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Traduit par François-Xavier Inchauspé et Marc-André Vaudreuil

Introduction

Bien que la question du délire [delusions] soit très importante pour la compréhension et le traitement de la maladie mentale, il n’est pas facile de l’intégrer dans la théorie et la pratique cliniques. Selon la conception la plus courante, un délire est une croyance de type pathologique. Mais il est difficile de voir comment, sur la base de la conception la plus courante de la croyance, plusieurs attitudes classées comme des délires peuvent être considérées comme des croyances. Ainsi, il semble que pour lui trouver une place appropriée dans la théorie et dans la pratique cliniques, il faut soit raffiner le concept de délire, afin d’y inclure comme délires les cas des états qui ne sont pas des croyances, soit raffiner le concept de croyance afin de reclasser comme croyances les délires qui n’en sont pas sous le concept actuel.

Traditionnellement, les délires ont été considérés comme des croyances pathologiques (American Psychiatric Association, 1994, p. 765 ; Marshall et Halligan, 1996, p. 8 ; Chen et Berrios, 1998, p. 107). Les discussions critiques sur les délires en tant que croyances pathologiques ont principalement été axées sur la dimension pathologique comme telle, c’est-à-dire sur le problème de savoir si, quand et comment les croyances délirantes se distinguent des croyances normales, non pathologiques. On s’est récemment demandé, cependant, si les délires ne pouvaient pas être autre chose que des croyances.

Un ensemble d’opinions a vu le jour, selon lesquelles les délires ne sont pas des croyances. On pourrait certes débattre à savoir si cet ensemble constitue un nouveau consensus à propos du délire. Quoi qu’il en soit, cette thèse possède de nombreux défenseurs.

Cependant, aucun ensemble d’opinions n’a vu le jour sur la manière de décrire les délires autrement que comme des croyances. Les tentatives visant à définir le terme de « délire » sans présupposer que les délires sont des croyances demeurent problématiques, car si les détracteurs de la thèse de la croyance ont de solides arguments pour soutenir que tous les cas de délire reconnus cliniquement ne sont pas des croyances, d’autres cas semblent effectivement bien en être.

Pour notre part, nous adoptons la stratégie suivante : raffiner le concept de « délire » de façon à ce qu’il puisse inclure les cas de délires semblables à des états qui ne sont pas des croyances aussi bien que ceux semblables à des états qui sont des croyances. Notre but est de donner une explication unifiée des délires embrassant aussi bien les cas de croyances que les cas d’états qui ne sont pas des croyances. Nous expliquerons pourquoi les objections à la thèse traditionnelle de la croyance ont, jusqu’ici, échoué à produire une théorie alternative satisfaisante des délires. Nous proposerons une autre définition, ou prototype sommaire du délire, selon lequel délirer [being deluded] que p (où « p » représente le contenu topique ou thématique du délire) consiste à adopter une attitude complexe d’un type spécial (que nous décrirons plus bas) d’ordre supérieur à l’égard de la pensée ou du contenu d’ordre inférieur p. Cette pensée ou contenu d’ordre inférieur peut être la croyance que p: par exemple, dans certains cas du syndrome de Capgras (mais pas dans tous), la croyance qu’un imposteur a pris la place d’un proche parent. Cependant, dans d’autres cas, il peut ne pas s’agir d’une croyance que p. Nous nommons l’attitude d’ordre supérieur le « point de vue délirant » [delusional stance] (Stephens et Graham, 2004).

Une conséquence de notre analyse du délire en tant que structure complexe d’attitudes d’ordre supérieur et inférieur est que le caractère pathologique distinctif d’un délire ne réside pas dans ce qu’un individu pense ou croit, mais dans la manière dont il pense et croit. La pensée délirante proprement dite est constituée de l’attitude d’ordre supérieur adoptée à l’égard du contenu thématique du délire. Par là même, nous souscrivons à la position défendue par Sedler (1995) et d’autres, selon laquelle même si le contenu des délires « suscite précisément l’attention de chacun, et de fait, a dominé la théorie clinique », le contenu seul est « insuffisant pour définir ce qui constitue un délire » (p. 259). Nous soutenons que ce n’est ni la fausseté ni la bizarrerie de son contenu qui « constitue un délire », mais plutôt la manière dont le sujet se comporte à l’égard de ce contenu dans le contexte général de son économie psychique. Les délires, comme le souligne entre autres Fulford (1993, p. 14), sont des problèmes de la raison pratique plus que de la raison théorique ou épistémique, c’est-à-dire qu’ils constituent une défaillance de la compréhension et de la gestion de soi [self-management], et non une fausse représentation du monde. Les délires sont souvent des représentations étrangement erronées, mais ce n’est pas ce qui en fait des délires.

Dans la prochaine section de cet article, nous fournirons une caractérisation sommaire de la position (ainsi que de la difficulté d’une telle position) contre l’idée que les délires sont des croyances. Dans la dernière section, nous développerons la thèse selon laquelle la conception, l’interprétation du délire comme une croyance doit être remplacée par une conception du délire défini comme un point de vue délirant. Nous offrirons alors une esquisse de ce qu’est le point de vue délirant.

Le délire et la croyance

Le terme de « croyance » est employé de diverses manières. L’interprétation la plus commune de la thèse suivant laquelle le délire est une croyance pathologique est que la croyance constitue un type d’état ou d’attitude représentationnelle, parfois appelée « attitude propositionnelle » (Crane, 2001 ; Graham, 1998). L’interprétation de la notion de croyance en termes d’attitude propositionnelle force (au moins implicitement) celui qui suppose que les délires sont des croyances à adopter un des énoncés suivant à propos de la croyance et du délire.

  1. L’énoncé du contenu. Les croyances possèdent un contenu représentationnel, par exemple, elles représentent le monde ou le soi comme étant ou pouvant être d’une certaine façon. Quelqu’un qui croit doit avoir à l’esprit un certain état de choses ou une certaine façon d’être du monde ou du soi. Par exemple, si une femme croit qu’un imposteur a remplacé son époux, le contenu représentationnel de sa croyance est que son époux a été remplacé par un imposteur. Donc, si les délires sont des croyances, ils possèdent un contenu représentationnel.

  2. L’énoncé de la conviction. Ceux qui croient sont certains ou convaincus que le contenu représentationnel de leur croyance est vrai. Si je crois que mon époux a été remplacé par un imposteur, je suis certaine ou convaincue qu’il en est ainsi. Si je crois qu’il pleut, je suis certain ou convaincu qu’il pleut. Je tiens sincèrement pour vraie la proposition selon laquelle il pleut. Donc, si les délires sont des croyances, la personne qui délire est convaincue de la vérité du contenu de son délire.

  3. L’énoncé de la raison et de l’action. Ceux qui croient tiennent compte de la vérité du contenu ou de la proposition lorsqu’ils raisonnent ou agissent. Les croyances guident les décisions de ceux qui croient, quant à ce qu’ils peuvent ou devraient penser ou faire. Une personne se croyant morte acceptera les implications logiques évidentes de cette croyance, comme le fait qu’elle n’est plus vivante ou que ses enfants sont devenus orphelins. De la même façon, un changement de croyance entraînera un changement des idées de la personne quant au caractère approprié, sensé ou possible de ses actions. Si je crois qu’il fait soleil, il peut m’apparaître insensé de porter un imperméable. Cependant, si je crois qu’il pleut, il peut m’apparaître sensé d’en porter un. Donc, si les délires sont des croyances, c’est à la lumière (du contenu) du délire que l’individu délirant trouvera logiques ou sensées certaines implications ou actions et qu’il trouvera que d’autres ne le sont pas.

  4. L’énoncé de l’affect. Les croyances tendent à exiger des réponses affectives ou des émotions adaptées aux valeurs et aux désirs de chacun. Si je crois qu’il pleut, mais que je désire pique-niquer avec mes enfants, alors je serai déçu et frustré. Si une femme croit que son époux est un imposteur et que cet imposteur cherche à l’empoisonner, elle va craindre pour sa sécurité et considérer son époux avec colère et suspicion. Donc, si les délires sont des croyances, l’individu délirant aura de manière caractéristique des sentiments ou des émotions appropriés pour chaque croyance.

Chacun de ces quatre énoncés à propos du contenu, de la conviction, de la raison et de l’action, de l’affect et de l’émotion, constitue le sujet de plusieurs analyses dans le champ de la philosophie, en particulier celui de la philosophie de l’esprit. Il y a eu quelques tentatives d’expliquer la façon d’individualiser le contenu, de définir la conviction, de spécifier les implications et les actions, et de décrire les affects associés à la croyance. S’il existe de subtiles différences entre ces tentatives, toutes expriment la conviction que les croyances sont représentationnelles, qu’elles possèdent un contenu, et ainsi de suite.

Mais alors, qu’est ce qui fait que l’on peut douter du fait que les délires soient des croyances ? Les critiques de la thèse du délire comme croyance soutiennent que les délires ne sont pas des croyances parce que le terme « délire », tel qu’il est utilisé dans la pratique clinique et dans les contextes qui s’y rattachent directement, échoue souvent et précisément à satisfaire un ou plus des points 1 à 4 décrits plus haut. Résumons brièvement la littérature critique en citant ses détracteurs les plus représentatifs et leurs critiques : à l’encontre de l’énoncé 4, Sass (1994, pp. 23-24) remarque que les victimes de délire expriment peu souvent les réponses affectives ou émotives que l’on serait en droit d’attendre de leurs croyances. Un patient peut déclarer que sa femme cherche à le tuer, tout en demeurant complètement indifférent à cette perspective. Les patients qui soutiennent qu’ils ont eu des révélations remarquables et uniques, ou encore qu’ils ont reçu de Dieu la mission de sauver le monde, peuvent ne laisser paraître aucune disposition à l’excitation ou à la résolution. Sass s’interroge alors : s’ils croient ce qu’ils disent, pourquoi n’expriment-ils pas les réponses affectives appropriées que l’on serait en droit d’attendre de telles croyances ?

À l’encontre de l’énoncé 3, Currie (2000) remarque que souvent les délires « ne réussissent pas à engendrer un comportement » (p. 174 ; voir aussi Sass, 1994, p. 21 ; Young, 1999, p. 581). Par exemple, une patiente souffrant du syndrome de Capgras qui soutient que son époux a été remplacé par un imposteur ne rapporte pas sa disparition à la police et ne fait aucune recherche pour savoir ce qu’il est advenu de son « véritable » époux. Cela est peut-être dû au fait que la croyance selon laquelle son époux a été remplacé par un imposteur est hautement circonscrite (Young, 1999, p. 581), carrément encapsulée ou coupée des autres croyances de l’individu. Une profonde encapsulation est cependant incompatible avec la nature de la croyance, du moins telle que nous l’avons définie plus haut (Fodor, 1983). Currie et Jureidini (2001) affirment : « Lorsque quelqu’un adopte une nouvelle croyance, un processus de révision potentiellement générale des croyances a lieu » (p. 160). Dans certains cas, cependant, il arrive que les délires « coexistent avec les croyances qu’ils contredisent [...] laissant le délirant sans volonté de résoudre la contradiction [...] et hors d’atteinte de tout appel conventionnel à la raison et à l’évidence » (p. 160).

On peut supposer que 2 — le fait que le sujet croit que p seulement s’il est convaincu que cette proposition est vraie — est le minimum le plus strict pour établir que le sujet croit que p. Même ici, toutefois, il arrive que des délires ne parviennent pas à atteindre ce strict minimum. Contre 2, Sass (1994) rapporte que les individus victimes de délire ne sont souvent pas convaincus de leurs idées délirantes. Ils maintiennent un détachement « ironique » à leur égard, bien différent de la conviction habituelle de quelqu’un qui croit en la vérité de ses croyances. Young (1999) va dans le même sens, remarquant que les individus délirants expriment souvent leurs idées dans un esprit « hypothétique » plutôt qu’« assertif ».

Finalement, contre 1, Berrios (1996) se demande si les délires ont un véritable contenu. Un patient peut émettre une formule verbale, p. ex. « je suis mort », mais se trouver incapable, lorsqu’on l’interroge, d’expliquer ce qu’il entend par là ou de discuter des conséquences logiques que cela implique. « Décrits de façon appropriée, dit Berrios, les délires sont des actes de langage vides de sens qui se déguisent en croyances (p. 126). [...] Leur prétendu contenu ne réfère ni au monde ni au soi. [...] Les délires sont si différents des croyances normales que nous devrions nous demander pourquoi nous persistons à les appeler ainsi » (pp. 114-115).

Selon les critiques, il y a un fossé évident entre le concept traditionnel du délire en tant que croyance et la pratique clinique. On attribue parfois le diagnostic de délire à des individus chez qui manquent, ou en tout cas semblent certainement manquer, les croyances en question. Le problème, c’est qu’en refusant d’admettre que les délires sont des croyances, nous écartons alors du même coup quelque chose de tout aussi évident. C’est un fait incontesté, même par les détracteurs de la thèse de la croyance, que de nombreux cas de délire semblent se conformer au modèle de la croyance. Sass (1994) admet : « On ne peut nier que [...] les patients font parfois des déclarations qui ont toutes les apparences d’un délire au sens traditionnel du terme » (p. 51). Young (1999) souligne que « les patients font parfois des actions épouvantables sous l’impulsion de leurs délires » (p. 580). Bien qu’il soutienne qu’agir de cette façon « n’est pas la norme », il conclut malgré tout que « le fait que des individus agissent parfois [...] sous l’influence d’idées délirantes montre qu’elles ne sont pas invariablement des métaphores, des actes de langage vides de sens ou des réflexions solipsistes » (p. 581).

Currie soutient que les délires entraînent souvent des « hallucinations cognitives » (2000, Curries et Jureidini, 2001) : une personne paranoïaque (par exemple) n’imagine pas simplement que des gens la suivent, mais, elle prend sa propre pensée imaginative pour une croyance. Elle imagine que p, mais croit qu’elle croit que p, confondant ainsi elle-même ce qu’elle croit avec ce qu’elle imagine. Cependant, Currie (2000) reconnaît qu’« il ne serait pas sage de soutenir que tout ce qui est tenu communément pour un délire [...] pourrait être re-décrit de cette façon » (p. 176). Comme Young (1999), il a l’impression que les individus délirants « agissent parfois en fonction de leurs pensées » et suggère qu’« à ce moment leurs pensées ont atteint le statut de croyances » (p. 176). Il note : « La théorie que je propose [...] mérite d’être complétée par une autre théorie expliquant comment il se fait que croire que nous croyons quelque chose nous amène à le croire effectivement » (p. 176). Cependant, Currie n’affirme pas que, lorsqu’une personne passe de la simple croyance à la croyance effective qu’elle est poursuivie par des gens, elle cesse pour autant de délirer. Elle peut quand même être en état de délire si elle croit simplement que des gens la poursuivent.

Young (1999) résume la situation dans laquelle on se trouve lorsqu’on cherche à trancher en faveur ou à l’encontre de la thèse du délire en tant que croyance. « Le problème que l’on rencontre, remarque-t-il, lorsqu’on veut déterminer le statut conceptuel des délires est compliqué — certains peuvent attirer l’attention sur des délires ayant l’apparence de cas très convaincants de croyances fausses alors que d’autres peuvent attirer l’attention sur des idées délirantes qui ressemblent à des actes de langage solitaires et vides de sens » (p. 581). Dès lors, étant donné que dans la pratique clinique le terme « délire » est attribué aux états représentant « des exemples très convaincants de croyances erronées » de même qu’aux états qui ne constituent apparemment pas des croyances, on peut se demander quelle leçon nous devrions tirer quant à la meilleure manière de concevoir les délires.

Les approches conceptuelles

Puisque l’usage clinique du terme « délire » n’est pas universellement conforme à la thèse de la croyance, deux approches différentes peuvent être adoptées pour remédier à cette situation.

Selon la première stratégie, on pourrait reconsidérer la pratique clinique de telle sorte que seules les croyances (pathologiques) fassent partie des délires. Cette reconsidération peut être effectuée de l’une des manières suivantes ou des deux :

  1. la notion de croyance pourrait être expliquée d’une manière générale ou suffisamment large, de façon à classer parmi les croyances des états qui ne sont pas des croyances, mais qui sont, au sens faible du terme, suffisamment semblables à des croyances. Par exemple, plutôt que d’exiger une action appropriée et l’adéquation de l’affect avec la croyance, on pourrait abandonner ces deux exigences et admettre que l’inaction et l’indifférence émotionnelle sont compatibles avec la croyance. Je peux avoir et croire l’idée délirante que mon époux a été remplacé par un imposteur tout en n’étant pas disposée à agir ou à ressentir quoi que ce soit à ce sujet.

  2. L’ensemble des autres cas de délire ne ressemblant pas à des croyances pourraient être exclus de la classe des délires et reclassés dans une nouvelle terminologie. Des états qui ne sont pas des croyances mais qui semblent par ailleurs délirants pourraient être catégorisés plutôt comme des pseudo-délires.

Selon la deuxième stratégie, on pourrait proposer que la thèse traditionnelle en vertu de laquelle les délires sont des croyances devrait être remplacée par une autre conception englobant tous les cas de délires — qu’ils soient semblables à des croyances ou à des états qui ne sont pas des croyances — comme des manifestations du même genre de symptôme pathologique (délire), étant donné que le symptôme a été traditionnellement mal conçu par ceux qui voyaient les délires comme des croyances.

Les critiques de la conception traditionnelle n’ont pas pleinement ou clairement examiné le choix qui s’offre entre ces deux stratégies principales. Quand nous lisons la littérature critique, les détracteurs semblent favoriser la seconde stratégie, celle qui consiste à remplacer la conception traditionnelle du délire par un concept embrassant aussi bien les cas semblables à des croyances que ceux semblables à des états qui ne sont pas des croyances. Cette stratégie est indépendante de toutes formes de reconsidération ou de modification du concept de croyance. Nous ne prétendons pas être neutre à l’égard du choix de la stratégie à adopter. Nous pensons que la conception traditionnelle de délire en tant que croyance devrait être remplacée par un concept de délire englobant tous les cas évoqués ci-dessus. C’est à l’élaboration d’une telle approche, à laquelle nous souscrivons, que nous consacrerons la section finale de cet article.

Les idées délirantes en tant qu’attitudes d’ordre supérieur

Nous l’avons déjà mentionné, Currie (2000) soutient que « ce que nous décrivons normalement comme la croyance délirante que p doit parfois être décrit comme la croyance délirante que je crois que p » (p. 176 ; voir aussi Currie et Jureidini, 2001). En l’occurrence, nous affirmons que si de nombreux éléments du portrait que donne Currie sont problématiques, sa supposition que les délires sont des structures complexes, c’est-à-dire des attitudes ou des états hiérarchiquement structurés, correspond à la pratique clinique et pourrait être un modèle prometteur pour une conception des délires comprenant à la fois les cas semblables à des croyances et ceux semblables à des états qui ne sont pas des croyances.

Currie suppose qu’au plus bas ou au premier niveau de l’économie psychique d’un individu, ce dernier a une attitude à l’égard d’un certain contenu représentationnel, par exemple dans le cas d’une paranoïa, le fait que certaines personnes le suivent, et qu’au niveau second ou supérieur, il a une attitude réflexive dirigée vers l’attitude de premier ordre. Selon le point de vue défendu par Currie, l’attitude de premier ordre est (ou est souvent conçue comme) l’acte d’imaginer ou d’entretenir en imagination le contenu ou la proposition en question. Les épisodes de premier ordre ne sont pas des croyances. Les croyances interviennent, dans l’exposé de Currie, au niveau supérieur, lorsque un sujet croit qu’il croit au contenu ou à la proposition en question. Selon Currie, le caractère pathologique de la condition d’un sujet ne repose pas sur la fausseté de la proposition selon laquelle des gens le poursuivent. Comme le remarquent Currie et Jureidini (2001) : « il n’y a rien d’irrationnel à imaginer ce qui est faux » (p. 160). Le caractère pathologique réside plutôt dans l’incapacité de reconnaître qu’il imagine seulement que des gens le suivent, ce qui revient à dire que, selon sa croyance fausse de niveau supérieur, il croit qu’on le poursuit effectivement.

La principale vertu de la conception étagée [tiered] du délire de Currie — comme condition ou état ordonné hiérarchiquement — est qu’elle lui permet d’expliquer comment quelqu’un peut entretenir le contenu qu’il est suivi, affirmer sincèrement qu’il croit à cela et pourtant ne pas agir en fonction de sa croyance ou y réfléchir, ou encore ne pas répondre par un affect approprié à celle-ci. Il répond « Oui » lorsqu’on lui demande « Êtes-vous suivi par quelqu’un ? », parce qu’il a la conviction d’ordre supérieur qu’il est suivi. Mais il n’entreprend pas d’action pour se sauver, rejette les implications logiques évidentes du fait qu’il est poursuivi (par exemple, qu’il n’était pas seul lorsqu’il se trouvait dans le parc) et ne montre aucune anxiété ou angoisse par rapport à sa situation, parce qu’il n’a pas vraiment la croyance de premier ordre qu’il est poursuivi. Car le sujet croit au niveau supérieur qu’il croit que p, mais au niveau inférieur il ne croit pas que p, il lui manque les dispositions comportementales, rationnelles et affectives caractéristiques d’un individu qui croit que p. Son attitude de premier ordre ne parvient pas à satisfaire les éléments de conviction, d’action et d’affectivité constitutifs du concept de croyance, du moins tel qu’il a été présenté auparavant.

Deux éléments de la position de Currie sont problématiques. Il reconnaît en fait lui-même le caractère problématique du premier de ces deux éléments. C’est que sa conception ne rend pas compte du cas suivant lequel l’individu qui souffre du délire que p croit vraiment que p. Comme on l’a remarqué plus haut, certains délires impliquent effectivement des croyances (de premier ordre), ce qui montre que les délires ne sont pas, invariablement, des pensées imaginatives de premier ordre. Deuxièmement, la conception de Currie en ce qui concerne le caractère hiérarchisé des délires est trop étroite ou limitée. Nous affirmons plutôt que les objets de premier ordre des attitudes d’ordre supérieur peuvent être des pensées imaginatives, mais ils peuvent aussi être des croyances et d’autres types d’attitudes qui possèdent un contenu (y compris, entre autres, des émotions comportant un contenu représentationnel ou propositionnel, des bons ou des mauvais pressentiments, des prémonitions et des opinions) et même (dans des cas atypiques sans contenu ou du type Berrios) des « actes de langage vides de sens ». Dès lors, le caractère de l’attitude réflexive de niveau supérieur est beaucoup plus complexe que Currie ne voudrait nous le faire croire. À notre avis, l’attitude d’ordre supérieur est une disposition aux multiples facettes interprétant une attitude d’ordre inférieur de plusieurs façons ou visant à réagir à celle-ci. C’est une attitude ou une posture psychologique complexe acquise ou adoptée à l’égard d’un état ou une attitude d’ordre inférieur. En conséquence, nous appelons l’attitude délirante d’ordre supérieur « le point de vue délirant ». Selon nous, l’essence d’un délire ne réside pas seulement dans son caractère ordonné hiérarchiquement et dans sa complexité réflexive, mais aussi dans le fait que le point de vue délirant se trouve au-dessus des attitudes d’ordre inférieur (croyances, pensées imaginatives, prémonitions, et ainsi de suite).

Qu’est-ce que le point de vue délirant ? Quel type d’attitude ou de disposition aux multiples facettes envers des états ou des attitudes d’ordre inférieur constitue un délire ? En bref, comme nous le suggérions plus haut, c’est la manière dont pense l’individu délirant plutôt que le contenu auquel il pense qui constitue le point de vue délirant (Sass, 1994 ; Fulford, 1993). Comme dans le cas des pensées obsessionnelles-compulsives, les délires impliquent l’affectation imprudente ou improductive des ressources psychiques d’un individu à la gestion et au contrôle de ses propres pensées et attitudes. Dès lors, les délires préservent l’individu d’avoir à composer effectivement avec lui-même et avec le monde. Cependant, les individus délirants diffèrent des sujets obsessifs en ce qu’ils s’identifient avec le contenu représentationnel (d’ordre inférieur) de leurs délires. Le contenu ne leur apparaît pas envahissant ou contraire à leur volonté ou à leur contrôle. Les sujets obsessifs reconnaissent que leurs obsessions perturbent et diminuent la qualité de leur vie, et ils s’évertuent, peut-être avec un succès très limité, à contenir les conséquences dommageables de leur comportement. À l’inverse, les individus délirants manquent de perspicacité [insight] quant à la nature de leurs attitudes d’ordre inférieur et au prix qu’ils auront à payer pour les maintenir. Ils peuvent trouver les contenus de leurs délires angoissants à plusieurs égards, mais ils ne réalisent pas que la source de leur angoisse se trouve à l’intérieur d’eux-mêmes (dans les contenus d’ordre inférieur et dans leurs attitudes vis-à-vis de ces contenus) et que cela montre qu’ils ont un problème.

Laissons derrière nous la crainte de ne pouvoir entrer dans les détails et esquissons brièvement les principaux aspects du point de vue délirant que nous considérons comme étant caractéristiques ou du moins paradigmatiques, ou prototypiques, du délire (nous tenons pour acquis que les délires, en tant que paradigmes, possèdent un contenu représentationnel de premier ordre. Un exemple d’un cas atypique de délire pourrait être, pour utiliser l’expression de Berrios, « un acte de langage vide de sens » ou une sorte de formule verbale sans contenu représentationnel de premier ordre. Le point de vue délirant peut également porter sur un tel type de situation). Voici l’esquisse : S délire que p, seulement dans le cas où p est un contenu représentationnel d’une attitude ou d’un état d’ordre inférieur de S : a) avec lequel S s’identifie personnellement ; b) auquel S s’accroche malgré de fortes considérations contraires ; et c) à propos duquel S manque de perspicacité quant à son caractère imprudent et au coût de le maintenir.

Par exemple, supposons que S a un délire d’infestation. S pense que des vers et d’autres petits organismes mortels dévorent ses os. Il persiste à entretenir cette pensée. Supposons aussi que S ne réussisse pas à adopter le comportement attendu ou à exprimer les affects liés à une telle pensée, s’il s’agit d’une croyance. Il ne cherche pas l’avis d’un médecin et n’éprouve ni angoisse ni peur. Donc, supposons qu’en pensant que p, S ne semble pas à strictement parler croire que p.

Certains pourraient soutenir que cette attitude d’ordre inférieur est une croyance. D’autres pourraient au contraire rétorquer que S croit malgré tout que des vers dévorent ses os, mais qu’il a subi une altération du fonctionnement cognitif et émotionnel, ce qui explique qu’il n’a pas cherché d’assistance médicale ou qu’il ne se sent pas angoissé.

Néanmoins, supposons, mis à part les contenus spécifiques associés à la pensée que ses os sont dévorés par des vers, que le comportement cognitif-émotionnel de S ne soit pas manifestement anormal et que celui-ci admette que l’énoncé selon lequel des vers dévorent ses os est « virtuellement impossible » à comprendre pour lui (Davies et al., 2001). Ainsi, du moins en surface, rien en lui ne semble pouvoir expliquer la raison pour laquelle il ne s’inquiète pas ou ne demande pas d’assistance médicale. Allons donc jusqu’à assumer qu’il croit que les vers dévorent ses os et qu’une telle pensée ne parvient pas à constituer une croyance. Peut-être s’agit-il plutôt d’une imagination, d’une opinion ou d’une prémonition.

Mais qu’est-ce alors qui fait de la manifestation répétée de la pensée que ses os sont dévorés par les vers un délire ou un état partiel de délire ? Conformément aux points a à c mentionnés plus haut, nous proposons la réponse suivante :

  1. S s’identifie personnellement à la pensée selon laquelle des vers dévorent ses os. Il ne la considère pas comme étant envahissante (même si elle l’est). Il se la représente comme quelque chose qu’il pense et non comme quelque chose d’étranger, qui s’est insinué en lui. Il en fait l’expérience comme étant sa propre pensée.

  2. S ne peut être dissuadé de la pensée que des vers dévorent ses os. Il persiste à entretenir cette pensée bien qu’il soit conscient des avantages à évacuer cette pensée de sa conscience. En fait, bien que S admette qu’il lui est difficile d’imaginer que des vers puissent dévorer ses os, il continue à dire : « Je persiste tout de même à penser que mes os sont en train d’être dévorés ».

  3. S comprend mal ou n’est pas capable de comprendre le tort que cette pensée lui cause, diminuant sa qualité de vie, entachant sa réputation d’individu rationnel et responsable. Il entretient des hypothèses bizarres sur les origines de cette pensée (« Elle vient de Dieu ») et ne réussit pas à évaluer si la manifestation répétée de cette pensée signifie que c’est en lui que quelque chose ne va pas plutôt que dans le monde où il vit. Cette pensée ne peut être qualifiée d’obsession, étant donné que S ne s’en inquiète pas ou ne désire pas qu’elle disparaisse. Bien sûr, il devrait cependant s’inquiéter de ce que ses manières de se comporter à l’égard de celle-ci ou de l’entretenir ne sont pas fiables, même s’il pense et réfléchit à plusieurs autres sujets sans lien avec ce contenu de façon tout à fait adéquate.

Les délires ne doivent pas être confondus avec des hallucinations perceptuelles. Il vaut la peine de noter, de façon à décrire plus avant le point de vue délirant, qu’à la différence des délires les hallucinations ne sont pas structurées hiérarchiquement. Les expériences perceptuelles appartiennent à l’ordre inférieur. Par exemple, si j’hallucine de façon perceptuelle que des vers dévorent mes os, cela peut être dû au fait que j’ai l’expérience visuelle ou tactile d’être dévoré par des vers. Si, en plus ou à la place, je délire que des vers dévorent mes os, je me comporte comme si des vers dévoraient mes os (je m’attribue ce fait), je persiste plutôt à adopter ou à entretenir cette attitude en dépit de puissantes considérations contraires, par exemple une expérience perceptuelle contraire, et je ne réussis pas à saisir le tort qu’afficher cette attitude peut entraîner. Un délire n’est pas une simple perception fausse ou un état de premier ordre, ou une expérience.

Ce que nous venons de décrire est une esquisse du point de vue délirant, un aperçu d’une autre conception du délire au regard de la conception de la croyance. Quelques détails additionnels, peut-être encore incomplets, sont fournis dans l’ouvrage de Stephens et Graham (2004).

Si nous ne voulons pas écarter le rôle puissant que les croyances de premier ordre et les différents types d’attitudes et de contenus de premier ordre peuvent jouer sur les délires eux-mêmes autant que sur le caractère spécifique du délire, il nous faut préciser que ce n’est pas la fausseté ou la bizarrerie des croyances de premier ordre qui constitue l’état délirant, mais, de manière générale, l’incapacité de répondre de façon appropriée aux défis que les pensées et les attitudes de premier ordre représentent pour nous, en tant que penseurs. Aussi bizarre que puisse être, par exemple, la pensée que des vers dévorent mes os, ce n’est pas dans cette pensée que réside le délire, mais dans la façon pathologique dont j’y réponds en tant que personne.

Pour que les pensées de premier ordre soient considérées comme partie intégrante du point de vue délirant, elles n’ont pas besoin d’être fausses ou bizarres (même la vérité peut caractériser le contenu de premier ordre d’un délire, par exemple, une victime de jalousie délirante [le syndrome d’Othello] peut soupçonner avec raison sa femme d’avoir une aventure). Il leur suffit d’être des sujets du point de vue délirant. À titre de comparaison, examinons le cas suivant, qui n’est pas un délire. Le philosophe Peter Unger (1979) a publié un article portant ce titre provocateur : « Je n’existe pas ». Unger soutenait : « Je n’existe pas et vous non plus » (p. 236). L’affirmation de Unger n’était pas une variante syntaxique du syndrome de Cotard auquel se serait ajouté le déni des autres. Unger, tout en soutenant une croyance vraiment bizarre et possiblement contradictoire, ne délirait pas. Il ne souffrait d’aucune pathologie propre à la position délirante de S, car, entre autres choses, il reconnaissait la bizarrerie de son opinion et enjoignait ses lecteurs à le dissuader par des arguments contraires. « Peut-être, écrivait Unger (1979), qu’une réponse à mon défi me sauvera des travaux ultimement vains que je semble devoir entreprendre » (p. 236). C’est en partie à travers de telles déclarations auto-critiques (et, dans le cadre de son article, habilement ironiques) que Unger a en effet aidé à distinguer le caractère non délirant de son attitude par rapport à celle de S. La régulation appropriée de ses attitudes d’ordre inférieur est la marque d’une intelligence non délirante. Les délires correspondent à une sorte d’incapacité à réguler ses propres attitudes.