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L’intervention féministe a émergé en Amérique du Nord et au Québec au cours des années 1970, dans la foulée des différents mouvements sociaux émergents comme le féminisme, le pacifisme et l’antiracisme. Cette pratique repose sur des valeurs d’égalité, de justice sociale et de solidarité, se traduisant dans l’intervention par la reconnaissance du potentiel des femmes, la reprise du pouvoir sur leur vie et l’instauration de rapport égalitaire entre l’aidante et l’aidée. Dans les années 1980, l’intervention féministe au Québec s’appuie sur les écrits de féministes américaines qui seront vivement critiqués, au cours de la décennie suivante, par les féministes afro-américaines, hispano-américaines et indiennes. Les critiques visent principalement la tendance des féministes occidentales à homogénéiser les différents statuts sociaux et à centrer l’analyse féministe sur les rapports de genre, ce qui contribue à occulter d’autres formes de subordination comme celles liées à la race, à l’orientation sexuelle, à la classe sociale, etc. En réponse à ces critiques, le mouvement des femmes au Québec s’ouvre sur les femmes issues de la diversité et les féministes, tant du milieu de la recherche que de la pratique, ont renouvelé et bonifié l’intervention auprès des femmes en difficulté, s’intéressant à des réalités plurielles et diversifiées.

En raison du chemin parcouru depuis les années 1970, ce livre s’articule autour de la question suivante : « Où en est l’intervention féministe en ce début de xxie siècle ? » (p. 11). Cette question sous-tend une réflexion sur la façon dont l’intervention féministe s’est transformée au fil des ans et quels ont été les déterminants de cette transformation et sa réponse aux réalités et aux problématiques vécues par les femmes, dans une société faisant la promotion des libertés individuelles. La résilience de l’intervention féministe et sa capacité de renouvellement dans un contexte sociopolitique de droite, rétrograde en matière d’égalité des chances pour tous, et où de nombreux messages antiféministes sont véhiculés est également questionnée dans cet ouvrage.

Sans prétendre faire le portrait exhaustif de l’intervention féministe au Québec, ce livre est une démarche d’actualisation des connaissances mettant en lumière des pratiques novatrices ayant émergé au sein des organismes féministes ou par le biais de collaborations entre chercheurs et intervenants. Il s’agit également de poser un regard critique sur les discours et les pratiques féministes au Québec. Pour ce faire, tant le point de vue de l’intervention que celui de la recherche ont été rassemblés dans cet ouvrage afin de constituer une mémoire écrite des connaissances québécoises en matière d’intervention féministe, un champ où les savoirs sont reconnus pour être transmis de façon orale.

Cet ouvrage est séparé en quatre parties dont les thématiques donnent un aperçu assez juste des problématiques, des enjeux, des défis et des débats qui, à l’heure actuelle, caractérisent l’intervention féministe au Québec. La première partie, « Fondements et principes de l’intervention féministe », comprend un seul texte, soit celui de Corbeil et Marchand intitulé « L’intervention féministe : un modèle et des pratiques au coeur du mouvement des femmes québécois ». Il présente les résultats d’une étude en deux volets menée par Descarries et Corbeil, Discours et pratiques féministes : un inventaire des lieux, dont l’objectif était de « faire le point sur l’évolution récente de ce modèle d’intervention, tant en regard de ses assises théoriques que sur sa mise en oeuvre dans différent domaine de pratique » (p. 23-24). Dans un premier temps, une analyse documentaire réaffirme le postulat voulant que le privé soit politique, car « il importe de faire le lien entre les difficultés vécues par les femmes et les structures sociales opprimantes » (p. 26). Ce faisant, « la recherche d’un modèle d’analyse et d’intervention permettant de penser les effets conjoints des systèmes d’oppression a favorisé l’émergence et de plus en plus, l’intégration d’une perspective intersectionnelle » (p. 28). Les enjeux et les défis, mais également la pertinence d’une perspective féministe intersectionnelle apparaissent d’ailleurs comme des thèmes récurrents dans l’ensemble de l’ouvrage. Dans un deuxième temps, des entretiens individuels semi-directifs ont été réalisés entre 2004 et 2009 auprès de 21 intervenantes issues de groupe de femmes et de 9 travailleuses sociales oeuvrant dans divers Centres de santé et de services sociaux (CSSS) du Québec. Cette démarche de collecte de données a permis d’identifier plusieurs objectifs et stratégies de l’intervention féministe au Québec : 1) Soutenir et respecter les femmes dans leur démarche en ayant une attitude d’écoute et en respectant leurs choix, leurs valeurs, leur rythme et leurs besoins. 2) Faire alliance avec elles en établissant un lien de confiance et en discutant de ses propres valeurs en tant qu’intervenantes. 3) Favoriser l’empowerment des femmes en les encourageant à définir leurs problèmes et leurs objectifs, à prendre leurs propres décisions, à affirmer leur droit, à exprimer leurs émotions, ainsi qu’en reconnaissant leur potentiel et leur capacité à s’en sortir. 4) Travailler à la conscientisation des femmes en prenant en compte l’ensemble des aspects identitaires et des expériences d’oppression. 5) Favoriser les rapports égalitaires. 6) Briser l’isolement des femmes et développer leur solidarité en offrant des interventions de groupes. 7) Lutter pour un changement individuel et social en interprétant les problématiques qui touchent les femmes en regard du contexte socioéconomique, politique et idéologique. Le texte, et par le fait même cette section, se termine sur des enjeux soulevés par les participantes comme l’utilisation de l’approche interculturelle auprès des femmes issues de la diversité et la difficulté de promouvoir l’approche féministe dans un contexte où l’impact de la droite politique et religieuse et du mouvement antiféministe est palpable.

La deuxième partie du livre s’intéresse à « l’intervention féministe à l’aune de la diversité ». Un texte de Marchand et Ricci introduit le concept de diversité et poursuit la présentation des résultats de la recherche de Descarries et Corbeil. Les auteures montrent l’importance pour les participantes de cette étude de lutter collectivement à travers un « Nous féministes inclusif et solidaire » (p. 77), bien qu’elles estiment que les femmes immigrantes ou issues des communautés culturelles sont différentes. Il est noté que « la dénonciation, voire l’éradication de la violence contre les femmes apparaît comme une revendication permettant de faire front commun, au-delà des appartenances ethnoculturelles » (p. 79). La perspective intersectionnelle apparaît alors comme une approche permettant de rassembler les femmes de tout horizon. Marie Lacroix, dans son texte présentant l’expérience des femmes réfugiées et demandeures d’asile et les principaux enjeux liés à l’intervention auprès d’elles, présente également l’intersectionnalité comme perspective d’intérêt. Cependant, Lacroix, comme Marchand et Ricci, souligne la difficulté de transposer la compréhension théorique de l’intersectionalité dans la pratique. Sans nommer la perspective intersectionnelle, le dernier texte de cette partie, celui de Maud Pontel, traçant l’évolution des activités que le Bouclier d’Athéna services familiaux[1] a tenues au cours des 20 dernières années, traite du métissage des pratiques entre intervention féministe et approches interculturelles. À l’instar des propos de Lacroix, Pontel suggère de prendre en compte le contexte sociopolitique dans lequel la violence s’inscrit, les référents culturels des femmes, mais également leur parcours migratoire. Bien que les trois textes présentés dans cette section présentent certaines distinctions, tous les trois convergent vers l’importance d’une intervention féministe qui tient compte de la diversité.

La lutte contre la violence faite aux femmes ayant été identifiée dans la partie précédente comme le point de ralliement dans la création d’un « nous féministes inclusif et solidaire », la troisième section comprend quatre textes sur les transformations de l’intervention auprès des femmes victimes de violence. Alors que le texte de Diane Prud’homme montre les défis associés à l’application des principes de l’intervention féministe en maison d’hébergement auprès des femmes victimes de violence, une clientèle en mutation et dont les problématiques se complexifient, celui de Chantal Robitaille et Danièle Tessier présente les enjeux touchant l’intervention dans les Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS). Elles déplorent le fait que l’analyse féministe des agressions à caractère sexuel et le discours sociopolitique sur la violence faite aux femmes soient sapés par des messages comme « le féminisme serait dépassé, l’égalité entre les hommes et les femmes étant atteinte. […] Le mouvement féministe a contribué à plusieurs maux sociaux » (p. 160). Elles estiment également que la professionnalisation de la pratique et la promotion de l’intervention individuelle peuvent complexifier le travail des CALACS à « actualiser et conjuguer leurs trois volets que sont l’aide, la prévention et la lutte » (p. 163). Un texte de Karol O’Brien lève ensuite le voile sur la problématique de la violence chez les lesbiennes et souligne l’importance d’aborder la problématique de la violence conjugale à l’extérieur du cadre hétérosexuel. Pour terminer cette section, Simon Lapierre s’intéresse à la question de la maternité en contexte de violence et illustre « qu’une des conséquences importantes de la distanciation par rapport au discours féministe réside dans la tendance à mettre l’accent sur les incapacités des femmes victimes de violence dans l’exercice de leur maternité » (p. 199). Cette troisième partie souligne l’importance d’une intervention qui tient compte non seulement de la diversité des identités sociales des femmes (en tant que mère, en tant que lesbienne, etc.), mais également de la globalité de leur expérience en tant que victime.

Le livre se termine sur une dernière partie portant sur l’intervention féministe comme outil de conscientisation. Un premier texte, écrit par quatre intervenantes de l’R des centres de femmes, montre des exemples d’actions diversifiées ayant été menées au cours des 25 dernières années. Différentes stratégies féministes y sont présentées comme l’empowerment, l’éducation populaire, les intelligences citoyennes, l’approche intersectionnelle ainsi que des interventions individuelles et de groupe. Le livre se termine sur un texte de Sylvie Frigon, « La danse comme outil d’intervention avec les femmes en prison ». Il s’agit de la présentation de deux expériences menées par cette criminologue, en collaboration avec la chorégraphe française Claire Jenny et la compagnie Point Virgule, sur l’utilisation de la danse moderne comme intervention féministe auprès des femmes incarcérées. Leur thèse stipule que la danse peut transformer l’estime de soi et propose « aux personnes détenues, souvent blessées dans leur chair, de se poser, de s’ancrer, de se tenir debout, en équilibre, se projeter, se rencontrer par les corps, la danse déploie l’apaisement, le rebond et l’élan, autant de chemin vers la résilience » (p. 246). À l’instar des textes précédents, cette dernière partie réaffirme la pertinence des interventions féministes et souligne l’importance de l’action collective comme outil de mobilisation.

Par la diversité de ses thématiques et la richesse de sa réflexion sur le chemin parcouru en matière d’intervention féministe au Québec, cet ouvrage plaira sans doute aux différents acteurs autant des milieux de pratique que de la recherche. En plus de réaffirmer la pertinence de l’intervention féministe, l’importance d’adopter une approche intersectionnelle, axée sur la diversité et sur l’expérience globale des femmes dans leurs différentes identités sociales (mère, lesbienne, immigrante, etc.). Il est d’ailleurs montré dans ce livre que l’ensemble des milieux de pratique concernés s’oriente vers cette direction. Les défis posés par l’actualisation de la représentation théorique de l’intersectionnalité dans la pratique des intervenants apparaissent comme des enjeux partagés qui seront au coeur des réflexions dans les années à venir.