Article body

La violence à l’école fait l’objet de nombreuses études, tant son occurrence dans les « sanctuaires » que se voudraient être les institutions éducatives semble remettre en cause toute une société (Debarbieux, 1999). Toutefois, ce phénomène n’est pas nouveau, même s’il n’est reconnu que tardivement en dehors des établissements scolaires (Carra et Fraggianelli, 2011, p. 35). L’augmentation comptable du nombre d’actes violents à l’école semble ainsi davantage liée à un biais d’observation issu du développement d’outils de comptage[1]. La perception de ce phénomène apparaît subjective, comme le démontrent les écarts entre les résultats des enquêtes de victimation et les données de l’Éducation Nationale (Debarbieux, 2006) et dès lors, il convient de considérer le point de vue de chacune des catégories d’acteurs qui prennent part à sa construction (Debarbieux et Montoya, 1998). D’aucuns considèrent alors le sentiment d’augmentation de la violence comme le fait d’une aseptisation de la société (Le Breton, 2002, p. 16)[2]. En tout état de cause, à défaut d’être bien mesurée, la violence en milieu scolaire est clairement surexposée médiatiquement et politiquement, comme en témoignent les divers rapports commandés sur le sujet (Debarbieux, 2004 et 2006).

Parce qu’ils nous donnent à réfléchir sur le traitement de la violence des jeunes en France, nous nous sommes intéressés aux Instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (ITEPs), où sont « orientés » ceux « ayant des troubles du comportement », c’est-à-dire dont le comportement déviant a entraîné une exclusion du système éducatif. Ces dispositifs participent ainsi du mouvement de redéfinition du déviant scolaire, du « cancre » au « sauvageon » (Geay, 2003, p. 21). La notion de violence étant « susceptible de variation considérable, dans le temps et l’espace, selon les personnes et les groupes » (Wieviorka, 2005, p. 13), notre enquête considère l’ensemble des acteurs impliqués : jeunes accueillis[3], parents et professionnels. Les expériences subjectives de chacun nous amèneront à interroger la violence qu’ils décrivent et tenter de déconstruire la catégorie de « jeunes violents », tout en interrogeant le jugement normatif porté sur les « familles démissionnaires ».

Quelle est l’expérience de la violence de ces jeunes considérés comme violents ? Quel lien peut-on faire entre la violence qu’ils vivent et l’impuissance ressentie par les parents et les professionnels qui les éduquent ? Quels rôles prennent l’institution et l’individu dans cette perception de la violence ? Quel est le poids d’une catégorisation médicalisée sur les épaules de ceux qui la portent ? Et comment cette catégorie est-elle rendue intelligible par les jeunes, leurs familles et les professionnels ?

Si l’existence d’une violence concrète (bagarres, menaces, destruction de matériel)[4] n’est pas à nier ici, nous nous interrogerons sur le sentiment de son augmentation, qui prévaut parmi ces acteurs, et dont nous ferons l’hypothèse qu’il trouve ses origines dans un noeud complexe associant stigmatisation et défaut de pouvoir à mettre en rapport avec l’organisation et l’histoire de ces institutions. Pour cela, nous présenterons d’abord les terrains observés et les méthodologies adoptées. Nous nous focaliserons ensuite sur la perception subjective qu’expriment les acteurs des ITEPs dans le discours qu’ils tiennent sur ce qu’est pour eux cette violence.

Violence des jeunes en institutions : ÉlÉments de contexte et de mÉthodologie

Méthodes et terrains

Nous avons observé quatre établissements ITEPs ruraux en France. Trois sont associatifs et un dépend de la fonction publique. 136 professionnels accueillent (en externat et en internat) près de 380 enfants, en grande majorité des garçons. Notre propos repose sur des entretiens collectifs menés auprès des différents acteurs professionnels et usagers. Ainsi, nous avons interrogé, entre 2011 et 2013, quatre groupes d’une quinzaine de professionnels, tous métiers confondus ; quatre groupes de parents allant de 4 à 12 individus et huit groupes d’accueillis répartis selon leur âge. Au total, nous avons rencontré 60 professionnels, 33 parents et 80 jeunes, chaque groupe ayant été vu trois fois. L’objectif de ces entretiens était de recueillir les expériences de violence vécues par chacun, qu’ils en soient en témoins, auteurs ou victimes.

Les ITEPs : une institution « quasi totalitaire »

Pensés pour prendre en charge ceux que l’institution scolaire juge inadaptés, les ITEPs sont d’instauration récente, le terme datant de 2005. Y sont « orientés » les enfants « ayant des troubles du comportement », c’est-à-dire dont le comportement déviant, le plus souvent violent, a entraîné une exclusion du système éducatif « ordinaire ». Souvent en internat, ils accueillent des individus âgés de 6 à 21 ans « présentant des difficultés psychologiques dont l’expression, notamment l’intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages. [Ceux-ci] se trouvent, malgré des potentialités intellectuelles et cognitives préservées, engagés dans un processus handicapant qui nécessite le recours à des actions conjuguées et à un accompagnement personnalisé (…) »[5].

Les habitants des alentours nous parlent « des fous », des « délinquants » pour nous indiquer le chemin de ces institutions pour populations « déviantes », « mises à l’écart », de la ville et « du monde normal », bien que celles-ci revendiquent « [faire] preuve de plus de transparence et sont ouvertes sur l’extérieur, travaillant en partenariat » (Entretien directeur d’ITEP). Malgré les efforts pour personnaliser les prises en charge comme pour intégrer ces institutions dans le tissu social, le contrôle de la temporalité et des possibilités de communication ou de déplacement, l’isolement géographique, la référence continue au champ médical, les rapprochent de ce que Goffman nomme les « institutions totalitaires »[6].

De la mise À l’Écart À l’Étiquetage 

Exclusion du « milieu ordinaire » et parents impuissants

Dans la plupart des familles que nous avons rencontrées, le premier discours quant à la violence porte sur l’orientation en ITEP, rejetant la faute sur l’institution scolaire, parfois dans une sorte de complexe de persécution :

La maîtresse en CP elle a changé, la nouvelle arrivait pas à tenir sa classe, bon c’est tombé sur lui, déjà il était pas toujours concentré, mais là c’était compliqué. Bon ensuite c’était l’ITEP, mais ils ont rien voulu entendre, l’école en voulait plus, ils voulaient s’en débarrasser

Entretien parents

Les parents se sentent impuissants face à ce qu’ils considèrent comme une sentence. Les défauts de capitaux culturels, sociaux, économiques et symboliques (Bourdieu, 1979) empêchent le plus souvent tous recours. La situation parentale que vivent les acteurs interrogés les place face à un constat d’échec dans leur mission éducative. Ils vivent ce placement comme stigmatisant, ne sachant pas comment expliquer la situation de leurs enfants :

Il y a souvent une incompréhension au moment de l’orientation en ITEP, les parents me disent « on n’a rien compris à ce que l’enseignant nous disait » parce qu’il y a aussi le jargon dans les évaluations des compétences des jeunes, du coup ils disent « on a juste compris qu’il fallait remplir un dossier MDPH. Mais comment il est arrivé là, ça on n’a pas osé le demander. On va pas passer pour des idiots à demander tel ou tel commentaire ! »

Entretien professionnels

De fait, le discours des parents prend souvent la forme d’une tentative de se disculper de la situation d’exclusion vécue par leur enfant. Celle-ci est en effet perçue comme une mise à l’écart du fait de facteurs extérieurs, qu’il s’agisse des « brimades » ou encore d’évènements biographiques :

Mon fils s’est souvent senti humilié, ça tombait toujours sur lui, l’instit avait tendance à se moquer de lui devant les autres de sa classe, il était mis à l’écart, on avait l’impression qu’il gênait, ça l’énervait encore plus, après il me disait j’ai envie de tout casser.

Entretien parents

Ma femme est partie du jour au lendemain je me suis retrouvé avec 5 enfants, le plus petit n’a pas supporté, (…) à l’école ça s’est très mal passé il cassait tout. Un jour la directrice m’a convoqué avec mon fils et nous a montré une pétition signée par l’ensemble des parents d’élèves pour que mon fils parte de l’école.

Entretien parents

L’orientation vers l’ITEP est le signal de « l’étiquetage » dont ils sont l’objet (Becker, 1985), par l’entremise de leur enfant qui place l’ensemble du groupe familial en situation « d’initiés involontaires » (Goffman, 1975, p. 43), dans un processus de labélisation perçu comme un déclassement social (Castel, 2003).

L’étiquette « Maison départementale des personnes handicapées » (MDPH)

Avec l’orientation en ITEP vient l’entrée dans la catégorie « d’handicapés »[7]. Cette catégorisation correspond à une médicalisation de la situation de violence, souvent initiée par un diagnostic dont la portée est essentialisée par l’ensemble des acteurs. Exemple de ce « processus d’extension du médical sur le social » (Collin et Suissa, 2007, p. 27), le terme de « troubles du comportement », qui justifie le plus souvent la présence des jeunes dans ce type d’établissement, pose problème[8], et entraîne des réponses et des discours variés. En effet, ce qui est perçu par les jeunes et leurs parents comme une « insulte autorisée » (Bourdieu, 2012) leur fait prendre conscience de l’irrévocabilité de l’exclusion : la justification médicale prend l’effet d’une condamnation par la science dont la force symbolique écrase toutes les autres dimensions. Ce faisant, avec cette essentialisation médicale, la catégorisation MDPH vient perturber chez les accueillis l’intrication entre les identifications sociale et personnelle (Goffman, 1975, p. 83).

Ce qui est violent c’est quand vous recevez le courrier de la MDPH pour vous dire que votre enfant est handicapé, alors que nous il est pas handicapé ou alors c’est un handicap social… mais le directeur au collège il nous l’a dit devant nous et notre fils, il a dit votre fils est handicapé

Entretien parents

Q : avant vous étiez, avant vous étiez dans...

R : dans une école de capés comme ici

Q : c’est quoi une école de capés ?

R : bah comme ici, y’a que des pas finis, ici c’est une école d’handicapés, on est considérés comme des capés, voilà

Q : qui c’est qui vous considère comme ça ?

R : C’est même marqué sur certaines feuilles.

Entretien jeunes

Le terme « handicapé » renvoie ainsi à la déficience : « comme si mon fils était complètement barjot (…) pas capable de s’habiller ou de manger tout seul ». Le sentiment de dévalorisation des enfants est renforcé par celui de honte et de culpabilité des parents qui se demandent « ce qu’ [ils ont] fait pour en arriver là ». Classifications médicales et insultes sont utilisées indistinctement, témoignant de l’image qui est renvoyée par cette étiquette.

L’entrée en ITEP correspond à une mise à l’écart qui peut entraîner une situation d’isolement. En quittant leur école et leur lieu de vie, lorsqu’ils sont en internat, ils quittent leurs amis : « Au collège oui j’me sentais plus tranquille parce que j’avais plus d’amis, mais maintenant ils répondent plus parce que je suis en ITEP. Une fois qu’t’es en ITEP, t’as plus de nouvelles » (Entretien jeunes). À l’ITEP, accepter de se lier d’amitié revient à accepter que l’on appartient au groupe, et donc à cette identité « d’handicapé ». Cette spirale entraîne l’entourage, qui développe un sentiment de honte[9] et met en place des stratégies d’évitement du stigmate[10] : « On est obligé de cacher qu’il est en ITEP, dans l’entourage on évite au maximum d’en parler, il veut pas, c’est très rare que j’en parle » (Entretien parents).

Cet isolement est lié à la « pathologisation » (Gori et Volgo, 2014) des comportements des accueillis que l’on perçoit dans le vocabulaire des personnels encadrant, renforçant ainsi la perception d’un stigmate irréversible. En utilisant quasi exclusivement des terminologies médicales pour décrire la situation des jeunes, les professionnels leur renvoient un statut de malade[11], parfois conforté par un traitement médical de la violence : « Quand l’infirmière arrive, c’est piqûre et dodo pendant 2 jours » (Entretien jeunes). Si cet usage de médicamentation est souvent considéré comme dernier recours, il n’en témoigne pas moins d’une compréhension des troubles de comportement se rapprochant « d’un modèle [anglo-saxon fondé sur] (…) des pratiques thérapeutiques reposant sur l’usage des psychotropes et une vision normative des psychothérapies » (Lafortune, 2007, p. 71). La violence perçue comme une pathologie, ni les professionnels, ni les parents, ni même les accueillis eux-mêmes, ne pensent pouvoir agir sur ces situations[12].

Le retournement du stigmate

Pour supporter le stigmate, beaucoup se le réapproprient : ils ne sont plus « oufs » au sens de la MDPH, ils sont des « oufs » dans le sens où ils « n’ont peur de rien » pour reprendre les propos de certains jeunes interviewés. En cela, ils abandonnent la situation de stigmatisé discréditable, pour celle de discrédité : ils assument l’identité de « trouble du comportement ». La violence devient alors un moyen de passer pour ce que l’on est déjà aux yeux de tous : le retournement du stigmate, l’acceptation de la catégorie et de ses attributs que sont la violence et la virilité conduisent ainsi certains à exagérer leurs comportements agressifs[13]. La réaction face à l’exclusion passe par la nécessité de se différentier au sein des ITEPs, à trouver plus bas que soi, afin de se rassurer sur sa propre position en faisant « montre d’une tendance à hiérarchiser les siens » (Goffman, 1975, p. 128). La discrimination se fait ainsi sur la différence entre institutions : « Un ITEP, c’est mieux que l’IME [Institut Médico-Éducatif]. À l’ITEP, y a plein de casse-couilles [mais ici] y a deux “cassos” qui devraient aller en IME » (Entretien jeunes).

En plus des parcours d’exclusion, violemment vécus par les familles et par les accueillis, ces derniers évoquent la question de leur potentiel et de leur avenir. L’orientation en ITEP est souvent assimilée à une sentence d’infériorité, ils ont du mal à percevoir l’apport de cette institution, et sont pessimistes quant à leurs chances d’évoluer positivement :

Tu vas faire quoi ici ? C’est pourri, on nous traite comme des débiles, comme si on connaissait rien, on veut pas d’nous d’toutes façons, déjà au collège c’est dur, et avec un CAP ou même un bac pro… bon alors en ITEP t’as aucune chance après.

Entretien jeunes

Cela est souvent mis en parallèle avec le sentiment de ne pas pouvoir sortir de l’ITEP qui regroupe les différents cycles classiques de la scolarité. Leur orientation apparaît alors comme une privation de liberté dont la durée est infinie, qui les mène à abandonner toute perspective autre que l’expression des qualités qu’on leur prête, violence et agressivité :

J’avais trop peur au début, tu comprends vite que t’en as pour un moment, ici tu fais des efforts, mais c’est trop long au bout d’un moment tu baisses les bras, tu te décourages vite, c’est comme la prison, quand ils te gardent c’est pas un an, les jeunes ici ils restent au moins 5 ans, y’en a un il est là depuis 10 ans, ça te rend fou !

Entretien jeunes

L’incertitude et l’impuissance des adultes

Si le discours des jeunes et leurs parents démontre ainsi que l’impuissance ressentie face au stigmate de l’orientation en ITEP amène les accueillis à se montrer d’autant plus violents, un autre type d’impuissance ressort dans le discours des professionnels.

Le mythe de l’autorité naturelle

La plupart des situations violentes que décrivent les professionnels se rapportent à la difficulté qu’ils ressentent à faire respecter leur autorité. Face à cela se dégage une fascination pour ce qu’ils nomment « l’autorité naturelle ». Celle-ci suscite le respect des professionnels au point qu’en être dépourvu revient à être considéré comme un mauvais élément. Cette notion d’autorité naturelle renvoie au concept de légitimité charismatique (Weber, 1922). Bien souvent d’une définition floue, elle repose sur des caractéristiques personnelles telles qu’une forte personnalité, une capacité à impressionner :

Pendant 20, 30 ans si vous voulez ça a fonctionné… ça fonctionnait, c’était droit… oui, on nous écoutait, mais j’parle des enfants, parce que la directrice passait avant voir les enfants et elle leur disait qu’il fallait nous respecter, elle passait avant et ça c’est vrai. Si y a pas de dragon, là au collège, y a pas de dragon, comment vous dire, quelqu’un qui a du caractère, mais qui... qui prend l’enfant, quelqu’un qui a une autorité naturelle.

Entretien professionnels

Son déficit est présenté comme l’une des causes de violence. Or, étant considérée comme une caractéristique innée, quasi instinctive, « l’autorité naturelle » semble difficile à acquérir. Les actes d’autorité ne s’y réfèrent pas à un règlement fruit d’une autorité rationnelle légale (Weber, 1922), mais à la personnalité de celui qui en est l’auteur. De fait, cette subjectivité constitue une zone d’incertitude pour l’ensemble des acteurs qui se retrouvent dans une situation où les actes des professionnels ont plus de chances d’être ressentis comme une agression par les accueillis. Ainsi, face à des jeunes perçus comme pathologiquement violents, le discours des professionnels lie cette incapacité à faire respecter leur autorité à une forme d’incompétence. Seule l’autorité naturelle leur paraît à même de surmonter cette violence, quitte à la simuler par des artifices : la « grosse voix » ou la menace. Il s’agit donc bien d’un construit, alors même qu’elle est utilisée au sein des équipes professionnelles comme un critère de discrimination.

Évolution réglementaire et mise à mal de l’autorité légale rationnelle

Suivant l’évolution des règlements, les ITEPs ont progressivement effacé un certain nombre de pratiques telles que les châtiments corporels ou les punitions. Ces méthodes éducatives autrefois « normales » sont devenues « violentes » et « déviantes », stigmatisant les professionnels ayant pour habitude de les utiliser.

Un enseignant avait pour habitude de donner des claques aux élèves. Un jour, la nouvelle direction impose un nouveau règlement — ou plutôt ouvre les yeux sur la pratique et fait appliquer la loi et le règlement en vigueur. Très vite, le chef de service s’est rendu compte que l’enseignant était victime de violence de la part des élèves.

Entretien professionnels

Ainsi, dans certains lieux, ils ne savent pas clairement quels sont les moyens qu’ils ont le droit d’appliquer. Il apparaît dans les entretiens que le recours aux sanctions « officiellement interdites et officieusement autorisées » est le plus souvent de la responsabilité du professionnel lui-même, qui risque alors de se mettre dans une situation où ce choix peut lui être reproché. Le flou de cette situation renforce le sentiment d’un choix arbitraire du point de vue des accueillis. L’absence d’une sanction légitimée par l’institution met alors les professionnels, et donc les jeunes, dans une situation d’insécurité. Cet effacement progressif des sanctions « à l’ancienne », a vu l’émergence dans les différents établissements de périodes « de crise ». Elles sont clairement identifiées par les professionnels et perçues comme ayant entraîné d’importants bouleversements organisationnels. Dans le même temps, les évolutions de réglementations qui poussent les professionnels à mettre en avant l’autorité naturelle les mettent devant un véritable dilemme : soit apparaître comme un mauvais professionnel, soit adopter des pratiques qui dorénavant relèvent de la maltraitance :

Un gamin, je lui avais balancé une bouteille de flotte sur la tronche parce qu’il nous emmerdait, quoi, il était en pleine crise, j’ai fait ça, j’me suis fait reprendre de volée, attention, parce que si vous faites ça c’est de la maltraitance, on peut le considérer comme de la maltraitance, faut être là,... pour le voir… y avait. (…) mm et par exemple, voilà, le verre d’eau, qu’est-ce qu’on fait si on peut plus faire le verre d’eau ? Bah on laisse le gamin faire, et puis voilà. Ben c’est ça de toute façon comme il faut plus les toucher les enfants, faut plus rien leur dire... c’est comme ça...

Entretien professionnels

L’autorité rationnelle postule que c’est la hiérarchie des positions organisationnelles qui donne la légitimité à l’autorité d’un acteur sur un autre et qui fonde alors la relation de pouvoir asymétrique (Crozier et Friedberg, 1992). Or cette relation n’existe que si l’organisation fait sens pour les uns et pour les autres et qu’un règlement est connu et accepté par tous. Lorsque celui-ci est flou quant aux exercices du pouvoir que sont les sanctions, le sentiment de violence semble apparaître plus fortement.

Défaut de pouvoir des professionnels au sein de l’organisation

Les entretiens avec des professionnels aux différents échelons de l’organisation nous donnent à voir un pouvoir inégalement réparti entre les groupes, et une capacité à sanctionner (positivement et négativement) différenciée selon les fonctions. La définition des potentiels de sanction de chacun paraît ici déterminante : qu’il s’agisse d’interdire ou d’autoriser, il est toujours question des deux aspects du pouvoir : « la capacité de procurer à certains des avantages, (…) à d’autres des désavantages » (Reemtsma, 2011, p.30)[14]. Or, pouvoir de sanction comme de gratification sont fort inégalement répartis entre les professionnels. De plus, dans de nombreux cas cette répartition est loin d’être explicite :

Ca : ben nous on n’a pas de sanctions, c’est les cadres qui mettent les sanctions, après qu’est-ce qu’ils mettent ?

M : nous on a les retenues nous,

Ca : oui

M : nous, on les colle

Ca : moi, je laisse gérer, [je laisse] le collège faire.

Entretien professionnels

Outre que certains personnels travaillent au sein de la structure sans être sous la direction du chef d’établissement, comme c’est le cas des enseignants, qui dépendent de l’Éducation Nationale, d’autres certains sont simplement dépourvus d’autorité légale. Ainsi les chauffeurs de taxi, le transport des jeunes étant parfois assuré par un organisme prestataire, ne font partie ni de l’équipe éducative, ni de l’ITEP. Au-delà du fait qu’ils ne sont pas formés à l’accompagnement de jeunes, ils ne peuvent pas sanctionner, ou en tout cas, ne s’y sentent pas autorisés en l’absence de réglementations claires. Dès lors, ils sont désarmés face aux situations de violences que les transports génèrent. Lorsqu’ils prennent l’initiative d’user de sanctions, en s’arrêtant par exemple, jusqu’à ce que les enfants « se calment » ou « obéissent », les autres professionnels peuvent leur reprocher leur retard. Les plaintes qu’ils peuvent faire à leur hiérarchie ne sont pas nécessairement transmises à la direction de l’ITEP, dans le but de préserver le marché obtenu par leur société.

Dans certains établissements, le sentiment d’impuissance est lié à l’isolement des professionnels. Le fait de ne pas pouvoir passer le relais, la crainte d’être perçu comme un mauvais professionnel, de ne pas être entendu par sa direction, génèrent un sentiment d’isolement où la « violence des jeunes » est mêlée à une souffrance au travail issue de cette incertitude quant à la marche à suivre d’adultes qui ne savent ni ce qu’ils doivent faire, ni s’ils seront soutenus ensuite.

Y’a quand même des grands moments de solitude, face à certaines situations, on ne sait plus trop si on doit appeler ou pas, des fois c’est clair on a besoin d’une aide, mais d’autres fois on hésite parce qu’on ne sait pas jusqu’où ça peut aller.

Entretien professionnels

Enfin, l’individualisation couplée à la mise en avant de l’autorité charismatique provoque une situation de lutte de pouvoir qui conduit à la mise en place d’une hiérarchie informelle qui se base sur des critères comme l’ancienneté, l’âge, le genre ou encore le fait d’être affilié à une organisation syndicale. Ceux qui sont alors les « dominés » connaissent des conditions de travail moins favorables. Plus isolés ils subissent plus durement les phénomènes de violence. Parfois, c’est l’incompréhension, la solitude ou le mépris entre collègues qui deviennent la principale source de violence. Le fait de se retrouver seul à devoir gérer une situation, de ne pas pouvoir appeler un collègue, est présenté comme un évènement marquant :

B : Moi, je dirais la violence, pour en revenir à la violence, je dois souffrir probablement plus de cette violence d’ignorance, enfin bon, de cette mauvaise foi entre guillemets, plutôt que de la violence des jeunes, bientôt, dans certains cas, y’a des fois, où ça m’énerve le plus, on a sa parade, chacun la sienne, après tout.

Ce : non, mais c’est vrai, je suis d’accord avec toi que la violence entre adultes fait plus…

B : c’est plus mielleux, c’est plus ingrat, c’est plus calculé.

Entretien professionnels

D’autre part, justifier les situations de souffrance du fait de la violence des accueillis permet aux professionnels de se sentir unis ou semblables, atténuant leur différence de pouvoir au sein de l’organisation. Au travers des entretiens, nous pouvons même observer une tendance des professionnels à se valoriser par une sorte de « capital guerrier » (Sauvadet, 2006) conféré par le fait d’encadrer des jeunes à la réputation de « durs » dans des conditions difficiles, quand bien même ils les dénoncent par ailleurs[15].

Conclusion

Si les professionnels, les accueillis et leurs parents n’ont pas les mêmes mots pour parler de la violence, un point commun émerge. Derrière les formes de violence plus visibles telles que les bagarres apparaît l’impuissance : face à l’orientation en ITEP pour les parents, face à l’exclusion et la stigmatisation pour les jeunes accueillis, face à la sanction pour les professionnels. C’est bien ce phénomène qui apparaît le plus fortement dans les discours que nous avons récoltés chez les acteurs des ITEPs, qui constitue le point de convergence entre le processus de stigmatisation vécu par les accueillis et leurs familles, et le défaut de pouvoir exprimé par les professionnels. Finalement, c’est dans ce sentiment partagé d’impuissance que se rejoignent les ressentis quant aux phénomènes de violence. En un sens, bien plus que la violence physique et verbale, nos interlocuteurs s’accordent sur le primat de la violence symbolique dans l’expression de leur souffrance.

L’objectif de notre étude était bien de déconstruire la boîte noire de la violence ressentie par ces acteurs, et il nous semble que la variété des sentiments d’impuissance constitue bien un premier résultat fondamental qui permet de mieux envisager d’éventuelles pistes visant à réduire la violence symbolique générée par ces institutions. En premier lieu, l’essentialisation médicale liée au concept de troubles de comportement, et surtout l’affiliation de ces institutions à la prise en charge du handicap semble fournir un premier chantier potentiel. Par ailleurs, la coconstruction d’un appareil réglementaire avec l’ensemble des personnels pourrait permettre d’envisager une meilleure répartition des pouvoirs de sanction et un passage de l’autorité charismatique à l’autorité légale. À ce sujet, les travaux menés en sociologie sur la théorie des pratiques sociales (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013) dont la spécificité est d’analyser les comportements à travers la sédimentation des pratiques quotidiennes, ici professionnelles, sont une piste féconde.