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Introduction

Le grand âge représente un domaine de recherche récent (Lalive d’Epinay et Spini, 2007). Pendant des millénaires, il semblait réservé à des individus d’exception, tels Platon et Boudha. La réelle transformation s’effectue au début du xxe siècle, avec un grand âge qui connaît la plus forte croissance démographique[1]. En France, la politique de la vieillesse date de 1960 et met en place une Commission d’étude des problèmes de la vieillesse[2] qui retient le seuil de 60 ou 65 ans[3] (Guillemard, 1993). En 1983, l’âge de la retraite en France passe à 60 ans ; cet âge devient la norme de la vieillesse (Guillemard, 1986 ; Bourdelais, 1993). Cette évolution révèle une dissonance, car en même temps l’état de santé des retraités s’améliore[4]. En fait, ce qui est présenté comme un risque provient plutôt d’une conception de la dépendance en termes de coût social et de coût individuel, notamment dans le cadre de la protection sociale « à la française ». Cette crainte avait été exprimée par le rapport de la Commission Laroque dès 1962 : « le vieillissement grève les conditions d’existence de la collectivité française. L’entretien des personnes âgées inactives fait peser une charge de plus en plus lourde sur la population active » (Guillemard, 1986 : 76).

C’est dans la deuxième moitié des années 1980 qu’émerge la nécessité de s’interroger sur la spécificité des personnes très âgées, des vieillards au sens propre. Le National Institute of Aging (NIA) lance aux États-Unis (1985) le premier programme de recherche focalisé sur les oldest old. D’une classification en deux âges, on glisse vers une autre, en trois âges démographiques : les young old (65-74 ans), les old old (75-84 ans) ou les vieux en passe de le devenir, et les oldest old (85 ans et plus, appelés parfois very old), les vieillards proprement dits (Lalive d’Epinay et Spini, 2007). Un ensemble de recherches de type longitudinal mises en route au cours des dernières années du siècle passé montre que le programme de recherche établi sous l’égide de la NIA se focalise sur les maladies du vieillissement, les formes de dépendance et de démence, les besoins d’aide et de soins qui en découlent et les coûts afférents.

Cette vision du corps âgé, avec toutes ses transformations, déroge à l’image idéale de performance et de beauté. En ce sens, cette image peut faire peur, car elle symbolise un danger : le handicap et la mort. Cependant, la vieillesse est-elle uniquement pathologique ou pouvons-nous l’envisager sous l’angle d’une trajectoire réussie ? Dans ce cas, on ne se limite pas à observer les vieillards dépendants, mais on doit envisager cette population dans son ensemble. Des personnes de plus de 85 ans vivent dans des Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (ÉHPAD), certaines sont dépendantes, d’autres ont réorganisé leur vie (Mallon, 2004). Quelles sont les différentes stratégies élaborées par les personnes de plus de 85 ans, pour tenter de préserver l’image de soi, d’autant plus que les personnes appartenant à cette catégorie d’âge sont majoritairement classées parmi les individus « vulnérables » ?

Dans cette étude[5], il s’agit de dépasser l’idée selon laquelle, pour les personnes âgées, la vulnérabilité, d’ordre multifactoriel, serait uniquement corrélée à la fragilité du corps biologique[6], comme en témoignent les différentes grilles d’évaluation de la dépendance construites à partir des pertes, des incapacités, plaçant définitivement les personnes âgées dans cette catégorie. La vulnérabilité sociale (Kafer et Davies, 1984 ; Bungener, 2004) insiste sur la stratégie du désengagement qui permet d’éviter de s’exposer à des situations de faiblesse et, en particulier, lors de la restructuration des relations sociales. La vulnérabilité relationnelle (Schröder-Butterfill et Marianti, 2006 ; Cohen, 1997) entend rendre compte de l’émiettement des liens sociaux, désigné également par l’exclusion, la désaffiliation, la disqualification. La vulnérabilité environnementale vs résilience (Richard, 2004 ; Saez, Pinazo et Sánchez, 2008 ; Kaneda et al., 2009) représente deux aspects de l’adaptation de l’individu à son milieu. Au lieu de penser la vieillesse uniquement en termes de déclin, on l’envisage en termes de développement, se prolongeant jusqu’à la fin de la vie. La vulnérabilité y est analysée à travers l’exposition aux situations menaçantes, l’évitement ou le faire face, l’obtention ou non de résultats favorables. Si différents facteurs ont été éclairés, le rapport au corps et à l’image de soi n’y est pas abordé.

Corps et identité

Les études portant sur l’identité intéressent les sociologues du vieillissement (Druhle, 1986 ; Clément, 1997 ; Clément et Mantovani, 1999 ; Caradec, 2004 ; Mallon, 2004), entre autres. Ces travaux optent pour une continuité, donc une maintenance de l’identité. De Singly préfère parler de reconnaissance sans restriction, « que l’autre vous accepte tel que vous êtes » (2005 : 119). Cependant, le rapport au corps reste inexistant. Certaines études anglo-saxonnes en gérontologie sociale (Featherstone et Hepworth, 1991a, 2001 ; Matthews, 1975 ; MacRae, 1990) éclairent le « mask of ageing », et optent également pour la maintenance de l’identité, tout en occultant le corps. Dans la description du « mask of ageing », le « mask » (l’apparence, le corps) devient pathologique, déviant et le « soi-même », l’intérieur, l’intime est considéré comme normal. Cette manière de faire éclaire l’ambivalence du vieillissement où il faut dissimuler son âge (visible d’abord par le corps) pour continuer à exister et à être reconnu par autrui. Or, Douglas (1999) et Goffman (1991) montrent que les interactions nouées quotidiennement dans différents contextes restent un facteur essentiel. Les individus construisent le sens de leurs actions selon les exigences du contexte dans lequel ils se trouvent, en fonction d’effets qu’ils escomptent, effets qui réinterrogeront à leur tour la manière d’être et de se présenter. Dans cette perspective, le corps trouve une place essentielle. Si, dans les récits autobiographiques, la personne peut ou laisse croire qu’elle est restée la même au cours des interactions, les manifestations du corps sont directement interprétées par les personnes proches et, en retour, réinterprétées par chacun. L’apparence devient une réalité de soi. Ainsi, la « résistance » au vieillissement pourrait être considérée comme une « résistance » aux changements identitaires par l’intermédiaire du corps.

Le croisement des modèles de la phénoménologie et de la psychanalyse

Les travaux de la phénoménologie et ceux de la psychanalyse seront mobilisés et comparés avec la manière d’utiliser l’activité corporelle pour parler du Soi. Les concepts d’image du corps, d’image de soi, du sentiment du Moi, de sensation de soi, seront interrogés sans oublier que le corps est un « processus », un construit social, culturel et individuel.

Dagognet (1992) a analysé le corps dans toutes ses dimensions, le corps en soi (biologique), le corps pour soi (senti, perçu) et le corps pour autrui (le corps que je livre aux regards des autres). Dans l’approche psychanalytique, l’image du corps est constituée de trois images : l’image de base, l’image fonctionnelle et l’image érogène (Dolto, 1984 : 49). L’image de base, souligne Dolto, est ce qui permet à l’enfant de se ressentir dans une « mêmeté d’être » (p. 50), c’est-à-dire dans une continuité narcissique, et/ou spatiotemporelle quelles que soient les mutations de sa vie et les épreuves qu’il est amené à subir. L’image fonctionnelle correspondrait au corps biologique et le corps pour les autres, à l’image érogène, celle qui se structure dans la relation intersubjective. Les stratégies de compensation d’un corps biologique qui se dégrade se construisent à partir de ces images.

Le corps comme « présence au monde » (Chirpaz, 1977), comme « intentionnalité corporelle » (Merleau-Ponty, 1945), porte l’identité et, en ce sens, le corps est le signe subjectif et réflexif de l’identité et de la singularité du Moi (Bernard, 1972 : 81). Le corps est ce sur quoi la personne s’interroge pour comprendre ce qu’elle est devenue et ce qu’elle veut devenir. Le corps biologique ne peut donc être séparé du corps pour autrui. Pour Anzieu (1995), la peau joue aussi cette fonction de communication. Le regard des autres peut créer un conflit avec le sentiment psychique du Moi. Or précisément, la vulnérabilité intersubjectivement constituée témoigne de la non-reconnaissance de son image par autrui (Honneth, 2000 ; Grimaldi, 2005). Or si l’image de base permet de se ressentir dans une mêmeté d’être (Dolto, 1984), dans le présent, la façade devient une représentation, une réalité de soi (Goffman, 1991). Nous établirons une relation entre ces trois dimensions du corps et la notion d’équilibre identitaire pour sortir de la dichotomie entre continuité et changement identitaire. La vulnérabilité comme processus pourrait elle-même être analysée à partir de cet équilibre.

Nous choisissons d’illustrer la notion « d’équilibre identitaire » par celle de barycentre. Les trois points A, B et C[7], correspondant aux trois sommets du triangle, lorsqu’ils sont affectés d’un même poids, placent le barycentre (ou point d’équilibre) au centre du triangle. Au cours du vieillissement, la prise de conscience des transformations du corps modifie le poids de chaque dimension et nécessite que se reconstruise un autre équilibre identitaire. Le barycentre se rapprochera du point ayant un poids plus important et on peut s’interroger sur le devenir de l’équilibre identitaire ou de l’image dynamique (Dolto, 1984) au cours du vieillissement selon les modifications de ces dimensions corporelles. Si le corps biologique (B) prend plus de poids, s’il intervient comme facteur de limitations, le point d’équilibre se déplace et subit des tensions.

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Ce sont toutes les stratégies développées par les personnes âgées pour tenter de maintenir non pas leur identité, mais leur équilibre identitaire, qui nous intéressent. Quelles seraient les limites au-delà desquelles la personne lâcherait prise, avec le sentiment de ne plus être la même ? Est-il possible de contrôler cet équilibre ? Lorsque le corps biologique échappe au contrôle, comment donner plus de poids (d’importance) aux deux autres dimensions ? Quel peut être, par exemple, l’utilité de l’exercice corporel au grand âge ? Peut-il influencer l’équilibre identitaire et/ou le sentiment de soi ?

Le rapport à l’exercice corporel, la pratique corporelle, la gymnastique…

Si les notions d’exercice physique ou de pratique physique (et sportive) se comprennent d’emblée, celles d’exercice ou de pratique « corporels » restent à définir. De notre point de vue, l’adjectif « physique » renforce la dimension biologique du corps. Or les pratiques proposées aux personnes âgées réintroduisent les trois dimensions du corps : le physique (ou le biologique), le social (la prise en compte des autres) et le psychologique (la conscience de soi, le traitement des informations sur l’environnement et sur soi, la mémoire, la gestion de ses émotions). La notion de « gymnastique » est reprise par les personnes qui assistent aux séances proposées dans l’établissement et en dehors de celui-ci, et dont ils retirent une valorisation personnelle et sociale. Quelques personnes avaient pratiqué la gymnastique d’entretien avant leur entrée en ÉHPAD, mais, pour la plupart, cette pratique est nouvelle. Cependant, pour les anciens sportifs, l’activité proposée dans l’établissement ne correspond ni à la gymnastique (qu’ils se représentent beaucoup plus sportive, avec des acrobaties), ni au sport (perçu comme un espace de performance personnelle et de compétition contre les autres).

Les séances de « gymnastique » se déroulent dans l’établissement à raison d’une heure par semaine et se composent d’exercices de souplesse, de tonicité, d’équilibre (postural), mais, aussi de jeux multiples (sollicitant l’adresse, la motricité, les échanges avec les notions de rôle, de partenaires, d’adversaires, donc d’opposition, de collaboration). Comme nous l’avons mentionné, l’objectif de ces séances est triple : maintenir, voire améliorer ses capacités physiques (prévenir les chutes), ses capacités cognitives (par le traitement de l’information sur l’environnement et sur soi), sa mémoire, gérer ses émotions, afin d’améliorer la conscience de soi et s’accepter dans le regard des autres. Dans l’établissement, cette activité est incluse dans « l’animation ». Cependant, s’il y a quelques années, celle-ci relevait davantage d’une activité occupationnelle, actuellement, cette pratique corporelle est nettement orientée vers le maintien de l’autonomie des personnes âgées.

Les situations sont généralement adaptées en fonction des limitations de chacun (mobilité réduite, trouble de la vue, de l’audition, cognitif). Elles sont encadrées par des étudiants de l’université en troisième année, de la filière des Activités physiques adaptées et santé, futurs professionnels. Son objectif est d’aider les personnes à développer leurs propres adaptations à partir de situations variées, en contribuant à maintenir ou à redonner la confiance en son corps, la confiance en soi. Dans cette filière, les connaissances portant sur le vieillissement, la personne âgée, les établissements, représentent un volume important.

Méthodologie

Population

La population enquêtée se compose de personnes âgées résidant à titre définitif en ÉHPAD. Après une première écoute, nous avons retenu 20 entretiens compte tenu du trop peu de données utilisables pour certains. Notre échantillon se compose de 3 personnes qui ont abandonné cette pratique (2 hommes et 1 femme), 4 hommes et 13 femmes qui participent à ces séances assez régulièrement depuis quatre ans.

Ces personnes appartiennent aux classes moyennes et supérieures (paramédical [laborantine, infirmières], fonction publique [dont Éducation nationale, Télécommunications], collectivités territoriales, Aide sociale, quelques personnes ont exercé dans le privé [secrétaires, chef d’entreprise, commerçants, artisan]).

Recueil et traitement des données

Le recueil des données (entretiens individuels sous forme de récit de vie) s’est effectué auprès de personnes ayant eu le temps de tenter l’expérience (deux ans de participation dans les établissements). Des relevés ethnographiques ont complété les données issues des entretiens. Des observations ont été effectuées durant six mois, pendant les séances d’activité corporelle et en dehors de ces séances. Un guide thématique a été élaboré à partir des thèmes et des indicateurs tels que : les raisons de la pratique, le vécu corporel dans le rapport à la mobilité physique, aux douleurs, à l’espace, aux autres, avec des indicateurs dans chaque thème. Puis un guide thématique a été construit autour des activités corporelles : l’objectif, les attentes, les bénéfices, les exercices préférés, les raisons de leur préférence. La gymnastique ou le sport comme « pratique habituelle » ou, au contraire, comme pratique récente ou « inhabituelle » présentait bien sûr un intérêt. Pour les personnes qui ont abandonné cette pratique, d’autres thèmes ont été abordés : par exemple, les raisons de l’arrêt, le retentissement dans leur vie quotidienne.

Les thèmes et les indicateurs des observations portaient sur le travail corporel proprement dit : l’intensité, l’amplitude, le rythme, l’engagement dans les situations proposées, leur transformation ou le refus de faire, les exercices ou les situations les plus demandés, l’assiduité aux séances.

L’ensemble de ces données a donné lieu à une analyse qualitative. Dans l’interprétation, quelques cas seront présentés, pour tenter de comprendre ce qui fait sens dans le travail du corps et dans son abandon.

Discussion

L’attitude des personnes âgées à l’égard de l’activité physique proposée dans l’établissement apparaît contrastée, selon qu’elles participent assidûment ou qu’elles abandonnent et selon leur rapport aux pratiques physiques et sportives au cours de leur trajectoire personnelle. Parmi les participants, certains découvrent cette activité. Au grand âge, les différences selon l’appartenance sexuelle (ou le genre) n’apparaissent pas comme déterminantes.

Abandon de la pratique : l’activité corporelle, une pratique infantilisante

Se réfugier dans l’image de soi passée

L’activité corporelle pratiquée dans les ÉHPAD doit être mise en relation avec la trajectoire des personnes. Ainsi, une « sportive » dénonce les activités proposées pour des corps fragilisés. Cette gymnastique accentue les tensions identitaires en fissurant l’image de soi, « quand on a ététrès sportive… je faisais du basket encompétition, je nageais… j’étais douée » ; aussi « jeter un ballon de baudruche dans un cerceau… c’était niais et je trouvais que ça me diminuait » (une institutrice de 88 ans). Abandonner l’activité corporelle apparaît dans ce cas comme un moment d’affirmation identitaire, car cette activité apparaît « infantilisante ». Comme Hockey et Allison (2003) le soulignent, il existe une image intentionnelle de la vieillesse comme seconde enfance, pire le vieil âge devient l’enfance. C’est contre cette image que cette femme lutte tout en ayant conscience de son changement, « les gestes tout simples, comme lever mon bras… je ne peux plus le faire ». Ce sentiment de mésestime de soi est déclenché par un double affaiblissement : celui de son corps biologique et celui de ses liens avec ses proches. En mauvaise santé, elle perd confiance en son corps, « j’ai un problème de coeur… je suis tombée dans la rue, j’ai fait un coma, un jour il ne va plus repartir, j’espère bien… pourquoi il ne l’a pas fait ce jour-là, je ne comprends pas ». La mauvaise santé isole cette femme de sa famille, ses « filles viennent de moins en moins… c’est très rare ». Le sentiment d’être délaissée influence la perte de confiance en elle, « je ne suis plus bonne à rien ». Elle préfère la solitude et reste dans sa chambre, « c’est un calvaire le collectif, c’est un calvaire d’aller à table avec les autres ». Quand le sentiment de ne plus être soi émerge, il devient préférable d’éviter la confrontation avec les autres résidents qui représentent l’image traditionnelle de la vieillesse et accentuent la faille identitaire.

Pour un homme de 91 ans, ancien sportif (cadre supérieur dans la fonction publique), la comparaison avec le sport est sans appel, « la gymnastique, ce n’est pas du sport… surtout celle proposée à la maison de retraite ». La référence à son expérience corporelle passée, inscrite dans la performance, lui donne l’occasion de montrer une image de soi valorisante, narcissisante. Il garde « la culture du corps » en faisant chaque jour « un peu de mouvements articulaires dans sa chambre, le matin ». Cette manière de faire « est plus profitable que la gymnastique de la résidence ». Il sait qu’il est âgé, mais seul, il peut encore se réfugier dans son corps imaginaire. La pratique collective risquerait d’accentuer les tensions identitaires. Comme le souligne Caradec (2004), le passé constitue un point d’appui essentiel pour les personnes âgées dont l’existence est marquée par l’abandon de nombreux engagements antérieurs. Cependant, cet abandon n’est pas le signe d’une déprise du corps, mais au contraire révèle une volonté de garder le contrôle de son corps. Ces individus luttent pour garder leur identité de « sportifs » et leur dignité. Cette gymnastique, « adaptée » à un corps biologique « dégradé », dévalorise l’image de soi et fragilise l’équilibre identitaire. La participation à cette pratique risquerait de fissurer l’image de base, celle qui permet de préserver le sentiment d’être resté le ou la même, d’autant plus que ces personnes n’ont plus de relation avec leur famille. Montrer à l’interviewer des photos de soi jeune, en maillot de bain, est une autre manière d’affirmer son identité de sportif.

Le sentiment corporel du Moi est un « sentiment unifié des investissements libidinaux des appareils moteurs et sensoriels », il inclut les souvenirs sensoriels et moteurs (Anzieu, 1995 : 115). Le sentiment du Moi vécu comme une continuité peut chercher à réduire la perception actuelle du corps en allant chercher les souvenirs moteurs et sensoriels auxquels la personne peut se rattacher. Quand le corps biologique prend le pouvoir, quand il échappe au contrôle, il faut tenter de préserver sa dignité en s’accrochant au sentiment corporel du Moi « jeune ». On peut aussi évoquer l’emploi de techniques de « neutralisation » (Becker, 1985 : 51), c’est-à-dire de justifications à son avantage, face à une impossibilité de suivre une séance collective. Autrement dit, celui qui n’a pas de réputation (de sportif) à soutenir peut participer à cette activité. Il affiche une apparence de fragilité et de vieillesse, qui répond aux représentations dominantes de l’établissement (d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) et de la société dans son ensemble. On peut alors considérer son attitude comme conforme à ce qu’on attend de lui. Pour les personnes ayant une réputation à défendre, le refus de participer à cette gymnastique ne nuit pas à la communauté et, de plus, leur est profitable. L’idée est que l’écart par rapport à la norme de cette pratique corporelle résulte non du rejet de celle-ci, mais de la priorité de la norme sportive, intégrée au cours de leur histoire, beaucoup plus efficace et plus valorisante dans la volonté de rester soi, pour soi et dans le regard des autres. Cette technique de neutralisation peut compenser la fragilité du corps biologique et ainsi, participe au maintien de l’équilibre identitaire.

Participation à l’activité corporelle

Faire un pari sur l’avenir

L’objectif des personnes âgées témoigne de la volonté d’accomplir les gestes quotidiens sans aide. Le schéma corporel se rapporte à l’action (Bernard, 1972), le schéma corporel est « une sorte de médiateur organisé entre le sujet et le monde » (Dolto, 1984 : 23), il relève de l’utilisation fonctionnelle. Au cours du vieillissement, l’utilisation fonctionnelle peut être empêchée et l’image du corps, ou l’image de soi peut en être perturbée. La gymnastique apparaît comme une pratique qui peut, dans un avenir proche, écarter le danger. L’activité corporelle est perçue comme un outil efficace pour faire reculer ce moment, « on diminue, la gymnastique peut faire reculer le moment où on va être impotent ». À 96 ans, l’activité corporelle permet de lutter efficacement contre « l’immobilité ». Les personnes âgées intègrent les images traditionnellement attribuées à la vieillesse, comme la dépendance. Elles ont conscience que celle-ci modifie l’image de soi pour soi et l’image de soi livrée aux regards des autres. Cet état bouleverse l’équilibre identitaire, car il bloque toute stratégie de compensation et notamment la reconnaissance de soi et la valorisation de soi dans le regard et la parole des autres. Pour certains, l’engagement dans la gymnastique témoigne de la conscience d’avoir vieilli et, paradoxalement, cette activité accentue cette conscience, « les jambes, ça va… mais les douleurs dans les bras et les épaules m’empêchent de faire tous les mouvements… mais tant qu’on peut faire, il faut faire ». Si dans le présent, les bénéfices physiques sont peu visibles, l’espoir de rester soi motive. Pour d’autres, la gymnastique devient une pratique thérapeutique, « quand je suis à la séance je ne sens plus mes douleurs, je n’ai plus de douleur, après la séance, je n’ai mal nulle part, c’est formidable » (une femme de 93 ans). Pendant la séance, l’impression d’unité, d’être soi, domine. Le plaisir éprouvé laisse le Moi intact et agrandi dans ses limites (Dolto, 1984). Un corps biologique défaillant n’entrave pas toujours l’image de soi.

Rester soi dans le regard des autres

La volonté de préserver l’image de soi apparaît dans les entretiens. La peur de ne plus pouvoir flâner dans les rues comme les plus jeunes, « faire les boutiques », de ne plus « sentir qu’on participe à la vie sociale » (femme de 95 ans) risquerait de créer une faille identitaire sans possibilité de compensation. La gymnastique représente un outil pour rester Soi face aux autres, pour maintenir le contact avec l’extérieur. Cette capacité à sortir de l’établissement constitue un défi identitaire : se sentir « plus vaillante » que les personnes qui restent dans l’établissement. L’exercice du corps en donnant le sentiment de pouvoir encore contrôler sa vie, à partir notamment de la sensation de retirer des bénéfices aux plans de « l’équilibre » et de la « tonicité des jambes », permet de préserver une image de soi « acceptable ». Réussir un exercice alors qu’on ne s’en sentait plus capable redynamise également l’image de soi, « je suis fière de moi » avec l’espoir de « récolter » une valorisation de son image dans le regard des autres (en le disant aux jeunes générations de sa famille).

Une femme de 93 ans attend un effet sur l’apparence, pour maintenir « son allure ». À 93 ans, elle est persuadée que la « belle apparence » permet de garder un lien fort avec sa famille, « continuer à être belle à voir… pour continuer à être aimée ». La reconnaissance de soi, celle d’une femme « coquette », permet de lutter contre la vulnérabilité de son image. Les propos de cette femme sur le handicap montrent que la reconnaissance et la valorisation de son image par les autres peuvent compenser un corps très fragilisé, « j’ai beaucoup de difficultés avec mes jambes… je finirai dans une petite voiture… mais j’arrive à une certaine sérénité ; par exemple, j’admire Madame M… elle est depuis plusieurs années en petite voiture, elle est toujours bien mise, sereine, elle s’intéresse… j’essaierai de lui ressembler… c’est mon modèle ». Même si elle ne peut empêcher le handicap physique d’advenir, continuer à être reconnue comme la femme qu’elle était par son entourage est fondamental. Elle renforce la conscience de sa propre valeur, « je suis très entourée, c’est très important… on ne peut pas avoir le même esprit quand on ne se sent pas aimée » (Feillet et Roncin, 2006).

L’exercice corporel au grand âge : résister à la vulnérabilité de son image

Nous avons convoqué le corps comme vécu personnel, intime, comme expérience corporelle, comme présence de soi au monde à partir duquel la réflexivité s’organise. Si les personnes qui résident en ÉHPAD sont majoritairement classées parmi les personnes dépendantes, ce travail éclaire des comportements qui nous conduisent à déconstruire cette image négative de la vieillesse. Des personnes qu’on peut considérer comme très âgées veulent continuer à contrôler leur corps en participant à la gymnastique, sans pour autant occulter certaines défaillances motrices, y compris le handicap. L’enjeu du travail du corps est de continuer à être reconnu et accepté par les autres, tel qu’on est devenu. Car l’identité sociale portée par le corps oblige l’individu à s’identifier à l’objet qu’il est pour les autres, car « être vu est l’unique assurance que nous ayons jamais d’exister objectivement » (Grimaldi, 2005 : 255). Quand cette reconnaissance fait défaut, elle entraîne le lâcher-prise, les stratégies de compensation échouent.

Dans ce processus, l’exercice corporel est sollicité aux trois niveaux. La conscience des dégradations du corps biologique conduit à tenter de maintenir l’existant, voire d’améliorer une capacité physique qui aurait tendance à échapper (la tonicité des jambes, l’équilibre postural, les réflexes…). En permettant de résister aux limitations physiques, la gymnastique évite que le corps biologique prenne trop d’importance et l’équilibre identitaire peut être maintenu. Le cas d’une personne (92 ans) qui réussit un exercice, qui déclare être « fière d’elle » et ajoute qu’elle « va le dire à ses petits-enfants », montre qu’une image fonctionnelle valorisée a des répercussions sur l’image de base (la manière de se percevoir) et sur l’image érogène (le regard que les autres portent sur soi). À l’inverse, les personnes pour lesquelles les limitations physiques sont trop importantes abandonnent ces séances collectives pour éviter de montrer à tous qu’elles perdent le contrôle de leur corps. Cette situation accentuerait l’expérience de la faille physique et en même temps identitaire : l’impression de ne plus être soi. Ces trois dimensions du corps et leur relation à l’identité sont interdépendantes. Si l’une d’elles se modifie, l’ensemble se transforme.

La recherche du « mieux vivre » reste une expérience ambivalente dans la vieillesse : « vivre son corps ce n’est pas seulement s’assurer une maîtrise ou affirmer sa puissance, mais aussi découvrir sa servitude, reconnaître sa faiblesse » (Bernard, 1972 : 7). Au cours de la vieillesse, la personne peut maintenir son équilibre identitaire quand l’image de soi, portée par le corps, continue d’être confirmée par autrui. Cette reconnaissance personnelle et sociale concourt au « respect de soi ». L’activité corporelle peut représenter cet espace d’intersubjectivité, où les stratégies de compensation peuvent être facilitées, pour continuer d’exister dans le regard des autres et ainsi maintenir sa dignité.