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Ce qu’on croit capable de guérir tous les maux

Le Robert, 1988, art. « panacée »

Le néo-libéralisme a presque tout emporté dans son sillage pendant trente ans, mais ses conséquences dysfonctionnelles deviennent peu à peu évidentes. Les taux de participation électorale ne cessent de diminuer, le cynisme envers les acteurs politiques est endémique et la baisse du « capital social » semble faire l’unanimité chez les analystes (Putnam, 2002). Du côté des institutions, la cohésion sociale est donc devenue une question préoccupante (Toye, 2007). Simultanément, les revendications récentes ont ramené sur le devant de la scène les enjeux de l’inégalité, de la justice sociale, de la pauvreté (Castells, 2012, Gitlin, 2012). Avec la Grande Récession qui a débuté en 2008, on a même vu certains tenants de la droite proclamer qu’il fallait réformer le capitalisme.

Mais comment le faire? Ce texte considère un des enjeux à l’oeuvre : rapprocher les institutions de gestion sociale et la vie quotidienne des citoyens. On satisfera ainsi la nécessité de légitimer les institutions étatiques et la réponse aux demandes d’une meilleure gestion des ressources communes et d’une lutte plus efficace aux désavantages subis par les groupes et les collectivités. Cette convergence des projets institutionnels et démocratiques explique sans doute la popularité des Approches territoriales intégrées (ATI), de la revitalisation intégrée (RI) et du développement des communautés qui, bien qu’ils ne soient pas exempts de critiques (Collectif québécois contre la pauvreté, 2011, Greason 2011), semblent rencontrer un large appui.[1]

Loin de proposer l’intervention territoriale comme un « remède à tous les maux », j’insisterai sur la complexité attachée à la notion de territoire, qui reproduit la complexité de ce à quoi elle réfère. L’introduction situera l’interrogation en insistant sur la notion de communauté, sur son déplacement subséquent des projets de développement et sur son retour récent. J’aborderai ensuite l’intervention territoriale à partir de trois questions relativement complémentaires. La première porte sur les rapports entre le territoire et les liens sociaux qui le constituent. La deuxième question considère l’enjeu de la pauvreté. Elle permettra de voir que le rapprochement entre pauvreté et territoire peut mener à une stigmatisation ou à une reconnaissance de ressources sociales mobilisables. La dernière question portera sur l’innovation, condition indispensable à des pratiques territoriales adaptées aux changements en cours et qui, pour réaliser ses potentialités, devra se joindre à des efforts pour changer le contexte de ces nouvelles façons de faire, c’est-à-dire aux mouvements sociaux. Chacune de ces questions s’appuie sur une expérience particulière, mais cet article ne présente pas de « résultats de recherche » conçus de façon positiviste, ni une élaboration purement théorique. Tout en se basant sur des expériences québécoises, il vise une réflexion générale bien qu’empiriquement ancrée qui me semble mener à des questions que toute intervention territoriale devrait se poser, mais qui, évidemment, ne s’y limite pas.

Cadrage théorique : l’ambiguïté du territoire

Au coeur du néo-libéralisme se trouve l’effort pour délocaliser non seulement les entreprises, mais les liens sociaux eux-mêmes. On pourrait dire que le néo-libéralisme considère l’espace, mais pas le territoire : pour que le marché soit efficace, il faut que les firmes et les individus soient basés non dans un lieu, mais dans un marché. Ces acteurs seront alors flexibles et sans attaches. Leur dynamique (du grec dynamis, puissance) définit l’espace des « flux », une topologie mobile qui convient bien au capital financier, immatériel et toujours en déplacement. Elle convient moins aux individus et encore moins aux groupes et aux sociétés concrètes, qui sont beaucoup plus résistants. Ces acteurs-là vivent encore dans un espace des « lieux » porteurs de sens et ancrés dans des échelles complexes (Bauman, 2000; Tarrow, 2005 : 154), c’est-à-dire un territoire.

Celui-ci est ce à quoi on (se) réfère dans la pratique sociale. Il renvoie à l’appartenance, au sentiment d’un ancrage stable et définisseur d’identité. En tant qu’objet de la pratique, le territoire est ce qu’on veut changer par la modification des infrastructures, par la définition de nouvelles ressources, par l’aménagement de ses potentialités. Enfin, il est aussi un moyen d’action sur la société : en transformant l’usage social de l’espace et en changeant la signification de cet usage, on agit, en retour, sur les rapports sociaux eux-mêmes (Harvey, 2012 : 117).

Cela se manifeste d’abord en réorganisant les institutions de gestion de la société. C’est ainsi qu’il faut comprendre les perpétuelles discussions sur la régionalisation, la décentralisation, la déconcentration, le bottom-up ou le top-down : on s’interroge alors sur les modalités de prise de décision et sur la structuration des appareils chargés de concrétiser les décisions. Derrière ce qui apparaît comme simplement administratif, l’enjeu fondamental est le découpage et le cadrage de ce qui doit faire l’objet de l’intervention. L’enjeu est bien plus profond que la seule structure de l’administration publique. Il touche à la gestion du social, à sa définition, à ce qui en fera partie et à ce qui en sera rejeté (Miller et Rose, 2008).

Cette définition (espace + liens sociaux) réinterprète le territoire en tant qu’« espace local ». Cela n’est pas innocent. Puisque les interventions ne peuvent plus seulement se produire à l’échelle nationale et que les interventions régionales ont perdu de leur efficacité, il reste à plonger à l’échelle minuscule de la vie quotidienne, celle des rapports immédiats et face-à-face. C’est ici que ressort le thème de la « communauté », espace infrarégional défini moins par des lignes sur une carte que par la qualité particulière des liens qui s’y tissent. Les relations entre acteurs y sont censées être plus spontanées, plus « naturelles ». Les grandes divisions qui rendent compréhensible la vie sociale y entrent en interaction claire, car, à cette échelle, le politique, l’économique, le culturel, le psychologique, etc. sont difficiles à distinguer. Cette horizontalité permet de compenser les irrationalités découlant de divisions trop rigides et d’accélérer les transferts entre les secteurs sociaux, car le fonctionnement vertical « en silo » mène à des gaspillages et à des trous béants qui sont autant de zones échappant à l’intervention.

Est ainsi soulevée la question des échelles d’intervention. Pendant le vingtième siècle, la plus pertinente a été l’échelle nationale, reflétant en cela la prédominance de l’État-nation comme palier de régulation des rapports sociaux (Keating, 1998). La modernisation des sociétés, comme processus empirique, comme idéal à atteindre et comme norme d’évaluation de la réalité, a été le paradigme dominant du changement social pendant tout le vingtième siècle (Peet, 1991). À l’apogée du fordisme, l’État avait trois dimensions fondamentales : un État « keynésien », intervenant dans l’activité économique pour en lisser les aspérités, un État « social » diminuant les risques par des politiques sociales reposant sur des droits sociaux concédés aux individus en tant qu’ils sont citoyens, ce dernier terme montrant que l’État doit être « national », dépassant le local et reposant sur une identité commune générale (Marglin et Schor, 1991).

Envisagée de cette façon, l’organisation des sociétés doit éliminer les particularismes. Ainsi que les pères fondateurs de la sociologie classique l’avaient formulé, cela se dit : passer de la communauté à la société. Pour eux, la dynamique sociale consiste en l’abandon d’une forme sociale au profit d’une autre. Le tableau ci-dessous, qui résume ces conceptions, représente le changement (le développement, la modernisation) comme un déplacement à sens unique allant de la colonne de gauche à celle de droite. La société, forme moderne d’organisation, représentait un progrès (LE progrès) en libérant les individus et en permettant l’éclosion des forces de l’innovation émanant de l’entrepreneuriat. Aller de droite à gauche, c’est régresser, aller à contresens de l’histoire. Il y a une touche de nostalgie dans cette vision, pour laquelle le prix à payer de la modernisation est un risque permanent d’éclatement des rapports sociaux et d’isolement psychique des personnes, comme le montrent les commentaires toujours négatifs sur l’individualisme. Mais le sens globalement positif de ce déplacement synonyme de développement ne saurait faire de doute.

Tableau 1

Communauté et société (inspiré de Redfield, 1947)

Communauté et société (inspiré de Redfield, 1947)

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Cela deviendra plus complexe avec l’épuisement des politiques keynésiennes et avec la montée des idéologies néo-libérales accompagnant la vague de la mondialisation : l’atomisation se double d’une dispersion des liens sociaux qui rend difficile leur gestion cohérente « même dans une perspective néo-libérale ». Cette société délocalisée risque l’opacité, ce qui mène à des interventions « à l’aveugle » et donc inefficaces (Scott, 1998). En conséquence, les critiques des programmes « mur-à-mur » se sont multipliées, tout comme les demandes de ré-ancrer l’intervention dans les particularités des groupes. Des revendications identitaires se sont manifestées et, sur le plan spatial, on a vu dans un retour à la communauté une façon de mieux articuler l’encadrement administratif et politique des sociétés mondialisées (Rose, 1999).

Risquons quelques conclusions. La première est que si le néo-libéralisme, dans sa phase ascendante, visait essentiellement la diminution de l’intervention étatique, cela n’est pas le cas du néo-libéralisme stabilisé (Harvey, 2007). La seconde est que c’est un État qui doit réaffirmer son lien aux populations. La troisième est que cela ne semble pouvoir se faire qu’en redécoupant le territoire national d’une façon et à une échelle qui soient signifiantes pour celles-ci, faute de quoi la cohésion de l’ensemble sera remise en question. La quatrième est qu’on peut s’attendre à des tensions entre les nécessités de l’encadrement étatique et les attentes des citoyens-résidents.

Développer quels territoires?

En découpant la société en territoires, on assigne les populations à certains lieux et aux significations qui y sont attachées. Selon que ces lieux seront vus comme porteurs de problèmes ou comme exemples à suivre, on agira différemment envers ceux qui s’y trouvent. Les « communautés dévitalisées » n’appellent pas les mêmes actions que les régions apprenantes ou les villes créatives. On constate donc que la définition qui devra être donnée du territoire est l’enjeu de débats et de controverses, chaque type d’acteur cherchant à imposer la conception qui le favorise[2].

Les travaux actuels du Comité régional en développement des communautés du Saguenay-Lac-Saint-Jean donnent un exemple de la complexité des interprétations du territoire. Depuis 2011, ce Comité met sur pied une démarche réflexive chez les praticiens du développement des communautés et a favorisé les partages d’expériences. Il rejoint des organisateurs communautaires d’ex-CLSC et des agents de développement rural, mais aussi des élus, des responsables administratifs municipaux, des gestionnaires d’établissements scolaires ou sanitaires, etc. Des séances de discussion sont organisées afin de favoriser une intercompréhension des enjeux et des modes d’intervention. L’objectif ultime est d’arriver à définir un cadre de compréhension des actions qui permette de les harmoniser. Au cours de ces séances, nous avons pu réaliser que le territoire auquel se référaient les participants était conçu de façons très différentes[3].

De façon très schématique, on peut en déceler deux modalités. La première est celle des appareils définissant un territoire politico-administratif. Leur priorité est l’intégration systémique, c’est-à-dire la cohérence des relations entre appareils, d’une part, et entre ces appareils et les populations qu’ils doivent gérer, d’autre part (Lockwood, 1992; Archer, 1998). L’accent est alors mis sur la formulation de normes contraignantes mises en oeuvre par des experts, qui peuvent être des élus, des fonctionnaires ou des acteurs (para)publics. La population y apparaît comme un objet pouvant être consulté, mais pas comme un sujet politique. La seconde modalité est celle de l’intégration sociale et renvoie à un territoire défini de façon socio-politique, marqué par l’horizontalité des rapports entre acteurs sociaux. Il vise non à mettre en oeuvre des politiques publiques, mais à favoriser l’implication des citoyens, perçus alors comme des résidents.

Le tableau 2 détaille ces deux types idéaux. Bien sûr, en pratique, le territoire concret résulte de la tension entre les deux pôles. Une bonne partie des débats sur le développement des localités en résultent, dans une quête d’hégémonie souvent hargneuse. En ce contexte, une intervention ne peut que se dérouler en un environnement de controverse, où s’affronteront des interprétations différentes de l’ancrage territorial, que chaque type d’acteur comprend évidemment comme naturel et simple.

La leçon générale est que le territoire est un objet ambigu, dont le sens n’est pas unique et dont la définition demande une discussion, c’est-à-dire ouvre une controverse. Proposer une intervention territoriale oblige à se demander « de quel territoire » il s’agit. Faire du développement, c’est gérer cette controverse.

Tableau 2

La double compréhension du territoire

La double compréhension du territoire

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Des territoires de pauvres?

Il faut aussi se demander « auprès de quelle population » il s’agit d’intervenir, car l’intervention sera d’autant plus justifiée qu’elle portera sur des groupes en difficulté. En d’autres termes, l’intervention se destine à des territoires pauvres, c’est-à-dire des territoires marqués par des populations pauvres. L’enfermement dans certains lieux est un trait typique de la « culture de pauvreté » depuis longtemps. Mais qu’ont donc de particulier les pauvres qui pourrait nous permettre de comprendre ce rapport aux lieux? Lors d’une recherche sur les pratiques de sécurité alimentaire au Saguenay-Lac-Saint-Jean, nous avons réalisé des entrevues auprès d’intervenants communautaires et publics et nous avons été surpris par la caractérisation des personnes en situation de pauvreté, bien que l’exploration de cette question n’ait pas fait partie des intentions premières de notre recherche[4].

L’intervention auprès des personnes en situation de pauvreté est un bel exemple d’horizontalité, car la pauvreté est monétaire, c’est-à-dire économique, mais ne s’arrête pas là. Comme le disait un intervenant, « Les personnes sont comme démunies dans tous les sens, pas juste du côté alimentaire là, c’est dans tous les sens. Ils ne connaissent pas leurs droits, ils ne connaissent pas ce qu’ils pourraient faire pour changer la situation […]. C’est vraiment une pauvreté générale […] ». L’insuffisance de revenu s’accompagnant d’une ignorance quant aux droits des citoyens, les personnes pauvres devront donc être aidées afin d’accéder à la connaissance de leurs droits; elles devront aussi être accompagnées dans les solutions à leurs problèmes.

À quoi tiennent ces incapacités? Non à leur situation, ce qui renverrait à quelque chose d’extérieur à leur être. Ces manques tiennent plutôt à leur être lui-même : la pauvreté est un trait essentiel, littéralement : qui touche à l’essence. En d’autres termes, elle est un trait de caractère. C’est ce que nous disait cet autre intervenant qui cherchait à décrire les difficultés des personnes pauvres à intérioriser les comportements utiles à réussir une entrevue pour un emploi :

C’est au niveau éducationnel, de ne pas arriver à l’heure […] Moi je vois ça comme un genre de pauvreté là […] je ne sais pas si ça se limite à l’alimentation… mais je vois ça aussi comme […] ils n’arrivent pas à l’heure […] ils vont arriver pour une entrevue, bien […] Beaucoup l’éducation […] Ils ne sauront pas comment s’habiller, ils ne sauront pas comment bien se présenter, comment bien articuler […].

Pour cet informateur, les personnes en situation de pauvreté sont identifiées en tant qu’elles sont porteuses de manques. « C’est ce qui les définit. » Conséquemment, elles devront être aidées : ce sont des êtres de besoin qu’on aborde selon ce qu’ils n’ont pas et qu’ils devraient avoir. Ce point de vue est donc évidemment « normatif ». D’autre part, cette caractérisation négative « justifie » l’action de l’intervenant et légitime les politiques dans lesquelles elle s’inscrit. On saisit mieux alors l’importance de comprendre le refus des personnes pauvres d’utiliser les « ressources » mises à leur disposition : pourquoi sont-elles si peu nombreuses à utiliser les services communautaires? Pourquoi résistent-elles à avoir recours aux aides qui leur sont offertes? Pourquoi décrochent-elles de l’école et des programmes de formation? Tous ces services leur sont offerts pour leur plus grand bien, alors pourquoi ne les utilisent-elles pas? Bref, c’est quoi leur problème?

On aura remarqué qu’on s’adresse à des « individus », des personnes atomisées : la formation pour être « employable », les saines habitudes de vie, le « raccrochage », les voies de sortie de la pauvreté le plus fréquemment citées, sont toutes individuelles. L’organisation collective, la revendication, la lutte politique ne le sont pratiquement jamais. Clairement, la responsabilité est personnelle. Comme le disait un intervenant qui avait pourtant décrit par le menu les statistiques sur l’émigration, les fermetures d’usines, le taux de chômage et les transformations de la structure industrielle de sa localité : « Quand on veut vraiment se trouver un emploi, on s’en trouve un ». Et il n’y voyait même pas de contradiction

Il y a, dans tout cela, comme un paradigme d’intervention qui porte non sur la pauvreté, mais sur les personnes pauvres. Le tableau suivant le résume et propose dans la colonne de droite quelques traits de ce que pourrait être un « contre-paradigme ».

Tableau 3

Deux paradigmes d’intervention

Deux paradigmes d’intervention

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La première colonne résume assez bien certains traits des politiques publiques. Cependant, dans la situation québécoise, une bonne partie des groupes communautaires reprennent à leur charge le paradigme individualisant[5] et centrent leurs activités sur l’offre de services pour offrir une « gestion communautaire de l’exclusion » (White, 1994). La « société civile » semble ici moins une alternative qu’une modalité particulière de l’action publique.

Et elle semble rencontrer certaines des mêmes difficultés. Les plaintes sur le « travail en silo » montrent combien le travail des organismes communautaires s’est calqué sur l’organisation verticale des organismes publics. La notion de territoire n’a ici d’autre sens que celui de point de chute : les personnes qui entrent en contact avec les organismes sont abordées non comme des résidents d’une communauté, mais comme des porteuses de problèmes individualisés. La localisation ne semble pas avoir d’importance particulière dans la définition des modalités d’action; au plus s’agira-t-il d’une contrainte impliquant des coûts, non d’un tremplin ouvrant des possibilités (Tremblay et Tremblay, 2012). De ce point de vue, on pourrait dire que chaque « silo » définit un territoire particulier, dont les limites ne recouvrent pas celles des autres « silos ». Rien de surprenant à voir que se multiplient les références aux affres de l’hyper-concertation : c’est avouer que la coordination de ces multiples acteurs aux champs d’action distincts et aux espaces de références divergents pose problème.

Dans la mesure où la pauvreté est une situation « transversale », c’est-à-dire résistante à une approche sectorielle (en silo), elle renvoie à un territoire conçu comme un champ dynamique plutôt que comme un espace à problème. Une autre façon de le dire serait d’insister sur les « processus » à l’oeuvre plutôt que sur la seule répartition spatiale d’indices statistiques. Ceux-ci sont des signes de tension beaucoup plus que des caractéristiques essentielles. Pour être conçue spatialement, la pauvreté doit être vue comme « appauvrissement » (Klein et Tremblay, 1997) et la lutte à la pauvreté comme un effort pour renverser ou annuler ces mécanismes.

Des pratiques territoriales innovantes?

La dynamique des économies contemporaines est hautement différenciée. Elle distingue les localisations centrales, à dynamisme fort, des localisations dépendantes, périphériques, qui reçoivent peut-être les fruits de ce qui se passe dans les espaces centraux, mais ne les génèrent pas. Cela ne signifie pas qu’il ne se passe rien à la périphérie, mais cela indique que ce n’est pas dans ces lieux que se produisent les innovations technologiques et organisationnelles dynamisant l’économie actuelle. Celle-ci distingue aussi des secteurs d’activité à forte valeur ajoutée, qui attirent les capitaux et jouissent d’une croissance stable, et des secteurs déconnectés des circuits de production de cette valeur. Le tableau suivant présente, de façon idéal-typique, ce qui résulte du croisement de ces deux dimensions[6].

Tableau 4

Les clivages socio-spatiaux dans la nouvelle économie

Les clivages socio-spatiaux dans la nouvelle économie

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Ces clivages désignent les contraintes structurelles des pratiques territoriales et indiquent aussi la direction générale des solutions. Quatre cas de figure peuvent être identifiés. Dans les espaces centraux, les secteurs économiques connectés sur les circuits dynamiques se retrouvent à côté d’espaces en perte de vitesse. L’enjeu est alors de permettre la reconversion de ceux-ci, ce qui demandera de l’imagination et des efforts pour sortir des ornières les ayant relégués à leur situation de dévitalisation. Les espaces périphériques recèlent souvent des secteurs branchés sur les circuits de la nouvelle économie, mais leurs retombées se produisent fréquemment bien loin des localités où ils se trouvent. Celles-ci sont fortement polarisées et les espaces voisins se voient condamnés à une exclusion souvent douloureuse. Il faudra que ces espaces exclus créent leurs propres réseaux, innovent socialement et cherchent à se connecter sur les circuits dynamiques de l’économie.

Comme on le voit, les solutions demandent de trouver de nouvelles « technologies sociales ». Il faut de nouvelles façons de faire qui pourront être des « plateformes » de développement (Klein et Tremblay, 2011), car ce sont les méthodes actuelles qui ont mené à la situation qu’il s’agit de corriger. Ces innovations ne peuvent être produites d’une manière solitaire et demandent des concertations souples et des partenariats inclusifs. C’est dire que les forces locales devront être mises à l’oeuvre et qu’il faudra dépasser les compétitions destructrices auxquelles on assiste souvent entre acteurs se partageant les morceaux d’un gâteau décroissant. Pour créer ces alliances, il faut donc savoir recourir à une activité politique qui sera dès lors au coeur de la dynamique de lutte à l’appauvrissement. Inutile d’ajouter qu’il faudra aussi rediriger les mouvements d’appropriation ou de redistribution de la richesse.

Ces exigences sont telles qu’il faudra que les efforts locaux sachent non seulement « compter sur leurs propres forces », ce qui est une évidence, mais qu’ils sachent aussi utiliser les ressources présentes ailleurs, dans d’autres espaces et à d’autres échelles. Autrement dit, le développement des localités demande l’intervention soutenue et renouvelée de l’État central; il ne doit, ni ne peut, reposer uniquement sur les localités en difficulté et ne saurait être une échappatoire aux responsabilités nationales.

On le voit, les écueils sont nombreux, grandes les difficultés et élevées les exigences. Pour que tout cela réussisse, on aura à mobiliser de nombreuses ressources fort différentes : humaines, financières, culturelles, sociales, éducationnelles, etc. Ces ressources sont privées ou communautaires (solidaires), mais les programmes publics devront aussi être mis à profit, d’une façon créative et sachant dépasser la perspective sectorielle qui les définit généralement. Cela ne se fera pas sans discussion, voire sans affrontement, car les intérêts ne sont pas unanimement partagés. Il faudra donc apprendre à gérer ces conflits et à les transformer en controverses, c’est-à-dire en occasions de dynamisme et d’imagination. Toutes ces exigences n’apparaîtront pas de façon spontanée. Pour se mettre en place, elles demanderont un leadership légitimé non par son ascendant ou son charisme personnel, mais par sa compétence sociale et son ancrage dans le tissu organisationnel et communautaire. Un leadership, non une dictature : une capacité à donner voix aux demandes sociales, à manoeuvrer parmi les circonstances pour identifier les stratégies et se trouver au bon endroit, au bon moment.

Une bonne partie de ces contraintes dépasse évidemment l’horizon étroit des projets concrets. Ceux-ci sont alors renvoyés à une scène plus vaste, qu’on peut appeler le « contexte » de l’action. Ce n’est pas une masse informe : il se compose de culture, de politique, d’hégémonie et de lutte pour changer les cadres institutionnels et intellectuels d’action sur la société. À ce palier, on est moins face à des plans et programmes technocratiques que face à des délibérations sur le sens des choses et sur le bien commun. On est dans l’arène des mouvements sociaux. À défaut de savoir s’y situer, il y a fort à parier que les projets retomberont dans les ornières qu’ils voulaient pourtant dénoncer.

Conclusion

Une comparaison des initiatives innovantes présentées dans l’ouvrage dirigé par Klein et Champagne (2011) montre que celles qui ont connu le succès le plus clair sont celles qui ont réussi à répondre de façon créative et originale aux trois questions que j’ai soulevées dans ce texte.

Ce sont celles qui ont su contextualiser les modalités d’ancrage institutionnel pour les utiliser d’une façon qui laisse la liberté aux dynamiques sociales. Pour reprendre les termes utilisés dans la seconde section, ce sont celles qui ont défini leur territoire d’intervention d’une façon plus socio-politique que politico-administrative. Cela peut aller jusqu’à l’usage « délinquant » des programmes publics (selon le terme d’une informatrice) et la recherche d’autonomie face aux contraintes qu’ils présentent.

Les initiatives les plus réussies ont toutes abordé les gens avec lesquels elles travaillaient d’une façon positive, ne les limitant pas à la situation difficile dans laquelle ils se retrouvent. Cela revient à dire qu’elles les considèrent dans leur complexité et dans l’éventail le plus large possible des rapports sociaux qui définissent leur identité. Ces interventions abordent donc les personnes non comme des porteuses de problèmes, mais comme des acteurs inscrits dans des ensembles de liens sociaux en interaction, ce qui est tout le contraire de « publics cibles ». C’est la leçon générale de la troisième section.

Enfin, elles sont généralement des interventions qui s’inscrivent dans une volonté de changement social et non de simple administration des moyens rendus disponibles par un programme, aussi bien motivé soit-il, comme nous l’avons noté dans la quatrième section.

Bouclons la boucle. Au début de ce texte, nous avons vu que pendant longtemps, la question du développement avait signifié un abandon des communautés locales au profit de l’échelle nationale. À l’époque du néo-libéralisme, il semble plutôt que la communauté locale devient l’angle d’attaque privilégié, mais que cela ne va pas sans de nombreuses ambiguïtés. La dernière section a mené à conclure que les projets de développement, aussi intégrés soient-ils, risquaient d’échouer s’ils ne se connectent pas aux courants qui tentent de changer les axes fondamentaux de l’organisation sociale.

On voit le chemin parcouru depuis trente ans. Plutôt que du haut vers le bas (ou l’inverse), la latéralité. Innover plutôt que se mouler aux préoccupations technocratiques. Non pas s’enfermer sur soi, mais se brancher sur des circuits et s’articuler à d’autres échelles. Non pas découper en « facteurs » isolés, mais intégrer pour mettre en mouvement.