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Le concept d’« insertion socioprofessionnelle » retient de plus en plus l’attention. Il ne fait pas uniquement référence à une finalité de l’intervention, mais aussi à des types de pratiques (employabilité, intégration, réadaptation, maintien en emploi, technique de recherche d’emploi…). En examinant la situation de plus près, j’ai constaté que l’insertion socioprofessionnelle peut prendre des sens différents, surtout lorsqu’on regarde les conditions et la logique qui inspirent les offres de services. En ce sens, la conjoncture, les choix politiques et les représentations sociales qui entourent « l’emploi » ont une grande influence sur les pratiques d’intervention et ses finalités.

Je travaille depuis près de dix ans dans une maison d’hébergement pour jeunes adultes sans-abri, principalement à l’Auberge communautaire du Sud-Ouest, à titre de responsable de l’employabilité. J’ai été témoin de différentes transformations de ce champ d’intervention, mais aussi des jeunes. Mes fonctions principales comme intervenante en employabilité consistaient à développer, réaliser et appliquer un programme d’activités en matière d’apprentissage à l’emploi, à la recherche d’emploi (méthode dynamique de recherche d’emploi et nouvelles technologies), d’aptitude à l’emploi (exploration, visite de milieux de travail, stage), de la formation professionnelle, de reconnaissance des acquis (plan de formation avec la commission scolaire) et de création d’emploi (banque d’emploi). Afin d’arriver à mes fins, j’ai eu à travailler à la mise sur pied de cinq plateaux de travail – le projet d’insertion et de formation Azimut de l’Auberge – pour que les jeunes puissent acquérir les outils nécessaires à la réalisation de leur cheminement professionnel. Au quotidien, les tâches se résumaient à accompagner des jeunes pour qu’ils établissent un plan d’action en matière d’emploi (orientation, cheminement scolaire ou autres) et à animer des rencontres de formation et d’échange sur une base quotidienne avec eux afin qu’ils acquièrent les bases d’employabilité nécessaires pour se trouver et maintenir un emploi.

Un contexte…

Nous avons assisté à plusieurs changements importants dans notre société. Les transformations structurelles ont eu diverses répercussions sur le type et le genre d’emplois ainsi que sur la rémunération. Les éléments qui semblent avoir eu des impacts majeurs sont la mondialisation, la globalisation des marchés, le développement phénoménal des nouvelles technologies et l’informatisation. L’une des résultantes de ces éléments est une montée des emplois atypiques où la logique de profit économique et la rationalisation administrative sont dominantes. Ces multiples mutations ont entraîné une grande précarité sur le plan des conditions de travail, mais aussi une augmentation de l’appauvrissement. Ces changements commandent également le développement de compétences et prolongent ainsi le temps de scolarisation, ce qui a pour effet d’éloigner les jeunes du marché de l’emploi, de l’autonomie et d’augmenter leur endettement. On écarte aussi progressivement les travailleurs moins qualifiés. De plus, on constate que ces changements entraînent un déplacement de la main-d’oeuvre vers le secteur tertiaire. Cette transition dans le monde de l’emploi et le départ de plusieurs « baby-boomers » laissent une place intéressante pour les jeunes détenteurs de diplômes collégial et universitaire. Le bagage scolaire devient souvent un incontournable et augmente les possibilités d’accéder au marché du travail. Toutefois, pour les jeunes qui ne bénéficient pas de cet atout, l’impact m’est apparu négatif. Même si plusieurs mentionnent l’importance des compétences transférables, il demeure difficile d’accéder à des emplois de qualité quand on est sous-scolarisé.

L’occupation d’un emploi constitue, la plupart du temps, un critère de réussite dans notre société et une source importante d’identité. L’emploi fait aussi référence à l’autonomie et au sentiment d’appartenance, l’autonomie renvoyant souvent à la notion de parcours et de réussite individuelle. Toutefois, il est clair que le parcours professionnel linéaire est un phénomène devenu de plus en plus rare (étude, travail, famille, retraite) et ce l’est encore plus pour les jeunes avec qui j’ai travaillé. La quasi-totalité des jeunes arrivent à l’Auberge sans emploi et plusieurs n’ont aucun revenu. J’ai relevé que le cheminement socioprofessionnel de ces jeunes est basé sur une série de projets à très court terme (lorsqu’ils en ont) où la vision à long terme est inexistante, très vague ou relevant, selon leurs dires, du domaine du rêve. Lorsqu’ils ont des projets, ils ne se sont pas nécessairement assis pour en faire une planification, pour donner un sens ou une orientation à leurs démarches. Et si le projet qu’ils ont nécessite de faire des concessions, ils décident souvent de le laisser tomber.

Les politiques, les programmes…

Au cours des dernières années, le Québec a adopté trois grandes politiques qui ont des visées très pointues d’insertion socioprofessionnelle des jeunes : la Politique québécoise de la jeunesse, la Politique vers un plein emploi et la Loi contre la pauvreté et l’exclusion. Dans chacune de ces politiques, l’insertion sociale et la lutte contre l’exclusion passent par l’intégration en emploi. La priorité semble être de mettre les jeunes en action, de les faire bouger… ce avec quoi je suis en accord. Toutefois, il ne faut pas que l’action soit uniquement synonyme d’occuper un emploi. On doit reconnaître qu’il y a des préalables et, surtout, savoir que tous ne partent pas du même endroit et n’ont pas tous les mêmes buts. Bouger ne fait pas nécessairement avancer… Donc, je m’interroge beaucoup sur ce que l’on entend par « l’obligation de bouger », « faire bouger ». Est-ce vraiment pour aider les gens ou plutôt une stratégie pour donner l’illusion que les politiques fonctionnent et, ainsi, calmer l’opinion publique ? L’aspect social (par exemple, l’isolement et l’absence de réseaux de soutien, les conditions de vie et la participation sociale) de la situation est souvent confondu ou oublié lorsqu’on examine les moyens, les délais et les résultats évalués par les bailleurs de fonds (dont l’acteur majoritaire est le gouvernement). Ce qui me surprend, c’est que ces politiques reposent sur des principes communs : la participation active, la responsabilisation et l’autonomie, le tout chapeauté par le concept de la citoyenneté. Un extrait de l’introduction de la politique jeunesse traduit bien cette logique : « Chaque jeune doit pouvoir développer son plein potentiel, son identité personnelle et sa capacité à occuper une place active dans la société. Cela concerne aussi l’acquisition de son autonomie et de sa responsabilité à l’égard de sa situation et de son avenir. Concrètement, il s’agit de placer l’individu en état d’exercer pleinement sa citoyenneté. [… C’est] par le travail que l’exercice de la citoyenneté trouve une de ses formes d’expression les plus concrètes » (Secrétariat à la jeunesse, 2001 : 18-19). Mais le fait de se sentir citoyen, responsable et autonome passe-t-il uniquement par le fait d’occuper un emploi, et ce, peu importe d’où l’on part ? Mais, surtout, la signification de ces concepts est-elle la même pour tous ?

Lorsqu’il s’agit de pauvreté et de révision des politiques en place au Québec, c’est l’insertion socioprofessionnelle qui paraît se dégager comme principal moyen de régler les problèmes et d’exercer un contrôle social. La réforme de la Sécurité du revenu de 1996 me semble avoir été un point important dans l’histoire des pratiques d’insertion socioprofessionnelle auprès des jeunes. Il ne s’agissait plus uniquement de soutien ou d’invitation, mais d’obligation à participer à des activités d’insertion pour avoir accès à l’aide de dernier recours. Encore aujourd’hui, différents programmes sont mis sur pied avec la même cible : départager les aptes et les inaptes, au sens de bons et de mauvais prestataires. Je me questionne sur les avancées réelles puisque ces nouveaux programmes ressemblent étrangement aux anciens, mais avec une terminologie à la mode, comme le programme DEVENIR. Est-ce qu’il n’y a pas là d’étranges ressemblances avec le programme EXTRA ? Il est vrai que les tendances de la mode reviennent à peu près tous les dix ans, mais est-ce devenu aussi une règle pour les programmes d’employabilité ? Quoi qu’il en soit, il y a une tendance à obliger les gens à se mettre en action…

Ce n’est pas juste une question de définitions…

Les pratiques et surtout les programmes qui visent une intégration dans la communauté se sont aussi beaucoup développés. Ce développement s’est fait en fonction de certaines problématiques (par exemple, divers handicaps, problèmes de santé mentale ou toxicomanie), scindant et définissant la personne à partir de celles-ci. Paradoxalement, on vante les bienfaits de l’approche globale et des guichets uniques comme porte d’entrée dans le système. Que fait-on lorsqu’on est confronté à une situation de la vraie vie, comme celle d’un jeune comme « Jean » qui, à la suite du départ de sa blonde, a fait une psychose toxique (il disait qu’il voulait juste oublier), a perdu son emploi et se fera évincer de son logement… à quel « guichet unique » s’adresse-t-il ?

Un besoin de stabilité…

L’Auberge définit la problématique des jeunes à partir de trois concepts : pauvreté (conditions de vie), affiliation sociale (isolement) et niveau de détresse (mal de vivre). Elle a opté aussi pour une approche communautaire. De nos jours, parler de la problématique des jeunes à partir de ces concepts va un peu à contre-courant, du moins c’est le choc que j’ai eu à mon retour de congé de maternité. J’ai eu l’impression que l’intervention sociale servait, maintenant, à définir les gens à partir de leurs déficiences personnelles individuelles ou de leurs « maladies ». L’empressement à apposer une étiquette est-il censé favoriser une meilleure communication afin d’arrimer l’intervention, de trouver rapidement le programme idéal étant donné que l’offre des services du « réseau » répond à cette logique, ou cela permet-il, tout simplement, à l’intervenant social d’être pris ou de se prendre lui-même au sérieux ? J’ai participé à des réunions d’équipe d’intervention dernièrement où le « jeu » qui suivait l’attribution de la bonne « étiquette » était de savoir à qui la personne se dévoilerait le plus et le plus vite. J’ai eu le sentiment que « l’intervenant social » donnait plus d’importance à ce/son diagnostic qu’à examiner ce que la personne identifiait comme besoin ou à prendre le temps d’analyser les structures et leurs impacts sur cette personne. Le summum de l’intervention était devenu la confidence d’informations de la personne. L’intervenant social ne peut-il exercer une influence sur la société pour permettre à une personne d’y trouver sa place ? Quelle place accorde-t-on justement au « social » ? D’une part, le « psy » prend souvent le dessus sur le « socio » et, d’autre part, le professionnel prend aussi le pas sur le « socio ». Il reste que l’on veut que l’intervention amène les gens à devenir des citoyens responsables et autonomes, et ce, sans prendre en compte le rôle, la place et les conditions en société.

Au cours de la dernière décennie, l’Auberge a constaté que les services offerts ne tenaient pas compte de plusieurs réalités que les jeunes vivaient sur le plan financier, au regard de leur stabilité, etc. L’Auberge a donc prolongé ses activités dans deux secteurs : d’abord, le logement permanent pour résoudre les problèmes d’accès à un logement abordable et de qualité, à cause notamment des préjugés par rapport aux jeunes et du coût souvent démesuré pour un logement salubre. L’Auberge voulait également prolonger son intervention afin que les jeunes puissent s’approprier un « chez-eux » au sens large. Ensuite, l’Auberge a investi dans le secteur de l’employabilité parce que les jeunes vivent des difficultés pour accéder aux programmes d’insertion en emploi, même s’ils sont généralement prévus pour eux. Cela s’explique, d’abord par leurs difficultés à réussir une réinsertion dans les courts délais prévus par ces programmes et, ensuite, par les conditions à satisfaire pour avoir accès à d’autres programmes. Je me souviens d’un jeune, il y a quelques années, qui avait eu besoin d’un encadrement particulier en termes d’employabilité. À la suite d’une rencontre individuelle où j’ai dressé son profil en employabilité (forces, intérêts et motivations…), de petits travaux manuels où il m’accompagnait (l’accompagnement aux travaux me permettait d’évaluer ses capacités et lui permettait de vérifier s’il aimait ou non ce genre de travail, mais aussi de travailler l’estime de soi), une visite de milieu de travail, il était clair que l’ébénisterie était sa voie en termes de carrière. Parallèlement, il tentait de stabiliser sa situation, notamment au niveau de sa consommation de drogues (traitement méthadone depuis un an et demi avec une rechute après quinze mois) et de développer une routine de vie. Son agent à la Sécurité du revenu a jugé qu’il n’était pas un candidat pour ce genre d’activité, d’autant plus qu’il avait déjà participé à des projets d’insertion et que cela n’avait pas fonctionné. Le jeune s’est donc vu refuser l’admission au projet d’insertion qui l’allumait et qui l’aurait amené à suivre une formation d’études professionnelles. C’est le projet d’insertion en ébénisterie de l’Auberge qui lui a permis d’acquérir et surtout de démontrer qu’il avait les capacités de réaliser ce genre programme d’insertion et son sérieux dans la réalisation de son projet de carrière. Il a eu quelques difficultés, des accrochages et des absences, mais, malgré cela, il a terminé son projet et a fait un stage suffisamment remarquable pour que l’employeur l’embauche par la suite. Aux dernières nouvelles, il recommençait pour la troisième fois ses études de 3e année du secondaire, mais comme il dit : « Sur [s]on bras et fier de ne plus être sur le BS. » La souplesse du projet de l’Auberge m’avait permis de faire ce cheminement avec lui, mais aujourd’hui, pour arriver au même résultat, il me faudrait remplir plusieurs formulaires ou avoir recours à des stratégies différentes pour qu’il ait droit à un supplément de participation (150 $ par mois, cela peut changer bien des choses).

Le prolongement de ces deux secteurs est donc un moyen permettant à des jeunes d’acquérir les bases nécessaires pour investir dans des projets de vie. Toutefois, le financement est morcelé et compartimenté dans la formule de plus en plus répandue des programmes en sous-traitance. La logique des programmes nous oblige à des acrobaties administratives épuisantes (demande par projet, rapports, vérifications…) afin de maintenir ces activités. Bon nombre de ces règles ont été établies pour présumément assurer une « rigueur » administrative et un investissement adéquat des fonds publics. Elles compromettent toutefois la continuité des services et les précarisent. Elles instaurent aussi une lourdeur administrative qui oblige l’intervenant à remplir le formulaire et à aider le jeune à se procurer les documents nécessaires pour que soit évaluée son admissibilité au projet. Du même coup, cela limite le temps d’intervention, brime les initiatives et va à l’encontre du gros bon sens. De plus, elles constituent une continuelle menace à la pérennité des activités. Les multiples délais nous amènent souvent à recommencer plusieurs étapes au lieu de poursuivre l’intervention et à perdre les acquis, de même que les expertises et les ressources humaines investies dans ces projets. Cette fragilité vient à la limite dénaturer la raison première de la mise sur pied de ces projets, soit de maintenir une stabilité pour une période suffisante afin que les jeunes puissent bénéficier de bases sécurisantes pour développer un projet de vie. Je suis encore à la recherche de stratégies pour adapter ma pratique à cette incontournable logique et le seul moyen que j’ai trouvé c’est l’investissement personnel dans le bénévolat, moyen qui reste bien limité.

Bien d’autres éléments ont modifié ma pratique, comme l’augmentation très importante de jeunes qui proviennent des milieux institutionnels (centres jeunesse, hôpitaux…) qui sont laissés pour compte à la suite d’une interruption de services faute de financement. Dans un autre ordre d’idées, les nouvelles technologies nous poussent à une plus grande rapidité dans la production de résultats tangibles et immédiats ; même les jeunes s’attendent souvent eux aussi à des solutions miracles, des résultats quasi instantanés…

Je terminerai sur la participation démocratique qui est, pour moi, une base de la citoyenneté. Ayant toujours travaillé pour des organismes communautaires, la participation des gens qui reçoivent les « services » ainsi que de la communauté dans laquelle l’organisme s’insère m’a toujours tenue très à coeur. Je crois fondamentalement que chacun a une contribution à apporter et un potentiel pour améliorer la situation. À l’Auberge, les jeunes sont sollicités comme membres actifs pour participer à toutes les instances décisionnelles. Cette implication passe par la sélection du personnel jusqu’à l’établissement des orientations et la réalisation des « activités ». Pour bon nombre d’entre eux, il s’agit de la première fois qu’ils ont accès à du pouvoir ; ils m’ont fait part que leur expérience du pouvoir se résumait à le subir et, pourtant, ils ne se gênent pas pour revendiquer leurs droits. Les droits qu’ils revendiquent se situent néanmoins au niveau des droits individuels et immédiats. De plus, la source de valorisation est essentiellement la liberté individuelle ainsi que les compétences et les performances individuelles. Je crois que c’est un des éléments qui font en sorte que l’occupation d’un emploi est si importante, surtout si l’on songe que l’autonomie fait souvent référence aux « finances ». En réaction à cette situation, il a fallu développer un encadrement amenant les jeunes à une réflexion plus critique, des notions non seulement de droits collectifs, mais aussi de responsabilités collectives. L’enjeu m’est apparu encore plus grand pour les jeunes qui arrivent des centres jeunesse et qui ont été privés de liberté. Il s’agit d’une longue démarche constituée de petits pas. Néanmoins, plusieurs défis restent, notamment l’aménagement de lieux concrets d’interactions collectives afin de favoriser la mobilisation vers un objectif commun alors que la priorité de l’individu demeure avant tout de combler ses besoins personnels.