’entreprise : dans les CR figurent souvent des demandes d’informations plus complètes (projets de l’entreprise, politique commerciale, évolution des matériels...). Les participants acquièrent ainsi une vision élargie de l’entreprise et de la place de leur métier.

Un autre exemple est la qualité de la concertation interne dans les GRET qui, pour la plupart, gèrent leur fonctionnement avec efficacité. Les participants témoignent du réel plaisir qu’ils prennent à se retrouver pour mener une réflexion individuelle et collective approfondie, inhabituelle dans l’activité quotidienne. Le GRET est ainsi à la fois un lieu de partage d’expérience et de développement de l’identité psychologique de chacun dans le mouvement d’appropriation de son acte.

Pratique sociale nouvelle au sein des organisations, le dispositif institutionnel Mendel peut ainsi contribuer, dans un cadre méthodologique précis mettant en oeuvre des processus collectifs de réflexion et d’échanges sur le travail, au renforcement de la coopération, tout en favorisant le développement de la psychosocialité des acteurs concernés.