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Introduction

Cet article vise à faire connaître le programme Numape, une initiative sociojudiciaire spécialisée en violence domestique[1] unique au Brésil. Pour ce faire, il présente l’organisme Numape-Toledo, situé dans la province du Paraná, et examine ce qui caractérise l’originalité des services qui y sont offerts. Alors qu’au Québec, un Comité d’experts pour l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale a notamment recommandé, en décembre 2020, le développement de projets d’intervention plus intégrés et issus de la communauté (Corte et Desrosiers, 2020), une meilleure connaissance des dispositifs interdisciplinaires existants ailleurs, tels que Numape-Toledo, peut servir d’inspiration.

S’il est aujourd’hui possible de parler des femmes en tant que sujets de droit, c’est en raison des luttes féministes menées à l’échelle planétaire pour contrer les structures inégalitaires de domination. Depuis les années 1960, ces revendications se sont traduites, entre autres, par la reconnaissance des violences faites aux femmes comme un important problème social international. Dans cette mouvance, l’Organisation des Nations Unies (ONU) a adopté la Déclaration sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (1967) et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979). Par ailleurs, l’Organisation des États américains (OEA, s.d.) a adopté la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme (mieux connue sous le nom de « Convention de Belém do Pará »).

Au Brésil, c’est à partir des années 1980 que les mouvements féministes ont commencé à lutter pour l’accès des femmes violentées à la justice et à l’égalité de droit. La violence basée sur le genre y est comprise comme une expression du patriarcat, c’est-à-dire de la domination masculine (Debert et Gregori, 2008). Le Brésil, avec un taux de 4,8 homicides de femmes par 100 000 habitants (Waiselfisz, 2015), occupe le cinquième rang mondial en termes de femmes tuées en contexte conjugal. En 2017, 4936 femmes ont été tuées au Brésil (IPEA et FBSP, 2019), ce qui représente 13 homicides de femmes par jour. Près d’une femme brésilienne sur trois (27,4 %) âgée de 16 ans et plus ‒ ce qui équivaut à environ 16 millions de femmes ‒ a subi une forme ou l’autre de violence au cours de l’année 2018 (FBSP et Datafolha, 2019). Pourtant, seulement 10 % de ces femmes ont porté plainte à la police, et ce, uniquement après le plus grave épisode subi, alors que 52 % des femmes ont dit n’avoir rien fait à la suite de l’agression (FBSP et Datafolha, 2019). Le fait que les agressions contre les femmes soient sous-déclarées ‒ phénomène aussi documenté au Canada (Agence de santé publique du Canada, 2015) ‒ laisse entendre que la violence subie n’est pas toujours comprise comme une violation des droits pour laquelle l’agresseur devrait être tenu responsable.

Par ailleurs, le contexte particulier des femmes qui demandent de l’aide aux services policiers peut entretenir la croyance que le système de justice n’est disposé à recevoir que les cas très graves pour lesquels le geste commis est criminalisable, sans régler le problème plus profond de l’inégalité de genre (Galvanie et Graupe, 2021 ; Saffioti, 2001 ; 2009). Cela dit, les efforts féministes ont permis plusieurs avancées au Brésil, notamment la création, en 1985, des Commissariats de police pour femmes « Delegacias Especiais de Atendimento às Mulheres », ou « DEAMs »)[2], l’augmentation de la représentation des femmes au Parlement et l’adoption de la loi Maria da Penha.

Parmi les services développés pour les femmes victimes de violence, on retrouve particulièrement les organismes interdisciplinaires et socioéducatifs Numape, dont il sera question dans cet article, et dont l’émergence découle des efforts de Maria da Penha, une femme leader des mouvements féministes. Nous expliquerons d’abord le contexte historique et politique dans lequel les organismes Numape se sont développés au Brésil. Puis, nous décrirons les services socioéducatifs et d’accompagnement sociojuridique du Numape-Toledo. Finalement, la dernière section proposera une discussion critique visant à alimenter la réflexion sur les bénéfices et les enjeux des services proposés par l’organisme.

La violence domestique envers les femmes au BrÉsil : historique de la reconnaissance du problÈme

Les premiers services offerts aux femmes victimes de violence domestique au Brésil étaient principalement le fait d’un travail bénévole basé sur la solidarité entre femmes et organisé par les mouvements féministes dans les années 1980. Fondé en 1985, le premier Commissariat de police pour femmes a été considéré comme une percée dans la lutte contre la violence faite aux femmes, bien que les services offerts se soient limités aux interventions judiciaires (prises de la plainte, enquête, etc.). Une autre innovation de l’époque fut la création de la Maison Eliane de Grammont (« Casa Eliane de Grammont »), le premier organisme d’État visant à offrir de l’aide psychosociale aux femmes victimes de violence, qui a vu le jour à São Paulo dans les années 1990. Toutefois, jusque dans les années 1990, le traitement de la violence faite aux femmes par l’État est resté partiel, puisque les réponses sociales se limitaient essentiellement aux services policiers sans inclure le soutien psychosocial aux femmes victimes.

Dans le contexte des luttes pour la reconnaissance des droits des femmes, Maria da Penha Maia Fernandes – mieux connue sous le nom de Maria da Penha ‒ a joué un rôle fondamental pour rendre visibles les enjeux concernant la violence domestique au Brésil. Cette femme, victime de deux tentatives d’homicide l’ayant rendue paraplégique, de la part de son conjoint en 1983, a publié en 1994 Sobrevivi… posso contar (J’ai survécu... je peux raconter [mon histoire]). Ce dernier a permis de faire connaître la situation de Maria da Pehna à l’extérieur du Brésil, ce qui a mis en lumière l’impunité de la violence domestique subie et la violence institutionnelle dont elle a été victime, le Tribunal ayant reporté le jugement de son agresseur huit ans après les faits.

Cette visibilité internationale de la violence envers les femmes au Brésil a ultérieurement mené à des changements politiques concrets (Instituto Maria da Penha, 2018). Certains mouvements de défense des droits humains au Brésil et en Amérique latine ont alors décidé de faire front commun pour dénoncer la tolérance du gouvernement brésilien envers la violence faite aux femmes et sa négligence dans le cas spécifique de Maria da Penha. Après l’analyse et l’évaluation du processus par le Tribunal international de l’Organisation des États américains, où la cause de Maria da Penha a été entendue, le Brésil a été contraint de développer des mesures de prévention de la violence envers les femmes. Par la suite, un regroupement d’organisations féministes non gouvernementales a élaboré le projet de loi n  4.559/2004 qui, pendant deux ans, a été débattu au Congrès national. Puis, en 2006, le projet de loi no 11.340/2006 ‒ mieux connu sous le nom de la loi Maria da Penha ‒ a été voté (Instituto Maria da Penha, 2018). Cette loi est devenue la référence pour la formulation d’autres lois liées aux droits des femmes[3]. Cette reconnaissance légale des inégalités de genre et le positionnement des femmes comme sujets de droit ont été essentiels pour les mouvements féministes et ont permis la mise en place de services tels que les organismes Numape.

L’adoption de la loi Maria da Penha marque un tournant dans l’engagement institutionnel des universités face à la violence domestique envers les femmes. Le gouvernement fédéral et quelques provinces du Brésil ont alors commencé à offrir des subventions pour stimuler le développement de projets de recherche et d’actions informatives, éducatives et de mobilisation communautaire pour répondre au problème de la violence faite aux femmes. Cela s’est fait dans le cadre des « extensions universitaires », soit des initiatives de participation des universités dans les services à la communauté permettant l’actualisation du Plan national de politiques pour les femmes (Secrétariat des politiques pour femmes[4], 2004).

C’est dans ce contexte que le gouvernement de l’État du Paraná a subventionné, entre 2009 et 2016, quelques-uns de ces projets d’extensions universitaires. En 2013, une subvention pour développer un projet d’assistance juridique pour les femmes victimes de violence domestique a ainsi été obtenue. Cette expérience a servi de modèle et d’inspiration pour la création du programme des Numape dans tout l’État du Paraná. Le développement de ces organismes s’est aussi consolidé en raison des données recueillies entre 2006 à 2014 au sujet de la problématique de la violence faite aux femmes au Brésil, alors que les statistiques ont permis de constater l’incidence plus élevée de ces violences dans l’État du Paraná, lorsque comparée au taux national (Senado Federal, 2016).

L’organisme Numape-Toledo

L’organisme Núcleo Maria da Penha (ou « Numape ») a été créé en 2017. Le gouvernement du Paraná avait alors décidé d’inclure la question de la violence domestique faite aux femmes dans le budget du Programa Universidade Sem Fronteiras (« Programme Université sans frontière »). Ce programme vise à soutenir la réalisation d’activités universitaires d’engagement social et communautaire dans toutes les régions administratives de l’État. L’initiative a permis de financer dix unités du Numape, unités qui incluent obligatoirement un coordonnateur professeur d’université, des professionnels récemment diplômés ainsi que des étudiants universitaires de premier cycle en droit, en psychologie ou en travail social. Le principe fondamental du programme est que chaque organisme Numape, dans sa région respective, puisse à la fois offrir des services aux femmes victimes et être un laboratoire d’apprentissage pratique pour les étudiants universitaires. Puisque chaque unité possède la liberté d’organiser son équipe et ses services comme elle l’entend, selon son contexte, la suite du texte s’attardera plus spécifiquement au travail de l’unité Numape dans la municipalité de Toledo. Cette unité, connue sous le nom de Numape-Toledo, est rattachée à l’Université d’État de l’Ouest du Paraná (ou « Unioeste »).

Le Numape-Toledo a ouvert ses portes en mai 2018. L’équipe inclut une professeure de l’École de travail social de l’Unioeste coordonnant la ressource, une professeure de la Faculté de droit de l’Unioeste supervisant les étudiants, trois professionnels récemment diplômés provenant de disciplines différentes ‒ une avocate, un travailleur social et une spécialiste des sciences sociales ‒ ainsi que deux étudiantes universitaires de premier cycle. Le travail du Numape-Toledo se veut systématiquement interdisciplinaire[5] et socioéducatif[6] pour soutenir l’accueil et l’aide aux femmes. Spécifiquement, l’axe socioéducatif vise à renseigner les femmes sur leurs droits de citoyenneté et d’autonomisation. Il s’inspire de la méthode d’éducation populaire créée par Paulo Freire (1967, 1974, 2013) visant à conscientiser les classes sociales marginalisées eu égard aux oppressions qu’elles vivent et à développer une lecture critique leur permettant de s’en libérer. Cette méthode, liée aux orientations féministes de l’organisme, permet ainsi de confronter les normes et les modèles culturels genrés assimilés et diffusés dans la société, lesquels créent des obstacles à la reconnaissance des femmes comme sujets de droit (Pasinato et al., 2019). Au sein du Numape-Toledo, c’est la spécialiste en sciences sociales qui permet de consolider la dimension socioéducative des activités de l’équipe. L’axe interdisciplinaire est quant à lui explicité par une offre de services d’accueil et d’accompagnement conjoints de l’avocate et du travailleur social de l’organisme.

Pendant ses deux premières années de fonctionnement, de mars 2018 à mars 2020, le Numape-Toledo a déjà accueilli et accompagné 110 femmes victimes de violence domestique. Cette période a aussi été l’occasion pour l’équipe d’améliorer ses outils d’intervention et de systématiser les données sur la clientèle desservie. Le travailleur social et l’étudiante en travail social ont notamment créé une « carte intelligente » (« mapa inteligente ») de la ville de Toledo. Cette carte permet de localiser, d’une part, le lieu de résidence des femmes desservies et, d’autre part, les services disponibles dans la ville à proximité des femmes. La mise à jour continue de cette carte intelligente favorise l’accessibilité, pour les femmes, aux ressources d’aide disponibles. Elle permet aussi la surveillance spatiale des occurrences de violence domestique et une planification judicieusement localisée des activités socioéducatives de sensibilisation, de dépistage et de prévention qui peuvent être adaptées à l’âge, à la scolarisation et à la réalité socioculturelle des populations locales. Cette stratégie aide ainsi l’équipe du Numape-Toledo à améliorer l’articulation des services du réseau aux besoins des populations. Il importe toutefois de souligner que cette carte est accessible seulement aux membres de l’équipe et, en vue de préserver la confidentialité, seuls les numéros de dossiers y sont indiqués. Enfin, les fichiers qui lient les numéros de dossiers aux données nominatives des femmes desservies sont contenus dans des dossiers protégés que seuls les intervenants du Numape-Toledo peuvent consulter.

L’équipe du Numape-Toledo a également conçu une panoplie d’outils de conscientisation pour intervenir auprès des femmes victimes[7]. Ces outils peuvent être utilisés en intervention individuelle auprès d’elles, dans des ateliers de prévention, ou encore en prison avec des femmes détenues ou des hommes purgeant une peine en vertu de la loi Maria da Penha.

Les 110 femmes aidées à ce jour par l’organisme sont principalement blanches[8], âgées de 16 à 65 ans, peu scolarisées, elles ont peu accès à un travail formel et ont, par conséquent, un faible revenu. Elles sont en majorité célibataires et ont en moyenne deux enfants. En raison de leur vulnérabilité socioéconomique, plusieurs de ces femmes sont inscrites aux registres de divers programmes sociaux, dont des programmes de transfert de revenus. Concernant les formes de violence subies, la majorité a subi de la violence psychologique (76 %) et plusieurs de la violence physique (56 %), patrimoniale (c’est-à-dire économique) (25 %), morale[9] (24 %) ou sexuelle (8 %). Ces violences se sont produites à leur domicile et ont été perpétrées par un ex-conjoint (66 %) ou le conjoint actuel (environ 20 %). Il est à noter que le système judiciaire brésilien demeure limité dans sa capacité à reconnaître la violence psychologique et sa dangerosité, et ce, même si les recherches démontrent la prévalence et les conséquences dévastatrices de ce type de violence chez les femmes (Machado, 2013). Les juges criminalisent ainsi très peu la violence psychologique et accordent rarement une ordonnance de protection d’urgence aux femmes qui la subissent. Pourtant, Machado (2013) identifie des gestes criminalisables qui font partie de la violence psychologique, notamment la menace et la contrainte illégale.

Les femmes sont référées au Numape-Toledo principalement par les Centres de référence en matière d’aide sociale (« centros de referência de assistência social », ou « CRAS »), le Secrétariat des politiques pour femmes, le Commissariat de police des femmes et la Patrouille Maria da Penha[10]. À leur entrée dans l’organisme, la majorité des femmes (75 %) ont déjà déposé un « bulletin d’occurrence » (« Boletim de Ocorrência », ou « BO »), soit un formulaire de plainte pour violence subie remis à la Police. Certaines ont aussi obtenu du juge une ordonnance de protection d’urgence (« Medida Protetiva de Urgência », ou « MPU »). Ces deux démarches s’expliquent probablement par la mission de nature juridique des principaux organismes qui réfèrent les femmes. Cela dit, si la judiciarisation est l’une des solutions importantes à la violence faite aux femmes, selon notre expérience, elle s’avère insuffisante pour répondre aux besoins psychosociaux, d’aide sociale et d’assistance juridique permettant à ces femmes d’accéder à d’autres services et d’actualiser leurs droits prévus dans la loi Maria da Penha.

C’est justement pour répondre à ces autres besoins que l’avocate et le travailleur social du Numape-Toledo effectuent l’accueil interdisciplinaire et socioéducatif. Cet accueil permet d’aider les femmes à comprendre la violence subie et les vulnérabilités auxquelles elles sont confrontées, mais aussi à identifier leurs forces et leurs capacités d’autodétermination. Il s’avère particulièrement efficace pour soutenir la prise de décisions des femmes dans leur meilleur intérêt. En effet, plusieurs femmes décident, grâce à la sensibilisation et l’accompagnement offerts par l’équipe interdisciplinaire, de maintenir leur plainte ou d’en faire une afin d’obtenir des mesures de protection. Le travail interdisciplinaire est aussi important, dans la mesure où Debert et Gregori (2008) ont souligné le risque que comporterait une analyse de la violence réduite exclusivement à son caractère criminel ou aux enjeux spécifiquement légaux ou judiciaires. Une telle analyse peut créer une hiérarchisation et une distance non souhaitable entre les divers professionnels concernés, nuisant de ce fait à l’offre d’une aide intégrée aux femmes. Si l’article 7 de la loi Maria da Penha inclut plusieurs types de violence domestique dans la définition de ce qui constitue une violation des droits des femmes, tel que déjà souligné, certaines formes de violence restent encore peu considérées par les policiers et le système de justice, surtout lorsque la violence n’a pas laissé de séquelles physiques visibles sur le corps des femmes. Le travail du Numape-Toledo est donc important pour éviter que les femmes ne se découragent de déposer une plainte ou qu’elles ne règlent la question en privé avec leur conjoint, croyant que la violence qu’elles ont subie n’est pas suffisamment grave pour être dénoncée.

Entre 2015 et 2018, la loi Maria da Penha a subi des modifications de sorte que, lorsqu’une femme dépose un bulletin d’occurrence pour violence physique ou sexuelle, la responsabilité de la procédure judiciaire est transférée au ministère Public suivant le principe d’une « action publique inconditionnelle à la représentation de la victime[11] ». Cela a pour effet de responsabiliser davantage la personne qui commet l’acte violent puisque la victime n’a plus la prérogative de décider de la poursuite ou non de l’action pénale. Pour les autres formes de violence, cependant, les femmes conservent leur pouvoir décisionnel eu égard au maintien de la plainte ou à son abandon (Cunha, 2015). Cette particularité du processus judiciaire soulève des controverses, dans la mesure où certains acteurs estiment qu’elle enlève aux femmes leur droit de décider, alors que d’autres défendent l’idée que, dans un contexte de menace à l’intégrité de la personne, il vaut mieux que la prérogative de judiciarisation soit celle de la société, par l’intermédiaire des procureurs, et non celle d’une victime (Passinato, 2015).

Au début de l’année 2019, l’équipe du Numape-Toledo a conclu une entente de partenariat avec la Chambre criminelle et pénale du Tribunal de la ville de Toledo, secteur responsable des procédures relatives à la loi Maria da Penha. Sous ce partenariat, les juges qui siègent à la cour criminelle peuvent transmettre à l’équipe les informations concernant les femmes qui auront une audience préliminaire. Ainsi, l’avocate et le travailleur social de l’équipe peuvent offrir une assistance sociopénale[12] aux femmes. Depuis cette entente, des juges ont déjà référé plusieurs femmes ayant subi des violences domestiques au Numape-Toledo pour qu’elles puissent être accompagnées lors de leur première audience au tribunal. La pandémie a fait en sorte toutefois qu’il a été difficile d’offrir ces accompagnements et les dates d’audience dans les tribunaux ont été souvent déplacées ou offertes sur des plateformes virtuelles. Depuis septembre 2021, ces rencontres d’accompagnement pré-audience ont pu reprendre en présentiel. Diverses tentatives pour rejoindre les femmes et offrir des ateliers de prévention par le biais des réseaux sociaux ont été faites depuis le début de la pandémie de la COVID-19. Ces tentatives se heurtent à plusieurs barrières : accessibilité à du matériel technologique, présence de l’agresseur au domicile des femmes, difficulté de mettre en oeuvre concrètement l’interdisciplinarité en visioconférence, etc. Pour surmonter ces limites, quelques activités en présentiel ont pu être offertes depuis juin 2021 à un nombre très limité de personnes. Il n’en demeure pas moins que la pandémie augmente grandement les barrières à l’accessibilité des services du Numape-Toledo. Dans une perspective plus heureuse, le financement de l’organisme a été prolongé au début 2021, et ce, jusqu’en janvier 2023, renforçant ainsi la reconnaissance de ce service.

Discussion : bÉnÉfices et enjeux de l’intervention offerte À Numape

L’organisme Numape-Toledo, à l’instar des autres cellules Numape réparties sur l’ensemble du territoire brésilien, est un lieu où les femmes victimes de violence domestique peuvent recevoir des services d’aide interdisciplinaire sous un même toit. L’assistance qui leur est offerte est de nature juridique et psychosociale. Les organismes Numape peuvent ressembler à certains services d’autres pays, avec bien sûr des aspects qui leur restent spécifiques. La section qui suit permettra de discuter de certains bénéfices et enjeux rencontrés par le Numape-Toledo à l’aune des connaissances issues de l’étude des différents modèles de services sociojudiciaires offerts aux victimes de violence domestique. Trois thèmes seront plus spécifiquement abordés : l’accessibilité aux services, la nature de l’intervention réalisée et l’interdisciplinarité.

Le bénéfice le plus direct de l’organisme Numape-Toledo est d’augmenter l’accessibilité des services pour les victimes de violence domestique. De fait, tel que souligné dans le présent article, avant l’existence des Numape, la réponse de l’État face à la violence subie par les femmes était essentiellement policière. Par le biais de son engagement envers les organismes Numape, l’État contribue à la réduction de la discrimination systémique envers les femmes en rendant disponibles pour elles des leviers favorisant leur accès à la justice (Marotta, 2014).

Il faut toutefois constater que cette plus grande accessibilité ne fait pas nécessairement en sorte que les femmes desservies s’engagent dans les démarches juridiques pour dénoncer leur agresseur et faire valoir leurs droits. À l’instar de nombreuses autres, plusieurs des femmes soutenues par l’organisme sont ambivalentes quant au système de justice et hésitent à faire usage de cette option pour faire cesser la violence qu’elles vivent, notamment parce qu’elles ont une connexion émotionnelle forte avec l’agresseur (Dufour, 2012 ; Giberti, 2013 ; Marotta, 2014 ; Meyer, 2011; Simmons et al., 2015). Notons d’ailleurs que ce ne sont pas toutes les femmes qui souhaitent entamer des recours judiciaires contre leur conjoint. Au Québec, où les directives gouvernementales favorisent les mises en accusation et les poursuites, de nombreuses femmes souhaitent l’arrêt des procédures (Dufour, 2012). Dans le cas du Brésil, Sardenberg et al. (2010) rapportent que les femmes victimes de violence domestique veulent souvent utiliser les ressources judiciaires comme un levier pour faire cesser les violences en rappelant leur conjoint à l’ordre. Les observations de l’équipe Numape-Toledo corroborent celles de ces auteurs.

Étant donné cette ambivalence des femmes à utiliser les ressources judiciaires pour se protéger et faire valoir leurs droits, l’équipe du Numape-Toledo considère que les mécanismes de protection juridique ne sont pas suffisants pour assurer la sécurité des femmes victimes de violence domestique. De fait, la compréhension de cette ambivalence a conduit l’équipe Numape-Toledo à adopter une stratégie d’intervention directe auprès des femmes favorisant la conscientisation et la défense de droits. Un travail éducatif avec les femmes en situation de violence domestique est donc effectué, ce qui augmente la prise de conscience de leurs droits ainsi que les connaissances au sujet de la violence basée sur le genre. Ce travail favorise une analyse plus complexe des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes (Saffioti, 2001).

Comme de nombreuses femmes victimes de violence domestique (Bistra, 2013 ; Frenette et al., 2018 ; Marotta, 2014 ; Metaferia, 2017 ; Poupart, 2012), les usagères rencontrées connaissent peu leurs droits lorsqu’elles arrivent au Numape-Toledo. Elles ne croient pas, par ailleurs, que ceux-ci sont brimés, car elles considèrent souvent l’agression comme un simple conflit. La plupart ont aussi peur des conséquences d’une plainte contre l’auteur des comportements violents. Les outils pédagogiques, adaptés aux réalités socioéconomiques et culturelles et développés au Numape-Toledo pour intervenir auprès de ces femmes, sont donc essentiels. Ceux-ci permettent l’amorce d’un dialogue sur les enjeux qui caractérisent des rapports abusifs ou violents, ce qui est nécessaire à la prise de conscience, au changement et à la mise en place de stratégies pour se protéger de la violence vécue. De plus, ils valorisent les récits des femmes, ce qui leur offre un espace de parole au sujet de la violence subie et renforce leur autonomie.

En ce qui a trait à l’intervention réalisée, l’expérience de l’équipe du Numape-Toledo et les écrits sur le sujet mettent en évidence un des mythes les plus difficiles à déconstruire, soit les justifications persistantes de la violence et la tendance à responsabiliser les victimes d’avoir fait quelque chose pour mériter la violence subie (Ben-Porat, 2017 ; Gregori, 1993, 2003 ; Saffioti, 2001). Cette tendance est malheureusement documentée chez certains acteurs du système de justice intervenant auprès des femmes au Brésil comme ailleurs (Frenette et al., 2018 ; Meyer, 2011 ; Poupart, 2012 ; Sanderberg etal., 2010). Un objectif des ateliers offerts consiste donc à provoquer une remise en question de cette tendance étrange à normaliser la violence. Les outils pédagogiques utilisés, notamment le jeu « Mythes et vérités » et l’« Échelle de la violence », s’avèrent utiles pour stimuler la réflexion sur les inégalités structurelles et les rapports de pouvoir entre les genres, leurs conséquences et leurs liens avec la violence domestique faite aux femmes (Saffioti, 2001). S’il était possible d’avoir plus de ressources, des formations favorisant la disparition de ces préjugés chez les partenaires pourraient être développées. Celles-ci contribueraient à renforcer les interventions de défense des droits des femmes victimes de violence domestique et à sensibiliser l’ensemble des acteurs concernés à ces droits des femmes.

Finalement, sur le plan de l’interdisciplinarité, un des principaux défis rencontrés dans la mise en place de l’équipe du Numape-Toledo depuis la conception du projet a été d’établir un dialogue et une collaboration fructueuse entre des professionnels et étudiants qui proviennent de domaines disciplinaires fort différents, soit le droit, le travail social et les sciences sociales. Minayo (2010) souligne que l’interdisciplinarité apparaît dans le processus de formation des professionnels comme une idée difficile à actualiser dans les pratiques quotidiennes. C’est pourquoi beaucoup d’intervenants refusent d’en faire l’expérience. Sur le terrain, on observe souvent un cloisonnement des savoirs et des pratiques par spécialités. Ainsi, l’originalité du Numape-Toledo repose sur le fait que l’organisme a accepté d’organiser ses services pour qu’ils soient systématiquement interdisciplinaires, croyant fondamentalement à l’idéal de solidarité entre ceux qui cherchent à innover en marchant main dans la main. Nous comprenons donc que la mobilisation et l’engagement des acteurs de divers univers et disciplines en vue de faire mieux ensemble sont essentiels au succès de ce type d’organisme.

Bien que novatrice au Brésil, cette orientation demeure cohérente avec la vision promue pour prévenir et contrer la violence domestique à l’international. Depuis le milieu des années 1990, des organisations internationales comme l’ONU ou l’Organisation panaméricaine de la santé ont fait des recommandations aux États allant dans le sens de législations plus compréhensives et multidisciplinaires (Ortiz-Barreda et Vives, 2013). Des services sociojudiciaires coordonnés ou intégrés pour les victimes de violence domestique sont ainsi offerts dans divers pays, dont les États-Unis (Buzawa, Buzawa et Stark, 2012), l’Australie (Breckenridge et al., 2015), le Canada (Groupe de travail spécial fédéral-provincial-territorial sur la violence familiale, 2013), l’Argentine (Mariotta, 2014), la Suède (Ekstrom et al., 2016), la République de Macédoine (Bistra, 2013), etc.

Malgré les défis reliés à son actualisation, l’interdisciplinarité a le potentiel d’intégrer les savoirs et les mandats des acteurs (Coutrier et Belzile, 2018 ; Minayo, 2010). Au Numape-Toledo, les acteurs impliqués proviennent des domaines du droit, du travail social et des sciences sociales. Cette intégration vise à prendre en considération la complexité de la problématique des violences domestiques et les besoins biopsychosociaux des personnes aidées (Carreau et al., 2014 ; Couturier et Belzile, 2018 ; Dumont, 2017). Il est aussi attendu qu’elle augmente l’efficacité des interventions offertes au Numape-Toledo, entre autres parce que l’interdisciplinarité permet d’outrepasser les limites individuelles des acteurs ou disciplines, alors que les forces des uns et des autres sont mises en commun (Simmons et al., 2015 ; Ward-Lasher et al., 2017). Au Numape-Toledo, l’avocate et le travailleur social exécutent ensemble tout le processus d’intervention, sans hiérarchiser un savoir par rapport à un autre, en plaçant au coeur de l’action la demande présentée par chaque femme, ses besoins et ce qui est prioritaire pour elle.

Conclusion

À notre avis, et bien que le service n’ait pas encore été évalué formellement, le Numape-Toledo est un exemple concret et inspirant de mobilisation collective et d’intervention interdisciplinaire visant à lutter contre la violence domestique. Il s’agit également d’un effort complexe, exigeant la juxtaposition de différents savoirs professionnels pour créer une méthodologie d’intervention se voulant plus adaptée à la complexité des besoins des victimes de violence. Cet effort combine des stratégies de nature éducative et de défense des droits, deux dimensions considérées essentielles pour aider les femmes à s’émanciper d’une relation violente. Dans la perspective où des services plus intégrés pour soutenir et accompagner les victimes sont recommandés au Québec (Corte et Desrosiers, 2020), nous avons certainement à gagner à considérer les apports de l’organisme, mais aussi les écueils rencontrés lors de son déploiement, en étant conscients toutefois que les disparités sociales, culturelles, historiques et politiques entre le Brésil et le Canada rendent les comparaisons ou les transpositions complexes et difficiles.

Les activées socioéducatives du Numape-Toledo visent à contribuer à la lutte contre la violence en misant sur la conscientisation à l’importance de vivre des rapports sociaux égalitaires. Il s’agit d’un travail difficile nécessitant beaucoup de temps pour parvenir au changement des comportements, car il repose sur deux axes complémentaires et essentiels : 1) considérer la femme comme sujet de droit et 2) contrer les obstacles à l’actualisation de ses droits, et ce, tant dans le cadre interpersonnel que socioculturel. Malheureusement, le contexte politique depuis l’élection du président Bolsonaro, qui tend à nier ou à minimiser les violences envers les femmes, de même que l’isolement social jumelé au défi d’offrir des services depuis mars 2020 en raison du contexte sociosanitaire de la COVID-19 nuisent grandement à ces changements souhaités dans les rapports sociaux. Nous constatons par ailleurs des barrières importantes, notamment en matière de langue, pour que les femmes les plus vulnérables, dont les femmes immigrantes et racisées, puissent avoir davantage accès aux services. Le financement de l’organisme jusqu’en 2023 maintient toutefois l’actualisation de la mission de l’organisme. Ultimement, il est espéré que ces efforts pourront contribuer à surmonter ces défis et finiront, à moyen terme, par renforcer la position des femmes au Brésil et leur accès aux services sociaux et juridiques, et ce, pour une vie sans violence et une meilleure justice sociale.