Article body

Dans Du pouvoir sur nos actes, Jean-Luc Prades reprend l’exercice de « penser à partir d’interventions » mises en place par son équipe et ses collaborateurs[1] pour « faire évoluer le dispositif sociopsychanalytique ». Le livre présente sous forme descriptive et réflexive sept interventions menées depuis plus de 15 ans dans différents milieux du travail social, principalement en France. Il est question de l’évolution du contexte et du cadre de la pratique (partie 1), d’une discussion sur les effets sur les usagers et sur l’institution (partie 2) et enfin, une ouverture pour débattre de concepts fondamentaux en lien avec les courants voisins (partie 3). Si Gérard Mendel (1930-2004) a fourni les bases théoriques et méthodologiques de la sociopsychanalyse (SP), force est de constater, nous dit Prades, « qu’il n’est plus toujours possible de mettre en place le [Dispositif institutionnel] dans sa forme classique parce que le contexte ne s’y prête pas » (2017, p. 214). D’où l’intérêt de documenter le développement de cette approche d’intervention visant à considérer les effets psychologiques des conditions sociopolitiques d’existence dans la mise en place d’un dispositif d’appropriation des actes sociaux en contexte organisationnel. Dans cette perspective, le dispositif contribue à l’élaboration d’une psychologie sociale spécifique, s’articulant aux apports de la psychanalyse, mais sans interprétations psychologiques.

Le résumé des concepts étant bref dans le livre (chapitre 1), les lectrices et lecteurs non initié.e.s à cette approche auraient intérêt à consulter le livre de Rueff-Escoubès (2008) ou de Prades (2011) pour une introduction à la sociopsychanalyse. Mais pour les besoins de cette recension d’écrit, les extraits suivants peuvent en constituer une amorce :

À vocation éducative, le dispositif institutionnel de l’intervention sociopsychanalytique tend à faciliter l’apprentissage, la liberté de parole et le « vouloir de création » (soit la capacité humaine à l’invention, à la création, dans le cours même de l’acte). Il permet ainsi d’initier un processus de socialisation démocratique favorisant un mouvement d’appropriation de l’acte[2] par lequel les individus accroîtront le pouvoir qu’ils possèdent sur leurs actes de travail quotidien. Contrairement à plusieurs modèles d’intervention psychosociologique classique, ce dispositif n’a pas été conçu dans le but de proposer des solutions toutes faites pour résoudre des problèmes ou des conflits précis ; il prétend plutôt les prévenir ou encore contribuer à leur dissolution par la consolidation d’un mécanisme démocratique de participation

Ruelland, 2009, p. 253

[De façon concrète], le Dispositif institutionnel (DI) [se constitue en] groupes homogènes (de métiers) « découpés » dans l’organigramme [de l’institution] qui vont se réunir pour se concerter (concertation intra groupe) et communiquer (communication intergroupe) autour de l’acte de travail

Prades, 2017, p. 115

Adapter le cadre des interventions pour rÉpondre À des besoins

Si le contexte ne s’y prête pas toujours pour implanter un Dispositif institutionnel (DI), dans plusieurs cas, c’est à partir d’une demande d’étude de cas entre intervenant.e.s, que Prades et son équipe ont d’abord proposé un « groupe Balint[3] » qui a ouvert la porte à une intervention sociopsychanalytique. Le succès du groupe a mené d’autres membres de l’institution à vouloir créer des groupes entre eux. Il ne restait qu’à proposer l’intégration des usagers et usagères, et de mettre en place la communication intergroupe de la SP.

Pour les intervenant.e.s qui s’y prêtent, il s’agit d’une sorte de continuité. Dans les groupes Balint comme en SP, l’identité professionnelle y est travaillée en socialisation non identificatoire, c’est-à-dire entre pairs de même niveau hiérarchique. Pour Prades, cette identité professionnelle est mise à mal notamment en raison de recours à des sciences positivistes et à des procédures technocratiques (rapports d’autorité) qui, faute de faire sens, obligent l’intervenant.e à mobiliser ses ressources personnelles pour répondre à l’unicité et à la complexité des situations rencontrées. Elle ou il peut aussi se retrouver dans des situations de proximité de vécu et parfois de précarité qui le laisse seul.e à répondre aux demandes, sans appui institutionnel. Ces arguments militent en faveur de constitutions de groupes homogènes de métier pour discuter entre pairs de ces risques et bénéficier d’une protection par le collectif. Cependant, pour éviter d’être en « apesanteur institutionnelle », comme le dit Prades, il est pertinent de relier ces discussions par un dispositif démocratique à l’intérieur de l’institution. En somme, ces moments d’élaboration et de discussion collectives entre pairs sur l’acte de travail permettent une distance face à certaines injonctions, la mise en rapport avec le reste des actes réalisés par les autres acteurs et actrices de l’institution et de faire bouger certaines dynamiques de l’institution induites notamment par la division du travail.

Effet de la participation des usagers, sur eux et sur l’institution

Si plusieurs modèles d’intervention visent à diminuer la souffrance des destinataires de l’intervention, la sociopsychanalyse s’en distingue avec son objectif principal « d’une modification particulière et exclusive du sujet vers sa capacité à avoir davantage de pouvoir sur ses actes » en « [développant] sa psychosocialité » ou personnalité psychosociale[4] (Prades, 2017, p. 71), par opposition à la personnalité psychofamiliale qui maintient le sujet dans un rapport d’autorité pouvant inhiber ou stopper le mouvement d’appropriation de l’acte. Selon les tenants de cette approche, le développement de la psychosocialité aura pour effet de majorer « sa motivation, sa responsabilité et sa créativité » (Prades, 2017, p. 71). Cette différence de posture devant la souffrance est d’ailleurs illustrée par des exemples d’application de la méthode au sein de champs variés de pratiques. Prades présente des effets observés chez les usagers et les institutions en prenant appui sur sept interventions dans : une résidence de retraité.e.s, une résidence de personnes polyhandicapées, un centre d’hébergement pour adolescent.e.s, une résidence fondée et gérée par des personnes handicapées, un hôpital public, un regroupement de foyers pour personnes handicapées et une intervention auprès des jeunes de la rue (menée au Québec par Parazelli et al., 2007).

Nous retiendrons deux cas. Dans la résidence de personnes âgées, Prades rend compte d’un processus lent passant par la crainte de s’exprimer, à une argumentation de groupe et à une confiance en l’expression collective. Si l’acceptation de demandes formulées à la direction de l’établissement a procuré de la satisfaction, le refus de certaines d’entre elles amenait quand même une diminution de la souffrance de les avoir exprimées et validées collectivement. En plus de mettre les résident.e.s en position d’acteurs et non d’assistés par le biais de l’organisation même du cadre d’intervention, les discussions au sein des autres groupes de l’institution se sont recentrées sur le bien-être des personnes plutôt que sur les tâches à accomplir : une forme de reconnaissance sociale. L’auteur nous montre aussi comment ces modifications chez les sujets se répercutent aussi dans l’institution.

Quant au centre pour adolescent.e.s, la qualité de l’argumentation développée par les groupes impliqués a surpris plusieurs intervenant.e.s et touchait à différents sujets comme le flirt, les sorties, les loisirs. Par contre, lorsque les demandes ont été refusées, celles-ci ont agi comme analyseurs[5] en faisant ressortir les dynamiques et contradictions internes de l’institution. Ces refus, faiblement argumentés de la part des autorités, ont suscité l’indignation et l’incompréhension. Ainsi, le Dispositif institutionnel ne vise pas avant tout à régler les problèmes (même si l’intervention peut en favoriser les conditions), et ne diminue pas de facto les souffrances. Il facilite plutôt une prise de position des acteurs collectifs mis en lumière par l’organisation du cadre et de ses règles, tout en mettant en veilleuse certaines forces autoritaires, et ce, afin de faire surgir des demandes pouvant éventuellement faire bouger la dynamique interne de l’institution au-delà des objectifs de changement individuels visés.

Enfin, parmi d’autres éléments intéressants du livre, notons les chapitres 7 et 8 qui détonnent du reste de l'ouvrage en précisant le concept de psychologisation du social et en situant la sociopsychanalyse dans les courants de recherche de nouveaux dispositifs de démocratie participative. Quant au chapitre 9, il nous offre une analyse réflexive sur les interventions qui n’ont pas abouti, constituant aussi des sources d’apprentissage. Puis, en dernier lieu, Prades émet une critique fort intéressante du recul du recours aux sciences humaines dans la formation en travail social, plus centrée sur les compétences, qui empêche l’analyse comparative entre différentes théories et clôt, en quelque sorte, le débat avec un consensus mou autour des compétences (chapitre 3).

Prades a raison de souligner qu’il y a encore du travail à faire pour créer des dispositifs démocratiques atténuant à la fois les effets de fragmentation de l’organisation actuelle du travail (la nouvelle gestion publique) et des rapports d’autorité qui infantilisent les travailleurs et les travailleuses, de même que les usagères et usagers. Il s’inscrit ainsi dans des réflexions qui demeurent fondamentales sur la démocratie et la liberté politique. Comme nous le rappelle Barreyre et al. (1995, p. 118, cités dans Parazelli, 2004, p. 10) :

[Si] la démocratie vise à reconnaître le pouvoir de tous les individus, de façon égalitaire. La plus grande difficulté de la mise en application du principe d’égalité résiderait dans […] l’exercice de ce pouvoir qui consiste à faire participer égalitairement tous les citoyens [et citoyennes].

Dans l’ensemble, il s’agit d’un livre comprenant des résumés de concepts théoriques et d’une réflexion sur des interventions, le tout habilement vulgarisé. Étant donné qu’il s’agit d’un recueil de neuf articles publiés (mais remaniés) dans différentes revues, la ligne directrice de l’ouvrage a été plus difficile à suivre, nous offrant quelques analyses trop brèves sur certains sujets. De toute évidence, ce livre sera d’intérêt pour les personnes intéressées à la fois par l’intervention en contexte organisationnel, le renouvellement des dispositifs de participation démocratique (incluant les premiers concernés), les questions fondamentales sur la démocratie et le pouvoir et enfin, l’actualisation de la pratique sociopsychanalytique.