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NPS – La première question n’est pas originale mais elle est la plus facile : qu’est-ce que Slow Food ?

Johanne Germain (JG) – Slow Food est une organisation internationale[5] de 100 000 membres répartis dans 154 pays, et ce, sur cinq continents. C’est une organisation qui a un nom le plus universel possible puisqu’on connaît partout dans le monde le mot Fast Food, relié à l’industrialisation du goût, de la pensée. En fait, c’est une pensée unique qui est orientée vers l’industrie, la modernité, et standardisée, donc homogène. Un Big Mac, à Montréal, les grands élevages, le même Big Mac, les mêmes grands élevages goûtent la même chose partout sur la planète. Alors, c’est né en Italie d’une opposition. Des gens qui se sont opposés à la construction de McDonald’s, en Italie. Et de là est né le mouvement Slow Food, ainsi qu’un manifeste sur le droit au plaisir et à la différence. Ces gens ont continué à vouloir travailler ensemble en reconnaissant la culture locale dans chaque pays du monde.

NPS – Pouvez-vous justement parler des trois mots qui résument la pensée de Slow Food ?

JG – Ces trois mots expliquent ce qu’est un produit qui n’est pas industriel. Ces trois adjectifs définis par le fondateur du mouvement Slow Food Carlo Petrini sont : bon, propre et juste. Ce qui signifie du point de vue organoleptique[6], c’est qui est bon, propre, qui est fait selon les normes d’hygiène, sans pression environnementale, et juste, payé à juste prix aux producteurs en éliminant le plus possible la chaîne des intermédiaires.

Carole Moisan (CM) – Avec les années, le mouvement a ajouté la protection des graines de semences, des races patrimoniales. Cette année, la nouveauté, c’est la protection des langues en voie de disparition. La pensée Slow Food devient de plus en plus holistique[7] : on parle d’agriculture mais aussi de culture, de la façon de vivre, de la façon de penser ton environnement. On parle aussi de régionalisme, d’acheter plus localement.

JG – Slow Food, c’est profiter du plaisir de la table. Alors, si on regarde l’assiette, demandons-nous ce que nous consommons quotidiennement. Il y a des juristes qui font partie des décisions, et des élus de tous les niveaux de gouvernement qui ont travaillé à choisir ce que nous mangeons. Du producteur, à choisir sa semence, jusqu’au consommateur à choisir son aliment. Et sur toute la chaîne de décisions, il y a des intérêts économiques, il y a des lois, une occupation de territoire, un milieu rural… Il y a des personnes qui gagnent leur vie avec ça. Somme toute, c’est intéressant de découvrir l’économique par l’assiette, la culture par l’assiette.

Puisque que notre travail est basé sur l’économie de marché, ça pourrait paraître, d’un point de vue comptable, plus économique de faire uniquement une seule sorte de pain, avec la grosse machine. De cette façon, la grosse machine est rentabilisée puisqu’elle fournit le pain à toutes les personnes de la terre. Alors à cause d’un produit de masse, nous sommes capables de baisser le coût de production, mais les coûts sociaux engendrés, ne sont pas énumérés. C’est très énergivore de produire l’agriculture, de transporter d’un bout à l’autre de la planète. Alors si ça prend tant de kilocalories pour faire pousser des aliments qui nous procurent des calories… Il y a un problème de répartition de la nourriture partout sur la planète. Il y a un problème d’accès à l’alimentation et à la propriété. Le problème est causé par des décisions qui sont prises, comme celle d’utiliser des sols à faire « pousser » du pétrole. Alors, ces sols qui servent à faire pousser du pétrole sont des sols qui ne servent pas à faire pousser des aliments qui, eux, servent à nourrir les gens. Alors, c’est tout un système mondialisé. La gastronomie va au-delà du fait de déguster des produits chic et cher, par des personnes qui ont les moyens de se les procurer. La gastronomie vient du mot gastrique, c’est à dire « qui est capable de digérer l’aliment » que l’on produit. Quand les profits prennent les dessus, alors tout est orienté vers la machinerie, l’outil, le marché non pas alimentaire, mais boursier. Alors, l’agriculture a à rétablir un équilibre pour nourrir davantage de personnes.

NPS – Alors comment ce mouvement, Slow Food, est-il arrivé dans la vallée de la Batiscan ?

JG – C’est arrivé dans un climat menaçant et de grande peine pour moi, alors que j’ai été malade. Je travaillais au gouvernement du Québec, plus précisément au ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation. Ma dernière année, je l’ai passée sur le bord de ma rivière, à réfléchir et à me reposer. Ici, quand on quitte un milieu de travail pour s’en venir chez nous, le milieu rural, l’agriculture, ce ne sont pas des dossiers : c’est un milieu de vie ! On ne peut pas être heureux si nos voisins sont malheureux parce que nos fermes d’ici sont menacées de disparaître. Les gens se sont mobilisés, depuis les dix dernières années, à s’opposer à des constructions de micro-centrales[8], des installations de sites d’enfouissement de matières dangereuses, d’épandage de boues de papetières, des fermetures d’écoles primaires, de services de guichets automatiques, bureaux de poste, etc. Toutes ces luttes sont les mêmes, elles sont associées à une ruralité en pleine mutation. Bref, les gens de la région de la Mauricie, de la Vallée de la Batiscan notamment, sont passés pour des gens qui sont chialeux, qui s’opposaient au progrès, voire même à tout. Alors, j’ai beaucoup été interpellée par ça parce que je suis moi-même native de cette région-là. C’est une région de gens qui sont beaux et fiers, qui ont une fierté de leur milieu de vie. Donc, j’ai saisi la balle au bond, en disant que ces gens-là, ils ne se battent pas « contre ». Ils se battent « pour » protéger une ruralité, une façon de vivre autrement, et pourquoi pas dans un paradis ! Il faut donc bâtir. Et depuis cette réflexion-là, on a bâti. Nous nous sommes tous mis ensemble pour bâtir des solutions alternatives. Ce principe a pris sens dans un milieu menaçant : les gens qui se sont opposés, on a eu des répliques. Des pneus qui dégonflent, des téléphones anonymes la nuit, et j’en passe … Les gens ne se parlaient plus dans les villages.

NPS – C’est donc à partir de ce mouvement-là, de résistance aux trois projets de barrage sur la Batiscan, que Slow Food s’est constitué dans la région ?

JG – Il y a eu trois projets de barrage, et ce, à trois endroits différents sur la Batiscan : Saint-Stanislas, après, ça, un peu plus en amont, Saint-Adèlphe, avec un projet de micro-centrale aussi, et Notre-Dame-de-Montauban. À Notre-Dame-de Montauban, ça fait dix ans qu’ils sont aux prises avec les mêmes dirigeants qui ont une vision du développement qui est basée sur la construction de barrages. De l’opposition est né le développement. Des solutions alternatives sont déjà en cours. En fait, pour revenir à la question de l’arrivée de Slow Food dans la Batiscan, j’ai entendu une entrevue à la radio de Radio-Canada dans laquelle le président de Solidarité Rurale[9], Jacques Proulx, était à un événement en Italie qui s’appellait Terra Madre. C’était en 2004, en octobre, et j’étais assise, malade, avec une petite pression basse, épuisée et j’entendais Jacques qui disait à la radio : « c’est magnifique, il y a 5 000 agriculteurs, 1 000 chefs cuisiniers, autant de professeurs, autant de chercheurs dans une vaste rencontre de plusieurs pays, de savoirs-faire ancestraux associés à chacun des pays ». Il disait que c’était formidable, alors que moi, je me disais : « Pourquoi moi, je ne suis pas là ? Pourquoi je suis ici, moi, dans mon chalet à me reposer et à essayer de me faire comprendre par mon ministère ? Pourquoi, moi, je ne suis pas là-bas à bénéficier de ce nouveau discours ? » C’était de l’air neuf qui arrivait dans ma tête, dans mes oreilles, dans mon coeur et d’entendre parler de Slow Food, des tuteurs de l’université des sciences gastronomiques, des professeurs, d’une vision de développement qui était compatible avec une culture locale, de tous les pays du monde. Ça, c’était des mots doux à mon oreille et ça m’a donné une émotion très profonde me permettant d’aller chercher, en dedans de moi, avec toute mon expérience au ministère de l’Agriculture, le goût d’écrire un projet.

Et je suis partie le faire valider par des Françoise Kayler, Louise Vendelac[10], et aussi par des réunions de cuisine, pendant tout l’hiver 2005-2006, de Batiscan jusqu’à Notre-Dame de Montauban. Dans chacun des villages, nous avons appelé des gens pour faire une petite réunion, en leur disant « j’ai de quoi à vous proposer ». Alors j’ai fait valider ce projet-là et il s’est enrichi au fil des rencontres. Puis Carole et moi sommes allées en Italie présenter le projet d’augmentation de la biodiversité dans la vallée de la Batiscan à des tuteurs, à l’université des sciences gastronomiques. Et ça été tout de suite : « WOW » !

CM – Dans la pensée Slow Food, tu ne peux pas dire que tu fais du développement si les gens du milieu ne sont pas dans la prise de décision. Un projet de micro-centrale, ce n’est pas de la création d’emploi, c’est un mur de béton qui décore ton territoire. Quant aux retombées économiques, dès que des questions étaient posées à ce sujet, on invoquait que les contrats étaient confidentiels.

NPS – Et comment en êtes-vous venues à créer un convivium Slow Food dans la vallée de la Batiscan ? Slow Food, tu en avais entendu parler à la radio, à la télévision, et puis vous êtes allées en Italie…

JG – J’ai appris en Italie[11] qu’il restait 200 vaches canadiennes dans le monde. Et là, je fais de la recherche, et les élevages, ils sont dans ma région ! Je suis au MAPAQ (ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec) et c’était effrayant comment je ne savais pourtant rien quand je suis sortie de là. Moi, je pensais que je savais des affaires, mais des choses comme ça, je ne savais pas ça. J’ai appelé à Slow Food Montréal, c’était alors le seul convivium qui existait et j’ai laissé un message sur le répondeur. Puis c’est Françoise Kayler, mon idole, qui me rappelle. Je dis : « Ah ! Françoise Kayler, mon idole ! », elle s’est mise à rire, elle a dit : « je sais pas si je suis votre idole ». Alors je réplique : « mais je vous le dis là ». Alors là, je me présente, pis elle me reconnaît puisqu’elle m’avait déjà vue dans un congrès mondial de journalisme. Elle était journaliste gastronomique à La Presse. Et elle est décédée, un samedi, dans son sommeil, il y a deux mois. C’est ça, on est en deuil de notre amie Françoise. Et là, j’ai dit : « Françoise, on a des vaches canadiennes qui sont en disparition ». Et elle me répond : « eh, je vais, je vais organiser une réunion, voulez-vous venir ? », « Oui », je lui dis. Et puis j’ai rencontré, par hasard, l’éleveur qui était chez Lina Derossi, et il dit : « J’ai des vaches canadiennes, mais on peut plus vendre le lait pour des raisons tarifaires américaines, à cause de la vache folle. On peut plus vendre le lait à l’extérieur hors quota. On est en péril .» J’ai dit : « On va vous aider ». C’est là, avec Françoise Kayler, on a parti une activité de parrainage de vaches canadiennes. Carole et moi, on a une petite génisse qui s’appelle Rudbéckie, qu’on a parrainée.

CM – On a payé pour un an son alimentation pour l’hiver.

JG – Et avec Françoise Kayler, qui a été surnommée la marraine de la vache canadienne, on a… Ça, c’est une idée de Louise Vandelac : « Adoptez un béluga ! », « Adoptez une rivière ! » Donc, on est parti sur l’idée de parrainer et on a ramassé 6  000 piastres. Ça c’est une action citoyenne ! On a ramassé 6  000 piastres par le réseau Slow Food. Et le printemps d’ensuite, on a vu plein de petits veaux attachés avec des cordes en avant des vaches parce que les vaches n’avaient pas pris le bord des abattoirs. Aujourd’hui, la fédération est reconnue par le ministère de l’Agriculture comme une fédération de la race patrimoniale du Québec, avec des fonds pour pouvoir la protéger.

NPS – Veux-tu aussi parler de l’organisation de Slow Food ?

JG – Dans Slow Food, il n’y a pas une action de militantisme, il y a une action de construction : ça finit par être du militantisme doux par l’action, par le projet, relié par de petites unités de travail qu’on appelle convivium. C’est la colonne vertébrale du mouvement Slow Food. Dans chacun des pays, dans chacune des provinces, il y a des unités de travail qui s’appellent convivium, qui veut dire « vivre avec » ou « convivial ». On bâtit partout des petites micro-sociétés !

NPS – Donc c’est un réseau, mais avec des noyaux ?

JG – Avec des noyaux et avec une gouvernance participative, une gouvernance que je découvre. C’est différent que dans la gouvernance représentative où les membres du conseil d’administration représentent leur organisation. Alors ils défendent une pensée qui doit respecter la pensée de l’administration. Tandis qu’ici on parle de citoyens. On reconnaît la personne avant son institution : par exemple, l’Université du Québec à Trois-Rivières ne siège pas sur mon conseil d’administration, le recteur ne siège pas sur mon conseil d’administration. C’est une professeure titulaire qui siège sur le conseil d’administration, Marie, pour sa compétence dans l’écotourisme. Alors moi, ma compétence, c’est de rassembler toutes les compétences qui sont au service du projet Batiscan ; vallée de rêve, vallée d’espoir.

NPS – Et qu’est-ce que ça change dans vos rapport avec les gens et sur le territoire de la Batiscan ?

JG – Dans le territoire dans son ensemble, plusieurs choses. La Vallée de la Batiscan est de plus en plus présente dans le discours médiatique. Le projet est très médiatisé par la télévision, par la radio. Je suis invitée sur des tribunes alors qu’auparavant, je n’avais pas cette voix-là. Mais ce n’est pas tout d’avoir une voix. Il y a un projet qui accompagne ça. Et le projet est animé par toutes les personnes qui travaillent déjà dans le territoire. Par ce nouveau lien, Slow Food brise l’isolement entre les personnes qui ont une vision comptatible avec le territoire de la Vallée de la Batiscan. Les actions sont là : le même producteur de framboises, il était là avant, mais il s’ajoute à ça une fierté d’être producteur de framboises. Et s’ajoute, à cette fierté d’être producteur de framboises, des jeunes qui sont fiers de vouloir rester ici et qui voient une opportunité de gagner leur vie en milieu rural. Quand j’ai présenté le court métrage aux jeunes du département de technique de diététique, je leur ai dit : « Ce qu’on veut dans la Vallée, c’est créer un cadre accueillant pour que vous puissiez venir travailler avec nous avec vos compétences. Vous êtes des décideurs de demain, sur ce qu’on va manger dans des centres de petite enfance ou dans des résidences de personnes âgées, et ça c’est très important pour nous. Alors on a besoin de vous, de vos compétences. Et c’est pour ça que je suis là. Si ça vous intéresse, levez la main ». Ils sont venus me voir après et ils m’ont dit : « On est content, parce que ça nous tente pas d’aller travailler en ville ou dans l’industrie. On aimerait ça pouvoir penser qu’on pourrait travailler avec des producteurs agricoles ou des petits producteurs ». Alors je me suis dit : « On est à la bonne place ! » Et les profs ont dit : « Ok, on embarque ». Ils ont dit : « Ok, au lieu d’apprendre la molécule, on va transformer des aliments locaux, on va faire de la lacto-fermentation et on va finir par apprendre la molécule pareil. Avec ça, on va introduire la notion d’économie rurale ». D’ailleurs, au fait, est-ce qu’une carotte bio coûte plus cher qu’une carotte qui a fait le tour de la terre ? Ben non, la carotte bio est riche dans son jus : elle a de la vitamine C. On n’a pas besoin d’en rajouter. On calcule combien ça coûte acheter de la vitamine C. Et puis en partant quand on achète dans l’industrie il y a un pourcentage de 10 % que tu perds automatiquement. Acheté au producteur, il n’y a aucune perte. Le producteur a déjà fait le tri.

CM – Le producteur ce qu’il livre, c’est 100 % de produit utilisable, qui vient d’être cueilli et qui est de grande qualité.

JG – Les étudiants ont des cours spécifiques, sur la communication et l’alimentation. Ils ont fait un kiosque. Ils sont allés dans des concours. Alors Slow Food ça crée de la fierté, des participations à l’extérieur, des choses que les professeurs ne faisaient pas avant. Les professeurs font maintenant des conférences que le Cégep de Trois-Rivières cautionne. Le directeur m’a interpellée pour me dire : « Toutes les disciplines peuvent faire partie de votre projet ! ». Alors là on est en train de favoriser, avec le département d’économie sociale et le département de technique de diététique, deux départements pour former des entreprises d’économie sociale, pour pouvoir créer des emplois, ramener les jeunes, maintenir ici une Vallée éco-verte économique, écogastronomique.

CM – Et au niveau des membres qui ne sont pas des étudiants, on leur fait découvrir plus à fond la région, les producteurs. Dans la même veine, eux, en sensibilisant leur entourage, ils développent une exigence face aux produits qu’ils mettent sur la table, face à leur épicerie, face à leur environnement. C’est tout ça qui fait que c’est un mouvement qui est important.

JG – La cohorte de formation co-citoyenne en technique de diététique en Amérique du Nord, c’est 200 relayeurs. L’idée, c’est d’occuper le territoire parce que la nature a horreur du vide. S’il n’y a pas de relève, s’il y a un trou quelque part, il arrive des Chinois qui achètent les terres pour faire pousser du gaz. Il arrive toutes sortes d’industriels qui se servent des milieux ruraux comme des vastes terrains de jeux. Pour ça, les élus ont une sensibilité à l’industrie et ils vont adhérer à ça très facilement. Alors il faut occuper le territoire par des personnes et faire autrement.

NPS – Peut-être pourrions-nous revenir sur deux aspects dont vous avez parlé. D’une part, l’importance du soin que vous apportez aux projets de développement et, d’autre part, votre vision du militantisme.

JG – Ici au Québec, on accorde beaucoup d’importance aux citoyens en terme de développement, notamment en Mauricie. On consulte beaucoup le citoyen. L’évaluation se fait par les CLD (Centre locaux de développement)[12], les centres locaux de développement et les MRC. Ils ont des argents pour pouvoir consulter les citoyens. Alors, il y a eu une consultation citoyenne pour établir les forces et les faiblesses de chacun des secteurs d’une MRC (municipalité régionale de comté). Et les résultats de ces consultations-là mentionnent partout que la rivière Batiscan doit servir de levier économique, qu’il faut s’en préoccuper davantage comme attrait. Partout, ça ressort au premier rang. Aussitôt que c’est sorti, par la firme Urbanex, au premier rang en terme de préoccupations à Notre-Dame de Montauban, où on devrait davantage agir en terme de réseaux – et on donne d’ailleurs souvent l’exemple de Slow Food qui travaille en réseau – alors, toutes ces approches-là et dans des moments de difficultés financières, les organisations intermédiaires ont été capables d’intéresser une centaine de personnes à Notre-Dame de Montauban, qui contient à peu près six cent personnes. C’est beaucoup là, un samedi, une journée complète consacrée à la consultation populaire.

Quand c’est plein de monde comme ça, c’est parce que ça va mal ! On cherche de nouveaux créneaux. L’industrie forestière nous a tourné le dos dans la couronne agroforestière de la Vallée de la Batiscan et l’industrie agricole est en péril. Donc, la limite de ces consultations, c’est son approche sectorielle et géopolitique. Alors on consulte les agriculteurs qui font le rapport. On consulte les gens qui sont en tourisme et on fait le rapport. On consulte les industriels et on fait le rapport. On consulte l’éducation et on fait un rapport. Mais les personnes qui participent à ces consultations sont trop peu souvent en interaction : ils ne se rencontrent pas ces groupes de personnes-là. Il faut mentionner que la Vallée de la Batiscan traverse trois MRC. La rivière traverse 13 municipalités d’une moyenne de 1 000 habitants. Toute décision prise en amont a un impact en aval. L’approche bassin-versant s’impose. C’est la limite de la consultation. C’est là que le fossé s’élargit dans la démocratie. C’est grave ce que je dis là parce que les gens participent, ils consacrent bénévolement une journée de leur travail pas pour le plaisir. Ce qu’on entend après ces consultations : « Mais ils font ce qu’ils veulent pareil, alors ça sert à rien de participer à tout ça, ils font ce qu’ils veulent pareil ». Ça devient plus difficile, dans un climat d’opposition, d’intéresser les personnes à s’impliquer. Slow Food est un organisme à but non lucratif qui, en plus de bénéficier d’informations et d’expériences de partout dans le monde, par un journal virtuel mensuel, est un moyen qui unit toutes les personnes de différents secteurs économiques : des professeurs, des agriculteurs, des communicateurs, des amoureux de paysages. C’est aussi un moyen de se réunir. Au moins trois événements par année doivent être faits pour nous réunir autour d’un nouveau producteur, nouveau produit agricole, de conférences sur les métiers, que ce soit de la fourche à la fourchette, toutes les professions reliées à l’alimentation. Slow Food est un moyen pour réunir d’abord des citoyens, qui vont développer un consensus, sur une vision de développement qui correspond au savoir-faire associé aux paysages. Pour un milieu rural comme la Vallée de la Batiscan, l’agriculture, l’écotourisme, freiner l’exode rural, augmenter le taux de diplomation au secondaire sont aux premiers plans. L’accès à la propriété, préserver l’agriculture locale…

NPS – Attend là, je t’arrête, est-ce important un consensus ? Dans quelle mesure est-ce important un consensus ?

JG – Dans un milieu régional, comme le nôtre, c’est important d’établir un certain consensus sur une vision de développement. Parce que ça donne du renfort à la parole. Ça donne l’énergie à l’action. Ça encourage financièrement et bénévolement les projets. Le consensus, cette idée-là, si tu es tout seul à penser d’une façon, ce n’est pas possible d’espérer un développement durable.

NPS – Tu souhaites alors établir un rapport de force.

JG – À moins d’être un élu. Alors là, si tu es un élu, ben là, tu peux être fier de penser une affaire comme ça. Les élus peuvent influencer, par la force d’une pensée. C’est ça moi que je déplore, en tant que citoyenne. Les argents qui servent à des études pour les constructions de micro-centrales n’ont pas eu le consensus de la population. On peut être d’accord ou pas – on peut voir des manières différentes de voir le développement, de façon endogène ou exogène, par les personnes ou par l’industrie, on peut le voir de différentes façons. Ce que je réclame, c’est l’équité des chances : si on a un projet, avec des citoyens, pour mettre en valeur la Vallée de la Batiscan et explorer l’écotourisme comme nouveau levier économique, ben, on a besoin d’avoir la même équité des chances dans les aides financières accordées pour des projets, du pacte rural notamment. Des fois, il ne reste plus d’argent pour autre chose que des consultations ou pour faire des études sur le potentiel hydroélectrique de la Batiscan. Ou simplement parce que quelqu’un se prononce contre un projet de barrage, il ne recevra pas d’aide financière, pour son projet. Parce que les projets de barrages peuvent être abandonnés, mais les chicanes, elles, elles ne partent pas rapidement. Et ça, c’est de l’anti-développement !

NPS – Donc, toi, quand tu disais que tu te baignes dans la Batiscan, tu traverses deux administrations.

JG – Moi, je traverse deux MRC quand je prends ma marche le matin ou que je me baigne dans la rivière. Bref, toute décision faite en amont dans la MRC de la Haute-Mauricie, tôt ou tard, je la vois passer chez nous !

NPS – Et si ces ministères-là ne se parlent pas, à qui le citoyen doit-il s’adresser ?

JG – Exemple réel. Dans sa consultation, il s’adresse à sa MRC. Parce qu’ici on a des régions qui sont dévitalisées selon des critères établis par le gouvernement du Québec. Alors, il y a des argents supplémentaires, encore plus, pour consulter les citoyens. Donc, il y a plusieurs personnes qui passent, des fonctionnaires qui viennent voir le gens à Notre-Dame de Montauban, pour dire : « Ah ben, vous êtes les plus pauvres du Canada ici, c’est très pauvre. C’est vraiment pauvre ». « Alors on est ici pour vous aider ». À force de se faire dire ça… Ça a un impact. Les municipalités dévitalisées sont éligibles à des sous pour des projets. Pourtant, ça n’existe pas une citoyenneté dévitalisée !

CM – Ça revient au principe de redistribution de la richesse.

JG – Les MRC, ce sont des petites unités de dix villages. Alors, c’est à peu près 15 000 habitants. Une de mes amie arrive de faire une croisière, puis ils étaient 15 000 avec les membres de l’équipage sur le bateau. C’est le plus gros bateau de croisière du monde. Alors j’ai dit : « Ah ben, c’est ma MRC ! ». On est tous sur le même bateau. Et les mêmes en plus. C’est le syndrome de TLM : « Toujours les mêmes ».

NPS – « Toujours les mêmes », c’est quoi ?

JG – Toujours les mêmes, c’est quand c’est une petite MRC et qu’il y a quelqu’un qui siège au conseil d’administration des CLD, des organismes de développement, des chambres de commerce, des maires de paroisses. Alors c’est toujours la même personne qui peut, être préfet de comté, maire de sa paroisse et puis décider qu’il veut un barrage. Il va tout faire pour que le barrage arrive. C’est facile de ramasser le monde : on se connait tous là ! Fait que quand des gens comme moi, qui reviennent dans leur milieu avec des nouveaux arrivants qui ont une pensée différente, c’est menaçant pour l’ordre établi. Et c’est normal que ça bouscule les gens, ça déséquilibre, déstabilise. Mais en même temps, le temps d’adaptation est très court puisque souvent, on a pu observer, les nouveaux arrivants, ceux qui ont développé les nouveaux élevages, de bisons, de sangliers, des nouveaux produits de spécialités, c’est tous des gens qui proviennent de l’extérieur de la municipalité, ce sont pas des gens indigènes de la place, ils arrivent ces gens-là avec une nouvelle vision, une nouvelle façon de faire, et créent une nouvelle synergie dans le territoire, et ça, c’est gagnant pour tous, parce qu’on ne veut pas déplaire. On ne veut pas faire de chicane. On ne veut pas déranger. Donc on garde toujours la même façon de penser. Mais quand il y a des gens de l’extérieur, ils n’ont pas l’historique des familles… Et ils arrivent avec un idée de vouloir développer, faire autrement et ça c’est très stimulant. Stimulant, mais ça dérange.

CM – … l’ordre établi.

JG – Ça dérange l’ordre établi, par exemple, qui veut faire un barrage.

NPS – Tout ce que tu dis là, on pourrait dire que c’est un discours militant et toi, tu maintiens : « Je ne suis pas une militante ».

JG – Ben, en fait, je n’ai jamais pensé que je pouvais être une militante. On avait tellement pas le droit de s’opposer nous autres là.

NPS – Qui « nous autres » ?

JG – Ben, quand on était jeune, chez nous, il ne fallait pas faire de chicane pis s’opposer. D’abord ce n’est pas dans notre culture de s’opposer. La preuve, moi, ça me fatigue. Ca me fatigue de m’opposer, je deviens fatiguée, pis ça m’empêche de dormir. Ça me crée des soucis. Quand je bâtis, je n’ai aucun problème avec ça. Ça me donne des ailes. Je dors très bien la nuit et puis je ne suis pas fatiguée. Ça c’est stimulant.

NPS– Es-tu d’accord avec ça, Carole ?

CM – Oui, bien sûr.

NPS – Mais Carole, tu es une militante ; tu dors bien ?

CM – On colle facilement des étiquettes. Ça facilite la tâche de ceux qui ne veulent pas écouter un autre point de vue, qui veulent dénigrer ou nuire parce que des gens qui posent des questions, des citoyens qui se prononcent, ça peut déranger. Alors, on devient des écolos-lolo … L’écololo est maintenant vu comme un nuiseur au développement. Quand on part l’histoire comme ça, on ne permet pas le dialogue. On ne permet pas qu’il y ait une discussion saine, intelligente. Si le fait de poser des questions, de vouloir des explications, des réponses avec des chiffres qui partent non pas de suppositions ou d’approximations, alors ça fait de nous des opposants. Mais où on s’en va ? ! Où s’en va la démocratie ? On parle souvent de la gestion en bon père de famille, mais une gestion en bon père de famille, tu peux discuter, tu donnes des chiffres.

JG – À moins que ton père soit un petit cachottier !

CM – À moins qu’on tombe dans le père cachottier, celui qui a des intérêts personnels dans le projet, qui est aussi décideur et peut user de son influence. On a vu un peu de cela. Ça ne me dérangerait pas tellement si on donnait des chances égales à tous les projets sur la table. Qu’on permette aux citoyens de prendre connaissance de tous les projets et qu’ensemble on se demande : « Lequel est le plus intéressant, le meilleur pour la région, pour les gens d’ici ? »

JG – C’est parce qu’on aurait un projet pour les gens de la région, ceux qui sont en place, ce sont les projets que le gouvernement du Québec finance. Le meilleur, c’est souvent le plus facile. Souvent, depuis la nouvelle loi sur les MRC, les municipalités peuvent gérer les chutes au même titre qu’une compagnie privée. Alors à partir de ce moment-là, tu as intérêt à vendre. À partir de ce moment-là, il n’y a pas de vision de développement. Il y a un problème de myopie. Et quand c’est toi qui tiens les cordons de la bourse, tous les argents vont pour nourrir ton organisation qui est menacée de disparition. Alors ton organisation qui est menacée de disparaître, c’est une MRC qui pourrait très bien être fusionnée avec la MRC d’à côté, puisqu’ils ne sont pas nombreux. Ça pourrait être ça et c’est menaçant pour une organisation. Donc ils peuvent vendre la rivière Batiscan pour faire des barrages et recevoir des redevances. Mais pour faire quoi ? C’est ma question ! Tu fais quoi avec une redevance de 150 000 piastres par année, dans un village de 400 habitants ? Tu ouvres une école ? Tu fais des p’tits ? T’envoies tes enfants à l’université ? Il n’y a plus de décrochage scolaire ? On n’a plus de problèmes d’exode avec des redevances ? Tiens donc ! Et c’est ça qui a été priorisé : les enjeux de la MRC. Alors qu’est-ce qu’on fait pour remédier à ça : un barrage ? Non, je pense qu’il y a un problème d’objectifs, de buts, et puis de moyens, on confond tout. C’est questionnable tout ça.

NPS – Et pour la suite, quels sont vos projets d’avenir ?

JG – À Slow Food, on a mis en place Héritage de la Vallée de la Batiscan avec une mission, des correspondances, avec un conseil d’administration, et on a fait un court métrage qui s’intitule À tout bout d’champ... des gens de rivière. On a d’ailleurs écrit un projet qui s’intitule Batiscan ; vallée de rêve, vallée d’espoir, un projet de 1,2 million qui a été présenté au gouvernement du Québec. On n’a pas été retenu, mais toute la réflexion, toutes les lettres de partenariat, tous les outils et tous les appuis qu’on a développés sont demeurés. On a écrit un plan d’action jusqu’en 2014. Alors moi, je sais quoi faire jusqu’en 2014. Je suis le plan d’action qui a été validé par l’ensemble des citoyens et qui sont membres de Slow Food ! On a deux actions qui sont déjà en fonction, qui sont opérationnelles : le projet « Bon, propre et juste » avec le Département des techniques de diététique du Cégep de Trois-Rivières[13], qui est déjà en fonction depuis un an. Puis cette année, les jeunes vont commencer l’école en allant dans la ferme Campanipol. On a structuré des fermes pour pouvoir fournir des aliments locaux pendant toute l’année, et de ça est né une création d’emplois au Département des techniques de diététique : une technicienne, qui est maintenant membre Slow Food et qui travaille avec les professeurs du Département des techniques de diététique à éliminer le plus possible les irritants dans l’approvisionnement de produits locaux. Et puis on offre l’approvisionnement local dans les institutions, c’est-à-dire les centres de petite enfance, les résidences de personnes âgées, les commissions scolaires, on est en train d’instaurer ça dans tout le Québec. Alors ça c’est un projet qui fonctionne… La prochaine action, c’est qu’on engage une stagiaire qui va travailler pour Slow Food Vallée de la Batiscan trois jours par semaine. Une stagiaire en économie sociale du Cégep de Trois-Rivières qui va participer, elle, à la mise en place de formations éco-citoyennes dans la Vallée de la Batiscan avec l’Association québécoise pour l’éducation relative à l’environnement (AQPER)[14]. Ce projet s’appelle Avenir viable et communauté et va doter l’école de la Vallée d’une formation éco-citoyenne. La prochaine action sera de recevoir les leaders des provinces canadiennes de Slow Food Canada, l’année prochaine, dans la Vallée de la Batiscan, puisque je suis la directrice de Slow Food Canada[15].

NPS – Merci beaucoup !