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Lorsque nous avons pris la décision de présenter un dossier de Nouvelles pratiques sociales (NPS) sur les pratiques syndicales, nous vivions, alors au Québec, dans un contexte politique particulier en ce qui concerne la présence du mouvement syndical québécois. Le gouvernement libéral de Jean Charest en était à son premier mandat et son objectif clairement avoué était de s’attaquer au prétendu monopole syndical sur les réalités politiques québécoises.

Dans la mesure où NPS s’intéresse particulièrement aux enjeux démocratiques au Québec et ailleurs, l’avenir du mouvement syndical s’avérait une question pertinente à poser. Le dossier que nous présentons est une contribution modeste, mais tout de même pertinente pour examiner les perspectives d’avenir du mouvement syndical en considérant les enjeux autour de la démocratie.

Il va de soi que les perspectives démocratiques déterminantes pour l’avenir du mouvement syndical ne peuvent s’observer uniquement à l’intérieur du mouvement syndical. Plusieurs acteurs influent sur les perspectives du mouvement syndical : 1) l’État ; 2) les employeurs privés ; 3) les mouvements sociaux ; 4) la société civile. Et c’est dans ce rapport conflictuel et coopératif avec ces différents acteurs que le mouvement syndical pourra se renouveler sur des bases démocratiques.

Mais, tout d’abord, il faut rappeler que le syndicalisme, à partir de ses origines, à la fin du xixe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, a évolué sous le double signe de la démocratie, à la fois comme mode spécifique d’organisation interne et comme type d’institution publique. En effet, la création d’un syndicat relève de l’associatif et du communautaire. C’est un regroupement volontaire de travailleurs et de travailleuses qui veulent défendre leurs droits au travail et promouvoir les conditions d’exercice d’un travail plus sain et satisfaisant. Même si les modalités structurelles d’une organisation syndicale peuvent varier considérablement, on y retrouve en général l’assemblée souveraine des membres, l’élection des dirigeants et des officiers syndicaux, l’autofinancement au moyen des cotisations, en tout ou en partie, l’autonomie des mandats et de la programmation de l’action. C’est en principe une organisation sans but lucratif. Ce sont bien là des caractéristiques de base d’une organisation communautaire ou associative.

Toutefois, les syndicats ne sont pas comme tels des « organismes communautaires » et se retrouvent plutôt du côté des associations professionnelles, au sens le plus large du terme, qui visent à promouvoir et à défendre les intérêts professionnels des membres. De plus, les syndicats sont définis dans un cadre législatif propre, incluant les lois du travail, un « code du travail » où sont précisément reconnus le droit d’association et toute une série de mesures relatives aux droits et devoirs d’établir avec les employeurs des contrats collectifs, locaux, sectoriels, nationaux touchant les conditions de travail. Cette institutionnalisation de l’action syndicale définit un cadre plus large où le législateur intervient directement, ce qui soutient et contraint tout à la fois les organisations syndicales. Un syndicat constitue la « partie » représentative des travailleurs et travailleuses face à une autre « partie », celle de la direction d’une entreprise ou d’une administration, publique ou privée, et cela, à différents niveaux : locaux, nationaux, internationaux. Les membres d’un syndicat sont aussi des employés d’une entreprise et l’existence même du syndicat dépend de ce statut d’employé. C’est là une distinction radicale par rapport au statut de membre d’une organisation communautaire « autonome » ou celui d’autres associations professionnelles libérales qui ne sont pas définis dans un rapport de subordonné ou de contractuel, d’employé face à un employeur.

Ce schématique rappel du cadre sociojuridique du syndicalisme ne rend pas justice à une autre lecture, plus sociologique, que l’on pourrait faire de l’histoire de l’action syndicale. Ce mouvement est né dans le conflit entre travailleur et patron et ce n’est qu’après bien des luttes locales ou nationales que fut établi un cadre législatif public reconnaissant les droits et devoirs des travailleurs et travailleuses. Sur le plan des idées, l’histoire du syndicalisme est aussi inséparable de la sociologie critique qui faisait de la lutte des classes le cadre approprié alors pour définir le mouvement ouvrier comme mouvement social central des sociétés de type industriel. Il faudrait ici détailler les nombreuses variations historiques d’un tel mouvement. Qu’il suffise ici de rappeler que cette lecture sociohistorique faisait du travail et des travailleurs et travailleuses le moteur principal des transformations sociales et politiques. La lutte pour la réappropriation du pouvoir de toute une classe sociale, ouvrière, représentait la signification ultime de la démocratisation syndicale, faisant des syndicats des acteurs sociaux privilégiés pour « diriger » le mouvement ouvrier.

Les cadres sociojuridique et sociologique du travail et du syndicalisme apparaissent aussi comme le résultat d’une régulation par la loi, de l’intervention d’un tiers, soit celle du gouvernement comme médiateur des rapports conflictuels entre patrons ou dirigeants et travailleurs et travailleuses. Parler de démocratie et d’action syndicale, c’est ainsi évoquer une situation sociale complexe. Le syndicat est un acteur social de la société civile qui défend les intérêts d’un groupe social majeur : les travailleurs et travailleuses. C’est un acteur politique qui représente une voix multiple dans l’espace public. Le syndicat est en outre une organisation ayant pour but de soutenir et défendre les droits et devoirs des travailleurs et travailleuses auprès des patrons. C’est alors un contre-pouvoir ou un « partenaire » selon les points de vue, assurant le fonctionnement plus démocratique du milieu de travail. Mais le syndicat fait aussi partie de regroupements syndicaux, d’un « appareil » qui a aussi sa vie organisationnelle interne, sa vie associative. Et, comme dans tout système complexe, le fonctionnement d’un niveau de pratique à un autre n’est pas mécaniquement relié et possède son autonomie relative. Par exemple, une relation conflictuelle avec le patron n’implique pas nécessairement des rapports conflictuels dans l’organisation syndicale (direction interne et employés par exemple). Ces jeux d’intérieur et d’extérieur sont fondamentaux pour comprendre la pratique sociale syndicale. Il s’agit bien d’un système complexe et ce qui se passe dans une sphère d’action donnée a tout de même une influence contraignante sur les autres sphères d’action. Par exemple, un changement dans les lois du travail modifie les rapports entre syndicat et dirigeants d’entreprise, mais aussi les activités internes d’un syndicat.

Le mouvement syndical et l’état

Plusieurs auteurs fixent le début du néolibéralisme dans les conflits qui ont opposé les gouvernements Reagan et Thatcher aux contrôleurs aériens et aux mineurs en Grande-Bretagne au milieu des années 1980. C’est donc dire que l’État peut jouer un rôle important dans l’affaiblissement des mouvements syndicaux. L’affrontement entre les appareils d’État néolibéraux et le mouvement syndical est déterminant dans la sphère politique depuis le milieu des années 1980. Dans plusieurs pays ou provinces d’Europe, ces affrontements sur le plan politique et juridique ont été parfois brutaux dans la mesure où l’on a assisté à un déni des droits syndicaux sur le plan politique étatique. Au Canada, les différentes organisations syndicales ont eu maille à partir avec les gouvernements des provinces de la Colombie-Britannique, de l’Alberta et de l’Ontario et, plus récemment, du Québec.

La situation québécoise est intéressante à observer (si l’on peut s’exprimer ainsi…) puisque le gouvernement Charest s’est inspiré des multiples pratiques néolibérales pour affronter le mouvement syndical, et ce, dans une volonté avouée de l’affaiblir. Le gouvernement libéral a ainsi agi de façon à remettre en question les règles du jeu démocratiques qui sont implicitement en vigueur dans la sphère politique québécoise.

Dans un premier temps, le gouvernement libéral a refusé de reconnaître les interlocuteurs et les interlocutrices du mouvement syndical, comme ceux du mouvement populaire et étudiant afin de négocier les orientations québécoises en matière de relation de travail ou de programmes sociaux. Or, ces interlocuteurs et interlocutrices étaient explicitement reconnus par un nombre important de citoyens et de citoyennes membres des organisations syndicales. On peut aussi dire que cette reconnaissance existait symboliquement de la part de la société civile.

Dans un deuxième temps, le gouvernement libéral est venu transformer le cadre juridique en matière de relations de travail. Nous pensons ici à la « loi 30 », cette loi concernant les unités de négociation dans le secteur des affaires sociales. Par cette loi, le gouvernement empêche les syndicats de se constituer librement et retire des conventions collectives des droits historiquement gagnés.

Dans un troisième temps, le gouvernement libéral a utilisé régulièrement la méthode du bâillon et du décret pour parvenir à ses fins. Selon certains juristes, l’application de la « loi 43 », le décret dans le secteur public de 2005, est une synthèse raffinée de l’ensemble des décrets qui avaient servi à attaquer le mouvement syndical dans le passé.

Cette stratégie vise à affaiblir le mouvement syndical, à rétrécir l’espace démocratique qui revient à ce mouvement et à lui enlever le plus de possibilités d’influencer le pouvoir étatique en matière de relations de travail.

Par ailleurs, on ne saurait passer sous silence la stratégie en faveur de la privatisation des services publics, notamment dans le réseau de la santé et des services sociaux. Cette stratégie générale qui prend la forme de partenariats publics-privés, d’ententes de services avec les cliniques privées ou encore avec des groupes communautaires a également comme impact une perte de pouvoir énorme du mouvement syndical. Non seulement le risque est grand de voir le nombre de syndiqués dans le secteur public diminuer d’une manière importante, mais cette faiblesse numérique représente également un déficit politique et démocratique dans la mesure où le mouvement syndical est probablement l’un des acteurs les plus déterminés à défendre le système public au Québec.

Face à un état fort !

Suivant cette analyse, force est d’admettre que l’appareil d’État néolibéral est très fort au Québec, à l’instar de la plupart des États nord-américains. Or, la force probablement croissante de ces États ne peut qu’affaiblir les mouvements syndicaux et sociaux. Et ce postulat nous oblige à une certaine prudence lorsqu’on analyse les formidables mouvements d’opposition au néolibéralisme qui sont apparus ces dernières années au Québec, aux États‑Unis et au Mexique par exemple. Seulement au Québec, depuis 2003, nous avons assisté à plusieurs événements historiques à la mesure des nouvelles réalités.

L’un d’eux est certes la manifestation de 100 000 personnes qui a eu lieu à Montréal lors du Premier Mai 2004. Du jamais vu ! Cette manifestation était l’aboutissement d’une campagne orchestrée par le mouvement syndical québécois contre le gouvernement québécois. Dans le domaine du syndicalisme étudiant, nous devons citer la grève menée par le mouvement étudiant en février et mars 2005. Cette grève a également marqué l’histoire du mouvement étudiant dans la mesure où elle a mobilisé un nombre record d’associations étudiantes si on la compare aux grèves précédentes instiguées par le mouvement étudiant dans les années 1970 et 1980. Cette mobilisation a non seulement été impressionnante, mais elle a en outre permis de satisfaire à sa revendication principale, soit de stopper les coupures dans le régime des prêts et bourses accordés aux étudiantes et étudiantes du Québec.

Ces cas récents de mobilisations doivent être considérés comme des exemples de mobilisation sociale, car ils ont réussi à faire perdre, momentanément, du terrain aux visées du néolibéralisme dans l’espace québécois. De plus, ces mobilisations syndicales et étudiantes ont dépassé le cadre stricte des organisations sociales instigatrices ; elles sont devenues des événements qui ont suscité l’adhésion d’un bon nombre de citoyens qui n’étaient pas, au point de départ, des syndicalistes ou des étudiantes ou des étudiants.

En réponse à la résistance syndicale au néolibéralisme, le gouvernement du Québec a aiguillé la discussion jusque-là centrée sur la légitimité de la lutte pour les droits syndicaux sur la controverse relative aux services essentiels. Lors de la grève des employés de soutien de la Société de transport de Montréal, les acteurs libéraux et adéquistes ont soutenu que le transport en commun était un service essentiel intégral. Un autre exemple est l’intervention dans le conflit des travailleurs et des travailleuses d’un cimetière à Montréal où l’on a prétendu que l’enterrement d’un mort doit être considéré comme un service essentiel puisque les proches du défunt vivent une situation émotive éprouvante. En ce qui concerne la grève étudiante, rappelons que le gouvernement néolibéral a réussi à se faire élire, malgré l’objectif énoncé dans son programme d’augmenter les frais de scolarité. Depuis lors, la question de l’augmentation des frais de scolarité ne cesse d’être banalisée dans les médias sous prétexte qu’il s’agit de coûts minimes pour la population étudiante.

C’est dans ce contexte sociopolitique québécois qu’il convient de situer ce dossier. Ces exemples démontrent une grande capacité d’un État comme l’État québécois d’éviter ou de détourner les débats publics dans la perspective néolibérale privilégiée. Et ce constat vaut pour l’ensemble des mouvements sociaux outre le mouvement syndical.

Le mouvement syndical et la reconfiguration du capitalisme

Les pratiques étatiques ont leurs exigences propres de fonctionnement, mais lorsqu’on parle de gouvernements néolibéraux, de nouvelles pratiques interviennent, découlant des alliances nouvelles établies avec le monde des entreprises. Nous pouvons même dire qu’un nouveau mode de gouvernance est en train de naître et dont la principale caractéristique est de s’articuler autour d’une convergence forte entre le monde des affaires et celui de la politique. Nous en voulons pour exemple le Partenariat nord-américain pour la sécurité et la prospérité qui cherche à créer un cadre d’action nord‑américain sur le plan de la sécurité et de l’économie. Cette association économique entre les trois pays de l’Amérique du Nord comprend notamment un conseil nord‑américain de la compétitivité formé de 30 représentants du milieu des affaires et chargé d’élaborer pour les gouvernements des pistes d’action relativement aux grands dossiers. Il faut comprendre la mise en place de ce cadre dans le prolongement des accords de libre-échange qui ont été conclus dans le passé (Accords de libre-échange [ALE], Accord de libre-échange nord-américain [ALENA], etc). Le Partenariat pour la sécurité et la prospérité négocié entre les gouvernements de l’Amérique du Nord est un projet qui vise à appauvrir encore davantage les travailleurs et les travailleuses de l’Amérique du Nord. Là-dessus, une donne est importante à retenir : le taux de chômage ainsi que le revenu moyen ont diminué partout en Amérique du Nord. Il y a du travail partout, mais de moins en moins d’emplois.

Signalons, s’il en est besoin, que ces cadres politiques comme le PSP sont mis en place pour favoriser le capitalisme transnational ; ce n’est certes pas un nouveau phénomène. On pourrait le définir comme un réseau de production, de distribution et de consommation qui cherche à transcender les frontières et les institutions nationales et sociales qui avaient été échafaudées depuis plusieurs décennies à l’encontre de l’État providence afin d’augmenter son profit.

Par ailleurs, certains auteurs font état d’une transition de plus en plus évidente du capitalisme industriel vers le capitalisme « cognitif ». Par capitalisme cognitif, nous voulons signifier une transformation du mode de production axé sur les connaissances et l’information, sur un monde virtuel ou informatisé, qui dépasse les lieux traditionnels de l’entreprise. Nous pouvons observer ce système par le recours de plus en plus fréquent à la recherche et par la place importante accordée au progrès technique, à la circulation de l’information, aux systèmes de communication, à l’innovation et à la formation diversifiée dans les entreprises.

Si les grandes entreprises dans le champ des nouvelles techniques de l’information et des communications peuvent s’enorgueillir des profits mirobolants qu’elles peuvent engendrer, ce « capitalisme cognitif » a des effets désastreux, principalement la précarité de l’emploi qui pose un défi énorme au mouvement syndical. En effet, les syndicats éprouvent de grandes difficultés à représenter et défendre les travailleurs précaires, et la plupart des organisations syndicales le reconnaissent. Le développement des formes dites particulières d’emploi, provoquant l’instabilité et la mobilité pour les salariés, constitue un obstacle à la syndicalisation ou au maintien des acquis syndicaux. L’entrepreneur a le loisir de déménager ses pénates dans plusieurs territoires du monde sans trop de frais ni de difficulté. S’il décide de rester sur place, il peut confier une partie de sa production à d’autres firmes par le biais de la sous-traitance. S’ensuit un réseau tentaculaire très impressionnant pour ceux et celles qui veulent observer les nouveaux modes de production, de distribution et de consommation. Dans un contexte pareil, il est très difficile d’élaborer un projet cohérent de renouvellement des garanties collectives des salariés compte tenu du développement de la précarité de l’emploi. Cependant, on voit apparaître depuis quelques années de nouvelles pratiques syndicales dans les luttes récentes de salariés précaires ; on pense ici aux salariés de la restauration rapide, du commerce ou du nettoyage aux États-Unis, aux intermittents du spectacle en France. En revanche, il se crée des coordinations entre syndiqués et non-syndiqués, des comités de soutien ad hoc, regroupant des militants de divers syndicats et associations sur des bases interprofessionnelles et interassociatives ; en témoigne l’expérience de l’organisation « Jobs With Justice » aux États-Unis, qui est un réseau de groupes communautaires dans plusieurs États américains ayant pour mission principale de défendre les droits syndicaux des travailleurs et des travailleuses états-uniens. Dans plusieurs cas, ces organisations conjuguent leur travail aux organisations syndicales dites traditionnelles et parviennent à regrouper les travailleurs et les travailleuses précaires là où les autres organisations n’avaient pas réussi à ce jour.

Les textes présentés dans ce dossier permettent d’explorer en profondeur les effets des transformations sociohistoriques des sociétés dites « industrielles avancées » que d’autres pourront qualifier de postindustrielles si l’insistance est mise sur le modèle post-taylorien ou post-fordiste, ou au contraire, hyperindustrielles si l’accent est mis sur le développement néo-taylorien, néoproductiviste. Mais les auteurs des quatre textes font tous le constat d’une transformation profonde du monde du travail et, partant, du syndicalisme.

Reynald Bourque montre comment l’action syndicale, sur le plan des grandes structures organisationnelles internationales et transnationales, s’est adaptée à la nouvelle conjoncture socioéconomique mondiale. En contrepoint de la mondialisation, de la libéralisation des échanges commerciaux, financiers et des institutions correspondantes, les grandes confédérations, sous le leadership en particulier de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL), ont amorcé les concertations syndicales correspondantes. Cela s’est produit aussi par le redéploiement des Conseils mondiaux de syndicats d’une action syndicale transnationale particulièrement active dans le cadre de l’Union européenne et de l’ALENA, non sans certaines difficultés dans ce dernier cas.

Marc-Antonin Hennebert et Mélanie Dufour-Poirier explorent, dans le prolongement de l’article précédent, les efforts et surtout les nombreux obstacles qui entravent le développement de l’action syndicale transnationale, développement visant à nouer des alliances et à ouvrir « un espace de dialogue et de négociation au plan international » entre syndicats et entreprises. Les difficultés relevées sont relatives « aux acteurs directement impliqués et à la pratique même de la coopération syndicale ». Nous avons d’abord les résistances protéiformes des directions d’entreprises multinationales, mais aussi les replis syndicaux sur des intérêts locaux ou l’hétérogénéité des formes d’actions syndicales qui rendent la coopération difficile. D’autres obstacles ont trait aux limites institutionnelles et légales qui restreignent l’action syndicale extranationale et internationale, limites liées à la grande diversité des législations nationales du travail. S’ajoutent à ces difficultés la conjoncture socioéconomique de « déréglementation généralisée des marchés financiers », les « pressions concurrentielles notamment en blocs régionaux », les « délocalisations », qui constituent autant de menaces pour les stabilités d’emplois nationales et régionales. Toutefois, ces changements sont aussi source d’une « interdépendance » accrue dans les systèmes de production et peuvent favoriser des concertations nouvelles, une plus grande solidarité internationale.

Rolande Pinard aborde sous un autre angle, sociojuridique et sociologique, les transformations profondes du monde du travail et de l’action syndicale en comparant le cas des États-Unis et celui de la France autour de la notion « d’emploi ». Sa réflexion historique rigoureuse montre comment la catégorie d’emploi renvoie au départ à des pratiques sociales très divergentes : c’est « l’emploi des employeurs » aux États-Unis qui signale l’emprise dominante des entreprises comme lieu principal de l’articulation des rapports sociaux au travail, alors qu’en France, « l’emploi est surtout celui des employés » sous la gouverne de l’État qui en définit les paramètres. Puis, progressivement, sous les pressions grandissantes des échanges internationaux et de la mondialisation, des rapprochements imprévus se font, l’emploi perdant progressivement en France son statut public et étatique de référence pour être resitué dans le cadre de l’entreprise. Cependant, de part et d’autre de l’Atlantique, les nouvelles formes de gestion (flexibilité et nouvelles formes d’emplois) remettent en cause la centralité du travail, le métier et les règles de protection sociale. Selon cette auteure, ce rapprochement historique peut favoriser des apprentissages réciproques, de « pragmatisme » dans la négociation en France et de « politisation du syndicalisme » aux États-Unis, susceptibles de définir de nouvelles formes d’action syndicale. Un exemple d’organisation syndicale états-unienne vient illustrer cette « convergence » possible de pratiques syndicales mieux adaptées à la conjoncture du monde actuel du travail.

Ces trois contributions développent, de façon complémentaire, un même propos : la nécessaire redéfinition de structures nationales et internationales, voire transnationales, d’action syndicale. En effet, comme le souligne Rolande Pinard, les modes d’action syndicale habituels aux États‑Unis et en France, pris comme exemple, ne répondent plus aux exigences actuelles de la gestion des entreprises et des administrations publiques, dans le contexte d’une tendance socioéconomique néolibérale. Flexibilité et segmentation des formes d’emploi, impossibles garanties de stabilité des protections sociales nationales de l’emploi, difficile maintien des identités de métiers et des solidarités correspondantes figurent parmi les effets qu’entraînent ces exigences de performance et rentabilité exacerbées. Cela rend encore plus pertinent, pour l’action syndicale, d’agir et de s’ajuster à de nouvelles formes de collaborations internationales au sein des grandes confédérations internationales ainsi que dans le cadre de concertations sectorielles associées. Ces articles illustrent la capacité d’adaptation de l’acteur syndical aux transformations liées à la tendance néoproductiviste, tout en relevant les obstacles multiples, internes et externes aux syndicats eux-mêmes, qui rendent précaire ou fragile cette adaptation.

C’est sous un angle très différent que l’article de Jacques Rhéaume et de ses collaborateurs examine, de l’intérieur même de l’organisation syndicale, une problématique similaire. C’est en étudiant le travail même de militants et d’employés de centrales syndicales québécoises qu’apparaissent les effets des transformations du contexte socioéconomique du monde du travail. Plus précisément, les recherches réalisées font ressortir les liens complexes entre l’organisation du travail et ses effets sur la santé mentale ou psychologique des travailleurs et travailleuses. Les pressions néoproductivistes sont source de risques accrus pour la santé, à la fois dans les entreprises ou les administrations, et au coeur même des structures syndicales. Ainsi, c’est par « en bas » que sont repris les thèmes structuraux développés dans les autres articles : internationalisation et mondialisation dominées par l’emprise des logiques d’entreprise et de productivisme néolibéral, pression au rendement, flexibilité, polyvalence, individualisme accru et stratégies défensives coûteuses de rigidité ou de repli. En même temps, ces recherches de type clinique montrent la grande capacité de réflexion critique des acteurs syndicaux rencontrés ainsi que leur volonté d’action. Là aussi, l’adaptation créatrice apparaît nécessaire au renouvellement exigé de l’action syndicale.

Un certain nombre d’enjeux découlent de ces différentes contributions et touchent le mouvement syndical. Nous en retenons trois en particulier : 1) l’articulation du local et de l’international, 2) les rapports entre les structures sociojuridiques et la mobilisation des acteurs, 3) la place centrale du travail et de son organisation, comme lieu d’articulation de l’individu et du collectif.

L’action syndicale peut compter sur une longue tradition de pratiques reliant le local, le régional, le national et l’international. Or ces articulations suivaient des modes d’organisation des entreprises et des administrations dominés largement par le cadre national. La nouvelle donne, et c’est bien ce que mettent en exergue les textes de ce dossier, c’est l’importance décisive du niveau international. De là découle en effet le cadre régulateur pertinent pouvant constituer un contre-pouvoir aux influences des grands centres financiers, des entreprises multinationales et des règles commerciales et financières établies au plan mondial. Mais cette structuration internationale dépend toujours, pour son soutien financier et ses orientations, des autres niveaux d’action. Et c’est bien dans la mesure où l’information et la prise de conscience des acteurs locaux sont suffisamment en accord avec cette lecture plus globale des enjeux sociaux, économiques et politiques de l’idéologie néoproductiviste et des visions alternatives possibles que pourront se mobiliser les actions nécessaires. Or, en plus des tendances habituelles à privilégier les intérêts plus locaux et plus immédiats dans l’action des syndicats, le surplus de travail qu’occasionne une telle mobilisation des ressources requises chez les militants syndicaux fait problème. Évidemment, les organisations syndicales internationales ne peuvent compter sur le même type d’infrastructure financière que leurs correspondants que sont les grands groupes financiers et les entreprises multinationales ! De surcroît, les articulations d’autonomie relative entre le capital, la production et le marché aux différents niveaux, caractéristiques du modèle néoproductiviste, rendent difficile une action syndicale vouée essentiellement à l’amélioration de la qualité de vie des travailleurs et travailleuses dans la réalité quotidienne vécue principalement au plan local. En effet, la logique de qualité de vie au travail s’exprime dans le monde de la production et des services. Or la régulation à ce niveau, à travers les lois et normes du travail, est de plus en plus soumise aux aléas de la circulation libre du capital et des marchés.

Un autre enjeu est celui des rapports entre les structures formelles, par exemple, de nature sociojuridique et le rôle des acteurs, leur motivation, leur mobilisation. La référence au droit, aux normes formelles définies dans diverses législations, de tous niveaux, demeure l’un des acquis fondamentaux de l’action syndicale. Mais c’est sur la base de la mobilisation individuelle et collective des militants syndicaux et des travailleurs et travailleuses qu’on a pu historiquement, avec négociation, établir de tels droits et devoirs dans la régulation du travail. L’enjeu ici est de maintenir cette mobilisation autour des droits acquis, mais aussi des nouvelles règles à définir en tenant compte des transformations touchant l’organisation du travail. Les nouveaux modes de gestion post-tayloriens ou, mieux, néo-tayloriens font de plus en plus appel à l’ensemble des compétences, physiques, mentales, intellectuelles et affectives des travailleurs et des travailleuses. Comment définir dans ce contexte une action syndicale qui est présentée le plus souvent comme une résistance ou une défense contraires aux appels à l’excellence, à la performance, « au meilleur de soi » qui sont au centre de cette gestion des esprits et des coeurs au travail ? Protéger l’emploi et les salaires, oui. Mais comment faire valoir offensivement, comme alternative, la poursuite du sens du travail et d’une meilleure qualité de vie au travail ? Par exemple, il convient de dénoncer un excès de travail consenti par un travailleur au nom de la performance quand cela prend la forme renouvelée d’une « servitude volontaire » menaçant, à terme, la santé et l’intégrité de la personne. De plus, la performance individuelle peut aussi s’inscrire dans un cadre aliénant de compétitivité et de réduction du personnel.

Un autre enjeu concerne la place du travail lui-même, au coeur de l’action syndicale. On reconnaît de plus en plus l’influence de l’organisation du travail sur la qualité de vie des travailleurs et travailleuses. L’individu est interpellé directement par des exigences compétitrices de performance et d’investissement personnel. Même le recours au « travail d’équipe » revêt des dimensions stratégique et instrumentale (axé sur la seule productivité) des plus éloignées des véritables collectifs de métiers et de solidarité. La problématique de la santé, et particulièrement de la santé mentale ou psychologique au travail, est souvent individualisée : tout repose sur la responsabilité ou la « fragilité » des individus. Investir le champ de décisions et de régulation de l’organisation du travail est un enjeu syndical difficile, puisqu’il entre directement dans le champ de la gestion du travail. L’appel au partenariat à ce titre entre employeur et syndicat se heurte le plus souvent à des conflits radicaux d’objectifs et d’intérêts, et le sacro-saint « droit de gérance », réfractaire à l’influence syndicale, est encore souvent invoqué. Inversement, les luttes d’urgence pour maintenir l’emploi, les salaires, des conditions de travail convenables (durée, horaire, retraite, indemnisation en santé…) l’emportent souvent sur l’action touchant l’organisation du travail et la prévention en santé.

Tous ces enjeux sont traversés par la question de la forme d’action et d’organisation que représente la démocratie syndicale, comme nous la définissions au départ. En effet, la forme associative volontaire est constitutive de l’organisation syndicale, à tous les niveaux, de même que le processus électif des fonctions de direction ou de représentation qui en découle. Cette base juridique et formelle ne correspond pas toujours à la pratique, surtout lorsque les structures deviennent de plus en plus nombreuses et plus complexes. C’est pourtant la qualité même de la vie démocratique interne qui conditionne la qualité « du politique » syndical, définie par la capacité collective et réflexive des travailleurs et des travailleuses de débattre et de décider des orientations et objectifs d’action syndicale. Or ces exigences démocratiques vont à contre-courant, plus encore que jadis, des cultures de travail en entreprise et dans les administrations publiques, car ce temps politique au travail est le plus souvent vu comme non pertinent au travail. De surcroît, devant les urgences et la lourdeur des tâches syndicales, il peut être relégué en bas de liste à l’intérieur même de l’organisation syndicale, au nom de l’action efficace, fondée sur la performance et l’expertise. Comment concilier efficacité et participation du plus grand nombre ? Débat, expression élargie et expertise ? Leadership fort et implication collective ? Ce qui ressort des textes présentés est la difficulté croissante de concilier ces valeurs et ces exigences devant l’ampleur des changements accompagnant un mouvement de mondialisation dominé par une idéologie néoproductiviste…Les rapprochements possibles entre le mouvement syndical, les initiatives altermondialistes et le mouvement écologique sont en ce sens intéressants et prometteurs, bien qu’ils ajoutent à la complexité des orientations et aux exigences de l’action.

Il transparaît, à la lecture des textes réunis que les préoccupations structurelles et plus globales sont indissociables de la vie locale de l’action syndicale. Et cela n’est pas que vision théorique : c’est dans l’unité de travail que s’affirment concrètement les grandes orientations socioéconomiques et politiques du travail. C’est dans le détail de l’activité quotidienne que s’éprouvent les exigences de qualité, de performance, de difficile solidarité, de supervision soucieuse de rendement, de compétition…Il y a bien sûr un éventail large de situations de travail où l’on ne vit pas ces changements ou ces exigences avec la même intensité ou le même rythme…Mais les témoignages se multiplient pour faire état d’une tendance néoproductiviste hégémonique d’autant plus forte que s’affaiblissent la vie collective au travail et l’expression de contre-pouvoir de négociation. L’action syndicale démocratique demeure un pôle de référence essentiel, à ce titre.